(Dé-)construction de la figure de l’auteur dans la presse franco-lusitanienne
« La société, de laquelle j’essaie de m’exclure, me dégoûte. Mais cela a un prix assez contraignant. Je ne suis pas entouré des bonnes personnes. […] Je suis pour une transformation radicale de la société par des moyens violents. Si ces moyens pouvaient être pacifiques, ce serait pour le mieux ; mais il est admis que nous n’y parviendrons pas sans violence. Il y aura une nouvelle révolution, mais sur un autre modèle que celui des révolutions qui ont échoué. Tout le système capitaliste est à l’agonie, il s’agit d’un système autophage. La révolution sera moins prévisible, et peut-être que ce seront les riches – excusez la simplicité de mon langage – qui devront la faire eux-mêmes. Le mal-être est parfaitement installé dans la classe dominante. La classe dominée a les mêmes problèmes que d’habitude, il s’agit de survivre, etc. La classe dominante a une structure familiale complètement désagrégée… Si vous ne voulez pas appeler cela une révolution, je l’appellerai, pour le moins, un recyclage du système. »1
Convaincu de la nécessité de l’avènement de changements profonds dans la société, João César Monteiro n’aura eu de cesse, depuis ses débuts de critique de cinéma jusqu’à sa carrière de réalisateur, de développer les liens entre le cinéma et la sphère publique dans une perspective de subversion des évidences, des codes établis, des consciences bien pensantes. Ses films constituent une œuvre imprégnée d’amour et de haine envers la culture portugaise. Longtemps condamné à l’anonymat, produisant irrégulièrement, encouragé par une poignée d’inconditionnels, -Monteiro n’a trouvé son public et la reconnaissance internationale que tardivement. Manifestant un certain mépris à l’égard des médias, qui l’ont en retour tenu à l’écart, il est longtemps resté inconnu de la plupart des Portugais ; et lors de son décès, il était plus largement apprécié à l’étranger que dans son pays. Revenons à rebours sur la réception de la presse écrite quotidienne et spécialisée, au Portugal et en France, qui a concouru à conférer un statut de mythe à la trilogie de Dieu. Et tentons d’exposer comment l’auteur et son œuvre se trouvèrent inextricablement mêlés dans l’aventure.
Au moment où il décédait, João César Monteiro laissait derrière lui une œuvre centrée sur le cinéma incorporant outre ses activités d’acteur et de réalisateur, des articles critiques sur le cinéma et de la poésie. Pour la critique et le public français, João César Monteiro était arrivé sur le devant de la scène internationale avec des films où, en sus de la réalisation, il interprétait le rôle principal : Jean de Dieu. Avec des films régulièrement sélectionnés dans les festivals internationaux, la presse s’intéressa de près à ce personnage atypique, jusqu’au jour où il disparut, au début du mois de février 2003. Son dernier film, Va-et-vient, sortait à ce moment-là sur les écrans français. Dans les jours qui suivirent son décès, on pouvait lire dans les grands quotidiens français :
« Le réalisateur portugais João César Monteiro est mort hier à l’âge de 64 ans des suites d’une longue maladie. Avec Manoel de -Oliveira, il était le second grand cinéaste portugais. Et, pour beaucoup d’observateurs du cinéma, il apparaissait comme un maître dandy, auteur d’une œuvre élégante et raffinée. »2 « Dans ses films, Monteiro était Jean de Dieu, personnage qu’il avait créé et campait avec son physique de Nosferatu, suffisamment pervers pour être inquiétant, assez inquiétant pour devenir brillant : une présence de tous les instants. »3 « Sa disparition consomme un divorce rarement vécu avec une telle cruauté dans l’histoire du cinéma entre le génie d’un artiste et sa rétribution. Le paradoxe est d’autant plus amer que tout porte à croire que Monteiro s’est éteint au moment où son immense talent, inconditionnellement soutenu par le producteur Paulo Branco, était en voie d’être reconnu. L’histoire corrigera, aujourd’hui ou demain, cette cinglante injustice en portant Monteiro à la place qui lui revient, laquelle atteint, par de tout autres voies, la même hauteur que son illustre compatriote Manoel de Oliveira. […]Qui est donc Jean de Dieu ? Probablement un double de Monteiro accommodé, à la sauce diable et pince-sans-rire, en monstre cinématographique. C’est, en effet, essentiellement sous les auspices du blasphème, de la luxure et de l’insanité mentale que l’étrange créature paie ses dettes tant à la religion (saint Jean de Dieu, après s’être fait hospitaliser à force de contritions, fut au XVIesiècle le fondateur de l’ordre des frères hospitaliers) qu’au cinéma (où il est un prolixe avatar du lunatique Harry Langdon et du vampire Nosferatu tel que Max Schreck l’incarna chez Murnau). »4« Au soir du lundi 3 février, quelques minutes avant que ne commence la première projection de ce qu’il savait être son œuvre ultime, João César Monteiro est mort d’un cancer généralisé dans un hôpital de Lisbonne. […] Ce soir-là, ce soir-là seulement, et aussi impossible que cela puisse paraître dans cet art du temps différé, Monteiro est mort en scène, comme Molière, son grand frère. »5« Ce que montre la tétralogie de Dieu, c’est précisément le mouvement par quoi Monteiro s’incarne toujours un peu plus. Du clochard de Souvenirs de la maison jaune, qui évoque encore plutôt un fantôme (Nosferatu) qu’un homme, au Jean de La comédie de Dieu qui organise des mises en scène pour assister aux jeunes filles (comme on assiste à un spectacle) puis au Jean des Noces de Dieu qui, enfin, fait l’amour, il y a un indéniable progrès dans la façon d’habiter un corps et, par conséquent, de le distribuer. […] Mais c’est ce qui est arrivé, ce que, d’une certaine façon, Monteiro a appris et a pu grâce au cinéma. Au point de réaliser (et de jouer dans) un court métrage pornographique, qui n’a malheureusement guère circulé jusqu’à présent. »6
Il ressort des différents éloges funèbres consacrés à Monteiro que, d’une part, l’acteur-réalisateur est devenu un mythe que la critique (française principalement) a construit depuis le premier volet des frasques de son personnage Jean de Dieu, qui se trouve toujours renvoyé à une même généalogie des ancêtres dans le cinéma (la ressemblance physique de Monteiro avec l’acteur principal de Nosferatu de F.W.Murnau n’est pas anodine). Peut-être faut-il y voir une manière d’inscrire le cinéma de Monteiro dans un vaste réseau de références historiques propres à l’histoire du cinéma. D’autre part, la presse française tend à associer trop facilement le personnage et le créateur, comme n’étant qu’une seule et même personne. La critique française s’attache particulièrement à l’immoralité du personnage, au corps que Monteiro prêta à son personnage Jean de Dieu, figure sinon démoniaque, du moins éthiquement subversive. Ne va-t-on pas jusqu’à s’imaginer, dans la foulée, Monteiro réalisateur et acteur de films pornographiques ?7
Eternel second du cinéma portugais pour le public francophone, Monteiro n’aura pourtant eu de cesse depuis le début des années 1970 de vouloir se démarquer du « fossile de Porto »8, Manoel de Oliveira. L’illustre ancêtre du cinéma portugais lui aura pourtant survécu. Soutenir, comme le fait traditionnellement la presse, que Monteiro est resté dans l’ombre de ce dernier, c’est méconnaître la stratégie de Monteiro qui convoque comme repoussoir la figure d’Oliveira, avec qui il entretient des liens ambigus. Il est cependant à noter que -Monteiro s’inscrivait en faux contre l’illustre porte-drapeau de l’identité cinématographique portugaise à l’étranger, critiquant sa bonne conscience catholicisante dès le début des années1970 :
« De plus, et pour simplifier, vous ne m’êtes pas sympathique. Si vous voulez, il s’agit d’une antipathie de classe, féroce et dédaigneuse. Irrémédiable. Et il y a votre inconcevable catholicisme de catéchiste qui (disons-le) se traduit par un humanisme moisi et charlatan chaque fois que vous sacrifiez le discours cinématographique à un verbiage pseudo-littéraire pour vous donner des airs de pleureuse philosophique soucieuse des péchés du monde. »9« Au Portugal, le cinéma est une activité de gens riches, qui ont d’autres moyens pour vivre : ce sont des professeurs de cinéma, etc. Moi, je suis pauvre. Le cinéma est mon seul moyen de subsistance. […] Il [Luis Buñuel] était plus libéré qu’Oliveira qui est un homme de société, appartenant à la haute bourgeoisie du Nord, très catholique, très conservatrice, très réactionnaire. Pour bien en parler, il faut le replacer dans un contexte culturel très précis. Il appartient à une génération qui a constitué un mouvement philosophique, littéraire, cinématographique, dirigé contre le modernisme portugais10. Elle a donné lieu à des œuvres intéressantes, bien qu’un peu rétrogrades. Heureusement, Oliveira n’est pas un cinéaste orthodoxe à l’intérieur de ce contexte. Moi, cinématographiquement, j’appartiens à la génération de la Nouvelle Vague. J’ai suivi le même itinéraire : la critique, André Bazin, les Cahiers. »11
Le positionnement de Monteiro dans le champ du cinéma portugais se fait en opposition aux pratiques de production sous l’ancien régime. De manière plus large, les cinéastes du Cinema Nóvo auquel appartient Monteiro ont refusé toute collaboration avec les institutions de production de l’Etat fasciste. Par ailleurs, les quotidiens Libération et Le Monde font tous deux référence au film de Friedrich W.Murnau, -Nosferatu (Allemagne, 1922), où l’acteur Max Schreck campait le rôle du comte Dracula, en parlant de Monteiro. Pour comprendre la référence cinématographique, il nous faut remonter au premier volet de la trilogie de Dieu, Souvenirs de la maison jaune, sorti en 1989 et primé au festival de Venise de la même année. Cette récompense coïncide avec le début de la reconnaissance de Monteiro par la critique internationale, après vingt ans de production filmique (irrégulière). Monteiro porte à la fois la casquette de réalisateur et celle d’acteur. Le personnage principal, Jean de Dieu, est un écrivain qui évolue dans une extrême solitude dans les quartiers populaires de Lisbonne, en hommage à -Fernando Pessoa. Le dernier plan de ce film montre, d’une manière qui n’aurait certainement pas déplu aux réalisateurs expressionnistes allemands des années 1920, Jean-Max-Schreck-de-Dieu sortant d’une bouche d’égout et déambulant en vampire dans Lisbonne endormie. Tout un réseau de références (de révérences)12 à l’histoire du cinéma se déploie et s’organise autour de ce personnage qu’un public cinéphile décrypte et apprécie.
Malgré l’accueil positif de la critique étrangère, exception faite de la presse d’extrême droite italienne, Monteiro rencontre quelques problèmes à commercialiser son film à l’étranger et à le diffuser sur le territoire national : la commune de Lisbonne refuse d’octroyer des subventions pour aider à la promotion du film13. En règle générale, Monteiro est un sujet problématique pour le système de production étatique (IPC) et les relations qu’il entretient avec celui-ci sont tendues. Pour la presse portugaise, sa diffusion s’accompagne d’un relent de soufre mais les médias portugais accordent peu d’attention à Monteiro et se bornent à relayer les informations internationales :
« Le parcours de l’auteur a été ponctué par des œuvres diverses, toujours nihilistes, ironiques, tragiques, aussi bien dans les longs métrages que dans les films faits pour la télévision. Mais, tout du long, deux facteurs ressortent, l’éclat d’une culture vaste et profondément humaniste, ainsi qu’une vision très personnelle de ce que doit être le cinéma. »14« Avec un humour très singulier, Souvenirs de la maison jaune porte un regard acéré sur la société portugaise actuelle et la forme fataliste de l’‹être portugais› qui paraît toujours irrémédiablement marquée par un destin inébranlable et tragique, auquel même les plus marginaux ne parviennent pas à échapper. C’est l’histoire d’un homme sans défense qui révèle sa vulnérabilité et reçoit en échange la sanction de l’isolement dans un milieu social cruel qui n’hésite pas à marginaliser et à détruire tous les inadaptés. »15
La presse portugaise demeure discrète face aux films de Monteiro, comme c’était déjà le cas avant la sortie de Souvenirs de la maison jaune, même si dans l’ensemble nous pouvons constater un accroissement des références à celui-ci, généralement sous forme de brèves. Le seul débat polémique qui s’ouvre a trait à des questions financières liées au film, c’est-à-dire au dépassement du budget alloué initialement. Vu de l’Hexagone, Monteiro apparaît comme une curiosité pour cinéphiles, un auteur marginal sachant mélanger de manière savante couleur locale et clins d’œil à d’autres grands auteurs :
« Monteiro ne prétend pas, visiblement, appartenir à quelque groupe que ce soit, ni faire équipe – dût-il s’agir d’une équipe de tournage, ou d’un ensemble qui serait celui des cinéastes portugais. On peut avancer pour lui le nom de marginal16, sauf à n’y entendre qu’une immobilité qui n’est pas tout à fait celle du passeur17, lequel a vocation à traverser la marge, à franchir dans les deux sens les espaces, les cercles, aller des uns aux autres, résolu à se moquer de tous. […] Mais que son film marche ou pas est ‹son affaire› – l’essentiel étant de continuer à faire ce qu’il veut. Et il y a des gens qui vont voir ses films. D’ailleurs, il se pourrait que pareille affirmation d’insolente indépendance ait sa place dans un cinéma portugais qui a lui-même le privilège de ‹l’écart›. »18
« Pourquoi est-il impossible, par exemple, que l’existence du plus beau film de l’année, Souvenirs de la maison jaune, soit mentionnée sur le petit écran ? Mais à peine ai-je écrit cela, à peine ai-je imaginé Monteiro face à Poivre d’Arvor, que je ris tout seul et me dis que non. Il faut nous faire une raison : nous, cinéphiles ‹incompréhensibles›, sommes également devenus socialement imprésentables et médiatiquement aberrants (des ‹mauvais sujets›, en quelque sorte). C’est pourquoi le film de Monteiro est si beau : il raconte la préhistoire humaine (et portugaise, à la Pessoa) d’un être dont nous ne connaissions que l’éternité (allemande, à la Murnau) : João César Nosferatu19, monstre urbain et poète maudit. »20« Monteiro n’idéalise pas pour autant la charmante douceur de vivre du Portugal, qui fait le bonheur de tant de visiteurs ou gens de passage. Elle recouvre son lot de frustrations et d’étouffement, sous l’apparence paisible de la ségrégation sexuelle et d’une autorité secrète, mais cependant implacable. Face à ses hommes et femmes entre eux, le transgresseur paiera son audace, sans regrets. »21
João César Monteiro revient en 1995 sur la scène internationale avec le second volet de sa trilogie de Dieu, La comédie de Dieu. Se montrant de manière générale plus provocateur, il endosse à nouveau le personnage de Jean de Dieu qu’il présente à la recherche de plaisirs exquis tant au niveau de son savoir-faire de glacier que dans son art de raffiner le désir. Il commencera par revenir à Venise puis présentera dans plusieurs festivals européens sa nouvelle œuvre :
« […]délicatesse et volupté, amour et humour. À l’ancienne, si l’on admet que cet artisanat des glaces est une métaphore lisible du cinéma, de cette fameuse Grandeur et décadence d’un petit commerce autrefois célébrée par Jean-Luc Godard. S’il peut un instant rêver d’une simple alliance avec un commerçant français (un certain Antoine Doinel), le négoce de João De Deus sera au final implacablement anéanti par l’invasion des ice-creams américains. »22« C’est une planète, un cosmos, un système solaire à lui tout seul, comme le générique du film l’indique clairement sur fond de Monteverdi et de révolution céleste. Jean de Dieu se confond absolument avec son créateur et son interprète, João César Monteiro lui-même, à la fois démiurge et créature, sujet et objet de son monde. »23« Œuvre inclassable, La comédie de Dieu, à la fois fable satirique, pamphlet libertaire, bouffonnerie jubilatoire et conte érotique, détonne d’autant plus dans le paysage cinématographique contemporain que la normalisation est à l’ordre du jour. C’est dans ses marges que s’expriment encore des francs-tireurs comme Monteiro, acharnés à défendre une forme d’artisanat (c’est une des métaphores de son film) contre la production industrielle. »24« Et c’est comédie encore que de faire semblant de confondre ce petit tyran divin avec l’auteur du film en lui prêtant non seulement bon nombre de ses traits de caractère, de ses goûts, de ses idées, mais aussi son corps maigre et silhouetté d’oiseau buveur et son gosier rouleur de phrases cailloux. »25
Ce film qui est un véritable succès critique se verra très largement relayé par les médias français. Le quotidien français Libération sera un des principaux fers de lance de ce mouvement. En l’espace de deux ans, onze articles sont consacrés à João César Monteiro, son film étant chaleureusement accueilli par les rédacteurs. De manière plus générale, la critique française accueille Monteiro comme un grand auteur, porte-parole d’un type de cinéma en voie d’extinction. Le discours autoréflexif sur la condition de créateur de Monteiro a su trouver un écho dans le public d’une France d’« exception culturelle ».
Reconnu et plébiscité par la critique française, coproduit par la France, Monteiro bénéficie au Portugal d’une relative autonomie pour la production de ses films. Son succès dans ces deux pays lui confère une certaine notoriété dans la presse quotidienne et spécialisée qui aime exploiter le parfum de scandale qui se dégage d’un film de Monteiro, volontairement provocateur à l’égard des institutions. Dans son pays, les journaux s’intéressent volontiers au phénomène ; ainsi, tant les partisans que les adversaires expriment leur opinion sur les dernières frasques de Jean de Dieu :
« Cinéma ? Du cinéma comme cela ? Tout l’argent qui a pu être investi dans ce film, Les noces de Dieu, n’arrive pas à engendrer un seul éclat de rire salubre, même quand, comme dans la séquence filmée à São Carlos, il entre dans le genre de la farce avec le président nain sur le balcon présidentiel qui lance des mannequins sur le parterre n’épargnant pas même l’Eglise catholique. L’acteur--réalisateur n’a pas honte de lui-même. Mais son film fait vraiment de la peine : c’est un gaspillage de temps et d’argent dans un pays pauvre et de pauvres gens. »26« Lyrique, égocentrique, Monteiro rétablit, enfin, un pèlerinage intérieur par sa propre projection ; il s’agit d’un réflexe divin par lequel Jean de Dieu incarne la matière éthérée dont le cinéma est fait. La virilité, la provocation et le libertinage des préliminaires correspondent ainsi à la légèreté, à la nostalgie et à la dérision crépusculaires… »27
João César Monteiro ne fait pas l’unanimité ; mais il est devenu impossible de l’ignorer depuis dix ans, tant son succès déborde les frontières. Le « complot du silence » dont Monteiro aura souffert tant d’années prend fin. Significative à cet égard est la position du Correio da manhã qui ose écrire ce que d’autres pensent tout bas. L’aristocratisme arrogant et la provocation calculée d’un auteur comme Monteiro irritent les porte-parole du sentiment populaire. A bien des égards, l’abîme entre le comique burlesque grinçant de Monteiro et une forme idéalisée du comique indispose d’aucuns, pour qui le comique cinématographique lusitanien n’existerait que dans les comédies portugaises de l’époque fasciste, dans lesquelles il n’est nul besoin de recourir à un faisceau de références littéraires, ni d’aborder des questions politiques, ou de malmener les -institutions28. Quant aux autres critiques, il serait légitime de se demander s’ils ont vu le film ou s’ils ne font que citer le dossier de presse et les agences de presse internationales. Deux mois après sa sortie sur les écrans portugais, Les noces de Dieu sort sur les écrans français. On en prend ainsi la mesure au Portugal :
« Actuellement dans quatre salles à Paris, Les noces de Dieu bénéficie aussi d’une promotion publicitaire considérable, notamment par le biais d’affiches avec le portrait de César Monteiro dispersées dans toute la capitale française. C’est la première fois qu’un film portugais bénéficie en France d’une campagne publicitaire aussi large. »29
Pourtant, si la critique française avait porté aux nues le deuxième volet de la trilogie, ce n’est plus le cas face à ce dernier opus qui ne fait pas l’unanimité dans la presse française. Certains inconditionnels de la première heure ne manquent pas d’émettre quelques réserves à l’égard de ce dernier film :
« Jean de Dieu est un personnage théorique qui, de même que d’autres quoiqu’à sa façon, met en crise le fonctionnement du monde. […] Monteiro est un cinéaste athée et peu angoissé, il croit à la matérialité du monde, à la grande joie de la présence sur terre, à l’hic et nunc et pas aux promesses messianiques ou religieuses d’un temps d’après la mort. […] Le film fonctionne, et ne s’en cache pas, sur la complicité culturelle avec son spectateur. Il s’agit, au fond, d’une forme de résistance, de militantisme pour un monde non vulgaire, non commun, non ignare. »30« Monteiro est un mystique païen, dont la tâche consiste à sauver du désastre contemporain tout ce qui peut être sauvable : la Beauté, la Jouissance, l’Art. […] Il y a quelque chose de presque irritant dans la conception de la beauté de Monteiro. Elle ne peut être qu’hyperbolique. […] Il y a quelque chose d’élitiste et de hautain dans cette aristocratie du bon goût, cette chasse gardée de la grande culture classique. Mais il faut bien reconnaître que dans sa façon d’ajouter de la beauté à la beauté, Monteiro atteint des sommets de splendeur visuelle et poétique. Chaque plan invente une nouvelle scénographie, où l’espace et le temps s’organisent autour du corps émacié et funambulesque de l’artiste. Dans ces enchâssements sophistiqués de couloirs et de portes où se réinventent à chaque fois toutes les lois connues de la perspective picturale, Jean de Dieu s’adonne à des rituels bouffons et des célébrations impies. […] Le film montre avec une rare violence (il faut voir avec quelle rage, il lance ‹Mon plus grand malheur est d’être né au Portugal›) la ruine d’une utopie, le démembrement d’une tentative d’organiser une résistance. Le pot de terre des désirs illicites se brise contre le pot de fer de la Loi. Jean de Dieu, hagard et errant, voit son entreprise retourner au néant, revenir aux ténèbres. […] On quitte le film sonné et fourbu. En seulement deux heures trente, on a assisté à la Création du monde puis à son Apocalypse ; un Olympe de luxe, calme et volupté, s’est déroulé sous nos yeux puis s’est déchiré. »31« Avec Les noces de Dieu, João César Monteiro écrit la suite de son autobiographie fantasmée, entre rêves de puissance sexuelle et désir affiché d’une bouffonne sainteté à gagner. »32« La pose d’artiste reclus de Monteiro, qui en est encore à interroger la chrétienté et son érotisme dans une Europe qui a accepté d’oublier Dieu, risque de l’entraîner vers les portes du néant. Un cinéaste ne gagne jamais à faire œuvre de rétention. Ce serait dommage que Monteiro continue cette autoflagellation, vu sa capacité à toujours créer de la beauté. »33
Comme nous avons pu le voir, la presse spécialisée (Trafic, Cahiers du cinéma et Positif) ainsi que la presse quotidienne (Libération) ont largement contribué à la promotion de Monteiro au rang d’auteur. Le prestige acquis en dehors des frontières du Portugal l’a imposé dans son propre pays qui l’a occulté et relégué à la marge et à la solitude pendant presque deux décennies. La popularité à laquelle a accédé Monteiro en France avec l’engouement de la critique lui a sans doute permis de pouvoir produire plus facilement ses films, de toucher plus de crédits de la part de l’Institut Portugais pour le Cinéma (IPC) tout en bénéficiant d’une liberté artistique dont peu de réalisateurs portugais peuvent se vanter. De plus, il a eu l’opportunité de mener des expériences formelles qu’il n’aurait jamais pu réaliser dans d’autres conditions ; songeons notamment à son avant-dernier film, Blanche-Neige, dont la majeure partie est dépourvue d’images. Geste artistique radical dont la polémique en France et surtout au Portugal fit couler beaucoup d’encre et bouleversa, une fois encore, le petit microcosme du cinéma lusitanien. Cette intransigeance ne remonte pas à Blanche-Neige, comme l’attestent nombre de déclarations de Monteiro. Ainsi déclarait-il en 1997 :
« Pour l’heure, il existe un petit paradoxe : je ne fais pas la moindre concession ni au commerce ni au public, bien qu’un film soit un objet commercialisable, avec une certaine valeur en tant que marchandise. Mais moi dans ce cas je gagne très peu. […] Je pourrais gagner de l’argent si on me payait les droits d’auteur, s’il y avait une société pour s’en occuper, mais il n’y en a pas. Je peux vous dire qu’à ce jour, en droits d’auteur, j’ai gagné trois cents quarante escudos34 et j’ai même le reçu que je vais mettre sous cadre. »35