Tombeau de Jean de Dieu
Comment parler de Monteiro, selon quels modes ou quelles stratégies d’écriture ? La question est redoutable et engage, au-delà du cas du réalisateur portugais, une conception de l’analyse de films et des œuvres d’art. Je n’entrerai pas ici dans un développement théorique sur ce sujet, mais pour ne pas rester infidèle à l’esprit de l’œuvre, pour ne pas verser dans une hagiographie déplacée, je voudrais rappeler en ouverture le rire franc et juvénile que l’on entend pendant le générique de La comédie de Dieu (1995), après l’annonce du titre et du nom de l’auteur. Ainsi prémunis contre le risque d’une sacralisation, commençons in media res avec Le bassin de J.W. (1997)1. Le titre original, en français, sert à mieux souligner la référence à Serge Daney et à ce micro-récit onirique (« J’ai rêvé que John Wayne jouait merveilleusement bien du bassin au pôle Nord ») consigné sur une carte postale adressée à Monteiro par le critique voyageur. S’inspirant de Godard, Daney parlait volontiers du cinéma comme d’un pays ou d’un continent supplémentaire, qui ne serait indiqué sur aucune carte de -géographie2. Le cinéma de Monteiro, surtout dans sa phase ultime correspondant à la création de Jean de Dieu, se déplace avant tout dans ce territoire imaginaire – combien de films sont-ils d’ailleurs inspirés par la formule d’un critique de cinéma ? Au-delà de la grande culture de -l’intéressé3, tous les films de Monteiro, sans exception, sont imprégnés de références constantes à la cinéphilie ; ainsi, lorsque dans Le bassin de J.W. Monteiro cite John Wayne, il fait explicitement référence à deux films, Rio Bravo ( Howard Hawks, 1959) et The Searchers (John Ford, 1956), soit deux emblèmes du goût auteuriste. La cinéphilie est conçue dans cette perspective comme l’affirmation d’une sensibilité singulière, pratiquant une approche dilettante de l’histoire du cinéma, qui cohabite par ailleurs avec de multiples citations, allusions ou pastiches de -sources littéraires et musicales. En cela, il se distingue des cinéastes portugais de la même génération (António Reis, Paulo Rocha, Fernando Lopes, etc.) ou d’une génération antérieure (Manoel de Oliveira), plus soucieux de privilégier d’abord un rapport au monde ou à l’histoire avant de prendre leur art comme objet.
Je ne me livrerai pas ici à un fastidieux relevé des diverses références attestées, supposées ou encore hypothétiques qui traversent les derniers films du cinéaste. Il ne s’agit pas d’approcher la trilogie à partir d’une problématique liée uniquement à l’intertextualité mais plutôt d’évoquer la logique ou le travail (dans le sens du travail du rêve, restons fidèle au récit de Daney) de la citation et les usages de la référence tels qu’ils sont pratiqués, et j’aurais presque envie d’ajouter théâtralisés, par Monteiro. Ceci conduisant en outre à préciser le statut de l’auteur ainsi élaboré en étroite relation avec le processus de création et de métamorphose du personnage de Jean de Dieu.
Le premier point à rappeler, puisque l’image est connue jusqu’à désormais constituer un véritable cliché, est celui d’une citation visuelle à valeur d’hommage : la maigre silhouette de Monteiro/Jean de Dieu surgissant telle une survivance de Nosferatu à la fin de Souvenirs de la maison jaune. Mais cette citation visuelle ne renvoie qu’à une partie encore superficielle du régime de références mis en place par le cinéaste. D’ailleurs, en toute rigueur, le rapprochement le plus évident – par rapport au personnage, à son physique, aux valeurs qui lui sont associées – est bien à chercher du côté de Stroheim dont une affiche, découverte après la moitié du film et rendant possible son identification, sert de modeste ornement à la chambre du personnage4. Un peu plus tard, après son expulsion de la pension de famille où il végétait tout en espionnant la fille de sa logeuse, Jean de Dieu, portant monocle, se pare d’un costume d’officier qui rappelle l’auteur de Foolish Wives (Folies de femmes, Erich von Stroheim, 1922) – « c’est un costume d’officier de cavalerie », précise le personnage interrogé par un commissaire de police, ce qui fait déjà lien avec John Wayne. Un corps valant comme citation, un poster punaisé au mur, un costume faisant sens : le registre est bien celui de l’image prélevée de son contexte puis fétichisée, du signe considéré en lui-même et pour lui-même.
Si la référence au cinéma muet est d’emblée si prégnante, ce n’est pas seulement comme signe de reconnaissance pour amateurs mais surtout parce que le corps muet est expressif, saturé de langage. Et c’est à partir de cette caractéristique que la constitution du personnage de Jean de Dieu s’opère. A Mimi, la prostituée sortie de La bohème (Puccini et King Vidor, 1926) et logeant dans la même pension, qui lui dit dans un café : « Je vous vois presque tous les jours dans la rue ou au café. Je vous ai remarqué parce que vous êtes toujours seul et que vous ne parlez avec personne », il répond : « Si, je parle, mais personne ne le remarque. » Ce n’est pas seulement un auteur alors en mal de reconnaissance qui perce à travers ce fragment de dialogue, mais aussi l’indice d’une présence physique qui agit sur le mode de la signification permanente. En dépit de sa maigreur, le corps de Jean de Dieu compose toujours une figure en excès, un corps signifiant, dont la volubilité va croissant au fur et à mesure du développement de l’œuvre.
L’excès est d’abord gestuel comme lors de la fameuse leçon de natation de La comédie de Dieu où, figure de Pygmalion si l’on veut, mais avec La mort d’Iseult en musique d’accompagnement, il gesticule derrière son actrice qui, elle, mime la brasse sur un matelas pneumatique surélevé. Jean de Dieu imite sur un mode cocasse les gestes d’un maître d’orchestre, virevolte pour mieux pouvoir effleurer petit à petit le corps de la jeune femme étendue. Par-delà sa cocasserie, ce plan fournit un bon emblème de l’usage de la référence qui caractérise l’approche de Monteiro : il s’agit de prélever un élément hors de son milieu naturel (la nageuse hors de l’eau, l’élément liquide restant visible à travers les deux larges fenêtres encadrant les protagonistes et laissant apercevoir le Tage) et de lui ajouter par grossissement du trait (la gestuelle emphatique associée à l’opéra wagnérien) une dimension burlesque ou triviale, selon les cas. Jouant par ailleurs de la confusion entre le personnage et sa figure d’auteur, Monteiro se représente en créateur veillant sur son actrice, suivant la répartition traditionnelle des rôles sexuels que cela implique, pour mettre sur le devant de la scène l’implicite de la relation entre le signataire du film et son interprète qui fait l’objet de multiples autres séquences dans la trilogie. De manière plus précise, cette figure multipliée à l’envi à partir de La comédie de Dieu renvoie au mythe auteuriste d’une relation intime entre le cinéaste et son actrice, fournissant le sous-texte de la mise en scène. En bon disciple de la politique des auteurs, Monteiro a finalement dramatisé cet héritage critique, avec sa part de fantasmes, autour du couple Rossellini/Bergman et de la relation d’Ingmar Bergman à ses comédiennes5, en le poussant jusqu’à la parodie ; une parodie qui tend, selon les termes d’Agamben, à « confondre et rendre pour longtemps indiscernable le seuil qui sépare le sacré et le profane, l’amour de la sexualité, le sublime de l’infime »6.
La parodie trouve encore bien d’autres incarnations. En raison d’une commune stylisation de geste qui renvoie à un travail référentiel, on peut évoquer cette course à petits pas effectuée en se frottant les mains, qui évoque de façon irrésistible le loup de Tex Avery, regard concupiscent compris. Elle est exécutée par Monteiro à de nombreuses reprises à partir de La comédie de Dieu, notamment dans ce film lors d’une scène à la piscine où Jean de Dieu se retrouve entouré de jeunes baigneuses : sur le bord du bassin, il embrasse les filles les unes après les autres à leur sortie du bain puis court les rejoindre dans leur vestiaire en exécutant la course susmentionnée. La gestuelle allègre est mise ici en relation avec un excès quantitatif en raison de la multiplication des corps surgissant de l’eau. Elle trahit un goût pour le non-sens, la saynète close sur elle-même, qui renvoie au burlesque comme cela a été souvent signalé mais tout aussi bien au cinéma d’animation dans sa suspension de la logique et de la causalité ordinaires. Ajoutons l’effet sonore tout à fait « cartoonesque » du bruit de canard accompagnant chacune des bises offertes par Jean de Dieu aux avatars lusitaniens d’Esther Williams, avant que l’on ne voie son comparse à l’entrée du vestiaire utiliser ce qui semble être un appeau à canards.
Dernière évocation, toujours dans La comédie de Dieu, lorsque le boucher, le père de la jeune Joaninha, le cherche pour lui faire la peau et venger l’affront fait à sa fille. Sur l’un des nombreux escaliers permettant de gravir les collines de Lisbonne, Jean de Dieu porte à ses lèvres une cigarette que le boucher lui arrache immédiatement pour la jeter à terre, la situation se répétant mécaniquement et en silence jusqu’à l’épuisement du paquet. Le plan repose sur la répétition d’un même geste, hautement valorisé par le cinéma, jusqu’à ce qu’une limite concrète soit atteinte. La logique se fait presque chorégraphique dans la stylisation d’un geste banal tout en restant attachée à une référence latente – on pense notamment à Jean-Pierre Léaud (qui aurait dû participer au film) dans Masculin Féminin (Jean-Luc Godard, 1966 – un bon titre pour un film de Monteiro ?) – dont le geste acrobatique (lancer la cigarette en l’air, la récupérer avec la bouche) est citée de manière déplacée lorsque Monteiro gobe la moitié d’une clémentine dans la glacerie. Ce passage constitue aussi le martyre de Jean de Dieu engendré par la confrontation avec un corps massif face auquel sa maigre silhouette ne fait guère le poids. Ceci tend à confirmer ce qui était suggéré auparavant dans la séquence de la dégustation officielle de la glace – dont la saveur était précisément produite par le bain lacté de Joaninha. Lors de cette cérémonie, Jean de Dieu est présenté à un certain Antoine Doinel (évidemment le rôle prévu pour Léaud), spécialiste en crèmes glacées venu juger de la qualité du sorbet « divin », et interprété par Jean Douchet7. Là encore Jean de Dieu, qui « s’attendait à quelqu’un d’autre », est humilié (« Mais monsieur, votre glace, c’est de la merde ! », tranche Doinel/Douchet) par un personnage aux formes généreuses qui contraste avec le squelettique Monteiro. Ces deux épisodes renvoient à la chute définitive hors du paradis (de la glace), Jean de Dieu incarnant alors une figure proche de celle de Lucifer, c’est-à-dire en somme cet ange déchu qui réapparaîtra dans Le bassin de J.W.
Le geste excessif traduit l’inadéquation au monde du personnage lorsqu’il quitte le domaine fantasmatique créé par lui et que fait alors retour la logique commune. À ce propos, La comédie de Dieu est une fois encore explicite lorsque Jean de Dieu décrit à une employée la manière la plus accomplie de servir une boule de glace puis, voulant opérer la démonstration après la leçon, détruit lamentablement le cornet avec sa spatule. S’il y a une parole d’autorité ou de maîtrise associée au personnage, elle démontre plus d’une fois sa totale inadaptation au monde qu’il lui faut affronter. Dans ce plan, la discordance repose sur l’écart entre la parole et le geste puisqu’à un exposé sentencieux succède un ratage complet, et elle vient rappeler l’importance du verbe dans la constitution du personnage de Jean de Dieu.
Jean de Dieu est en effet un homme de parole, bien qu’il ne faille pas négliger une nette évolution entre les Souvenirs de la maison jaune (1989), dans lequel il reste plutôt taciturne, même si son corps est signifiant, et les autres films où sa volubilité devient exponentielle. S’il apparaît volontiers sentencieux, le plus souvent avec une certaine nonchalance dans le débit de la voix, il ponctue ses propos de continuels jeux de mots ou citations de titres de films ou de livres, pour composer un corps culturel conséquent. Si les jeux verbaux rappellent une pratique très usuelle dans les premiers films de Godard, ils ne sont pas associés à des effets de montage (comme, par exemple, des raccords ou des inserts sur des panneaux publicitaires, des affiches, des enseignes lumineuses, des couvertures de livres, etc.). Tout simplement parce qu’ils ne reposent pas sur une poétique du fragment, mais jouent comme une greffe permanente, une prolifération anarchique dont Jean de Dieu est le -principal opérateur. L’autre aspect à mentionner est que ces mots d’esprit s’inscrivent le plus souvent dans un cadre théâtralisé destiné à les mettre en valeur. Ainsi, au début de La comédie de Dieu, au « Paradis de la glace », Jean de Dieu se tient à sa table avec son indéfectible cigarette, alors que, derrière lui, une large fenêtre (au format cinémascope) ouvre sur -l’arrière-boutique. Il reste assis, fait des comptes avec désinvolture tout en se livrant à de multiples commentaires, tandis que deux vendeuses entrent et sortent des portes situées derrière lui. Dans cette organisation spatiale renvoyant au théâtre, maintenue dans le reste de la séquence, tous les prétextes sont bons pour user de proverbes à plus ou moins bon escient (« C’est dans Marx, pas d’omelette sans casser d’œufs »), pour proposer des jeux de mots ou d’autres allusions humoristiques. Ainsi, lorsqu’il doit auditionner une certaine Carmen pour un poste de vendeuse, il fredonne l’air de toréador ; et lorsqu’une employée lui propose une frite Mister Chips, il déclare : « Goodbye Mr. Chips » (récit de James Hilton, film de Sam Wood, 1939), etc. On pourrait multiplier les exemples, dans ce film et ailleurs ; je rappellerai juste, plus loin dans La comédie de Dieu, ce passage où Jean de Dieu reçoit d’un correspondant britannique un poil de la reine Victoria destiné à enrichir son « livre de pensées » (la collection de poils pubiens) et qu’il précise : « God Shave the Queen ». On est tout à fait dans un usage carnavalesque de la langue tel qu’il a été théorisé par Bakhtine, dans cette « logique originale des choses ‹à l’envers›, ‹au contraire›, des permutations constantes du haut et du bas […], de la face et du derrière, par les formes les plus diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements bouffons »8.
Dans ce domaine, on peut noter une progression depuis les Souvenirs de la maison jaune où les phénomènes d’érudition humoristique et triviale étaient beaucoup plus mesurés9, jusqu’à La comédie de Dieu, et plus tard Les noces de Dieu (1998), où prédominent la référence ludique ou ironique, la prolifération de citations par collage de sources différentes. On note une autre différence dans le rapport au texte qui devient plus complexe dans Le bassin de J.W., Monteiro retrouvant alors la force de Veredas (1977) et Silvestre (1981). Si le titre du Bassin de J.W. fut inspiré par Daney, il ne faut pas oublier que le film est dédié à Danièle Huillet et Jean-Marie Straub10, les modèles de l’intégrité artistique pour Monteiro et surtout les figures exemplaires d’un respect scrupuleux de l’œuvre littéraire servant d’origine au film. Il est donc compréhensible que ce film marque le retour du texte avec un large extrait d’Inferno de Strindberg dans tout le début du film. Dans ce prologue cependant, pour ne rien dire de la suite, on est bien loin de l’esthétique de Straub-Huillet et en particulier de leur hiératisme dans la tenue des corps. Les cadrages sont certes impeccables, reposant sur une visibilité entravée des deux acteurs déclamant leur texte (Hugues Quester et Monteiro dans les rôles respectifs de Lucifer et Dieu, bien évidemment), dans un espace travaillant sur la profondeur, avec le vide central raccordé au reste de l’architecture par des échafaudages coupant le champ verticalement. Mais la cohorte de jeunes femmes en jupette ou en robe légère faisant le ménage ou repeignant les cloisons sont, dans le même temps, asservis au fantasme de la multiplication, de la disponibilité des corps, de l’éternelle jeunesse qui semble à une distance incommensurable de la tenue des corps straubiens. Et je n’insiste pas sur les passages où Dieu/Max Monteiro conduit des jeunes filles dans sa garçonnière qui reste hors-champ. L’opération de valorisation du texte littéraire traité dans sa continuité joue donc sur une séparation nette entre la rigueur de la mise en scène, au sens d’un quasi-absolu comme l’entendait une partie de la critique de cinéma au tournant des années 1960, et la trivialité, surtout sexuelle, de certains gestes ou de certaines attitudes des personnages dans le plan. Dès lors l’hommage initial, s’il n’est pas nécessairement ambigu et s’il n’enlève rien à l’admiration portée aux réalisateurs d’Othon (1969), n’en constitue pas moins une version perverse, ou là encore parodique.
L’impression est similaire, juste à la suite de la représentation d’Inferno, dans ce plan très sombre qui montre Adam et Eve devant une fenêtre, celle-ci offrant au centre de l’image une vue sur la ville – et sur une antenne de télévision désignée comme l’arbre de la tentation. Dans le plan suivant, tout aussi sombre, le couple se voit offrir par Hugues Quester (Lucifer/Jean de Dieu) la pomme tentatrice. Même si Monteiro s’est défendu (avec beaucoup de mauvaise foi) de la moindre influence d’Oliveira sur son œuvre, il s’agit bien ici de la reprise d’une scène de La divine comédie datant de 1991, et dont l’existence avait d’ailleurs empêché Monteiro d’utiliser le titre pour ce qui est devenu La comédie de Dieu. Dans le passage de La divine comédie auquel je pense, Oliveira jouait sur l’ironie en utilisant des éléments stéréotypés (pomme démesurée, corps languides, effets lumineux de brillance), et en plaçant sa représentation du couple originel dans un hôpital psychiatrique sous le regard du personnel médical et en particulier du directeur de l’asile – dont Lucifer pourrait être un équivalent dans Le bassin de J.W. Si Monteiro affirme une perfection formelle (contrastes recherchés puis noir puissant)11 et valorise la beauté des corps, c’est pour mieux insister sur la profanation du récit sacré. C’est une profanation comparable qui est menée à la fin des noces de Dieu, au moment où Joana vient rendre visite à Jean de Dieu alors emprisonné. Monteiro pastiche la dernière séquence de Pickpocket (1959), citant directement la formule du film du Bresson (« pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre »), mais en lui ajoutant un déshabillage obligatoire (la jeune fille découvre sa poitrine) et un détail trivial (Jean de Dieu lui demande un « fil d’Ariane », ce que tout spectateur de La comédie de Dieu sait être un poil pubien). Il apparaît dans ces derniers exemples que la trivialité joue comme parodie de la culture noble et des lectures ou interprétations pouvant en être faites (Strindberg et un cinéma valorisant l’intégrité du texte ; la Genèse et sa représentation ironique, etc.) mais qu’il ne s’agit pas d’une destruction de la tradition, plutôt de sa mise en ruine pour produire une célébration paradoxale ou fortement ambivalente, pour reprendre à nouveau les analyses de Bakhtine12.
Pour préciser cette alliance des contraires (tradition noble revendiquée et trivialité qui vient la contester), je mentionnerai la réflexion rapide, mais précieuse, de Manoel Gusmão sur l’usage des proverbes et, incidemment, de la citation littéraire dans l’œuvre de Monteiro13. Gusmão distingue d’abord une référence à la culture noble, valant comme une transcendance apte à rédimer la réalité, cette « pouillerie » dont parle le personnage joué par Monteiro dans Le bassin de J.W. au moment de sa fuite au pôle Nord. Ensuite, une sorte de « carnavalisation », sans nul doute dans un sens proche de Bakhtine, qui tendrait à rabaisser ou à défaire la prétention de la culture noble. Les deux mouvements sont à l’évidence profondément solidaires et permettent de situer le territoire arpenté par le cinéaste. Cette polarité est constitutive du cinéma de Monteiro, ce qui le pousse souvent jusqu’à la contradiction, voire à l’autodestruction. « Inspiration ou évacuation », se demande d’ailleurs Henrique/Monteiro, rappelant la tendance au rabaissement, dans ce plan très impressionnant du Bassin de J.W. où, au bord du Tage, il est caché sous un grand parapluie.
Cette dimension carnavalesque, déjà esquissée, atteint son intensité maximale dans la séquence au Maxim (Le bassin de J.W.), où communiants et enfants de cœur cohabitent avec Henrique/Monteiro et Jean de Dieu/Quester dialoguant avec une prostituée (la fidèle Gloria de Matos), tandis qu’à une autre table un groupe de nazis braille en chœur le chant de la mocidade14. Ensuite les jeunes fascistes s’apprêtent à violer une cliente, la prostituée s’enfuit horrifiée par les exigences érotiques de Henrique/Monteiro, celui-ci montant alors sur scène et pissant sans vergogne pendant que l’on entend la musique de The Bridge on the River Kwai (Le Pont de la rivière Kwaï, David Lean, 1957). Ici le goût carnavalesque permet en outre de distinguer la trivialité du cinéaste portugais, avant tout sexuelle, flattant l’urolagnie et la scatologie, de l’idiotie de Godard, de la littéralité d’Oliveira, ou de l’exaltation d’un Glauber Rocha. Seule finalement la frénésie de Carmelo Bene pourrait lui être comparée, dans une commune mise en valeur de la figure de l’auteur et dans un travail de dilapidation de la tradition prise comme matière première. La prolifération des citations érudites et détournées viendrait d’ailleurs confirmer un rapprochement possible.
Le cinéma de Monteiro, souvent qualifié d’obsessionnel en raison de ses affinités avec certains rituels érotico-culinaires et pour ses plans longs tributaires d’un idéal de mise en scène, joue de couches successives de références et de leur usage sauvage, loin de toute approche réaliste. Faudrait-il parler d’antiréalisme grotesque pour inverser la formule bakhtinienne appliquée à Rabelais ? À partir de La comédie de Dieu, il n’est pas excessif d’avancer qu’il n’y a pas un seul plan qui ne soit fortement théâtralisé, et plus encore qui ne s’offre comme rupture par rapport à une image ordinaire ou convenue du monde. On peut comprendre de la sorte, dans Les noces de Dieu, l’importance du couvent où Jean de Dieu place la jeune fille sauvée de la noyade, puis de la demeure isolée où il se retire (et dont le nom est « Paradis »), de même que, dans la seconde partie du Bassin de J.W., les répétitions du scénario se font dans une luxueuse villa qui semble hors du monde. Et on pourrait évoquer tout aussi bien l’appartement de Jean de Dieu dans La comédie de Dieu ou encore celui de Jean Vuvu dans Va-et-vient. En revoyant l’ensemble des films, il est d’ailleurs étonnant de constater à quel point la ville de Lisbonne y est réduite à peu de choses, de brefs fragments de café ou de rue, guère plus. Seul Souvenirs de la maison jaune reste encore situé dans un cadre référentiel un peu étoffé, le film s’ouvrant sur un ample travelling, pris du Tage et montrant l’Alfama, le vieux quartier de Lisbonne ; au-delà de ce mouvement de découverte de l’espace urbain qui ne se reproduira plus, le cinéaste prend souvent le temps de s’attarder dans l’intérieur d’un café ou d’un restaurant, sur des rues en pente ou un bâtiment. Il est probable que cette abstraction croissante s’explique par une réticence face à une trop forte identification à son pays. C’est comme si, par crainte d’être réduit au rang de cinéaste portugais (Souvenirs de la maison jaune porte comme sous-titre : « une comédie lusitanienne »), Monteiro avait cherché à s’émanciper de tout ancrage référentiel trop immédiat.
Cette alliance entre grand art et carnaval associée à un écart de plus en plus marqué par rapport à la réalité détermine pour une part non négligeable la métamorphose du personnage de Jean de Dieu. J’ai déjà mentionné quelques-unes des différences qui peuvent exister au sein de la trilogie, et plus particulièrement entre Souvenirs de la maison jaune et les films suivants. Il me semble légitime d’insister sur Le bassin de J.W. pour sa qualité de récapitulation de l’œuvre et pour le sacrifice du personnage qu’il opère. Craignant sans doute de capitaliser sur la reconnaissance critique apportée par La comédie de Dieu, en un geste qui n’est pas dénué de masochisme et de complaisance, le cinéaste commet un véritable attentat contre sa propre création. Dans ce film, l’acteur Monteiro s’affuble de différents patronymes : Jean l’obscur (loin de Jude l’obscur ou du Thomas blanchotien) alias Jean Watan (hybridation entre le Wotan wagnérien et l’expression « va-t'en », comme s’il cherchait à se congédier lui-même), ainsi que Max (Schreck) Monteiro, Henrique (allusion à Henri le navigateur, l’initiateur des découvertes qui assurèrent le pouvoir de l’empire portugais), et on ne peut s’empêcher de penser qu’il reste encore Jean de Dieu. Par ailleurs Monteiro a offert le rôle de Jean de Dieu à Hugues Quester, qui joue également Lucifer dans le prologue strindbergien. Cette duplication, qui est aussi une figure de la duplicité, se fait contagieuse car l’autre interprète masculin du film, Pierre Clémenti, prend en charge un rôle dédoublé. Si l’on maintient la comparaison avec Carmelo Bene, on constate une différence entre l’artiste italien ne craignant pas d’assumer plusieurs rôles et le cinéaste portugais préférant distribuer son personnage entre différentes figures. La dissémination des personnages est emblématisée chez Monteiro par le choix de faire lire le scénario à voix haute plutôt que de représenter ce qu’il contient. La seconde partie du film offre alors un très long passage où trois comédiens – Clémenti, Quester et l’actrice qui leur donne la réplique – lisent leur texte en l’agrémentant de certains effets expressifs qui sont autant d’hommages à l’aspect un peu histrionique de Monteiro lui-même. La déchéance progressive, qui scellait le destin de Jean de Dieu au sein de la diégèse dans les deux premiers films15, fait place au terme du Bassin de J.W. à cette disparition qui autorise la fuite de Monteiro débarrassé de son personnage. Cette fuite s’accomplit à dos d’âne, un âne qui n’est pas baptisé Balthazar comme son prédécesseur bressonien mais Lucien, sans doute en hommage au satiriste grec, auteur de Lucius ou l’âne16. La distance prise par rapport au personnage s’effectue grâce à une multiplication des noms et des références convoquées, et il s’agit bien d’une prolifération de patronymes loin de toute consistance biographique, fût-elle fictionnelle. En cela, il me semble difficile de parler d’hétéronymie comme le font certains commentateurs, car le but est la sauvegarde d’une figure d’auteur malgré les divers travestissements que peut revêtir Monteiro. J’ajouterais rapidement que, à l’instar des autres grands auteurs du cinéma portugais, il y a une certaine gêne à affronter la figure de Pessoa17. Dans le cas précis de Monteiro, on peut déceler en ce domaine une double polarité, là encore : d’un côté, un penchant pour la précision classique d’une Sophia de Mello Breyner, à laquelle il a consacré son premier film, ou d’un Carlos de Oliveira, qu’il connaissait personnellement, de l’autre, la violence lyrique et la sensualité d’un Herberto Helder.
Après une longue séquence, proche du Pasolini d’Uccellacci e uccellini (Des oiseaux, petits et gros, 1966), scellant le départ du cinéaste, de la jeune fille et de leur âne vers le pôle Nord, Le bassin de J.W. se termine de manière surprenante par une série de surimpressions montrant les troupes nazies sur les Champs-Elysées. Ces images d’archives peuvent entrer en résonance avec les nazillons montrés dans la scène antérieure du Maxim, mais leur utilisation en conclusion, leur statut unique de remploi d’images animées, leur -confèrent une valeur singulière. Elles sont d’autant plus étonnantes qu’elles concernent le nazisme et l’occupation de la France mais pas le Portugal, qui a pourtant connu une dictature pendant près de quarante ans – ultime pied de nez au pays natal dans un film où Monteiro déclare : « Je suis portugais, j’ai été trompé ? » Sans doute peut-on penser que ce passage repose sur l’idée que le cinéma est un territoire occupé, le créateur n’ayant dès lors plus d’autre issue que la fuite. Dans le même temps, l’interprétation de ce fragment reste indécise en raison de la rareté de la métaphore dans le reste de l’œuvre de Monteiro, contrairement à Pasolini que je viens de citer ou à Godard, et la métaphore elle-même est si massive qu’il est délicat de savoir quelle pertinence lui accorder. Cette conclusion produit, me semble-t-il, un sentiment de malaise en raison d’une discordance apparente avec le reste du film, comme une inconséquence soudain assumée avec légèreté par Monteiro, un dernier geste de parodie de sa propre posture d’artiste. Car la résistance pratiquée dans le reste du film (et de l’œuvre) passe avant tout par la présence du corps décharné du cinéaste, vampirisé par une somme de culture, et elle vise un hors lieu (ici, le pôle Nord) situé hors de l’histoire – on est donc loin de Straub-Huillet, ce qui vient rendre plus perverse encore cette dédicace initiale.
Ceci permet en tout cas de bien situer une dimension fondamentale de la « trilogie » : proposer une sorte de théorie de l’auteur incarné. C’est bien l’auteur, son corps et ses désirs, qui sont à la fois sujet et objet des films – et quasiment de tous les plans à partir de La comédie de Dieu. La question autour de laquelle Monteiro n’a jamais cessé de tourner, tout en l’esquivant, a trait à l’héritage. Qu’est-ce que se situer dans une tradition culturelle assumée, revendiquée, tout en voulant apparaître comme absolument singulier, irréductiblement solitaire (« orgueilleusement seul ») ? La trivialité caractéristique de son cinéma est en effet couplée à un individualisme foncier, à l’écart de la société – ce qui constitue une différence notable avec l’universalisme et l’aspect collectif du carnavalesque, en tout cas selon la lecture de Bakhtine. Ainsi apparaît le désir d’incarner une figure qui serait celle du dernier auteur de cinéma (dans le sens de la politique des auteurs, avec l’inscription dans la génération des cinéastes/critiques ayant commencé leur œuvre dans le sillage de la Nouvelle Vague et des nouveaux cinémas). Grâce à Jean de Dieu, cette projection de lui-même comme artiste (je laisse de côté la biographie), l’auteur-Monteiro engendre son propre mythe qui est d’apparaître sans héritage. Si de film en film, on assiste au vieillissement du corps de Monteiro, jusqu’au testamentaire Va-et-vient, il reste toujours entouré par des corps féminins d’une éternelle jeunesse et le refus de la filiation est affirmé avec force, revendiqué même dans son dernier film lorsqu’il pousse son fils dans le Tage en lui disant : « Cherche un autre père ! » Ceci doit s’entendre en terme de généalogie esthétique, laissant percevoir le fantasme d’être le dernier cinéaste de la politique des auteurs, sans descendance ni héritier. Le recours à la parodie voudrait toutefois que, au Portugal ou ailleurs, un cinéaste n’oublie pas l’éclat de rire sur lequel s’ouvrait La comédie de Dieu.