Quand la fiction familiale intègre le dispositif de l’entretien : l’effet documentaire dans Mon frère se marie
Remerciements : Adrian Blaser, Séverine Graff
Le premier long métrage de fiction réalisé par Jean-Stéphane Bron, Mon frère se marie (2006), présente une particularité qui a été relativement peu commentée (voire peu appréciée) par les critiques à la sortie du film1, mais sur laquelle il me paraît utile de revenir, dans la mesure où ses implications touchent autant à des questions liées à la théorie de la fiction au cinéma qu’à l’économie narrative du film : il s’agit de l’insertion d’entretiens dans lesquels les personnages, filmés frontalement, apparaissent dans des plans fixes. Ces fragments semblent détachés de la continuité visuelle du reste du film, l’unique « raccord » qu’ils occasionnent relevant précisément d’un type de « saute » que Roger Odin identifie dans le film de famille, où l’on trouve fréquemment « deux plans consécutifs présentant un cadrage identique du même décor et entre lesquels les personnages ont bougé »2 ; nous verrons que le film de Bron fait un usage productif de la référence à cette pratique non professionnelle. De façon plus générale, la démarche qui consiste à interroger des gens situés face à la caméra confère à ces instants la facture traditionnellement associée aux films dits de « reportage », c’est-à-dire à une pratique de type documentaire. Or Mon frère se marie est indiscutablement un film fictionnel – Jean-Luc Bideau y interprète par exemple un ancien patron désormais au chômage. En outre, bien que ce film soit majoritairement régi par les codes de la comédie, les intermèdes ne sont pas exploités en tant que ressorts d’une complicité amusée avec le public3, mais sont présents sur l’ensemble du film, qui ne comprend pas moins de vingt-six occurrences de ce type d’images (voir le tableau en annexe)4. Les plans issus de ce dispositif singulier et rigide acquièrent dès lors une fonction de ponctuation, et instaurent une distance par rapport à l’histoire qui, si l’on fait exception de ces intermèdes, est racontée de façon linéaire et traditionnelle : le film narre comment une famille désunie se reconstitue artificiellement lors du mariage du fils adoptif afin de cacher à la mère biologique, venue du Vietnam pour l’occasion (accompagnée d’un oncle), la réalité de la situation familiale des parents suisses. Dans les moments d’entretien par contre, cette position en retrait et le ton de la confession ne sont pas sans évoquer certaines représentations cinématographiques de procès, notamment lorsqu’elles reposent sur un modèle polyphonique (du type de Rashômon de Kurosawa, 1950). Comme le spectateur ne tarde pas à l’apprendre (insert no 9 )5, les protagonistes de Mon frère se marie interviennent de manière rétrospective sur l’histoire, ce qui provoque selon l’emplacement de ces inserts des effets d’annonce, de reprise ou de complémentarité. On pourrait penser, pour utiliser un célèbre exemple helvétique, aux scènes de la pièce Andorra (Max Frisch, 1961) dans lesquelles les différents habitants du village viennent s’exprimer à la barre. Toutefois – et c’est là un aspect essentiel qui fait la richesse de l’usage du procédé dans Mon frère se marie –, les personnages du film de Bron ne s’expriment nullement dans un palais de justice, mais répondent aux questions d’un membre de la famille qui se trouve derrière la caméra, Jacques (Cyril Troley), dans un contexte tout à fait quotidien. La question d’une éventuelle énigme à résoudre subsiste de façon sous-jacente, mais se voit déplacée dans le cadre d’« un film de famille », ce qui redéfinit totalement les enjeux et la visée des entretiens.
Un dispositif qui crédibilise les personnages de fiction
Les différents personnages interviewés sont la mère (Claire : Aurore Clément) et le père (Michel : Jean-Luc Bideau) de Jacques, sa sœur Catherine (Delphine Chuillot), son frère adoptif Vinh (Quoc Dung Nguyen) et, à une seule occasion, Sarah (Michèle Rohrbach), l’épouse de ce dernier. La mise en scène de ces séquences d’entretien vise avant tout à se faire oublier, c’est-à-dire que, paradoxalement6, elle s’affiche en suggérant constamment la présence du dispositif de la prise de vue et en imitant les caractéristiques d’un tournage improvisé (moments creux, aléas, hésitations des locuteurs, etc.). La référence à un style associé aux pratiques documentaires7 est réinvestie au profit d’un « effet de réel » qui crédibilise l’univers dépeint8. L’ouverture du film, où les cartons du générique alternent avec des fragments d’interview, est symptomatique de cet effet : lorsque Jacques ramasse le pull-over de sa mère, les voix sont chuchotées, comme si ces deux « personnes » parlaient des coulisses, d’un hors-film, comme si le cinéaste avait conservé les amorces que l’on visionne dans les rushes mais que l’on coupe au montage. Aussi, le spectateur a l’impression de surprendre ces deux êtres à un moment quelconque de leur existence, qui plus est dans un cadre tout à fait banal – la cuisinière à l’arrière-plan ne manquant pas de renvoyer à une représentation fort stéréotypée des fonctions attribuées à la mère (fig. 1). L’ouverture du film ne semble pas en être une (au sens rhétorique du terme), tant l’action débute in medias res : en cela, Mon frère se marie emprunte la forme canonique du « film de famille », film « ouvert aux deux bouts » qui « apparaît comme voué à une incomplétude définitive » 9. Rien de plus stratégique bien sûr que cette apparente absence de discursivité, puisqu’en fait cette esthétique du fragment est mise au service d’une logique proprement « textuelle ». Toutefois, cet effet de captation involontaire – selon la logique diégétique, plus personne ne se trouve derrière l’appareil de prise de vue dès lors que Jacques est dans le champ – donne l’impression que les actions montrées n’obéissent à aucune mise en scène. Lors de la seconde occurrence d’un plan d’entretien, la mère interroge son fils sur le dispositif, lui demandant où elle doit regarder et comment se déroulera l’entretien (fig. 2). On notera avant tout qu’elle évoque la question du destinataire des images. Le fils lui répond significativement « ça reste entre nous », renvoyant de manière fictive (ainsi que le constate le spectateur du film assis dans la salle de cinéma) au mode de consommation du « film de famille », un type de production que la plupart des théoriciens définissent en fonction des circonstances de son visionnement à l’intérieur de l’institution familiale – pour Odin, il s’agit d’« un film (ou [d’]une vidéo) réalisé/e par un membre d’une famille à propos de personnages, d’événements ou d’objets liés d’une façon ou d’une autre à l’histoire de cette famille et à usage privilégié des membres de cette famille » 10. Ces conditions matérielles, thématiques et communicationnelles sont bien celles qui sont postulées par la démarche de Jacques, ainsi que dans la réponse qu’il donne à sa mère. Par contre, peu après, il ressort d’une conversation avec sa sœur qu’il n’a pas dit la vérité à sa mère (voir le dialogue de l’insert no 3).
Le filmage frontal des locuteurs (fig. 3 et 4) implique l’omniprésence des regards à la caméra, qui introduisent un régime fondamentalement différent du reste du film (la première question de Claire est significativement : « je te regarde ou je regarde dans la caméra ? »), où la diégèse s’autonomise totalement par rapport au tournage, auquel on ne fait jamais allusion. Par contre, dans le prologue et les intermèdes, l’acte de monstration est exhibé (mais aucunement le montage, qui s’affranchit quant à lui du caractère faiblement organisé du film de famille – où les bandes sont simplement mises bout à bout – pour s’inscrire dans une logique narrative), le film désignant Jacques comme l’instance énonciative de son discours. Or ce personnage n’est pas présenté dans les autres parties du film comme étant celui qui filme ce que nous voyons, même lorsqu’il s’agit de sujets caractéristiques d’un film de famille (repas en commun, cérémonie à l’église, discours d’un membre de la famille, etc.). Certes, comme nous le verrons, sa position de « cinéaste » dans les entretiens tend à contaminer la perception que l’on a de son rôle au sein de l’histoire racontée. Ce n’est toutefois pas lui qui la raconte.
Les entretiens, pourvoyeurs d’informants narratifs
Cette disjonction entre les deux pratiques à l’œuvre dans Mon frère se marie – un dispositif qui rappelle le « cinéma direct » juxtaposé à l’es-thé-tique de la transparence du cinéma traditionnel – ne doit pas laisser croire que les entretiens instaurent une fracture totale avec le déroulement du récit « en acte ». En effet, il ne s’agit nullement d’un making of, car les locuteurs et le filmeur – précisons qu’il n’est jamais question de l’équipe de tournage de Jean-Stéphane Bron – ne cessent jamais d’incarner des personnages de fiction. Non seulement ils se réfèrent à des événements qu’ils n’ont jamais vécus (à l’exception de l’acteur interprétant Vinh, qui peut faire intervenir son expérience personnelle11), mais, à travers l’entretien lui-même, ils créent leur personnage grâce à un jeu sur la voix, les gestes, les postures, les mimiques, etc. Précisons que ces paramètres ne se résument pas au jeu des acteurs : le cadrage et le montage contribuent également à faire le portrait de ces personnages 12 (fig. 5). Les réponses des parents aux questions de Jacques participent à l’élaboration de leur profil psychologique, définissant ainsi certains principes relationnels qui régissent l’entièreté de l’univers diégétique. En raison de son caractère ramassé sur le plan temporel – tous les événements se déroulent sur quatre jours –, la diégèse filmique ne pouvait fournir de façon crédible une représentation nuancée des personnages sans recourir à un expédient qui, plus platement, aurait pu consister en des flash-backs audiovisualisés. Ainsi que le déclare le cinéaste, « ces témoignages, ça permet de ressentir [une] évolution, c’est une manière d’approfondir les personnages et de les humaniser »13. Le potentiel de « distanciation » que recèle le dispositif convoqué dans les entretiens est par conséquent subordonné aux nécessités de l’identification aux personnages.
Comme les confessions sont situées, ainsi que le spectateur peut l’inférer après quelques minutes de film, dans l’après du mariage, et portent également sur le passé de la famille, les personnages sont saisis à diffé-rentes étapes et de diverses manières (en acte, dans l’évocation de souvenirs personnels ou à travers le discours des autres). Cette psychologisation via le mode de l’entretien est l’indice d’une volonté de soumettre le comique (voire le burlesque) qui affleure çà et là aux impératifs du drame : les protagonistes agissants font place à des personnages définis par leurs affects et leurs pensées. L’hétérogénéité générique qui résulte notamment des interruptions pseudo-documentaires n’est d’ailleurs probablement pas étrangère à ce sentiment « d’entre-deux » qu’ont manifesté de façon récurrente les critiques en émettant un jugement mitigé, quand bien même ces derniers ne pointent pas les intermèdes, mais le ton général du film14.
Il est vrai qu’en dépit de son intérêt formel et narratif, cette hybridité a des conséquences manifestes (et discutables) sur la représentation des parents vietnamiens qui, contrairement aux membres de la famille romande, n’ont pas droit au mode de l’entretien (alors que la famille suisse alémanique de la mariée passe quasiment à la trappe !). Bien que cette privation soit motivée dans l’histoire du film (ne serait-ce qu’en raison de la barrière linguistique), elle n’en occasionne pas moins une disparité entre les deux familles : alors que la famille d’adoption de Vinh a droit à des moments d’introspection, le couple invité nous apparaît passablement caricatural – du moins en ce qui concerne l’oncle – dès lors que l’on conçoit sa représentation non plus seulement à l’aune des codes propres à la « comédie légère », mais en fonction du drame familial, genre que le dispositif des entretiens contribue à poser. En effet, les parents de Jacques bénéficient d’une plus grande consistance psychologique en se dévoilant lors des interviews et d’une épaisseur supplémentaire conférée par la connotation de documentarité – ils sont sinon plus « réels », du moins plus réalistes que les Vietnamiens.
Du point de vue de la fonction narrative de ces inserts de type documentaire, il faut également considérer les liens tissés entre le récit audiovisuel de l’ensemble du film et les assertions énoncées verbalement devant la caméra – dont le contenu, souvent narratif (biographique), n’est jamais visualisé, si ce n’est dans quelques plans (superflus) qui précèdent la mention du titre du film15. Dans un premier temps, le spectateur ne peut situer temporellement les intermèdes par rapport au récit du mariage, car les personnages évoquent des faits (l’adoption de Vinh, la séparation du couple, etc.) certes nécessaires à l’intelligibilité du récit filmique, mais antérieurs au point de départ de ce dernier. Les entretiens offrent toutefois des moments ouvertement axés sur la transmission d’informations narratives, ce qui permet de délester partiellement le reste du film de cette fonction. Dès lors, les dialogues, moins contraints à une clarification destinée au spectateur, peuvent se faire plus implicites. Pour les séquences qui ne sont pas organisées sur le mode de l’entretien, le masquage des stratégies communicatives développées par le film envers son spectateur constitue ainsi un gain de réalisme. Ce n’est qu’au neuvième insert que le spectateur comprend que les interviews sont postérieures au jour du mariage, et donc que les temps verbaux passés se réfèrent à la fois à l’époque où la famille était unie et à celle de la mise en scène mensongère – un double rejet dans le passé qui tend à rabattre une époque sur l’autre, en adéquation avec le désir fantasmatique d’une « unité retrouvée » (ou jamais perdue) qui imprègne tout le film. Claire signifie d’ailleurs que cette mascarade lui apparaissait comme une sorte de flash-back lorsqu’elle déclare : « Je me retrouvais dix ans en arrière » (insert no 13). Ce présent dans lequel les personnages miment ce qu’ils étaient fait lui-même partie du passé pour les mêmes protagonistes interrogés ultérieurement par Jacques.
A propos du pré-générique
Parmi les personnages interviewés, la mère, Claire, occupe une place privilégiée. Tout d’abord, c’est elle qui pose le contexte sociohistorique des familles d’accueil helvétiques à l’époque des boat people vietnamiens dans les années 1980, évocation présentée comme la citation de son journal intime de l’époque ; ensuite, c’est elle qui précise les relations temporelles, et qui ancre plus rapidement et plus fréquemment son discours dans le « récit premier » du film (voir par exemple l’insert commentatif no 17, première interruption provisoire d’une séquence continue, celle du repas dans le jardin). En outre, et ce n’est pas un hasard, le film commence par elle, plus précisément par une interaction entre elle et son fils. La mère fait naturellement naître le film (dont le fils, lui, crée le « film dans le film »), et annonce l’arrivée de Vinh dans leur vie vingt ans auparavant tout en accompagnant over la première apparition de ce personnage dans le présent de l’image (insert no 6), comme si elle le faisait advenir à la fiction. Dans ce « pré-générique », le film exhibe la genèse de l’histoire qu’il raconte. Plus globalement, le récit de Mon frère se marie est structuré sur une évolution des rapports mère-fils et père-fille, les premiers étant privilégiés puisqu’ils concernent plusieurs couples de personnages (Claire et Vinh, Claire et Jacques, Vinh et sa mère biologique), dont le filmeur des entretiens. L’importance de ce lien maternel affirmé dès la partie liminaire transparaît à plusieurs reprises dans la suite du film, notamment par le biais du traitement de l’espace et des regards dans la séquence où les deux familles sont rassemblées dans la villa (fig. 6-11). La rencontre des deux mères qui se réalise à l’occasion du mariage en Suisse ne peut avoir d’équivalent au niveau paternel, puisqu’on nous apprend que le père biologique de Vinh est décédé.
On sait que les débuts de films constituent le lieu par excellence d’un réglage du contrat de lecture passé avec le spectateur16. Le prologue de Mon frère se marie tend par contre à biaiser cette orientation dans la mesure où le dispositif de l’entretien semble appeler une lecture documentarisante17 alors que nous sommes dans une fiction. Sur un plan intertextuel, on pourrait dire que cette partie inaugurale crée un pont entre ce film fictionnel et la pratique non-fictionnelle antérieure du cinéaste, d’autant que cette dernière se caractérisait par l’établissement d’un dispositif particulier18 et par une tendance à narrativiser l’agencement du matériau rassemblé19. En ce sens, le leurre occasionné par l’approche (pseudo)documentaire est particulièrement efficace : lorsqu’on regarde le film de Bron, il est difficile de dissocier « l’effet de réel » qui confère à la fiction toute sa crédibilité de « l’effet documentaire » induit par les traits stylistiques des plans d’entretien. La référence au « film de famille » se voit d’ailleurs elle-même reversée plus largement au compte de la catégorie du « documentaire », du fait que les spectateurs qui assistent dans une salle de cinéma à une projection de Mon frère se marie n’associent pas ce qui a été filmé à leur propre vécu. Jean-Pierre Esquenazi propose la distinction suivante : « dans l’effet ‹documentaire›, au lieu que le spectateur soit lui-même la preuve empirique du film comme dans l’effet ‹film de famille›, c’est la technique cinématographique elle-même qui est créditée de cette preuve. »20 On a vu combien, durant les entretiens, la référence appuyée à l’acte de filmer tend à ancrer l’espace-temps représenté dans une pseudo-réalité.
L’hybridité de l’ouverture de Mon fils se marie – à l’instar du magistral prologue d’Hiroshima mon amour (1959), première fiction d’Alain Resnais21 – constitue en quelque sorte un rite de passage qui s’applique au cinéaste comme à ceux parmi les spectateurs qui optent pour une lecture auteuriste. En cela, cette introduction connote au travers des liens qu’elle noue avec les autres films du réalisateur une présence auctoriale qui, d’une certaine façon, intervient dans le fonctionnement même de l’univers fictionnel22. C’est désormais sur ce point que j’aimerais mettre l’accent en montrant comment le rôle de cinéaste conféré au personnage de Jacques lors des entretiens affecte plus généralement l’ensemble du film.
Filmer par procuration. Jacques ou le « Grand Imagier »
Le rôle de Jacques dans Mon frère se marie ne se réduit pas à celui d’un cinéaste amateur qui, comme il le dit à son père, a emprunté une caméra sur son lieu de travail pour filmer des entretiens avec les membres de sa famille. Double du cinéaste, son intervention affecte également la « mise en scène » à laquelle s’adonnent les membres de sa famille pour restituer une situation disparue – ressort comique dont (ab)usait notamment, au niveau de l’histoire collective, le film allemand Good Bye, Lenin (Wolfgang Becker, 2003). La maison se fait décor, les gestes du quotidien sont (re)joués. En ce sens, le leurre des entretiens faussement documentaires fait écho à cette « fiction dans la fiction » adressée aux parents de Vinh. Or ce mensonge est orchestré par Jacques, qui, inconsciemment, se sert du mariage comme prétexte pour tenter de ressouder sa famille, comme s’il désirait que cette fiction devienne réalité. L’histoire du film débute en effet par une série d’appels téléphoniques où Jacques informe ses proches de la nécessité de se rassembler à l’occasion du mariage. Cette prise de contact fait en quelque sorte office de casting : Jacques choisit « ses » protagonistes comme il le fait lorsqu’il filme les entretiens, ceux-ci procédant d’une logique de juxtaposition et de variations qui prévaut également dans la série des saynètes de conversation par téléphones portables : différentes réactions face à un événement sont déclinées en fonction des protagonistes. De façon récurrente, Jacques se présente comme l’initiateur ou l’incitateur des actions entreprises par la famille. Inversement, il est construit par le montage comme le destinataire de la mise en scène : ainsi, lorsque tous les membres de la famille sont pris d’un fou rire contagieux, Jacques apparaît en dernier, observant en quelque sorte les fruits de son travail – l’union dans le rire – dans un plan qui clôt significativement la séquence.
Un exemple du rôle d’organisateur endossé par le frère de Vinh me semble révélateur des implications de ce type de personnage sur la question du « film de famille ». Il s’agit d’un passage qui fait suite à la cérémonie du mariage, lorsque Claire demeure dans l’église pour s’isoler. A cet instant, c’est précisément Jacques qui vient la chercher et la convainc de rejoindre les autres. Cette séquence est symptomatique des liens existant entre son rôle de « médiateur » pendant la fête – déjà manifeste dans le flash-back du début du film, puisque c’est lui qui apporte à son père (qui lui demande des nouvelles de sa sœur) la carte postale écrite par sa mère – et la fonction assignée à ce cinéaste dans le film : Jacques conduit sa mère à l’extérieur pour qu’elle prenne place parmi ceux qui posent pour une photo de groupe, lui indique où elle doit se tenir puis s’approche d’elle et lui demande de sourire (fig. 12-14). On peut dire que, concrètement, il l’introduit dans la future image qui, fixe, est censée représenter de manière emblématique le bonheur familial (alors qu’au moment du déclic, l’image du film fragmente le groupe en isolant les deux invités vietnamiens). La prise de vue à laquelle Claire est incitée à prendre part implique justement une réunion de tous : la « trace » laissée par cet instant est destinée à remplir la fonction traditionnellement dévolue à la photographie de famille, à savoir, ainsi que le notait Pierre Bourdieu, celle de « solenniser et d’éterniser les grands moments de la vie familiale, bref, de renforcer l’intégration du groupe familial en réaffirmant le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité »23. En forçant ainsi les choses, Jacques démontre qu’il n’a pas saisi combien sa famille avait perdu conscience de son unité. Par son montage, le début du film participe de cette représentation idéalisée des souvenirs sous forme de photos de famille filmées plein cadre (à la suite des inserts nos 14 et 15), qui contrastent avec les images de cartes postales impersonnelles que les Suisses continueront d’envoyer au Vietnam par habitude, mais aussi pour maintenir auprès des parents de Vinh l’illusion d’une pérennité de l’idylle familiale. Ces images sont par contre montrées comme appartenant irrémédiablement au passé, et le film ne se permettra plus aucun flash-back de ce type par la suite.
La place qu’occupe le personnage de Jacques dans le récit de Mon frère se marie permet à mon sens une corrélation entre sa position dans la diégèse – il se situe en quelque sorte « en surplomb » des événements – et sa fonction de cinéaste durant les intermèdes. En effet, ces deux rôles lui confèrent un pouvoir particulier qui, à l’instar de certains narrateurs en voix over24, semble le rapprocher du foyer de l’énonciation filmique. Cette « autorité » sur le discours filmique (dans laquelle il ne faut pas seulement voir la création d’un alter ego de l’auteur) n’est bien sûr pas effective, mais résulte elle-même d’une stratégie qui fonde ledit discours, et en cela s’avère productive pour étudier la structure énonciative du film. Bien qu’ancré dans l’univers diégétique, ce personnage s’apparente à cette instance qu’Albert Laffay, dans un texte qui anticipait d’une trentaine d’année la théorie de l’énonciation au cinéma, appelait le « Grand Imagier », c’est-à-dire cette « présence virtuelle cachée derrière tous les films, celle d’une sorte de maître de cérémonie […] qui donne pour nous aux vues photographiques le sens, le rythme et la durée » 25. Toutefois, si Jacques apparaît bien de façon dissimulée comme un « -maître de cérémonie » lors du mariage, sa place au « poste de pilotage » (fictif) de l’énonciation filmique dans sa totalité est aussi illusoire que son emprise sur la situation familiale. On l’a dit, le montage des inserts d’entretiens s’effectue « par-dessus son épaule », et toutes les autres images du film existent à son insu. Certes, l’ensemble du film semble placé sous l’emblème de ce personnage en raison de son titre : le possessif « mon » renforce cette impression que le film est une production de Jacques, qu’il en porte en quelque sorte la responsabilité énonciative. En dépit de cet indice péritextuel, elle ne l’est point, sans quoi la fiction se dissoudrait dans le réel.
D’ailleurs, le cours des discussions initiées par Jacques durant les entretiens suggère progressivement que ce personnage perd la maîtrise des événements. Lorsque son père mentionne avec mécontentement le fait que le lieu de la fête a été choisi par Jacques (insert no 23), une rupture intervient dans la gestion de ces commentaires rétrospectifs : pendant vingt minutes, ces intermèdes jusque-là réguliers disparaissent totalement. Cette absence s’explique par la nature des événements représentés, qui contredisent l’idéal d’une famille unie secrètement rêvé par Jacques. Le point culminant de ce revirement est la séquence de règlement de compte dans la cuisine, où Jacques doit se confronter physiquement à ses proches. A partir des allocutions tenues devant les invités du mariage, ce sont les autres qui exercent un contrôle discursif. Cette diminution du pouvoir de Jacques sur la cohésion tant filmique que familiale se manifeste également durant les derniers fragments d’entretiens, où les interviewés retournent les questions à l’intéressé avant de donner une réponse (no 25), voire, en inversant les rôles, l’interrogent sur les motifs qui l’ont poussé à vouloir tout organiser. La distinction entre sujet (le filmeur) et objet (les personnages interviewés) se dissout dans une thérapie familiale interactive. La succession des entretiens s’articule donc elle-même en fonction d’une logique évolutive correspondant à la détérioration des relations entre les membres de la famille, qui s’accroît lorsque le passé s’immisce dans le présent par l’intermédiaire de la chanson (Claire réactive publiquement une habitude d’autrefois). Du rôle de juge qu’il endossait jusque là, Jacques passe à celui d’accusé. Après avoir tenté de jouer la confession (faussement) « réelle » contre le mensonge (au sein de la fiction), le personnage-cinéaste descend de son piédestal. L’inscription de ce renversement au sein des entretiens prouve à quel point ceux-ci participent pleinement de la structure globale du film, qu’ils révèlent tout en la complexifiant.
Un « film de famille » impossible sans la fiction
Le point de vue rétrospectif adopté par les protagonistes dans les entretiens marque le récit du sceau de l’échec : l’utopie de la famille unie ne saura, littéralement, trouver son lieu, qu’il s’agisse de la villa ou de la salle des fêtes. C’est d’ailleurs significativement dans des espaces périphériques que les relations se tissent – le père et sa fille au bar, momentanément en retrait par rapport aux festivités – ou que les conflits apparaissent ouvertement. Le renforcement de l’effet de réel auquel concourent les intermèdes permet ainsi d’inscrire une sorte de « retour à la réalité » au sein même de la fiction, le face-à-face avec les protagonistes obligeant le fils à les considérer tels qu’ils sont, non tels qu’il se les imagine. Le recul instauré par le dispositif pseudo-documentaire fait de Mon frère se marie une « fiction familiale » à double titre : il ne s’agit pas seulement d’un récit imaginaire qui aborde le thème de la famille, mais aussi d’une sphère familiale qui éclate au point de ne plus exister qu’en tant que fiction dans l’esprit de Jacques. Comme on l’a vu, la force du film est de rabattre le second niveau (diégétique) sur le premier (filmique) en faisant de Jacques le filmeur des interviews.
Mon frère se marie n’est pas un « film de famille » selon la définition que donnent les théoriciens de cette pratique à la suite de Roger Odin26, dans la mesure où ce long métrage n’est ni conçu, ni vu comme une réalisation qui requiert le contexte institutionnel spécifique de la sphère familiale, si ce n’est peut-être, en partie, pour la famille réelle de Jean-Stéphane Bron qui voit là, rejoués et fictionnalisés, certains éléments qui la concernent -– situations inspirées de la réalité qui ne se résument toutefois pas aux sujets-types des films de famille, censés cristalliser des moments de bonheur idéaux. Mon frère se marie s’apparente cependant à ces fictions cinématographiques étudiées par Marie-Thérèse Journot27 qui procèdent à une insertion de fragments documentarisants à l’intérieur de l’univers qu’elles présentent, à l’instar des films d’Atom Egoyan (Next of Kin, 1984, Family Viewing, 1987) ou de Paris, Texas (Wim Wenders, 1984). Toutefois, une différence majeure distingue ceux-ci du film de Bron : Mon frère se marie ne présente pas de mise en scène du visionnement d’un film de famille, mais renvoie au contraire à la phase du tournage. Les conséquences de cette inversion sont de taille : alors que le pôle de la réception permet la communion des membres autour d’une image(rie) unificatrice qui fait office de flash-back pour le spectateur de la fiction, les entretiens isolent chez Bron chaque parent et n’occasionnent, à quelques rares exceptions près, aucune visualisation du passé. L’adresse à la caméra des personnages interviewés s’oppose à l’instauration, fondée sur les regards, d’un lien entre les personnages de la diégèse, ainsi qu’elle s’effectue par exemple dans la séquence de projection du film 8mm dans Paris, Texas28 (fig. 15-17). En dépit du ton globalement léger de Mon frère se marie, les intermèdes pseudo-documentaires tendent à offrir, sans atteindre la tension psychodramatique d’un film comme Festen (Thomas Vinterberg, 1998) – dont l’obéissance aux principes du Dogme 95 29 induit également une parenté avec le film amateur, sans toutefois que le filmage soit rapporté à une quelconque instance diégétique –, une réflexion pessimiste de (et sur) la famille. A l’hétérogénéité des supports qui caractérise la plupart des fictions intégrant une référence au film de famille (insert d’un film 8mm, 16mm ou vidéo dans le standard 35mm), Mon frère se marie présente une image uniformément filmée en vidéo numérique. Jean-Stéphane Bron a su dans ce film exploiter le potentiel associatif lié à cette technique dont l’usage, commun aux -sphères privée et professionnelle, permet d’introduire certaines ambiguïtés dans l’organisation énonciative de films comprenant des personnages de « filmeurs » (ou simplement un filmage exhibé, comme dans Garçon stupide de Lionel Baier, 2004). C’est pourquoi les entretiens fictionnels ne sont pas de simples greffes qui mettent à mal la cohérence d’un film dont l’intrigue est elle-même innervée par la tentative d’assimiler dans la « cellule » familiale différents « corps étrangers », mais constituent des contrepoints qui endossent à la fois sur le plan structurel et sémantique une fonction décisive permettant au film d’échapper à la superficialité bonhomme dont on pourrait le gratifier s’il ne recourait pas à certaines stratégies visant à produire un effet -documentaire.
Fiche technique
Réalisation : Jean-Stéphane Bron Scénario : Jean-Stéphane Bron & Karine SudanProduction : Box Productions (Elena Tatti & Thierry Spicher),Les Films Pelléas (Philippe Martin & Géraldine Michelot)Image : Matthieu Poirot-Delpech Montage : Karine Sudan Son : Luc Yersin Interprètes : Aurore Clément (Claire), Jean-Luc Bideau (Michel), Cyril Troley (Jacques), Delphine Chuillot (Catherine), Quoc Dung Nguyen (Vinh), Michèle Rohrbach (Sarah), Man Thu (la mère vietnamienne), Thanh An (Oncle Dac)Distribution en Suisse : Filmcoopi Distribution en France : Haut & Court Durée : 95 min Pour plus d’informations, voir www.monfreresemarie.ch/