François Bovier, Cédric Fluckiger

À propos d’Anna Sanders : entretien avec Charles de Meaux

Anna Sanders Films, un outil de production

Anna Sanders repose sur la rencontre entre différents artistes. Quel est le mode de fonctionnement de cette structure ? Peut-on parler de collectif à son égard ?

Anna Sanders n’est pas un collectif. Cette structure répond à un désir de fiction et de cinéma qui est lié au contexte de l’art de la fin des années 1990 : Anna Sanders repose sur une rencontre entre artistes qui prennent la décision de réaliser ce désir qui était alors diffus, mais bien perceptible. Il y avait déjà eu des exemples d’artistes qui se dirigeaient vers le cinéma. Comme Kathryn Bigelow qui renonce à la peinture et qui réalise au sein des studios américains une œuvre en fin de compte plus expérimentale que beaucoup de films underground  : la prise de risque est radicale, car il s’agit de tenir des propos d’artistes dans le milieu de l’ entertainment . Nous nous rendions bien compte que ce n’était pas là notre territoire. Et on voyait des œuvres telles que celles de Matthew Barney : je ne dénie pas la beauté plastique de ses films, mais la perception que nous en avons n’est pas vraiment différente de l’impression que procurerait un livre de photographie. En fin de compte, Matthew Barney questionne l’histoire des formes de la peinture plutôt que celle du cinéma et de ses signes. En fait, nous étions plus impressionnés par John Wayne. Anna Sanders s’est cristallisé, au moment de sa formation, autour de moi, tout simplement parce que je travaillais alors avec Philippe Parenno sur Le pont du trieur (1999). Au moment de son écriture, nous cherchions un outil pour réaliser ce film. Et nous nous sommes rendus compte que l’un des principaux problèmes du cinéma, c’était son manque d’outils de production. Nous avons donc monté à cette occasion Anna Sanders Films.

Anna Sanders Films est une structure de production qui se propose d’explorer le territoire du cinéma, ou tout au moins celui du cinéma d’art et d’essai. Comment envisagez-vous, en tant que praticiens de l’art contemporain, votre relation au cinéma ?

Il y a un aspect très pragmatique, presque trivial, dans notre approche du cinéma : depuis notre enfance, nous sommes immergés dans un monde qui est modelé par l’expérience du cinéma ; c’est presque naturellement qu’à un moment donné, nous avons voulu jouer avec les codes du cinéma dans le champ de l’art. Un geste d’un acteur dans un film peut être réinterprété dans le cadre de l’art, un titre de film peut faire sens dans le contexte de l’exposition. Et nous nous sommes dits que dans l’univers protégé de la galerie et du musée, où tout le monde joue avec les mêmes codes, selon certaines connivences, il y a une pertinence à convoquer l’univers du cinéma, tout en ne perdant pas de vue notre propre positionnement à l’intérieur des institutions artistiques. Cette approche détermine notre regard sur le cinéma et notre façon de le pratiquer : ainsi, nous sommes influencés par les formes et les conventions du cinéma, tout en conservant une distance vis-à-vis de la cinéphilie, qui peut être spécifiée comme un fétichisme de l’histoire du cinéma.

Anna Sanders Films est animé par des artistes qui ont émergé à la fin des années 1980. Peut-on affirmer qu’Anna Sanders est à la fois le produit et l’acteur de la génération artistique des années 1990 ?

Lorsque Pierre Huyghe ou Philippe Parreno réalisent une exposition à partir d’objets, ils questionnent l’histoire de la sculpture et la pratique de l’installation ; de la même façon, lorsqu’ils réalisent des films, ils interrogent l’histoire du cinéma. Il s’agit effectivement là d’un trait de génération : ce n’est pas un hasard si à un moment donné, une communauté de démarches et de pensées émerge au sein des pratiques de l’art contemporain. On ne peut pas parler en ce cas de pure originalité, mais d’un partage de préoccupations, d’un échange de réflexions.

Anna Sanders Films a été créé en collaboration avec le Consortium de Dijon. Au sein de cet espace de diffusion d’art contemporain, il y a une interrogation radicale qui porte sur les instances de légitimation de l’art et sur le mouvement d’institutionnalisation d’œuvres élargies, in-ex-po-sables. Peut-on affirmer qu’Anna Sanders déplace dans le champ du cinéma les questions soulevées par l’art anti-institutionnel ?

En un sens, c’est bien le cas. Le travail est collectif, l’œuvre filmique reproductible ; il n’y a pas vraiment de signature. Mais nous posons des questions précises ; les réponses à nos questions sont elles aussi précises. Nous ne participons donc pas à ce type d’interrogation institutionnelle. Cette question est soulevée par notre œuvre, mais nous ne la théorisons pas. Nous réalisons des pièces ou des films tactiles et visuels, pas des œuvres théoriques.

Comment vous positionnez-vous par rapport au cinéma expérimental et aux films d’artistes, tels qu’ils se pratiquent depuis les années 1960 ?

Nous ne participons pas à cette culture ou à cette contre-culture. Le cinéma expérimental est pour nous une source d’inspiration importante, mais en aucun cas une pratique à laquelle nous pourrions nous associer. La découverte du cinéma de Wahrol, par exemple, a constitué un choc esthétique et culturel qui ressurgit peut-être de façon inconsciente dans nos films et nos installations. Le ready-made et les objets trouvés dans la postérité de Duchamp nous ont fortement intéressés, mais ils ne sont plus de notre époque. En fait, nous avons intégré les idées de processus et de dispositifs, plutôt que les formes qui ont été créées par le cinéma expérimental et les films d’artistes. En un sens, nous sommes autant les héritiers de Star Wars que du cinéma expérimental. Par rapport à des cinéastes dont la référence est la cinéphilie, nous avons une conscience accrue de cette histoire des expérimentations filmiques ; mais nous pourrions tout aussi bien nous référer à la peinture du XVIII e siècle.

La question de la frontière et de l’anomie est au centre de plusieurs films et installations produits par Anna Sanders. Comment envisagez-vous votre relation à l’art engagé et au cinéma militant ?

Nous sommes dans le flux et dans le cours du monde ; nous ne sommes pas dans la résistance. C’est ce qui fait notre force et ce qui explique que l’on a pu être absorbés. Nous sommes résolument dans l’impureté, ce qui a pu provoquer l’incompréhension de nos aînés. Nous ne sommes pas dans l’affrontement frontal : nous procédons par mélange et hybridation ; nous privilégions les chemins de traverse comme mode d’approche.

Anna Sanders, disais-tu, n’est pas un collectif mais un outil de production. Pourtant, vous parlez bien ensemble de vos projets, non ?

Il y a de fait une confusion qui s’instaure entre nos projets, comme cela a été le cas à plus d’une reprise entre le travail de Philippe Parreno et celui de Pierre Huyghe. Une expérience individuelle se déploie dans un cadre collectif. Il ne s’agit pas là d’une simple addition de personnes : malgré nos différences de positionnement, une alchimie réunit nos activités artistiques. Notre modèle n’est pas celui du collectif, mais celui de la collaboration, d’une plateforme de jeu commune où chacun est libre de tirer sa carte.

Mais j’insiste sur le fait qu’Anna Sanders constitue un outil de production : contrairement à ce qui s’est passé quelques années auparavant au Danemark, il ne s’agit pas d’un dogme, mais d’un outil de production pris dans le sens le plus large. Anna Sanders permet ainsi de mettre en jeu des écritures cinématographiques extrêmement diversifiées.

Anna Sanders est programmatique dans son titre même, puisqu’il s’agit de donner un corps, un visage et une histoire à un personnage fictif.

Tout à fait. Anna Sanders, c’est l’histoire d’une personne ; les films produits sont les preuves de l’existence de ce personnage de fiction. Par « personnage », nous entendons construire un portrait et une biographie ; et par « fiction », nous entendons incarner une narration. Dans les premières déclarations d’intention d’Anna Sanders, il y avait aussi l’idée de faire le portrait d’un paysage comme on ferait le portrait d’un personnage.

Il s’agit pourtant d’une narration très consciente de ses possibilités d’existence, puisque l’ensemble des productions Anna Sanders interroge la problématique de l’institutionnalisation des œuvres d’art et la notion de droits d’auteur. Face à Blanche Neige Lucie (1999) de Pierre Huyghe, je pense immédiatement au procès que Brecht intente contre la société de production Nero Film, à la suite de son adaptation de L’opéra de quat’sous .

L’interrogation de la notion juridique de propriété intellectuelle est au centre de notre démarche : celle-ci est thématisée dans le travail de Pierre Huyghe, mais elle est également présente dans l’ensemble des productions Anna Sanders. Blanche Neige Lucie , qui se trouve être la première production en date d’Anna Sanders, est également la première pièce à questionner frontalement cette problématique. Mais cette interrogation appartient à tout le monde. C’est l’une des principales préoccupations de notre génération. Notre ambition était de lui donner une forme.

Quel est le contexte dans lequel vous diffusez vos films ? Sont-ils destinés à l’espace d’exposition ou aux salles de cinéma ?

Il y a chez nous une volonté de se confronter à ce que cela représente que de faire du cinéma : nous nous engageons sans équivoque à l’intérieur de ce champ. L’œuvre de Pierre Huyghe instaure un jeu de pointage du dispositif cinématographique ; celle de Dominique Gonzalez-Foerster mobilise avec humour les sensations que procure le cinéma ; celle de Philippe Parenno détourne avec brillance les conventions cinématographiques ; et mes films reposent sur une confrontation frontale et programmatique avec le cinéma. Nous nous situons donc au plus près du cinéma et de ses espaces d’intersection. Par exemple, Philippe Parenno a fait une pièce dénuée de signature ( El Sueño de una Cosa , 2002) qui était projetée comme une publicité dans les salles de cinéma en Suède : des fleurs artificielles émergent dans un paysage qui est filmé sous le soleil de minuit ; rien n’indiquait qu’il s’agissait là d’art. Le pont du trieur a été distribué dans le réseau des salles d’exploitation cinématographique. Le jour de sa sortie, il a été mis en relation sur le journal de TF1 avec Fantasia (1999) de Walt Disney ; et il supportait la comparaison, selon le présentateur.

Certaines pièces produites par Anna Sanders s’inscrivent dans le contexte de l’espace public. S’agit-il également d’un espace avec lequel jouer, à l’instar du cinéma qui est également un medium public ?

J’ai réalisé certaines pièces destinées à s’insérer dans l’espace public, en mobilisant le langage du cinéma commercial : par exemple, une bande-annonce d’une minute portant sur l’épuisement des genres passait toutes les heures au milieu des publicités, sur le grand panneau de Times Square, à New York.

Les films de Charles de Meaux

Pourquoi utiliser la vidéo dans Le pont du trieur ?

Pour de nombreuses raisons. Je précise tout d’abord qu’au sein d’Anna Sanders nous n’avons pas utilisé que la vidéo, et surtout que nous ne l’avons pas utilisée en tant qu’image vidéo. On n’a jamais réalisé de bandes pour moniteur vidéo, ce dernier étant lui-même intégré au sein d’une pièce. Ce qui m’intéressait dans la vidéo, c’était l’arrivée d’un nouvel outil technique qui permet de faire des images à la fois reconnaissables et inconnues. On ne s’embarrassait plus de l’histoire du cinéma, de la tradition du travail des opérateurs ; en même temps, on n’adhérait pas à l’esthétique low-tech du début de l’art vidéo. Dans Le pont du trieur, l’image est difficilement identifiable : on voit bien que le film n’est pas tourné en pellicule, mais il ne correspond pas non plus à une image vidéo attendue. J’avais commencé à tourner avec une caméra Hi-8 ; je préférais l’image de la Hi-8 à des supports vidéo plus lourds. Mais il s’agissait là d’un des premiers kinéscopages sur pellicule : il a donc fallu calculer des algorithmes pendant des semaines pour reporter l’image sur pellicule. Il en résulte une image à la texture et à la qualité peu familières.

Quelle est la relation entre Le pont du trieur et Shim-kent Hotel (2001) ? Le premier film emprunte le mode du documentaire et la forme de l’entretien radiophonique ; le second film mobilise les codes de la fiction, en faisant appel à des acteurs français très en vue.

Le pont du trieur est un film programmatique, qui est issu de l’effervescence de l’époque : en l’occurrence, de la rencontre avec des artistes comme Pierre Huyghe, Philippe Parreno ou Dominique Gonzalez-Foerster, et d’idées comme l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud. Shimkent Hotel s’apparente plutôt à un jouet : il s’agit de voir comment on peut jouer avec le programme. Le film participe encore à la notion de processus, mais de façon plus indirecte : Shimkent Hotel confronte trois icônes du jeune cinéma français de fiction à une réalité historique qui a fondé le regard de notre génération, c’est-à-dire l’effondrement des blocs de l’Est qui scelle la fin de l’époque moderne. Trois personnes participant à la virtualité de notre temps, qui croient pouvoir diriger une entreprise à l’aide de l’internet et des téléphones portables, font l’expérience brutale de la matérialité du travail industriel et de son organisation fordienne.

Il y a dans tes films un rapport très marqué à l’espace et à ce que l’on pourrait désigner comme une certaine extraterritorialité. Comment est-ce que tu te positionnes, en termes filmiques, par rapport à cet ailleurs ?

Cette idée, qui provient également de la génération de l’art conceptuel, consiste à éprouver un objet dans sa texture et de voir si celui-ci parvient à remettre en question le contexte dans lequel il s’inscrit : le principe, dans Shimkent Hotel, est d’immerger trois icônes de l’époque contemporaine dans le contexte mouvant de l’ex-URSS, et de voir ce qu’ils peuvent révéler comme hors-champ. En l’occurrence, il s’agit de prendre la mesure de l’espace, du territoire, et de sa vacance, de son « extraterritorialité » comme tu le dis.

La question du hors-champ est également au centre de Marfa Mystery Lights, a Concert for the U.F.O’s. Comment celle-ci s’articule-t-elle avec les sculptures postminimalistes de Donald Judd, qui sont devenues l’un des principaux monuments de la ville de Marfa ?

Le hors-champ constitue le sujet du film : il n’est pas possible de filmer les œuvres de Judd, pour des raisons de droits d’auteur. Je voulais filmer un concert du groupe The Secret Machines auprès d’un bâtiment abandonné en béton noir, avec des fragments de stèle qui l’entourent, au bord d’une falaise, avec l’étendue du désert derrière. Mais impossible, la prise de vue des Concrete Boxes était déjà vendue. Le happening avec le groupe dans le Grand Canyon constitue une réponse à cette impossibilité : il suffit de continuer à jouer, de la musique pour les Secret Machines, mais aussi de jouer avec les images et les sons en ce qui me concerne. Il y a un premier mode de représentation, en adéquation avec le processus du happening : il s’agit de restituer en plan-séquence une lutte entre les lumières naturelle et artificielle, celle du jour qui se couche et celle des projecteurs. Le second mode de représentation est plus discontinu : il s’agit de jouer avec les images et les sons.Le film adapte les stratégies du work in progress, du process art, au risque d’enrayer la progression du récit. Mais ce caractère non contrôlé participe aussi à l’instauration d’un climax qui est actualisé par la performance de The Secret Machines en plein désert, sous le feu des sunlights.