La place de l’Helvète : considérations sur Un vivant qui passe
Réalisé par Claude Lanzmann en 1997, Un vivant qui passe n’a jamais été projeté en Suisse – à une exception notable1. Cela est d’autant plus surprenant que, outre l’importance majeure de Lanzmann comme réalisateur depuis Shoah (1985), ce film touche à des questions particulièrement cruciales pour la Suisse : la neutralité, la Croix Rouge, l’humanitaire, la non-implication… Il est possible que personne n’ait souhaité programmer ce film à sa sortie, puisque la Suisse était alors empêtrée dans la crise des fonds en déshérence. Pourtant, il constitue une excellente réponse au trop fameux « Auschwitz, ce n’est quand même pas en Suisse ! » de Jean-Pascal Delamuraz2. Alors, suite à sa projection lors de la soirée spéciale qui a eu lieu à la Cinémathèque suisse le 29 mai dernier, il est temps de se pencher sur ce film – car si Auschwitz n’est pas en Suisse, un Suisse a été à Auschwitz et s’est entendu dire que le « travail » qui s’y faisait ferait la reconnaissance de toute l’Europe3.
Constitué de matériau tourné à l’origine pour Shoah – un entretien avec Maurice Rossel4 et des plans de Theresienstadt – Un vivant qui passe est pourtant devenu un film à part entière : sa séparation d’avec Shoah répond non seulement, comme le dit Lanzmann, à l’aspect « à la fois central et latéral » de Theresienstadt5, mais marque également l’apparition d’une nouvelle « figure »6 dans l’histoire de la destruction des Juifs d’Europe : « l’Helvète » (c’est ainsi que Rossel se nomme lui-même), à la fois observateur naïf et dupe consentante.
A travers cette figure de témoin, le film aborde la question cruciale de la position, du point de vue. « C’est le point de vue qui crée l’objet » disait Saussure. Et quel est le point de vue de Maurice Rossel ? « J’étais chargé d’aller voir ce qu’on me montrait »7. Or, comme le dit Lanzmann dans son introduction, « Theresienstadt devait être montré et le fut ». On sait que le trompe l’œil ne fonctionne que pour un observateur situé en un point et une distance déterminés : donc, en allant voir « ce qu’on [lui] montrait », Rossel adopte, immédiatement, le point de vue de celui qui a conçu le dispositif, le point de vue trompeur.
Pourtant, le statut de spectateur n’implique pas forcément la passivité, comme le montre si bien Marie-José Mondzain8 ; et comme le lui rappelle Lanzmann, Rossel était aussi « chargé de voir au-delà s’il y avait quelque chose à voir au-delà »9 : mais il n’a rien vu. La « passivité » qu’il reproche aux « acteurs » Juifs10, il la fait immédiatement sienne en tant que visiteur : il n’a rien vu. Ce qui n’est pas tout à fait vrai, puisque, précisément, Rossel a vu ce qu’on voulait lui montrer : un « ghetto modèle ».
C’est que le point de vue adopté par Rossel n’est pas celui de l’aveugle mais celui du naïf – c’est l’une des premières choses qu’il dit dans l’entretien – et ce que l’on appelle « peinture naïve » ignore la perspective :
J’avais vingt-cinq ans, oui, j’étais donc encore vraiment, je dois dire un naïf alors, un gros naïf, un gros benêt qui sortait de son village et qui avait fait ses études à Genève, qui ne connaissait rien à rien à part cet apprentissage sur le terrain, c’est tout. (p. 10)
Plus tard, lorsqu’il évoque sa visite à Auschwitz, il parle une nouvelle fois de lui comme d’un benêt :
Il n’y avait pas d’autorisation, on ne vous donnait pas d’autorisation écrite ni rien du tout, et je jouais le rôle du gros benêt, du gros idiot, et alors je suis arrivé… (p. 20)
Mais le benêt est celui qui se fait mener en bateau, tromper ; or Rossel persiste à dire qu’il signerait encore ce rapport aujourd’hui, malgré tout ce que lui dit Lanzmann11. Le « naïf » est donc aussi un « entêté », et consent à sa propre tromperie.
Car si le naïf est celui qui ne voit pas l’artifice, il est aussi parfois celui qui voit mieux que les autres, et prend la parole : ainsi de l’enfant dans le conte d’Andersen Les Habits neufs de l’Empereur. Mais quand, en plus, le naïf ne cherche pas à savoir, sa naïveté devient presque mythologique : comme Perceval qui, voyant passer le Graal, ne pose aucune question au Roi Pêcheur12.
C. Lanzmann : Et vous lui avez posé des questions ?Dr Rossel : Je lui ai posé des questions. Ça s’est passé très évasivement, bien sûr, mais… […]C. Lanzmann : Et c’était hors de question de lui parler de ça [les déportations, les trains, les morts] ?Dr Rossel : Oh, c’était tout à fait hors de question de lui dire… Vous savez, ces gens étaient… C’est invraisemblable, mais enfin, on parlait comme je vous parle. (p. 23 ss)
Mais là où, son erreur constatée, Perceval repart à la Quête du Graal, tâchant de réparer son tort, Rossel conserve son impression et signerait encore, trente ans plus tard, son rapport. De plus, à l’inverse de Perceval, il ne s’est pas tu parce que son donneur d’ordre le lui aurait conseillé : au contraire, il était chargé d’obtenir le plus d’informations possibles. Mais il n’a rien ramené. Et contrairement à Orphée – une autre figure mythologique, mais aussi un autre « vivant qui passe » – Rossel ne se retourne pas.
Il ne se retourne pas et c’est la caméra qui doit le faire. A trois reprises en effet, un plan de coupe, en contrechamp, montre Claude Lanzmann assistant au discours de Maurice Rossel. La troisième fois est définitive : Lanzmann parle, et il n’y aura plus de plan sur Rossel – le film se termine brusquement.
Si ne pas se retourner permet de conserver son « Eurydice » (ses illusions de jeunesse) – « J’ai cru, et puis je le crois encore, qu’on m’a montré un camp pour des notables juifs privilégiés. C’est l’impression que j’avais et que j’ai emportée »13 – on peut se demander si on ne se perd pas soi-même à la place. Car si Rossel a vu ceux qu’il appelle des « squelettes ambulants » à Auschwitz, à l’inverse d’Orphée aux Enfers, il n’a pas réalisé où il était :
Mais alors qu’on vienne me parler d’odeurs de chair brûlée, de choses comme ça, d’autres les ont senties ou vues, moi je n’ai rien vu. (p. 33)
Alors, comme un rappel de Cerbère, c’est un aboiement de chien qu’on entend au début du film…
L’ouverture du film place Maurice Rossel au fond, avec, au premier plan de dos, Claude Lanzmann (fig. 1) : le dispositif est ainsi montré, mais surtout les positions respectives – les plans sur Rossel sont en légère contre-plongée, tout comme la position de Lanzmann est légèrement fragile : comme il le raconte dans un entretien (qui accompagne le DVD du film), Rossel était très réticent à parler, et la rencontre pouvait se terminer d’un instant à l’autre. Mais petit à petit, par un lent zoom, on se rapproche de Rossel : il est d’abord cadré en plan moyen (fig. 2), puis le film s’arrête en gros plan sur son visage (fig. 3) – comme pour mieux le cerner, s’approcher de sa parole, le forcer à s’incarner. Et il s’incarne : lorsqu’il parle enfin, son ton, mi-hautain, mi-affecté, est très particulier.
A d’autres moments au contraire, le plan retrouve un aspect plus général, comme pour prendre de la distance ; ou alors – nous l’avons dit – il est coupé par un plan sur Lanzmann. Car ce dispositif – l’entretien – peut aussi se révéler glissant, complice : lorsque Rossel dit à Lanzmann qu’il parlait au directeur du camp d’Auschwitz « comme je vous parle », dans le rapprochement vertigineux qui tout à coup semble combler le gouffre entre deux situations, on prend conscience des dangers d’une telle « intimité » dans un face à face.
Lanzmann l’évite – comme il l’évite au spectateur – grâce à différents procédés : jeu sur les zooms et les retraits, plans de coupe sur lui, mais également par l’insertion de plans de Theresienstadt. Ces derniers ont pour effet de dissocier l’image et la parole : Rossel parle mais on n’est plus face à lui ; sa voix est non pas incrustée sur des images mais à l’inverse, c’est plutôt comme si des images étaient plaquées sur sa voix. Lanzmann n’est plus seul à être un éventuel contradicteur ; car l’impression qui se dégage de ces plans de Theresienstadt et de ses rues désertes est très forte et contraste avec l’insensibilité aux ambiances de Rossel à Berlin et à Auschwitz14. D’une certaine manière, dans cette première apparition, fine et subtile, d’une subjectivité dans le film – immédiatement partagée avec le spectateur (construite avec lui) – la vérité, jusque-là contenue dans les interstices, peut enfin trouver une place.
Le dernier « procédé » qui casse cette intimité de salon est à la fois rythmique et narratif : peu à peu, au cours du film, on assiste à une inversion – de questionneur, Lanzmann se fait narrateur, assertif, il égrène des faits, prend la parole pour lui, et Rossel doit alors subir. Il est toujours au centre du cadre, mais ce n’est plus lui qui parle. Son malaise est d’ailleurs si palpable que plus le film avance, plus Rossel se penche fréquemment en avant pour faire tomber la cendre de son cigarillo dans le cendrier – comme s’il cherchait à s’échapper du cadre (fig. 4).
C’est que celui qui occupe la position de l’observateur, du neutre, n’aime pas être au centre et en pleine lumière. C’est lui qui regarde, pas lui qui est regardé. Témoin de quelque chose qu’il a consigné dans un rapport, il répugne à passer au centre de son témoignage. Il se veut neutre. Mais qu’est-ce que cette neutralité ? Neuter signifie littéralement : ni l’un, ni l’autre. Mais y a-t-il une position médiane entre l’exterminateur et la victime ? Ce que montre le film, en tout cas, c’est que toutes les valeurs sur lesquelles insiste Rossel –
c’était un homme charmant, nous avions des relations extrêmement correctes avec ces gens-là, mais sans plus, vous comprenez (p. 15), C’était un jeune homme, un jeune homme très élégant, bien, aux yeux bleus, très distingué, très aimable. (p. 22)
– sont situées d’un seul côté, alors qu’à l’inverse, lorsqu’il parle des victimes, il glisse très vite dans les reproches :
« Le comportement des gens était d’ailleurs tel, que c’était fort antipathique. L’attitude des Israélites dans cette ville… J’avais, moi, l’impression, qu’il y avait véritablement des Israélites, et je le pense encore, qui à coups de dollars, et à coups de versements de dollars au Portugal, arrangeaient leur situation et se permettaient de durer. » (p. 40)« Mais, pour moi, ce qui immédiatement me gênait, c’était également l’attitude des acteurs israélites. » (p. 35)
Et son rapport, finalement, n’est pas neutre, puisqu’il entend « dissiper le mystère » 15 … Peut-on dissiper un mystère par le point de vue du trompé – qui est aussi celui du trompeur ?
Car le point de vue que Rossel adopte est loin de n’être ni l’un, ni l’autre : il attendait un clin d’œil pour basculer du côté des déportés, et il ne l’a pas eu. Or comment ne pas être aveuglé par la mise en scène quand on attend du spectacle truqué lui-même qu’il nous rende clairvoyant ? Il y a erreur sur les places et les points de vue.
A plusieurs reprises en effet, Rossel fait allusion, pour ces visites et leur « mise en scène », à du théâtre. Mais il n’est pas clair sur la place qu’il occupe lui : à Auschwitz, il est acteur – mais de quoi ? S’il prétend avoir fait un bluff invraisemblable16, que dire du « bluff » du commandant d’Auschwitz ? Une « partie de théâtre », ce n’est pas un jeu d’échec17, c’est la représentation qui est en jeu – et dans cette représentation, il est lui-même mis en scène, sinon en échec. A Theresienstadt, Rossel semble plutôt spectateur d’une pièce : mais s’il s’agissait de « comédie » (Rossel), elle se jouait « sous la terreur » (Lanzmann). Comme le fait remarquer Lanzmann, les « acteurs » juifs se sentent incapables de la jouer, cette pièce (ils l’évitent) : alors qui la joue ? Le texte du rapport de Rossel est en tout cas plus fidèle à la mise en scène nazie que le « jeu » des « acteurs » juifs.
Si la neutralité est ambiguë, il en va de même de l’humanitaire : Rossel liquide d’entrée toute vocation « bienfaitrice ». Il s’est engagé dans la Croix Rouge Internationale pour fuir l’armée parce qu’il s’y ennuyait, pas par idéal ; quant aux visites de prisonniers, elles tenaient surtout à des échanges marchands. Comme intermédiaire, il entre dans une économie (à plusieurs reprises, Maurice Rossel parle de « contreparties ») : pour libérer des prisonniers de guerre alliés il devait pouvoir obtenir la libération de prisonniers de guerre allemands ; pour passer à travers les lignes, dans les zones interdites, il devait donner des « bakchichs ».
Mais là où l’échange bascule dans l’absurde et l’inhumain, c’est lorsque Rossel dit, regrettant de ne pas avoir pu faire libérer de « détenus civils » (de déportés, donc) : « s’il y avait eu des camps semblables de l’autre côté… »18. Cette phrase terrible montre à quel point, d’une part, le représentant du CICR n’avait rien compris à la situation en jeu – les « détenus civils » n’étaient pas gardés en vie comme monnaie d’échange, mais au contraire exterminés – et d’autre part jette une lumière crue sur sa position d’intermédiaire neutre : comment peut-on imaginer qu’il y ait eu des camps d’extermination du côté allié ?
Cette stupéfiante logique, ahurissante, témoigne de la force de l’aveuglement lorsqu’on est pris dans une position d’intermédiaire, et de l’inanité à vouloir faire le balancier lorsqu’on est face à un mal inouï et absolu. Cette position n’est pas tenable et c’est aussi la vérité du film : Rossel glisse inexorablement dans une certaine direction. La neutralité nous ramène alors à Perceval – mais dans une autre version, et une autre distribution des rôles :
Dans le ‹ Perceval › de Wolfram von Eschenbach, œuvre majeure du Moyen Age allemand, on rencontre un ‹ Sonderfall › : des anges neutres qui, à tout hasard, préfèrent attendre l’issue du combat entre Lucifer et la Sainte Trinité. Pour punition, ils devront garder le Graal, une pierre précieuse tombée de la couronne du Malin. Plus tard, des gardiens humains les relaieront. Enfin Anfortas, roi chargé de la garde du Graal, blessé aux testicules par une lance empoisonnée, doit attendre, pour que guérisse cette horrible plaie constamment purulente, que la bonne question lui soit posée.19
Un vivant qui passe (1997) Réalisation : Claude Lanzmann. Image : Dominique Chapuis, William Lubtchansky, assisté de Caroline Champetier. Montage : Sabine Mamou, assistée de Michaël Rosenfeld. Son : Bernard Aubouy. Production : Les Films Aleph-Cinétévé, en association avec La Sept Arte.Disponible en DVD (Why Not Productions), accompagné de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001). www.whynotproductions.fr