L’art de la coupe. Notes sur Das Fräulein - d’Andrea Staka
La dizaine de plans qui constituent le pré-générique du premier long métrage fort remarqué de la cinéaste Andrea Staka – un Léopard d’or a été décerné à cette coproduction helvético-germanique lors de la 59ème édition du Festival de Locarno – nous montrent un bûcheron sciant les branches d’un arbre. Or ce n’est pas tant l’individu qui est mis en évidence que les ramures elles-mêmes qui, décontextualisées grâce à des plans rapprochés, symbolisent et annoncent le statut des trois émigrées dont le film nous contera l’histoire, elles aussi « coupées de leurs racines » après avoir quitté l’ex-Yougoslavie. Toutefois, comme cela sera le cas pour de nombreux motifs ultérieurs – le film présente toutes les garanties de « cohérence thématique » que l’on peut attendre d’un « film d’auteur », s’acquittant parfois presque trop bien de sa tâche –, ce n’est pas seulement la nature de l’objet représenté qui se pare d’un sens connoté, mais également la facture proprement dite de la représentation. En cette entame, alors qu’une branche est sur le point d’être sciée, retentit un craquement sec suivi par une brusque suppression de l’image et du son : les chants du pays natal que l’on entendait jusque-là s’interrompent subitement, à l’instant même où l’écran se fait noir.
La soudaineté de cette rupture marque plus généralement l’esthétique de l’ensemble de ce film où priment le fragment et la coupe. Ainsi n’est-ce probablement pas un hasard si la rencontre entre les trois femmes dont il conte l’histoire résulte d’une maladresse de l’une d’entre elles, Mila, qui, précisément, se fait une entaille au doigt avec un couteau. La coupe, c’est la souffrance de l’instant, mais aussi la persistance d’une cicatrice : les personnages que nous dépeint Staka sont confrontés, chacun à leur manière, à des souvenirs dont ils tentent de se défaire (ou avec lesquels ils renouent, à l’instar de Ruza qui, à la fin de son « parcours » dans le film, épingle au mur des photographies d’autrefois demeurées jusque-là enfouies dans une boîte). Lorsque Ruza se réveille au début de la séquence postgénérique (naissant au film comme le -spectateur s’y immerge), elle se coiffe puis passe la main sur son poignet, où se dessine une marque laissée par le bracelet de sa montre. Littéralement, on nous signifie que les marques du temps s’inscrivent dans la chair même des personnages, d’où l’importance accordée par la cinéaste à la présence physique de ses actrices. Oscillant entre l’oubli et la trace, entre les -béances d’ellipses abruptes et la récurrence d’objets associés au passé, Das Fräulein concilie un montage parfois fortement exhibé avec une subjectivisation mise au bénéfice de la psychologie des personnages.
Atteinte d’une leucémie, Ana souffre de moments d’absence et d’angoisse que suggèrent la discontinuité du montage et certaines images situées à la limite du figuratif, dans lesquelles la lumière excessive ou l’absence de mise au point brouillent la perception. Car si Das Fräulein subit les variations de focalisation induites par la structure polyphonique de son récit, le spectateur épouse principalement le regard d’Ana, la plus jeune des femmes. C’est l’intrusion de cette nouvelle venue dans le microcosme des deux émigrées de longue date -– un espace principalement résumé à une cantine fréquentée par des clients originaires des Balkans – qui bouleverse la façon de vivre de ces dernières. Or Ana est constamment définie comme l’origine d’un regard. On la voit par -exemple contempler la ville à travers la vitre de la voiture qui la conduit au centre de Zurich, ou risquer un regard dans le vide depuis le sommet d’une montagne. Hospitalisée pour un traitement en Suisse (après l’avoir été à Sarajevo), elle dit que tous les hôpitaux se ressemblent, précisant que seule la vue change. Ana témoigne d’une sensibilité aiguë aux paysages qui s’offrent à elle, criant sa joie de vivre lorsque, juchée sur une colline, elle embrasse du regard la zone urbaine.
Toutefois, cette attitude qui témoigne d’un appétit de vivre est constamment mise en péril, ainsi que le suggère une séquence où Ana observe à l’aide d’une longue-vue payante les mouettes volant au-dessus du lac, montrées dans une série de plans subjectifs où l’image est inscrite dans un cercle renvoyant à l’appareil de vision dont use le personnage (fig. 1-2). Alors qu’un pigeon apparaît au tout premier plan, menaçant en quelque sorte par sa trop grande proximité la séparation entre l’espace de l’objet perçu et celui du sujet percevant, l’image est soudainement obturée alors que retentit le bruit mécanique de l’appareil qui engloutit la pièce (fig. 2-4). La minuterie de la longue-vue rappelle les conditions précaires de cette jeune femme en sursis. Quant à l’image noire, justifiée sur le plan diégétique, elle joue simultanément un rôle de ponctuation interséquentielle : dans le plan suivant, nous faisons soudainement face au médecin qui annonce à Ana la nécessité d’un traitement. Cet épisode de la longue-vue est symptomatique d’une alternance constante entre vision et non-vision qui, inhérente au signifiant même du cinéma (foncièrement discontinu), est utilisée par Staka pour suggérer la fragilité d’un personnage sans pour autant rompre l’illusion référentielle d’un film qui se veut réaliste. Ainsi les saccades de l’image sont-elles motivées par le scintillement des lampes qui inondent les pistes de danse fréquentées par la jeune femme. Le rythme et la facture du film semblent régis par une sorte de « courant alternatif », et il faut noter à cet égard que les manifestations lumineuses de l’électricité y sont particulièrement exhibées à des moments-clés du récit : Ruza est baignée dans une lumière vive lorsqu’elle s’adonne à une danse qui voisine avec la transe ; quand Mila remet en cause le rêve nourri par son époux de retourner en Croatie où ils font bâtir une maison depuis des années, le lustre du salon se met à tourner sur lui-même, devant des personnages stupéfaits face à cette manifestation quasi surnaturelle. Ce plan est en outre suivi d’un grésillement électrique, avant que l’on ne retrouve Ana sous les stroboscopes d’une discothèque. A l’instar des sautes temporelles ou des variations entre le net et le flou, les flashes de lumière découpent des unités dans le pseudo-continuum perçu en vertu d’une logique de la fragmentation qui régit notre accès au monde du film. Or, bien que motivée sur le plan narratif, cette esthétique est explicitement associée à la matérialité du support (même si Das Fräulein n’est pas tourné sur pellicule).
A l’obturation provisoire du visible correspondent au niveau de la piste-son des ruptures très nettes qui s’inscrivent dans un rapport strict de synchronisation avec l’image, ainsi qu’on l’a vu dans le cas du prologue. L’obturateur de la longue-vue claque aussi sèchement que la -branche qui se rompt sous l’assaut de la scie. Lorsqu’Ana s’accroupit dans la salle de bains de l’homme avec lequel elle vient de passer la nuit (dans un décor dominé par une image de grand format représentant un arbre feuillu, version factice de l’ouverture du film), un bourdonnement sourd retentit, traversé de sons cinglants qui évoquent des coups de feu – Ana dit significativement à ce jeune homme rencontré la veille qu’il ressemble à son frère, dont on apprend par ailleurs le suicide à l’issue de la guerre1
Cette représentation de la guerre limitée à la seule dimension sonore rappelle la séquence d’Une histoire vraie (Straight Story, David Lynch, 1999) dans laquelle le personnage interprété par Richard Farnsworth évoque son passé à un barman. Cette comparaison pointe toutefois une différence importante : dans le film de Staka, il n’y a pas de coréférence simultanée entre des paroles et les manifestations acoustiques (d’où l’ambiguïté de l’identification de la source des sons). Ce choix est révélateur d’une volonté de recourir au verbal de façon minimale pour rendre compte des émotions des personnages, qui s’expriment peu sur ce qu’ils ont vécu ou ce qu’ils ressentent, que cela soit en raison de leur inhibition, de leur fierté, ou de leur volonté de refouler certaines pensées.
. Certaines sonorités électroniques de la bande musicale et le bruitage qu’elle intègre soulignent le rythme oscillatoire du film. Das Fraülein est structuré par un double va-et-vient, d’une part entre des personnages esseulés qui se rapprochent progressivement en s’ouvrant à de nouvelles valeurs, d’autre part entre le présent et un passé qui n’apparaît qu’au détour d’une conversation ou à travers des objets-souvenirs. En refusant tout flash-back et éludant les moments les plus dramatiques (les discussions sur la guerre, la chimiothérapie), Das Fräulein réussit à concilier une légèreté de ton avec une évocation pudique de la solitude ordinaire et des séquelles du déracinement.Das Fräulein (2006)Scénario et réalisation : Andrea Staka Interprétation : Mirjana Karanovic (Ruza), Marija Skaricic (Ana), Ljubica Jovic (Mila)Production : Dschoint Ventschr Filmproduktion AGDistribution : Look Now !Durée : 81 min