François Bovier

Montage horizontal et montage vertical chez Werner Nekes

Le hors-champ est souvent envisagé à partir du cadrage : ce qui n’apparaît pas dans le champ, en fonction de la découpe du cadre ou de la construction interne au plan, mais qui peut être suggéré par la bande-son, le jeu des regards ou une situation diégétique, est rejeté provisoirement hors-champ – provisoirement, car un recadrage, un mouvement de caméra, ou une reconfiguration de l’espace, peuvent actualiser le hors-champ. Or, il s’avère que le montage entretient une relation dynamique avec ce jeu d’interaction entre les domaines du visible et du non-visible (ou du pas-encore-visible et du déjà-plus-visible). L’entrée et la sortie d’un personnage dans et hors du champ, pour prendre l’exemple le plus banal, peuvent être générées par l’opération d’une coupe : celle-ci provoque l’apparition soudaine ou l’évanouissement instantané d’une personne (on peut donc parler de « trucage » ou d’ellipse).

Je limiterai ma discussion de l’apport du montage vis-à-vis de la question du hors-champ à quelques films de Werner Nekes qui mettent en jeu une poétique personnelle, pour ne pas dire idiolectale. En l’occurrence, s’en tenir à ce corpus présente un avantage : Werner Nekes, chef de file de l’école formelle allemande, a théorisé la problématique du montage, et ses films mobilisent une dialectique entre l’apparition et la disparition des figures à l’écran, entre la saturation et l’évidement du plan. Mais on ne saurait négliger les écueils que ce choix induit. Le cinéma de Nekes constitue une aberration au regard d’un mode de représentation institutionnel (il ne sera donc question que de sa pratique qui relève de l’une des utilisations possibles du film – et qui partage un certain nombre d’affinités avec ses pairs, le cinéma dit structurel américain et anglais ou encore les films à clignotement). La conception et la mise en pratique du montage développées par Nekes nous oblige à redéfinir cet objet : Nekes subdivise l’opération du montage (lors de l’assemblage du métrage tout comme au moment du tournage) en deux techniques distinctes, qu’il appelle respectivement « montage horizontal » (désignant les liens relationnels et différentiels entre deux photogrammes, qu’une coupe intervienne ou non) et « montage vertical » (désignant la superposition des images au sein d’un photogramme, mécanisme généralement exclu du domaine du montage)1

Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article, « Werner Nekes, ou les enjeux de la kiné », in Hors-champ, no 8, printemps-été 2002, p. 44-48.

. Enfin, le hors-champ est activé dans ses films à travers un montage ultra-court et la multiplication des couches d’images. Dans ces conditions, autant le reconnaître d’emblée, mon interrogation ne portera pas tant sur l’interaction entre hors-champ et montage que sur l’interprétation et l’appropriation de ce phénomène par Nekes. Quand bien même y aurait-il un risque de circularité dans la démarche (définir la question du montage en fonction des préoccupations de Nekes pour l’appliquer à ses propres films, et faire intervenir le hors-champ dans cette seule perspective), j’émets la gageure qu’à travers cette opération nous avons une chance de surprendre l’une des facettes de la logique impliquée par le binôme champ/hors-champ (car il ne saurait y avoir de hors-champ que par rapport à un champ).

Le cinéma, un art cinétique

Werner Nekes soutient que tout film repose sur deux mécanismes conjoints : un fait technique et une activité psycho-physiologique. D’une part, le défilement des photogrammes dans l’appareil de projection forme une chaîne syntagmatique qui se déploie dans le temps. D’autre part, le spectateur réagence cette chaîne en une succession de brèves unités imaginaires : à travers le phénomène de la persistance rétinienne et de l’effet-phi, il opère une fusion entre deux photogrammes qui se suivent. T-WO-MEN (1972, 90’) est le film qui exploite le plus systématiquement ce mécanisme de formation d’une image subjective. Nekes parle dans ce cas de « lecture horizontale ». Par ailleurs, il indexe à travers le terme de « lecture verticale » un autre procédé technique. Au sein de chaque photogramme, plusieurs couches d’images peuvent se superposer2

L’intervention de Werner Nekes, le 8 décembre 1975 à l’Université du Wisconsin, propose une synthèse de ces différents points. Cf. « Whatever Happens Between the Pictures. A Lecture by Werner Nekes ; Edited and with An Introduction by David S. Lenfest », in Afterimage, novembre 1977, p. 7-13.

. Cette opération n’est pas nécessaire à la constitution d’un film. Et de fait, il faudra attendre Hurrycan (1979, 90’) pour que Nekes attribue à ce procédé une portée heuristique. La frappe du style des films de Nekes, que je qualifierai, faute de mieux, de « cinématique », est indissociablement liée aux mécanismes d’une lecture horizontale. Je remettrai donc à plus tard mon analyse des modes de lecture verticale.

Nekes détermine trois configurations possibles du film. Les photogrammes peuvent être tous identiques (bien qu’ils diffèrent de par leur emplacement dans la chaîne syntagmatique du film) : l’image, mise en boucle, se gèle (suspension de la lecture horizontale). Les photogrammes peuvent se différencier : le film présente un mouvement apparent à l’écran (lecture horizontale minimale). Les photogrammes peuvent être tous hétéroclites : l’image scintille et ses contours se brouillent (lecture horizontale maximale)3

Werner Nekes a mis au point sa théorie de la « kiné » dès 1972. Voir, entre autres, Werner Nekes, « Spreng-Sätze zwischen den Kadern », in Hamburger Filmgespräche IV, reproduit dans Reinhard Oselies, Ingo Petzke, Werner Nekes, 1966-1973. Eine Dokumentation, Studienkreis Film, Bochum, 1973, p. 12-18. Notons une postérité indirecte de ces énoncés, à travers la subdivision proposée par Dominique Chateau entre un cinéma de la photographie, du plan et du photogramme. Cf. Dominique Chateau, « Texte et discours dans le film », in Revue d’esthétique, 1976 et Dominique Chateau, François Jost, Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie, UGE (10/18), Paris, 1979.

. Quel que soit le mode de configuration pour lequel opte le réalisateur, le cinéma se définit par l’ajointement de deux photogrammes entre eux, unité élémentaire (au niveau créatoriel, filmographique et spectatoriel) que Nekes appelle un « kinème ». Dans ses textes théoriques et dans ses films, Nekes fait porter l’accent sur les relations de temps et d’espace entre les photogrammes : plus la différence sera importante (divergence du point de vue de la caméra et du moment du tournage), plus le kinème sera porteur d’informations filmiques.

Reformulons les propos de Nekes en fonction du jeu d’interaction entre le champ et le hors-champ, et évaluons leur productivité par rapport à sa propre pratique. D’un point de vue technique, le kinème peut être défini comme le lieu de surgissement d’un champ (le photogramme b) qui relègue le précédent hors-champ (le photogramme a). Le défilement cinématographique correspond à une dynamique d’apparition et de disparition d’images qui se côtoient. D’un point de vue psycho-physiologique, la relation kinétique se définit par la formation d’une image subjective qui n’est pas impressionnée sur la pellicule (photogramme a + photogramme b = kinème a)4

Nekes reconduit le principe du montage intellectuel d’Eisenstein, dans sa phase idéogrammatique, auquel il fait parfois allusion : un signe accolé à un autre signe, tous deux porteurs d’une signification autonome, génèrent un concept qui excède la somme des éléments additionnés…

. Les images à l’écran reposent sur une absence que le spectateur vient combler : l’image perçue dépend d’une interimage (spectatorielle) qui relie et anime des instantanés fixes. Les films de Nekes illustrent, thématisent, cette présence négative. Son coup d’envoi, Start (1966, 10’), porte ce mode d’être paradoxal du ruban pelliculaire au centre de l’attention : un homme traverse un pré suivant différents parcours circulaires préétablis (l’emplacement de la caméra est fixe, la bande-son crée un labyrinthe acoustique en mixant seize enregistrements musicaux) ; des coupes le font disparaître du champ, instaurant une tension entre mouvement représenté et mouvement de l’image ; et la découpe du cadre, qui assimile le pré à un écran traversé par un réseau de mouvements, morcelle son corps. L’intermittence des images projetées est soulignée et redoublée : les sautes du montage (Nekes aime citer le récit mythique de la découverte du trucage par Méliès : la substitution d’un omnibus à cheval par un corbillard due à l’arrêt de la prise de vue) reconfigurent le champ du visible et attribuent une présence spectrale au personnage. De plus, les quatre bordures du cadre sont systématiquement exploitées : l’homme, dont la trajectoire demeure imprévisible, éprouve le champ comme un espace à parcourir et duquel s’évader, mais sa sortie hors du cadre est souvent précipitée par l’intervention d’une coupe.

Malgré cette tripartition des modes de représentation filmique, Nekes en privilégie résolument un : il prend pour modèle l’art cinétique, le mouvement de l’image que l’on peut opposer à « l’image-mouvement » (Deleuze). Ce qui retient l’attention de Nekes sur un plan théorique et qui constitue l’attraction de ses films, a trait à la mise en relation des photogrammes entre eux. Il est ainsi amené à redéfinir les éléments discrets du cinéma : le kinème (l’ajointement de deux photogrammes) correspond au phonème dans le langage verbal ; une chaîne de kinèmes (une unité souple et ouverte) correspond à un morphème5

Le terme « kinème » et, partant, la question de la double articulation au cinéma, renvoient à Pasolini qui opère une distinction entre « monèmes » (les plans) et « cinèmes » (les objets identifiables). Cf. Pier Paolo Pasolini, « La langue écrite de la réalité » (1966), L’expérience hérétique, Payot, Paris, 1976.

. Cette opération de réduction des traits constitutifs du cinéma le conduit à privilégier deux pôles tensionnels : une poétique fractale d’une part, où l’explosion et la conflagration des photogrammes défont l’ordre normé de la représentation du mouvement ; une poétique de l’accumulation d’autre part, où la réitération et l’alternance des champs de kinèmes saturent l’écran. La pensée de Nekes s’inscrit dans la lignée des réflexions et des pratiques avant-gardistes (de Léger à Kubelka en passant par Eisenstein) que parfois il mobilise. Dans ce contexte, il me paraît pertinent de convoquer une position, dont Nekes n’a peut-être pas connaissance, qui porte exclusivement sur l’unité du plan.

Je pense ici à deux articles de Jean-Pierre Oudart6

Jean-Pierre Oudart, « La suture », in Cahiers du cinéma, no 211 et 212, avril et mai 1969.

qui, à travers une grille de lecture lacanienne, évaluent le Procès de Jeanne d’Arc (Robert Bresson, 1963) et certains films de Fritz Lang comme l’exemple princeps d’une structure d’assemblage tripartite des plans, reposant sur un manque constitutif. En simplifiant son argumentation, on peut avancer les points suivants : à travers le procédé du champ-contrechamp tel qu’il est mis en œuvre par Bresson dans le Procès (raccord proche des 180 degrés), le spectateur prend conscience d’une absence, c’est-à-dire de la présence de la caméra demeurant hors-champ ; le contrechamp, à travers le regard d’un personnage, ancre rétroactivement le lieu d’où le premier champ a été pris ; le spectateur prend alors conscience du cadrage qui masque arbitrairement certaines choses. Dans cette perspective, chaque plan se définit par rapport à ceux qui l’entourent : face au plan a, le spectateur cherche en vain la source d’un regard que personne ne supporte ; le contrechamp suture cette absence à travers le regard d’un personnage ; le plan b reprend et déplace le plan a, tout en effaçant la présence de l’énonciateur (« le lieu de l’Absent »). Ainsi envisagé, l’enchaînement champ a-contrechamp-champ b constitue une chaîne syntagmatique où chaque élément est interdépendant. À mon sens, la théorie de la kiné repose sur un modèle similaire : la rencontre entre deux photogrammes forme une première unité kinétique qui est déplacée et relancée par l’intervention du photogramme suivant ; si les paramètres organisationnels peuvent en principe varier à l’infini (ou plutôt jusqu’à ce que le film prenne fin), dans les faits un système de convergences et de récurrences règle l’ordre de distribution des photogrammes. Une différence toutefois subsiste entre ces deux positions : Nekes s’appuie sur des phénomènes expérimentalement observables, alors qu’Oudart projette un modèle psychanalytique à partir duquel il extrapole (non sans jugements de valeur) des relations de plaisir (Hollywood) et de déplaisir (la modernité) du spectateur au film.

Récapitulons, en renvoyant à des exemples précis. La première configuration (différence zéro : reduplication du même photogramme) n’a pas été réalisée. Tout au plus Nekes en a-t-il proposé une approximation : certains segments de films sont mis en boucle, inversés et renversés (Zipzibbelip, 1968, 11’ : un court-métrage sur la frustration du regard et le voyeurisme7

Cinq segments sont entrelacés dans le film : une femme attache son monokini ; un couple évolue dans un concours de danse ; un danseur s’assied sur une chaise qui cède sous son poids ; un homme lorgne sous la jupe d’une femme penchée au-dessus du capot de sa voiture ; une surface d’eau est troublée par des mouvements concentriques, parfois inversés. Les segments, mis en boucle, défilent dans le bon sens et à l’envers.

), tandis que d’autres films ralentissent à l’extrême le plan. L’absence de mouvement implique une concentration sur la durée exclusivement. Dans ces conditions, le lieu de l’Absent demeure vacant : rien ne vient relayer la présence de la caméra. La deuxième configuration (différence minimale : constitution d’un mouvement apparent) est utilisée en relation de contrepoint avec un montage ultra-court dans la plupart de ses films et constitue parfois l’intégralité du métrage. Dans ce dernier cas, elle peut s’incarner à travers un plan unique ou une multiplicité de plans. Soit Vis-à-vis (1968, 14’) : six personnes, dont Nekes et sa femme, assis immobiles, dévisagent la caméra. À infléchir les analyses d’Oudart (puisqu’il étudie des mécanismes d’articulation entre plans), le lieu de l’Absent correspond à la place du spectateur : voyant l’équipe et se voyant vu (les mouvements imperceptibles et le cillement des yeux des modèles, induisant un sentiment de gêne, déstabilisent cette photo de famille), le spectateur, tenu à distance de la scène de la représentation, découvre qu’il occupe une position analogue à celle de la caméra. Soit Abandanno (1970, 35’) : une succession de plans, articulés autour de leitmotifs (des toits enneigés vus d’une fenêtre, un intérieur d’appartement traversé par Nekes et Dore O.), cadrent Dore O. dans des espaces naturels en hiver et en été. Les plans, restituant une certaine aura à l’image (soutenue par la bande-son minimaliste d’Anthony Moore), jouent sur la disparition de Dore O. au sein du cadre : la profondeur de champ se creuse, les variations lumineuses s’intensifient jusqu’à effacer la représentation. Dore O., en éprouvant les limites du cadre, désigne un hors-champ qui n’est comblé par aucun regard (tout au plus par un mouvement : Dore O. lance une boule de neige hors-cadre). Le spectateur identifie le lieu de l’Absent à la présence de la caméra – qui le renvoie à sa propre position. La troisième configuration (différence maximale : collision et superposition des cadres entre eux) caractérise la poétique de Nekes (la liste de ses films ressortissant à cette catégorie demeure ouverte). Pour prendre un exemple, Makimono (1974, 38’), renvoyant aux peintures japonaises sur rouleaux, explore, à travers un emplacement fixe de la caméra, un paysage lacustre avec des maisons ; mais l’emportement du montage, conjoint à des mouvements panoramiques opposés et des surimpressions, assimile le paysage à une calligraphie de traits et de points abstraits. La rencontre entre photogrammes (phot. a + phot. b = kinème 1) qui se filent (phot. b + phot. c = k2) comme dans un fondu-enchaîné (k1 + k2 = k3) détermine le lieu de l’Absent : celui-ci se situe entre les images, renvoyant le spectateur à sa propre activité de perception, tour à tour dépossédé et maître de ses capacités de reconnaissance. À travers le clignotement des images, le champ-passé, le champ-actualisé et le champ-à-venir se confondent. Ces mécanismes de chevauchements des photogrammmes permettent d’opérer un saut : d’évoluer de la lecture (de la réception) au montage (à la confection) du film.

Montage horizontal, montage vertical

Nekes, en pensant le cinéma comme l’articulation différentielle des photogrammes entre eux, oppose à la logique de la successivité celle du simultanéisme. Un paramètre technique, le défilement photogrammique, est isolé et autonomisé en un premier temps, celui de la réflexion théorique (qui s’arc-boute à une pratique). En un second temps, les mécanismes liés à la projection sont érigés en tropes, élaborés en une poétique résolument métafilmique : à la lecture horizontale répond un montage photogrammique, à la lecture verticale la multiplication des couches de surimpressions. Les deux mécanismes sont liés, ne serait-ce déjà que techniquement : l’ajointement des photogrammes provoque leur superposition – qu’un montage vertical permet de démultiplier.

Un dernier mot encore sur la poétique du cadre propre à Nekes, avant de mettre en jeu ces implications par rapport à deux films, Diwan (1973, 85’) et Hurrycan (1979, 90’). Le champ, constitué par sa relative absence photochimique, n’est pas dépourvu de délimitations. La métaphore bazinienne de l’écran comme cadre et comme cache trouve ici un point de résolution : le plan est littéralement assimilé à un tableau (qui peut, comme dans le minimalisme, être divisé en bandes qui soulignent et redupliquent le cadre). Amalgam (1975-76, 72’) représente le meilleur exemple à cet égard – et constitue peut-être la seule occurrence dans le cinéma d’une telle pratique. Le film conjoint une technique précinématographique, la chronophotographie, et des références au champ des avant-gardes plastiques, c’est-à-dire au futurisme et surtout au Nu descendant un escalier (1911) de Duchamp qui renvoie à son tour aux planches d’une femme descendant un escalier (dans la série On Animal Locomotion, 1878, de Muybridge). Les plans, dans Amalgam, sont animés par une légère vibration, à la limite de la stase et de la décomposition du mouvement ; le cadre, composé comme un lieu de forclusion des figures et des motifs, diffracte prismatiquement les points de vue. Nekes propose deux variations explicites autour de toiles. Knoten (1ère partie) recompose en un tableau vivant Les poseuses (1886-87) de Seurat : l’accentuation de la texture du grain de la pellicule reproduit la technique du pointillisme ; le cadre se fige, puis s’anime à travers la fusion de quatre couches d’images aux expositions variées. Textur (3e partie) constitue un hommage au Christ mort (circa 1500) de Mantegna : les formes d’une femme nue, allongée dans la même posture que le Christ, se démultiplient à travers les couches de surimpression ; la crudité de la représentation de Mantegna est redoublée par le rabaissement du sujet et la corporéité de la femme allongée sur un lit, en lieu et place d’un cadavre8

Pour une analyse détaillée de ce film, voir Christoph Settele, « Nekes – Duchamp – Mantegna » et Ingo Petzke, « Amalgam », Werner Nekes Retrospektive, Zyklop Verlag, Zurich, 1987, p. 36-49 et p. 89-92.

. À travers cette assimilation du plan à un espace pictural, l’irréductibilité du hors-champ, qui ne peut réintégrer la représentation, est affirmée. Le hors-champ, qui intervient au niveau du support réel du film, est exclu du monde de la représentation : le cadrage demeurant fixe, les opérations de déformation des figures, qui sont à peine reconnaissables, ont lieu au sein d’un cadre délimité.

Pour le dire autrement, la découpe que propose Nekes entre montage horizontal et montage vertical est purement didactique. Dès lors, par montage (en un sens élargi), il faut entendre : la constitution des photogrammes en unités de plus en plus larges d’une part (où la coupe génère un hors-champ), et la superposition des couches d’images en tout point donné d’autre part (où la surimpression d’images palimpseste brouille la délimitation entre champ et hors-champ). C’est dans cette double perspective que j’envisagerai Diwan et Hurrycan. Les techniques diffèrent, mais les effets sont comparables : où donc le champ s’est-il abîmé ? pourrait-on s’interroger…

 : les mécanismes du déplacement et de la condensation

Diwan est composé de cinq parties autonomes. (Le titre fait allusion à un recueil éponyme de poèmes lyriques de l’auteur persan Hàfiz (1368) – et au Divan occidental-oriental (1819) de Goethe qui cherche à rivaliser avec celui-ci. Le lyrisme sensuel et le mysticisme s’expriment ici à travers une poétique de l’espace où choses et gens se confondent, s’indifférencient.) Le film permet de repenser la relation entre montage horizontal et vertical, et ses répercussions sur le hors-champ. À mobiliser deux modèles extracinématographiques, la théorie de la psychanalyse et la musique, il est possible de définir analogiquement le montage photogrammique et les superpositions comme un mécanisme de déplacement et de condensation du champ visé ou comme une technique fondée sur l’intervalle entre les notes et leur résonance en un accord.

Au niveau de l’enchaînement des photogrammes, qui forment et transforment dans le même mouvement le champ, il ne peut être question de hors-champ qu’à partir d’un degré perceptible de différenciation spatiale et temporelle entre les kinèmes. Ce gradiant peut être identifié, si l’on se situe du côté de la réception, à un effet de brouillage de l’image : l’intervalle d’espace et de temps, ou le mécanisme de déplacement des constituants du champ, doit être suffisant pour empêcher la constitution homogène du plan qui, aussitôt formé, bascule hors-champ. Au niveau de la superposition des couches d’images, la situation peut paraître diamétralement opposée : il ne s’agit plus de creuser un écart entre tons, mais d’affiner leurs microintervalles ; les éléments condensés doivent présenter une densité telle que le champ se constitue en un espace malléable, perpétuellement mouvant. La différence d’espace et de temps entre les couches d’images peut être minime : c’est par recoupements et permutations que se crée un état d’indistinction entre champ et hors-champ. On peut alors parler d’effet-de-hors-champ : une trop grande richesse du champ visuel produit un effet déceptif, une frustration du regard, l’intégralité des points coprésents à l’écran ne pouvant être identifiés. Diwan dynamise cette interaction entre abîmement et surcharge du champ à travers différentes techniques qui ne mobilisent pas forcément le montage (dans son acception commune).

Alternatim (2e partie), qui renvoie à une forme musicale où deux chœurs chantent en alternance, oppose deux types d’images : des plans photographiques statiques, extrêmement cadrés, et des séquences de décharge cinétique qui diffractent un château grec (les kinèmes superposent tantôt deux angles différents de cadrage, tantôt un photogramme non impressionné et le château, tantôt étirent un photogramme sur l’espace de deux cadres). Les plans photographiques, à travers un cadrage métonymique, font saillir les angles des bâtiments, parfois traversés par des personnages, et redécoupent un cadre dans le champ. Le cadrage apparaît comme un geste de réduction du champ, d’isolation de la scène hors de son environnement mondain. Seul le principe de la continuité des formes, posé par la Gestalttheorie, permet d’identifier ces habitations dont la perception se trouve dénaturalisée. Les explosions de photogrammes excèdent nos capacités de perception et de déchiffrement de l’image. Ces séquences de montage horizontal et vertical, présentant une expérience visuelle inédite, produisent un effacement des motifs par recouvrement, un malaxage kaléidoscopique du visible. Une tension s’instaure entre un système d’attente (différence kinétique avoisinant le zéro) et l’éclatement de la vision (montage horizontal et vertical). Les processus de remémoration et d’anticipation du spectateur sont perturbés : celui-ci ne parvient pas à être en phase avec ce flux d’images qui le submergent. L’irruption des kinèmes déchire les plans statiques. La bande-son, composée d’une fréquence modulée continue, entre en relation de contrepoint avec les images. Deux formes opposées de hors-champ sont mobilisées : la dynamique d’interaction entre la raréfaction de la perception et la sortie hors d’une représentation identifiable conduit à une forme de montage plus élevée. Nekes propose ainsi au spectateur une expérience sensorielle qui mobilise des sensations tactiles.

Sun-A-Mul (1e partie), qui signifie en gaélique un paysage baigné par le soleil, institue un contraste entre des mouvements panoramiques et un cadrage fixe où les superpositions entrent en jeu. Le film s’ouvre sur une vue aérienne qui capte un paysage côtier en suivant la trajectoire du soleil. Un vaste territoire est parcouru, non sans variations d’intensité lumineuse et intervention de coupes (la bande-son est composée de trois vibrations aux hauteurs tonales changeantes). Les occurrences suivantes de ce segment présentent son contre-champ : c’est le ciel qui est cette fois cadré en contre-plongée, évoquant métonymiquement un espace non-fini. Le corps central du film, en position de déhiscence par rapport à ce plan de situation, présente une maison balnéaire et son annexe, avec des personnes à l’avant-plan. Ce lieu, affecté par les changements impromptus de réglage du diaphragme, devient le théâtre d’apparitions et de disparitions. Les surimpressions, s’étendant jusqu’à seize couches (impressionnées à l’intérieur de la caméra !), déterritorialisent l’habitation (dont l’emplacement à l’écran varie sans cesse) et frappent de soupçon l’existence des personnes déambulant dans le champ. Les centres de focalisation de l’image se démultiplient. Dans ce ballet incessant de figures qui se croisent et se confondent, le montage vertical est aligné sur le rythme du montage horizontal : dans le cadre de l’écran, le passage du champ au hors-champ (et inversement) répond à la cadence de défilement des photogrammes. Le spectateur a la possibilité d’isoler, de se concentrer sur une couche d’image, puis d’en viser une autre : l’errance de son regard constitue la meilleure réponse à ce mode de flottement de la représentation, où le montage vertical abolit la distinction entre champ et hors-champ.

Hynningen (5e partie), qui signifie appartement en suédois, articule principalement deux motifs : une fenêtre, avec ou sans surimpressions, et une maison vue de l’extérieur. La bande-son est composée d’une longueur d’onde de plus en plus aiguë. Les commentateurs de Diwan s’entendent pour déceler dans le plan de la fenêtre une allusion à La condition humaine (1934) de Magritte9

Sur Diwan, voir Dieter Kuhlbrodt in Werner Nekes Retrospektive, op. cit., p. 76-81 et Ingo Petzke, « Bundesrepublik Deutschland – ein historischer Überblick », in Das Experimentalfilm-Handbuch, Deutsches Filmmuseum, Francfort, 1989, p. 87.

. Sur ce point, je ne saurais les suivre. Pour que l’argument tienne (le cadre de la toile, présent en transparence, reduplique ce que le tableau masque, c’est-à-dire la vue à travers la fenêtre), il faudrait que les jeux de superpositions de la fenêtre soient constants et n’achoppent pas sur la fenêtre en tant que cadre faisant écran au paysage. Je proposerai une autre lecture qui prend en compte la duplicité du hors-champ dans les films de Nekes, en repartant d’un simple constat : la dernière séquence permet au spectateur de s’orienter dans l’espace profilmique et de redistribuer les éléments déclinés par Hynningen en une topographie stable. L’ensemble des champs cadrés par la caméra repose sur un point de vue unique que Nekes sans cesse transgresse, c’est-à-dire un intérieur perçé de deux fenêtres qui donnent sur un paysage et une maison. Le premier dispositif optique (Magritte) repose sur un enchâssement de cadres transparents – sur une représentation illusionniste (donc réaliste). Le second dispositif ( Hynningen ) reproduit les conditions d’une vision binoculaire tout en impliquant une schize entre les deux cadrages. Les dispositifs de cadrage eux-mêmes sont duels, la mise au point pouvant se faire sur la fenêtre en tant que support opaque ou en tant que cadre transparent. De plus, les premières superpositions de la fenêtre laissent bientôt place à des plans à couche unique qui multiplient les variations d’intensité lumineuse et de tonalités de couleur (pour être plus précis : à la fenêtre, qu’elle soit ouverte ou fermée, se superposent des personnages extérieurs au champ cadré). Hynningen constitue un commentaire métadiscursif : Nekes oppose à la métaphore du cinéma comme fenêtre ouverte sur le monde, à l’origine de l’esthétique mimétique et réaliste défendue par Bazin, la matérialité du cadre. Le montage vertical, les variations d’intensité lumineuse et des pigments de couleur transfigurent le champ qui résiste dès lors à toute fixation univoque. Les procédés de la condensation et du déplacement confèrent à l’espace une malléabilité qui évoque un monde d’avant toute représentation codifiée. Nekes se concentre sur la texture de la matière filmique : en déclinant une série de clichés photographiques, il renoue avec l’origine historique de la photogénie qui s’applique au mouvement de la photographie pictorialiste.

Le montage photogrammique et les surimpressions (Alternatim), la superposition de la même scène à travers de légères différences de cadrage et de temps d’exposition (Sun-A-Mul), l’anamorphose de la représentation par modification du réglage de la focale, du diaphragme et des couleurs (Hynningen) empêchent le champ de se constituer en une identité stable. Une équation d’identité est donc posée entre champ et hors-champ.

ou le montage vertical

La fonction du montage, dans Hurrycan (le titre renvoie à « hâte » et « boîte » : à la mise en boîte cinématographique d’une enfilade d’images, à l’écranisation d’un « ouragan » qui s’empare de la représentation), se réduit à assembler des segments (où des amis de Nekes performent des gestes et des actions quotidiennes ou se mettent en scène). La discontinuité intervient au moment du tournage. Nekes s’est fait construire un obturateur, piloté par un ordinateur, qu’il place devant l’objectif de la caméra ; le défilement des images est contrôlé au photogramme près ; Nekes décide de n’impressionner que certains photogrammes (l’unité minimale correspond à deux cadres) ; en faisant revenir la pellicule dans le magasin de la caméra, il répète l’opération ; le film est constitué de deux à douze couches d’images. L’effet induit est désigné au début du film : un thaumatrope10

Rappelons que Nekes a réuni une des collections les plus importantes en Europe de jouets précinématographiques et de traités sur la vision.

aux dénotations érotiques représente un homme en posture d’accouplement sur une face, et une femme dans une position analogue sur l’autre face ; l’animation du thaumatrope (il suffit de le faire tourner sur lui-même) produit un mouvement de va-et-vient du couple, anime cette scène de pénétration. Le plan suivant exhibe les mécanismes du tournage : l’obturateur découpe une vignette dans un champ parcouru par une personne et masque par intermittence une partie de l’écran. Après avoir introduit le titre du film (inscrit sur une boîte de conserve), Nekes filme une femme qui visionne des images à travers un obturateur : cadre dans le cadre et mise en abîme du dispositif du film, ces plans introductifs règlent le contrat de lecture passé avec le spectateur. Nous voilà prévenus : Hurrycan segmente l’espace et le temps en menus morceaux hâchés, noirs ou impressionnés.

Un pas supplémentaire, relève Nekes, est franchi : il ne s’agit plus tant d’ajointer des photogrammes selon un plan de travail que de distribuer des champs de kinèmes en une structure rythmique11

Werner Nekes, « Von der Wunderscheibe zur Wirbelbüchse oder von Thaumatrop zum Hurrycan » [1979], in Werner Nekes Filme, Gurtrug Film, Mülheim, 1985, p. 51-52.

. Les kinèmes à couches multiples apparaissent comme des cellules de montage dans cette opération d’ajustement qui mobilise conjointement une dimension horizontale et verticale. Une relation punctiforme entre couches de surimpressions redouble les rapports de contiguïté entre photogrammes : chaque cadre peut être noir ou impressionné selon différentes configurations. La réduction du nombre de superpositions et la relative congruence entre les couches d’images produisent un mouvement filmique. La multiplication des superpositions et le creusement de l’écart entre couches d’images génèrent une nouvelle sémantique filmique. Autrement dit, un montage monovisuel repose sur une subtance filmique reconnaissable et rattachable à un référent mondain, malgré la fracturation de la scène. Un montage polyvisuel, par contre, mobilise une matière filmique insituable dans le profilmique, qui se caractérise par les multiples focalisations de la scène et la dissémination de la position des objets. Hurrycan fait ainsi porter l’accent tantôt sur le défilement cinématographique, tantôt sur un jeu de substitutions polycentrées.

Evidemment, ce film embraye la réflexion de Nekes sur le montage vertical. Un fait qu’il ne relève pas est pourtant induit par cette double articulation du montage : l’assemblage des champs de kinèmes est réglé par un mécanisme qui correspond à la définition de la poésie selon Jakobson, c’est-à-dire à une projection de l’axe paradigmatique sur la chaîne syntagmatique. Car c’est bien là que se situe l’enjeu de la dialectique entre montage vertical et horizontal : les surimpressions font jouer au sein d’un cadre unique des mécanismes de différenciation spatio-temporelle. L’effet recherché peut être celui d’une différenciation minimale : la séquence scintille, trouée par des kinèmes noirs, mais demeure aisément reconnaissable (ainsi la première scène du film après le prologue représente deux hommes assis et buvant un café, agités par des soubresauts, des éclats stroboscopiques). L’effet recherché peut être celui d’une différenciation maximale : dans un effet de précipitation burlesque, les objets et les personnages surgissent en tout point de l’écran, se chevauchent et s’entrechoquent. Cet affolement du champ, mu par un mouvement d’emportement catastrophique, est au centre de l’avant-dernière (et très longue) séquence de Hurrycan. Une photographe et son modèle en tenue légère apparaissent et disparaissent dans un décor instable, à l’artifice accusé ; différents personnages traversent précipitamment le cadre. Entre ces deux extrêmes se lovent une série de configurations des champs kinétiques.

En premier lieu, différents motifs peuvent être entrelacés. Ainsi, l’alternance rapide d’un homme face à une machine à écrire et de deux personnes assis à une table suscitent un effet de (con)fusion des scènes. Ou encore un conférencier, une femme debout, une femme nue se roulant au sol et une femme vêtue d’un pardessus, un livre à la main, occupent tour à tour l’écran ou comparaissent (le chevauchement maximal entre personnages est limité à deux occurences). En deuxième lieu, des situations distinctes (appartenant à des mondes profilmiques qui ne communiquent pas) peuvent être mises en regard. Une séquence, jouant sur la coprésence fugitive des personnes, met en scène un homme qui caresse une femme (par effet de surimpression, il va sans dire). Activant le jeu du fort-da de la reconnaissance et de l’effraction, cette scène produit un acte (sexuel) filmique. A travers un recadrage (sur les jambes et le visage de la femme, la main baladeuse et le visage de l’homme), Nekes constitue un corps cinématographique, qu’il décompose et réarticule en une anatomie inédite. En troisième lieu, un motif identique peut être redupliqué. Le corps d’une danseuse nue, par exemple, se démultiplie par scissiparité et se fond à une autre danseuse à moitié dévêtue. Cette interpénétration des corps peut être poussée jusqu’à la défiguration de la représentation. Le pied, le visage et le détail de la robe d’une femme, puis ses bras et sa poitrine, enfin différentes parties anatomiques non identifiables, se superposent et font éclater la plastique féminine. En quatrième lieu, une situation unique peut être décomposée et reconfigurée : la citation d’une chronophotographie de Muybridge représente un homme qui fend du bois ; ses mouvements désarticulés, dépareillés, indexent et thématisent l’opération du montage.

Dans tous les cas, le hors-champ est définitivement intégré au champ (ou serait-ce l’inverse ?). Les intrications et correspondances entre couches d’images ont pour effet de nier le hors-champ, d’autonomiser et de concentrer le champ qui s’autoaffecte. Des techniques qui normalement fracturent le champ ont un effet de neutralisation du hors-champ. Dès lors, le plan est assimilé à une image-palimpseste qui tolère différents parcours de lecture antagonistes. Mais il y a une limite à ces jeux de défigurations et de transfigurations : malgré la saturation du plan, Nekes observe une certaine retenue pour que la scène ne bascule pas dans l’illisibilité. Le cadrage reste relativement fixe ; le mouvement des objets et des personnes, généré par le montage vertical, répond à des schémas de permutation et de substitution (coprésence de trois motifs à l’écran, au maximum). Le montage vertical, en introduisant une vacance imprévisible dans le champ, assimile le cadre à une grille métrique où la position des motifs est interchangeable.

Montage, surimpressions et hors-cadre

Au terme de ce parcours de l’œuvre filmique de Nekes, est-il possible d’indexer les différentes modalités de relation ou de disjonction entre ces trois termes : montage (horizontal), surimpressions et hors-champ ? Un dernier détour devrait nous permettre d’y répondre. Si l’on tient à une certaine rectitude terminologique, il ne saurait être question de hors-champ, mais de hors-cadre (car la pratique filmique et les prises de position théorique de Nekes portent sur l’unité de deux photogrammes ou cadres). Pour le dire autrement, le hors-champ dépend d’une opération de cadrage, et le hors-cadre de la présence du montage. Méthodologiquement, il paraît raisonnable de postuler qu’il n’y a constitution d’un hors-cadre qu’à partir du moment où ses effets se font ressentir sur le spectateur.

Une structure duelle oriente le hors-cadre dans deux directions tensionnelles. En premier lieu, ce qui se situe à l’entour des cadres, ce qui est élidé et pourrait faire lien, constitue à proprement parler le hors-cadre dans l’opération de mise en chaîne des plans-photogrammes. Des mécanismes de différenciation entre unités infinitésimales, qui apparaissent comme la condition sine qua non de constitution du film, sont exhibées et exacerbées : les différences entre photogrammes et la béance qui peut grever un photogramme-image participent à la disruption de la représentation, à la dissémination des vecteurs de la figuration. Dès lors, est hors-cadre ce qui diffère et ne demeure pas en l’emplacement, ce qui se jouxte tout en portant la marque d’un différend ou, un peu mieux, ce qui permet de raccorder deux cadres et en l’occurrence fait défaut. Selon cette première direction, le mode de perception induit par le montage photogrammique repose sur un processus d’élaboration secondaire des cadres qui mobilise une durée minimale et provoque leur éclatement, leur déflagration.

En second lieu, ce qui s’incorpore dans un premier cadre, relevant d’un autre milieu et d’un autre moment, tend à neutraliser l’identité du champ qui ne répond plus au principe de non-contradiction. Dans cette élaboration primaire du cadre, un équilibre instable s’instaure entre la saturation, le recouvrement, du champ et l’abîmement, la soustraction, des figures. En désactivant l’opérationnalité de la distinction entre ce qui appartient et ce qui échappe au cadre, les couches de surimpression concourent à produire un effet d’indifférenciation et de ravalement des points coprésents à l’image. Dès lors est hors-cadre ce qui est indéchiffrable mais néanmoins contenu par le plan-photogramme ou, à emprunter la rhétorique des paradoxes, ce qui crève les yeux mais ne peut justement parvenir au niveau de la reconnaissance. Selon cette seconde direction, le mode de perception induit par le montage vertical peut déjà avoir lieu au sein d’un hypothétique arrêt sur image, mais est démultiplié par le filage de ces images-palimpseste. C’est entre ces deux pôles, l’affirmation de la prépondérance du hors-cadre et la mise en scène d’images infixables, que se situe la praxis des films de Nekes : l’interaction entre le visible et le non-visible apparaît comme le moteur de ses réalisations. On pourra en juger sur pièces au Spoutnik et à l’ESBA en décembre 2003.