Marthe Porret

Hugofilm Productions et l’aventure Vitus

Christian Davi, jeune réalisateur né à Zurich en 1967, est, avec Thomas Thümena et Christof Neracher, à la tête de Hugofilm Productions. C’est avec Vitus (2006) de Fredi M. Murer que cette boîte de production installée à Zurich signe sa première fiction de long métrage, coup d’essai magistral. Le film – sélectionné à la Berlinale 2006, Prix du cinéma suisse : Meilleure fiction 2007, pré-sélectionné pour les 79th Academy Awards – draine depuis le public non seulement en Suisse, mais a été vendu dans pas moins de quarante pays.

Mais comment devient-on producteur en Suisse, lorsqu’on est soi-même cinéaste ?

Du cinéma…

Avant de découvrir qu’une école de cinéma, le DAVI (Département d’Audiovisuel et d’Informatique de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne), porte son nom, Christian Davi commence, dès l’âge de quinze ans, à faire du théâtre. A l’école, puis au sein de différentes troupes, il écrit, met en scène et joue. Son rêve de jeune homme est de devenir comédien. A vingt ans, recalé à deux reprises par deux écoles de théâtre – car, lui dit-on, il « est déjà trop déformé »1 – il enterre ce rêve de jeunesse. Mais il a déjà touché au cinéma puisqu’il réalise en 16mm un petit film, Sugar Town (1989). Filip Zumbrunn, devenu depuis chef opérateur2, lui prête une caméra et lui en explique les rudiments. Sugar Town, présenté aux Jugendfilmtage, y est très remarqué. Suivront d’autres courts métrages et, en 1989-1990, le projet collectif et beaucoup plus ambitieux de S’Tröimli aka Black Globi, film d’artistes « avec des bricoles incroyables et des crises terribles ». Mais Davi, qui a commencé à étudier les sciences de l’environnement à l’ETH de Zurich, est contacté par Filip Zumbrunn. Ce dernier « a visité une école de cinéma à Lausanne qui s’appelle comme [lui] ». Davi, fort amusé par la coïncidence, s’y présente et y est accepté. Le DAVI, alors dirigé par Yves Yersin, présente à ses yeux l’énorme avantage de mettre à disposition de ses étudiants, « sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre », tous les moyens techniques « pour pouvoir vraiment travailler », tout en axant son enseignement sur la pratique. Il y fera notamment la connaissance de Thomas Thümena qui est inscrit dans la même volée. Après trois années d’intense travail, Christian Davi quitte Lausanne car l’occasion d’investir un espace libre dans une maison d’artistes à Zurich se présente. En 1995, devant mixer et réaliser le nouveau CD du groupe de musique suisse Die Regierung, Davi fait la connaissance des cinq musiciens professionnels qui le composent et qui vivaient auparavant en hôpital psychiatrique et home spécialisé. De leur rencontre naîtra Die Regierung (1997), premier long métrage documentaire du cinéaste. Trop ambitieux pour être réalisé dans le cadre du travail de diplôme du DAVI3, le film est produit par une société de production lausannoise (Magic Lantern Productions). Après l’école, Davi enchaîne donc tout de suite avec le tournage, étalé sur deux ans, de ce film qui obtient le Prix du cinéma suisse – Meilleur documentaire en 1999. Ce Prix ainsi que la prime à la qualité de CHF 40 000.– serviront à rembourser les dettes contractées pendant ces années de formation.

à la production

La même nécessité qui avait poussé Christian Davi à intégrer une école de cinéma comme le DAVI est à l’origine de Hugofilm : le besoin chronique de matériel et d’infrastructures. C’est ainsi qu’à plusieurs – chef opérateur, musicien, graphiste et cinéaste – on décide d’acheter du matériel mis en commun et de partager un atelier où chacun puisse « travailler pour [ses] projets et améliorer les conditions de production de [ses] films ». L’idée n’est pas de faire de la production en soi, mais de bénéficier d’un lieu d’échanges, de critiques et d’entraide et de partager les appareils techniques. Par ailleurs, dans la foulée du succès de Die Regierung, Davi va d’une part siéger de 2001 à 2004 à la Commission fédérale d’aide au cinéma, section « Relève », et d’autre part s’investir dans le comité du GARP (Groupe Auteurs, réalisateurs, producteurs). Son activité au sein de la commission va lui permettre de se rendre compte que ce qui fait surtout défaut dans le paysage audiovisuel suisse, ce sont des producteurs. Mais le facteur de développement décisif de Hugofilm va être l’EXPO 02. Les commandes de films affluent, que ce soit des exposants, du privé ou de visiteurs qui souhaitent garder une vidéo-souvenir. Hugofilm, qui doit alors mandater d’autres cinéastes, se lance véritablement dans la production4.

Pour Christian Davi, qui entre Die Regierung et Vitus va financer pas moins d’une dizaine de films 5 , produire, c’est

d’abord choisir : quoi, quel film, quel thème, où est-ce qu’on veut aller, qu’est-ce qu’il faut faire, qu’est-ce qui va être un sujet dans trois ans quand on aura terminé le film, avec qui on veut travailler, avec qui on ne veut pas travailler.

Puis il faut « développer le projet avec les auteurs et/ou les réalisateurs ». Et de constater que cette phase peut parfois prendre des années, mais c’est une étape essentielle car « un bon scénario ou un bon projet trouve son financement ». Ensuite la tâche du producteur est d’engager toute l’équipe technique et de veiller à ce que tous partagent la même vision du film, ce qui représente une lourde responsabilité car « l’équipe, c’est la moitié du film. […] Puis cette équipe doit faire le film, se perdre dedans, elle doit être complètement dans ce monde-là, et comme producteur, là, il faut rester un tout petit peu à l’extérieur ». Tout le travail de production ayant été fait en amont, la tâche de Davi au moment du tournage consiste avant tout à garantir la bonne fin de l’ouvrage vis-à-vis des partenaires impliqués, et de jouer le rôle de « premier critique ». Et puis il y a finalement tout ce qui concerne l’exploitation du film.

Mais qu’en est-il de la recherche de financement ? Pour Davi, cette étape n’est paradoxalement pas la plus importante. Car, explique-t-il, chaque projet étant différent, il s’agit d’élaborer un dossier et d’aller le négocier au cas par cas, auprès des instances susceptibles de s’y intéresser. Il y a par ailleurs en Suisse un nombre très limité d’instances intervenant au niveau du financement : soit l’argent est public (télévisions, aides étatiques), soit privé (mécénat, sponsoring d’entreprises), et certains films se prêtent mieux à l’un ou l’autre type de financement.

L’aventure Vitus

Au départ, le projet de Murer est confié à la maison zurichoise T&C Film où il est prévu de monter le film en tant que coproduction européenne. Mais contrairement aux fonds nationaux, l’argent de l’étranger va se faire attendre. Murer quitte donc T&C Film, résolu à financer son film en Suisse uniquement. Il doit donc réduire le budget de moitié et réécrire le scénario en fonction.

Après Pleine lune, j’avais l’idée d’enchaîner au plus vite. Mais mon projet était sans doute trop ambitieux : un tableau des années 1990, qui évoquerait le passage de l’âge analogique à l’âge digital. Un film de dimension épique, dont Vitus et sa famille n’étaient qu’une partie. Je l’avais budgété à 7 millions de francs, puis, à force de réécrire pour tenir compte des exigences de chacun, j’ai renoncé. Heureusement, mon chef opérateur Pio Corradi et Bruno Ganz m’ont encouragé à tenir bon. C’est alors que j’ai fait appel à Peter Luisi, un jeune cinéaste dont j’avais aimé le charmant Verflixt verliebt, qui me rappelait mes débuts. Je lui ai demandé de démonter cette cathédrale pour la transformer en une maison de famille.6

Murer, qui a rencontré Davi à l’occasion du documentaire collectif Downtown Switzerland (2004) et avec qui le courant passe très bien, propose à Hugofilm de reprendre le projet. Pour ses trois jeunes fondateurs, qui ont fait leurs armes principalement dans le documentaire, le défi est de taille. Ils se lancent malgré tout : « on commence avec un grand risque, et on espère trouver encore d’autres partenaires pendant la réalisation du projet. » Vitus, production suisse, à l’exception de la participation d’Arte, coûtera au final 3,3 millions de francs7, un tiers provenant d’investisseurs privés (une vingtaine en tout). Parmi ceux-ci, tous les cas de figure sont possibles pour ce qui est de la contrepartie négociée : tel financier touche une partie des recettes, telle autre entreprise peut inviter cent clients très importants à la Première ou placer son produit à l’image, jusqu’au mécène qui ne veut pas voir figurer son nom au générique. Par ailleurs, Davi négocie avec le distributeur national Frénétic Film un minimum garanti, faisant également de ce dernier un partenaire à part entière8. Précisons que ce n’est qu’une fois le film terminé que Hugofilm vendra les droits mondiaux à Media Luna Entertainment. Enfin, l’équipe de production, s’adressant à diverses entreprises, obtient de celles-ci un sponsoring sous la forme de matériel : voitures, maquillage, chaussures pour le tournage, etc.

Pour ce qui est de l’argent public, il faut distinguer les aides sélectives, autrement dit celles que l’on reçoit uniquement sur dossier et qui peuvent être remboursables ou non – des aides automatiques. En Suisse, les aides sélectives ne sont pas nombreuses : Télévision, Confédération et Régions (les Villes de Genève et Zurich par exemples, certains cantons). Ces trois types d’aide publique entrent dans le financement de Vitus.

A côté des aides sélectives, quelles sont les aides automatiques dont Vitus a pu bénéficier ? Il existe en Suisse trois types d’aide automatique : Succès Cinéma, Succès passage antenne et le Fonds Regio. Succès Cinéma est un système de bonifications liées au succès d’un film dès lors qu’il fait 5000 entrées si c’est un documentaire, ou 10 000 entrées s’il s’agit d’une fiction, générant 10 francs par entrée. Le total, à réinvestir dans un nouveau projet, se répartit entre le distributeur (2.– par entrée), l’exploitant (3.50), le réalisateur (1.–), l’auteur (0.50) et le producteur (3.–). Dans le cas qui nous intéresse ici, Hugofilm, bénéficiant de cette manne pour Downtown Switzerland (2004) qui avait enregistré entre 12 et 13 000 entrées, choisit de l’utiliser pour Vitus9. Succès passage antenne, primes aux producteurs uniquement, fonctionne sur le même principe mais en ce concerne la diffusion télévisée. Si un film a été produit dans le cadre du Pacte de l’audiovisuel10 et qu’il est programmé par la télévision suisse, son producteur peut toucher de l’argent, à réinvestir dans un nouveau projet. La diffusion antenne de Downtown Switzerland, coproduit par Hugofilm, a généré des gratifications réinvesties à leur tour dans Vitus. Ce dernier a, enfin, aussi touché des bonifications du Fonds suisse romand Regio pour sa distribution (Regio Distrib) en Suisse romande11.

La nouvelle politique en matière de promotion du cinéma national mise sur pied par Nicolas Bideau – qui a notamment entraîné une visibilité accrue de la Section Cinéma de l’OFC – a-t-elle profité au film d’une manière ou d’une autre ? Vitus, mis en chantier déjà quatre ans auparavant, va surtout bénéficier de cette politique au moment de son exploitation. D’un côté, Hugofilm peut organiser la Première mondiale dans le cadre du Festival de Berlin, car y « placer un film comme il faut coûte cher » (invitations, fêtes, cocktails, présences d’acteurs connus,…). D’autre part, le soutien se traduit concrètement par le financement des versions internationales, par exemple du doublage en français de la copie destinée à la Suisse romande. « On pensait qu’il était important que ce film sorte aussi en version synchronisée, et pas seulement avec des sous-titres, pour les personnes âgées et pour les enfants. » L’idée est de mettre ainsi à disposition des exploitants les deux versions. Le coût, élevé, du doublage se monte à CHF 100 000.–, car il est réalisé en France. Christian Davi voit d’un bon œil cette aide accrue à la promotion car « le travail n’est pas terminé quand le film est terminé. C’est absolument fou le travail que Vitus a généré après le film, notamment à cause du succès, avec vente des droits de remake, avec tout. »

La presse, notamment spécialisée, a-t-elle aussi eu son rôle a jouer ? De manière générale, les critiques de cinéma n’ont pas été enthousiastes. Mais pour Davi, « Vitus est un film de public, pas de critiques ». Il est vrai qu’à côté de la bonne fréquentation en salles, il a récolté de nombreux Prix du Public en festivals. Quant à l’impact du making-of, Die Vitusmacher, peut-on l’évaluer ? Ce dernier a été exploité en Suisse alémanique, trois jours après la sortie salle de Vitus.

Ce qui était bien, car, explique Davi, Vitus, c’est un drôle de film. Ce n’est pas un film de hype. Jo Siffert, c’est un film de hype. On a fait une sortie hype : Jo Siffert partout. Une mode. Mais Vitus, c’est un film qui demande du temps. C’est monté tout gentiment. […]. Il est monté pendant cinq, six semaines. […]. Il fallait lui laisser du temps et ne pas venir avec soixante copies»

De fait, en Suisse allemande le film est exploité au début avec une vingtaine de copies. Il y enregistrera plus de 210 000 entrées. Une année plus tard12, dix copies environ circulent en Suisse romande. Ce chiffre, ainsi que les 60 000 entrées que Vitus y fera, sont une bonne surprise pour Davi, dans la mesure où « le marché romand est un marché très, très difficile. Avec un nombre incroyable de sorties, la pression est énorme. » Mais le succès ne s’arrête pas là puisque le film a été vendu depuis dans quarante pays – en Allemagne, 300 000 spectateurs se sont déjà déplacés pour le voir. L’achat du film par Sony Classics, qui ouvre le marché des pays d’Amérique Nord, y est évidemment pour beaucoup.

Pepperminta de Pipilotti Rist

Les rentrées du film, une fois les partenaires payés, servent d’abord à rembourser les crédits contractés. Le reste se partage entre Fredi M. Murer et Hugofilm. Christian Davi et ses associés investissent une grande partie de leur part des revenus dans le développement de nouveaux projets pour lesquels il faut des fonds propres. C’est le cas avec Pepperminta, premier long métrage de fiction de Pipilotti Rist, qui sortira au printemps 2009. Suivront les fictions, actuellement en phase de développement, de François Bovy (Soif), de Paul Riniker (Annegret), de Sabine Boss (Himmel & Holle), de Niklaus Hilber (Soulcatcher) et d’Urs Odermatt (Mein Kampf) ; ainsi que les documentaires Bombay Beat (Lutz Konermann, Rob Appleby), The World According to Bill (Susanna Hübscher) et Tinguely (Thomas Thümena). Le nombre impressionnant des projets menés en parallèle par Hugofilm Productions est une des conséquences, et non des moindres, du succès de Ma famille africaine (2004), de Jo Siffert (2005) et surtout de Vitus (2006) qui en a fait une société intéressante au niveau suisse mais aussi international.

1 Entretien avec Christian Davi, Hugofilm, Zurich, le 6 mars 2008. Sauf autre précision, toutes les citations suivantes sont tirées de cet entretien.

2 Il a notamment signé la photo de Grounding (Michael Steiner, 2006), Fuori dalle Corde (Fulvio Bernasconi, 2007) ou encore Marcello Marcello (Denis Rabaglia, 2008).

3 Le travail de diplôme consiste en un court métrage pour lequel l’étudiant ne peut pas, à l’époque, chercher de financements extérieurs.

4 A partir de Hugofilm, fondée en 1999 par Davi avec quatre autres personnes, va naître d’autres entreprises plus spécifiques, dont en 2002 Hugofilm Productions.

5 Hugofilm a notamment produit : Gopf in Africa (Christian Davi, 2001), Onoma pour EXPO.02 (Christian Davi, Thomas Thümena, Michael Hertig, Andrea Binswanger, Carla Monti, 2002), Un ange passe (Davi, 2003), Janei (Davi, 2004), Stephan@nadelöhr.zürich (Gaby Schädler, 2004), Ma famille africaine (Thomas Thümena, 2004), Krokus (Reto Caduff, 2004), Downtown Switzerland (Christian Davi, Fredi Murer, Kaspar Kasics, Stefan Haupt, 2004), Telefonsex (Ursula Brunner, 2005), Jo Siffert (Men Lareida, 2005), City Walls (Afsar Sonia Shafie, 2006), Seitensprung (Ursula Brunner, 2007) et Etoy… (Andrea Rieter, 2008).

6 Entretien avec Fredi M. Murer, Le Temps – Samedi Culturel, 24 février 2007.

7 Le tournage et les salaires de tous ceux qui y participent représentent les postes les plus importants. Vient ensuite celui de la postproduction avec notamment les frais de laboratoire. Une seule journée de mixage en studio coûte par exemple entre CHF 3000 et 3500.–.

8 On peut négocier avec le distributeur, explique Davi, soit un minimum garanti, soit un certain pourcentage sur les recettes futures.

9 En l’occurrence, c’est le making-of de Rolf Lyssy, Die Vitusmacher – der Film zum Film (2005), produit également par Hugofilm, que Succès Cinéma financera en partie. Sur ce film en particulier, voir notre article dans Décadrages, no 7, printemps 2006, pp.  126-127.

10 Le Pacte de l’audiovisuel est une convention de production passée par SRG SSR, idée suisse et la branche du cinéma suisse. Les primes « Succès passage antenne » ont été introduites pour valoriser les productions diffusées par les chaînes suisses.

11 Le montant de l’aide Fonds Regio « Distrib » – qui est une aide incitative – se fait proportionnellement aux dépenses en publicité et aux nombre de séances agréées par le distributeur du film. En tous les cas cette aide ne couvre pas plus de 25 % des dépenses de diffusion.

12 Ce décalage s’explique par le fait que Hugofilm souhaitait sortir le film simultanément en France et en terre romande. Un accord avec le distributeur français tardant à venir, Davi et ses associés décident de lancer le film en Suisse romande uniquement, puis plus tard en France.Vitus est disponible en DVD.Site du film : ../www.vitus-film.com