Margrit Tröhler, Offene Welten ohne Helden
Compte Rendu
Zürcher Filmstudien 15, Schüren Verlag GmbH, Marburg, 2007
Offene Welten ohne Helden
Margrit Tröhler
Margrit Tröhler, Offene Welten ohne Helden, Zürcher Filmstudien 15, Schüren Verlag GmbH, Marburg, 2007.
2007
Phénomène clé de la production cinématographique des années 1990, les films choraux connaissent en général un accueil mitigé. Si l’on peut les créditer de refléter de façon adéquate la déliaison sociale dont ils procèdent, ils se voient également exposés aux reproches d’être conçus en fonction de la seule distribution ou encore de recourir à des solutions de facilité dans la conception des personnages. Entrés en force dans le paysage hollywoodien avec l’œuvre tardive de Robert Altman, les films choraux ne constituent cependant pas une invention post-moderne, pas plus qu’ils ne relèvent d’un genre. Organisés autour d’une constellation « plurielle » de personnages, ils présentent une configuration narrative dont les prémices remontent au muet – ainsi, selon Margrit Tröhler, le film choral trouve-t-il sa première expression dans la production allemande Die Abenteur eines Zehnmarkscheins de Berthold Viertel (1926), qui suit le parcours erratique d’un billet de 10 marks à l’époque de la République de Weimar. Le film de Viertel est introuvable aujourd’hui, mais son existence est toutefois attestée par les écrits de Béla Balázs qui n’en a pas seulement signé le scénario, mais qui lui accorde aussi une place de choix dans ses interrogations théoriques. Véritable prototype du courant de la « Neue Sachlichkeit », Die Abenteuer… n’est pas censé représenter la vie en tant que parcours biographique, explique Balázs, mais bien la vie telle qu’elle est avec toutes ses généralités. Les scènes sont conçues pour s’enchaîner comme une simple succession d’instants et, toujours selon Balázs, doivent évoluer en parallèle de façon équivalente. Se privant de héros, le récit ne privilégie aucun personnage, mais se focalise sur la trajectoire d’un billet de banque qui symboliserait le destin.
Dans son ouvrage consacré au « phénomène transculturel » que constitue l’émergence, depuis les années 1990, des films sans personnage principal, Tröhler assume comme point de départ (historique) le terme générique du film « transversal » de Balázs, mais examine par la suite son objet à partir des œuvres elles-mêmes. Partant d’une analyse matérielle des films, l’auteur cherche à cerner les ressorts de ce mode de récit à l’aide de la narratologie et des sciences de la culture pour développer des concepts qui permettent d’analyser ces formes narratives en tant qu’elles relèvent aussi de pratiques culturelles. Elle cherche également à les ancrer dans les nouveaux contextes de production et de réception. L’axe narratologique se révèle ainsi être au centre du principe organisateur qui sous-tend l’ouvrage. D’une part, l’auteur vise à entamer cette réflexion en développant une analyse des films choraux via les notions distinctives de conception, de création et de constellation des personnages. Ces notions sont ensuite testées sur les trois modèles génériques que l’analyse figurale du corpus a permis de dégager. Tröhler distingue en effet notamment les films où les personnages apparaissent sous forme de groupe homogène des œuvres structurées par une mosaïque de personnages. En abordant la fonction narrative du personnage non seulement de façon sémantique et psychologique, mais également comme le déclencheur d’un processus plastique et figuratif, la description de ces « dramaturgies alternatives » vise d’autre part à ouvrir de nouvelles perspectives théoriques.
Résultat d’un travail de recherche long d’une dizaine d’années, le balisage de ces lignes de force lui permet effectivement d’ouvrir une brèche dans la surface de la narratologie traditionnelle. L’apport de l’ouvrage réside cependant moins dans l’élaboration de nouveaux concepts autonomes que dans l’approche transversale proposée par Tröhler à partir de sa relecture des différents fondements théoriques connus : c’est par une coupe épistémologique, en croisant la narratologie avec des domaines aussi différents que ceux de l’iconographie, de l’analyse du personnage, de la théorie de la réception et de la pratique cinématographique qu’elle aboutit à une proposition novatrice dans le domaine des études filmiques. Reliant l’analyse de scènes à l’observation des grands courants stylistiques et culturels, l’étude fournit alors une documentation minutieuse des conséquences que les bouleversements historiques et les altérations des modes de perception peuvent entraîner sur la conception des personnages. Si les différentes modalités des films choraux (à l’exception, toutefois, des films mettant en scène des collectifs, qui semblent constituer un cas à part) s’avèrent proposer une expression adéquate de la condition post-moderne, c’est qu’ils subvertissent ce que Lyotard appelait les « grands récits ». Ils témoignent à cet égard d’une profonde modification de la logique narrative : à l’axe chronologique traditionnel des récits filmiques se substituent une évolution d’ordre spatial et des modes de narration « décentrés » ; les relations complémentaires ou antagonistes telles qu’elles peuvent s’établir entre des personnages traditionnels sont abandonnées au profit de relations multiples et ambiguës, définissant moins les individus que l’ensemble constitué par les personnages. Ce « changement de paradigme », qui affecte autant les différents genres cinématographiques que le rapport que les films entretiennent avec le réel, traduit une profonde évolution de la figuration : c’est dans le miroir des personnages multiples et dans les réseaux qu’ils constituent que se révèlent le mieux les mutations qui traversent les sociétés contemporaines. Les secousses historiques et culturelles que le cinéma enregistre altèrent jusqu’aux profils des personnages chargés de les prolonger et modifient jusqu’à la place que ceux-ci sont amenés à occuper au sein du récit : alors que les protagonistes du cinéma classique incarnaient encore une « synthèse de l’hétérogène », les personnages qui forment le corpus de l’étude tendent au contraire à se présenter sous une forme fragmentaire.
Comment ces changements dans le régime de la représentation figurative altèrent-ils l’organisation des récits contemporains ? Dépliant sa proposition narratologique via l’analyse de films exemplaires, l’auteur consacre une première étude à Storia de Ragazzi e Ragazze (Pupi Avati, 1990), dont le caractère collectif résulte d’un langage visuel homogène et d’un montage circulaire et alternant. Les personnages, peu élaborés psychologiquement et dépourvus de traits distinctifs, fonctionnent moins en tant qu’individus qu’en tant que membres d’un groupe, et se définissent essentiellement de façon différentielle et relationnelle. De par les dynamiques caractérisant ce mode de narration – le mouvement concentrique et la tendance au conflit antagoniste –, le motif du film excède le périmètre des seules individualités ; participant à la variation du thème dominant, les personnages valent moins pour eux-mêmes que comme « une partie métonymique de l’ensemble ».
Les films construits autour de collectifs plus ouverts, présentant une structure plus souple, tendent à déplacer les frontières entre fiction et chronique. Ici, les études de Hinter verschlossenen Türen (1991) d’Anka Schmid ainsi que de Life According to Agfa (1992) d’Assi Dayan éclairent un modèle narratif qui possède comme caractéristiques l’hétérogénéité sociale, le partage d’un lieu commun et la densité du temps fictionnel. Le récit adopte les principes organisateurs que l’auteur rapproche des « chronotopoi » de Bakhtine : c’est la dimension spatio-temporelle du « texte », en déterminant le rapport entre la forme et le contenu, qui prête au film son profil expressif.
Enfin, l’approche de Haut, Bas, Fragile (1995) de Jacques Rivette et de L’Age des possibles (1995) de Pascale Ferran permet d’observer comment la dynamique décentrée qui se dégage des récits relève des rapports particuliers entre les personnages, ceux-ci constituant des groupes et entités mobiles, voire évanescents. Articulés autour d’un centre fuyant, ces films s’incarnent dans la figure du réseau : dépourvus d’un contexte diégétique contigu, la crédibilité des personnages dépend en grande partie de la cohésion formelle des œuvres. Souvent, c’est l’expressivité des corps et la présence de l’acteur, saisis par l’objectif de la caméra – plus que la psychologie ancrée dans l’écriture – qui décident de la cohérence de ces ensembles.
La tension théorique qui résulte de cette approche pluridisciplinaire s’avère ainsi productive. L’analyse des différentes « constellations de personnages » telles qu’elles se concrétisent dans toute une série d’œuvres récentes informe notre regard sur un phénomène qui semble bel et bien constituer un des points névralgiques de la production contemporaine : se construisant autant dans l’énoncé qu’à travers l’énonciation filmique, le personnage, longtemps considéré comme un élément vertical au sein d’une économie narrative, tend de plus en plus souvent à affleurer sous le tissu plastique des films, soit en se disséminant dans le récit sous une « forme virale » (une analyse des derniers films de Malick serait très instructive à cet égard), soit en diluant les frontières entre genres, modes et démarches – ici, c’est l’approche des derniers films de Chantal Akerman qui pourrait être particulièrement productive.
Au regard de la bibliographie, on peut s’étonner de certaines absences ; notamment celle des travaux d’Erich Auerbach. On peut aussi regretter que l’ouvrage ne concède qu’une place marginale au néoréalisme, pourtant à l’origine de la plupart des secousses qui travaillent actuellement la narration au cinéma. Mais en posant comme hypothèse que c’est par les différentes configurations de personnages que s’opèrent les nouvelles manières de regarder, et que c’est par ce biais que se perçoivent les altérations dans la « configuration du monde », l’ouvrage de Margrit Tröhler n’apporte pas seulement une contribution bienvenue au débat théorique ; en creux, il porte aussi un éclairage inspiré sur ce que la création cinématographique d’aujourd’hui peut produire de plus singulier.