André Chaperon

Le hors-champ de l’histoire

Une lecture benjaminienne de Tom, Tom, the Piper’s Son

« Considérez-moi comme un accessoire du Kalart-Victor. »Ken Jacobs

De Tom, Tom, the Piper’s Son (Ken Jacobs, USA, 1969-71, 115’) à Tom, Tom, the Piper’s Son (Billy Bitzer, USA, 1905, 11’15’’)1, le cheval de Troie du cinéma expérimental investit à reculons le cinéma des premiers temps pour en actualiser des potentialités restées lettre morte pour l’évolution du cinéma, et ainsi prendre cette dernière à rebrousse-poil.

Une histoire de raccords

En 1905, Billy Bitzer, futur opérateur de Griffith à la Biograph, tourne pour cette même compagnie un film d’une bobine intitulé Tom, Tom, the Piper’s Son. Le sujet en est tiré d’une célèbre comptine pour enfants (nursery rhyme)2 que Bitzer adapte en recourant au modèle formel du film de poursuite, l’un des premiers genres cinématographiques, apparu vers 1902. On sait l’importance dudit modèle pour la mise en place de ce que Noël Burch a appelé la « linéarisation des signifiants iconographiques »3, c’est-à-dire la manifestation proprement textuelle de liens entre les plans, à une époque où le film pluriponctuel (en plusieurs plans) tend à se généraliser. Ces liens étaient jusque-là extérieurs au texte filmique, sous les espèces d’instructions de lecture fournies lors de la projection par un conférencier-bonimenteur4 ou de connaissances prérequises du spectateur5. La codification des raccords induite par le film de poursuite est en rupture avec la logique du cut-in, un des seuls raccords déjà conventionnalisé. Ce dernier consiste à raccorder dans l’axe en plan plus (ou moins) rapproché : la frontalité du cadrage est ainsi maintenue sur une scène ressentie comme théâtrale6 dont les deux vues rapprochées par le montage entretiennent un rapport de coréférence spatiale. Celui-ci circonscrit l’exercice du regard dans un seul et unique espace, composé le plus souvent de manière centripète, sans postulation aucune de hors-champ. La logique centrifuge du film de poursuite fait quant à elle se succéder des espaces disjoints7, parcourus latéralement (comme dans le film de Bitzer) ou perspectivement (de l’arrière-plan à l’avant-plan, et/ou inversement, comme dans le célèbre Rescued by Rover de Lewin Fitzhamon, GB, 1905) par des personnages dont les entrées et sorties de champ correspondent généralement aux débuts et fins de plans, la durée de vie du plan étant directement fonction de son habitabilité.

Le film de Bitzer (voir fig. 1 à 8 et Annexe I)8 semble en fait s’écarter d’emblée (dès le plan 2) du modèle du film de poursuite. C’est qu’il ne respecte pas la convention générique de monodirectionnalité des entrées et sorties de champ. Celles-ci sont en effet censées se faire toujours dans le même sens : dans le cas de la version latéralisée du film de poursuite (dont le film de Bitzer relève à première vue), elles se font donc soit dans le sens de la lecture (entrée par la gauche et sortie par la droite dans un plan, puis entrée par la gauche dans le plan suivant, et ainsi de suite), soit, plus rarement, dans le sens inverse (entrée par la droite et sortie par la gauche dans un plan, puis entrée par la droite dans le plan suivant). Cette monodirectionnalité ne peut être enfreinte que lorsqu’elle est rejouée dans l’autre sens, que l’espace est parcouru en sens inverse, la lecture se faisant alors en boustrophédon (cf. Rescued by Rover où l’espace global, découpé en plusieurs plans, est parcouru à trois reprises : mouvement en S qu’on aurait fait pivoter sur lui-même de 90° sur la gauche). Chez Bitzer, si la poursuite débute par la gauche (avec la sortie gauche-cadre des poursuivis et des poursuivants à la fin du plan 1) et se termine par la droite (entrée droite-cadre de tout le monde au début du huitième et dernier plan9), elle se déroule en sens inverse du plan 2 au plan 7 (entrée par la gauche et sortie par la droite), ce qui donne l’impression, du plan 9 au plan 2, d’un mouvement tournant en C, avec à la clé un degré de disjonction spatiale plus élevé que du plan 2 au plan 7, ainsi qu’une ellipse temporelle de plus grande amplitude. Il y a donc double jeu dans le maniement du raccord de direction, tandis que la cohérence de son emploi entre le plan 2 et le plan 7 est brouillée à deux reprises par l’intervention d’un autre type de raccord, le raccord à 180° entre extérieur et intérieur10, qui se fait ici par le biais d’une amorce de déplacement en profondeur des personnages, mode de déplacement qu’on trouve plutôt dans la version perspective du film de poursuite. Précisons tout de suite que ce déplacement est infime : il s’exerce dans un espace dénué de profondeur, qui ne comporte qu’un premier plan sur le fond d’un décor fait de toile peinte et d’éléments tridimensionnels. Ainsi peut-on assister au plan 2 (extérieur) à la disparition hors-vue, c’est-à-dire derrière un élément du décor (« sixième tranche » de l’espace hors-champ dans la typologie de Burch11), une porte en l’occurrence, des deux poursuivis (le Tom du titre et son acolyte, que Jacobs appelle simplement Pantalons Rayés12), puis, au plan 3 (intérieur), à une entrée par la même porte, peinte cette fois-ci sur une toile, des poursuivants. Mais cette entrée ne débute qu’après la disparition par la cheminée des poursuivis (qu’on n’a pas vu entrer depuis l’intérieur), disparition montée en réversion de bande (les poursuivis ont été filmés en réalité en train de descendre par la cheminée), trente ans avant que Chaplin ne procède de même dans une séquence célèbre des Temps modernes, où l’on voit Charlot se faire happer par les rouages d’une machine. Le raccord extérieur/intérieur ne se fait donc pas dans le mouvement, ni celui de personnages identiques, ni celui de personnages différents. Le plan 4 reprend le décor du plan 2 : on y voit tout le monde sortir par la cheminée (et donc entrer à vue dans le champ, en provenance du hors-vue), à l’exception de quatre des vingt-et-un poursuivants qui, plus économiquement, empruntent le même chemin qu’à l’allée, dans l’autre sens ! Les plans 6 et 7 (extérieur et intérieur) raccordent de la même manière (pour le détail, voir Annexe I).

Peinture et cinéma

Le non-respect de monodirectionnalité est donc limité aux entours du film, aux premiers et derniers plans qui raccordent bien quant à eux par-delà les six plans de la poursuite proprement dite. Ces deux plans se détachent du reste du film en termes de raccord, mais ils s’en distinguent déjà à ces deux premiers niveaux de mise en forme de l’expression cinématographique que sont le cadrage et la mise en scène. Le plan 1 s’inspire d’une gravure (fig. 9) que le peintre anglais William Hogarth a exécutée à partir d’une de ses œuvres, Southwark Fair (La Foire de Southwark, 1733)13, et s’essaie à en reproduire la multiplicité de personnages et d’actions. Il en résulte ce grouillement d’actions simultanées non-hiérarchisées dont on a fait une des principales caractéristiques du plan-tableau, esthétique censément battue en brêche par le film de poursuite et qui l’est effectivement du plan 2 au plan 7. On pourrait en déduire que Bitzer commence par mimer (au plan 1) un certain état du langage cinématographique (sous influence de la peinture) pour ensuite (du plan 2 au plan 7) le faire imploser sous l’effet d’une logique proprement cinématographique (celle du film de poursuite) et enfin (au plan 8) retomber volontairement dans une esthétique plus proche de celle du plan 1, attestant par-là du chemin parcouru par le seul cinéma… Hypothèse séduisante, d’autant plus que Jacobs semble procéder de même vis-à-vis du film de Bitzer, qu’il reprend intégralement par deux fois (tout au début de son film, puis tout près de la fin), comme un film-étalon auquel référer le travail de son propre film. De la peinture au cinéma, puis du cinéma des premiers temps (1895-vers 1908, cinéma longtemps qualifié de primitif14) au cinéma expérimental, le progrès serait en marche, linéairement et nécessairement, quantifiable et prégnant…

Ken Jacobs, on le verra, ne souscrit absolument pas à une telle idéologie, puisqu’il s’agit pour lui de repasser par le cinéma des premiers temps pour lui donner une postérité inédite, celle du cinéma expérimental. Quant à Bitzer, s’il y souscrit (pour la part historique qui est la sienne – de la peinture au cinéma), c’est de manière ironique, en raison de la nature parodique du rapport qu’il semble entretenir au film de poursuite, donnant à voir les liens que ce genre de création récente continue à entretenir avec l’esthétique du plan-tableau. Ainsi les plans 2 à 7 sont-ils semi-autonomes sur le plan narratif (ils contiennent tous un clou) et ils tendent à réinstaurer le grouillement originel du plan 1 (ces deux éléments sont liés, le clou concernant les différents états du corps collectif des poursuivants). De plus, si l’on se penche plus attentivement sur la gravure de Hogarth (cadre coupant les corps, regards multidirectionnels – certains dirigés vers le hors-champ –, flux contradictoires dont la foule est animée), on voit qu’elle n’est pas totalement justiciable de cette vision réductrice de la picturalité (composition centripète, absence de hors-champ) que le discours sur le cinéma convoque généralement lorsqu’il s’agit d’attester d’une émancipation progressive du cinéma par rapport aux arts déjà constitués. Si Bitzer prend la peine de repasser par la peinture, ce n’est ni pour activer passivement un intertexte légitimant, ni, à l’inverse, pour se situer dans un au-delà de la peinture, mais peut-être pour tenter lui aussi de lui donner une postérité inédite, sur un mode qu’on pourrait qualifier d’expérimental, dans l’acception scientifique du terme. La question n’est plus de savoir ce que le cinéma a de plus que la peinture, mais ce que peut le cinéma pour la peinture, ce qu’il advient de celle-ci lorsqu’on la fait passer par celui-là. Si la peinture ne saurait en ressortir indemne, cela ne signifie pas pour autant son dépassement. Quant au fameux apophtegme bressonien (« Ce qui a passé par un art et en a conservé la marque ne peut plus entrer dans un autre15. »), il nous paraît doublement infirmé : rien n’est marqué à jamais par un art (dans notre cas, la scène de genre campée par Hogarth) et il n’est pas nécessairement improductif de le faire passer par un autre. Un art peut en démarquer un autre (au sens de dégriffer), non pour s’en démarquer, mais pour le remarquer. Le film de Bitzer rejoue autrement, et non pas plus efficacement, l’économie (figurative, spatiale, temporelle, causale, narrative) de la gravure de Hogarth. Si le tableau a bien un hors-champ (pour répondre à la question – rhétorique –posée par Nicole Brenez : « le tableau a-t-il un hors-champ16 ? »), ce n’est pas grâce au seul cinéma, mais à la monnayabilité en cinéma de certaines de ses composantes, telles que l’étagement dans la profondeur et la tension centripète dans la latéralité.

Dans la gravure, la multiplicité des actions ne peut que se heurter aux limites du cadre, et ce malgré tout ce qui s’essaie à le faire éclater (cadre coupant, regards hors-champ, etc. ; voir supra). Le film parvient quant à lui à faire éclater ce cadre d’entrée de jeu, avant même d’avoir passé en régime pluriponctuel : au plan 1 en effet, certains personnages vont et viennent entre champ et hors-champ17, bien avant que la poursuite ne se soit engagée (le vol n’a lieu que 2’40’’ après le début d’un plan qui en dure 2’54’’). Dès le plan 2, Bitzer ne procède pas à la simple redistribution d’un plan à un autre des différentes actions du plan 1. Il sélectionne dans celui-ci une action (le vol d’un cochon18) pour en faire une péripétie qui noue à elle l’ensemble des regards, divisés jusque-là, et dont il examine les conséquences sur les plans suivants. L’entassement au plan 1 de personnages et de situations devant une toile peinte (qui, soit dit en passant, rapatrie l’intertexte –la gravure –sur son support d’origine –la toile) a pour seule fonction d’être débrouillé sur les six plans suivants. Au plan 1 (et en droite ligne de Hogarth), l’énergie pulse de tous les côtés (et en hauteur : le funambule de Hogarth est féminisé pour l’occasion) et s’accumule pour mieux se libérer, mais les effets de cette décharge ne sont que partiellement recueillis du plan 2 au plan 7 : non seulement de par la focalisation sur une seule action, mais aussi parce que les personnages du plan 1 ne sont pas tous amenés à y transiter, à commencer par le jongleur, dernier personnage à déserter le plan 1. La foule des poursuivants est en effet soumise dès le plan 2 à un processus de déperdition qui n’est évaluable précisément qu’à partir du plan 4 (voir Annexe I). Du plan 5 au plan 7, la déperdition s’est à la fois amplifiée et stabilisée, tandis qu’au plan 8 la foule des poursuivants s’est en partie reconstituée à l’occasion du finale. Le fil pictural, tramé tout au long du film, transparaît à nouveau au plan 8 pour renouer avec celui de la funambule…

Kalart-Victor/Arriflex : un couple performant

En 196919, Ken Jacobs analyse plan par plan et en cinéma le film de Bitzer, à la faveur de son récent report sur pellicule-film 35mm. C’est qu’à l’instar de la majeure partie du cinéma américain antérieur à 1912, ce film ne subsistait plus que sous la forme d’un tirage sur papier-photo (paper print)20. La technique même utilisée par Jacobs pour se le réapproprier témoigne de cette renaissance du film de Bitzer. En effet, contrairement à d’autres praticiens du found footage (métrage trouvé, c’est-à-dire préexistant), Jacobs n’utilise pas seulement la tireuse optique (visionneuse équipée d’un système de refilmage)21, mais aussi et surtout un de ces projecteurs analytiques 16mm (analyser projector)22 longtemps en vogue (avant l’apparition du magnétoscope) dans le cadre pédagogique de l’analyse séquentielle. Il permet en effet l’arrêt sur image (sans que la pellicule ne s’enflamme), la variation de vitesse de défilement ainsi que la réversion de bande, dispositions techniques qui nous reportent, mutatis mutandis, à une époque antérieure au Cinématographe des frères Lumière (qui ne permet que la réversion de bande), celle du Théâtre optique d’Emile Reynaud23. Le film de Bitzer est donc à nouveau projeté (après ne plus l’avoir été durant des décennies), mais dans des conditions dispositives qui rappellent celles du pré-cinéma, et refilmé avec une caméra 16mm Arriflex. Ken Jacobs, à la caméra, donne des instructions de projection à Flo, son épouse, ou à son ami Jordan Meyers. Il y a donc couplage, hiérarchique, entre caméra et projecteur et véritable performance, ce dont témoigne aussi la présence dans le film du corps des opérateurs Jacobs, notamment par le biais d’ombres chinoises réalisées devant l’écran de projection (voir XI/P5.A.c). Le choix d’un tel dispositif permet à Ken Jacobs de se donner à voir le film de Bitzer dans sa réalité institutionnelle, écranique, mais aussi de faire saillir la pluralité des niveaux de réalité24 de l’objet-cinéma expérimental, notamment et notablement deux niveaux de réalité constamment refoulés par le cinéma institutionnel. Le niveau de réalité filmophanique est mis à jour par l’exhibition du dispositif de projection, de refilmage dans le cas qui nous occupe, Jacobs prenant à plusieurs reprises du champ par rapport à l’écran de projection et produisant ainsi ce que nous appellerons un effet-écran : l’écran n’est plus filmé plein cadre et se réduit à un cadre dans le cadre (surcadrage), qui peut aussi être l’objet d’une déformation perspective (décadrage, fig. 10). Le niveau de réalité filmographique procède quant à lui de l’exhibition de la matérialité pelliculaire : ainsi peut-on voir dans le film de Jacobs l’interimage qui, sur la pellicule, sépare deux photogrammes (et, d’un point de vue perceptif, permet à la persistance rétinienne de s’exercer : instant de non-vision nécessaire à la mémorisation de deux images successives), ainsi que les perforations de fin de bobine Kodak et, surtout, le grain de la pellicule.

Réalisé (1969-71) à un moment-charnière de l’histoire du cinéma expérimental, caractérisé selon Sitney25 par le passage, sous influence du minimalisme, du film formel (formal film) au film structurel (structural film), le film de Jacobs, dans lequel on a parfois voulu voir un parangon de film structurel, échappe en partie à cette partition de par la nature de son dispositif qui le fait relever davantage du cinéma élargi (expanded cinema) qui allait se développer par après et dont Jacobs lui-même allait devenir un des principaux représentants. Cinéma élargi que le film de Jacobs, aussi bien dans l’acception dispositive de l’expression que dans son acception anthropo-psychologique, telle que théorisée en 1970 par Gene Youngblood26. Selon ce dernier, le cinéma doit permettre l’élargissement de la conscience, le cinéma étant envisagé dans le cadre d’un processus historique qui verra l’homme manifester sa conscience à l’extérieur de son esprit. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect du film lorsque nous ferons allusion aux thèses sur le cinéma du psychologue Hugo Münsterberg.

Préhistoire/histoire/métahistoire

Jacobs donne une première version de son film en 1969, une deuxième en 197127. Cette dernière date correspond aussi à l’écriture par Hollis Frampton, autre cinéaste expérimental américain, d’un texte majeur sur les rapports entre cinéma expérimental et histoire du cinéma, « Pour une métahistoire du film. Notes et hypothèses à partir d’un lieu commun28 ». Frampton y définit les tâches de ce qu’il appelle le « métahistorien du cinéma » : ce dernier doit « inventer une tradition, c’est-à-dire un ensemble maniable et cohérent de monuments discrets qui implantent dans le corps grandissant de son art une unité résonante. De telles œuvres peuvent ne pas exister, il est alors de son devoir de les faire. Ou elles peuvent exister quelque part en dehors de l’enceinte intentionnelle de cet art (par exemple, dans la préhistoire de l’art du cinéma, avant 1943). Il faut alors qu’il les refasse »29. Le geste jacobsien ressortit à cette invention de tradition, à sa deuxième modalité plus précisément. Si l’on s’attache à cette dernière, la tâche du métahistorien consiste à refaire l’histoire du cinéma à même le cinéma, à s’y implanter pour y faire résonner des préoccupations qui lui sont propres et ainsi s’y originer après coup. Il ne s’agit pas là d’une vulgaire quête de légitimité par réécriture téléologique de l’histoire, qui aboutirait à naturaliser le cinéma expérimental comme étant le destin qu’aurait dû avoir le cinéma. Il s’agit simplement de montrer que celui-là est bien un des destins possibles de celui-ci. Point de finalisme à rebours chez le métahistorien framptonien dont la position s’apparente à celle de l’historien matérialiste chez Walter Benjamin : « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire »30.

Les thèses « Sur le concept d’histoire », dernier texte de Benjamin avant son suicide, ont été écrites au printemps 1940, lorsqu’il était « minuit dans le siècle » (Victor Serge), quelques années avant que le cinéma n’accède quant à lui à l’histoire. 1943 est en effet pour Frampton une date-butoir, celle de la fin de la préhistoire du cinéma (envisagé comme art). C’est notamment Maya Deren (son premier film, Meshes of the Afternoon, date de 1943) qui est censée avoir fait franchir ce seuil au cinéma, non seulement par sa pratique (expérimentale) du cinéma, mais aussi (et peut-être surtout) pour la mise en place d’un réseau de diffusion pour ses films, ainsi que pour sa manière de les accompagner sur le mode critique afin d’en orienter la réception30. Prendre à rebrousse-poil l’histoire du cinéma, c’est rebrousser chemin à travers un paysage de ruines, celui des virtualités laissées derrière elle par cette histoire des vainqueurs tant conspuée par Benjamin ; c’est actualiser certaines de ces virtualités pour montrer que rien n’était joué à l’origine, que le cinéma aurait parfaitement pu ne pas s’engager sur la pente du « cinéma NRI » (Narratif-Représentatif-Industriel)31, ce cinéma qui l’a effectivement emporté sur le champ de l’histoire, à coup de conventionnalisations successives et de naturalisations intempestives. Ce cinéma des vainqueurs, c’est plus précisément, pour les tenants du nouveau cinéma américain, le cinéma classique tel qu’il s’est mis en place dès 1913 avec la généralisation du long métrage de fiction, qu’il s’est stabilisé dans la pratique des genres après la Première Guerre et dans le travail du son comme colle à image des années 30 aux années 50, et qu’il se serait finalement maintenu dans les cinémas de la modernité européenne32. Jacobs remonte quant à lui encore plus loin dans le temps puisqu’il jette son dévolu sur un film antérieur à 1908, donc aux premières grandes normalisations que sont, sur le plan esthétique, la propagation internationale du « MRI » (Mode de Représentation Institutionnel)33, et, sur le plan industriel, la création aux USA du premier trust, le MPPC (Motion Picture Patents Company), sous la houlette d’Edison, celui dont on dit parfois qu’il aurait pu inventer le cinéma s’il l’avait voulu…

Le film de Bitzer relève déjà d’un genre narratif (linéarisation du signifié) et raccordant (linéarisation du signifiant). Cependant, comme nous avons essayé de le montrer plus haut, rien ne semble définitivement joué dans ce film, comme suspendu entre plusieurs âges du cinéma. Filant cette métaphore anthropocentrique, des critiques ont pu voir chez Bitzer une « naïveté perdue34 » et chez Jacobs la volonté de « retrouver l’innocence dans l’enfance même du médium »35 et de provoquer ainsi un « rajeunissement de la vision »36. Il s’est agi pour Jacobs, de même que Bitzer était repassé par la peinture, de repasser par le cinéma des premiers temps pour en actualiser des virtualités restées lettre morte pour le cinéma NRI et dont il s’essaye en cinéma à retrouver le chiffre. La relecture jacobsienne du cinéma des premiers temps peut être qualifiée de « symptômale », dans l’acception althussérienne du terme37, dans la mesure où l’on peut considérer qu’elle cherche, sinon à démontrer, tout du moins à montrer que le film de Bitzer répond à des questions qu’il ne s’est pas posées, qu’il est censé ne pas avoir pu se poser, étant situé « en dehors de l’enceinte intentionnelle » de l’art cinématographique. En confrontant le film de Bitzer à « l’hétérogenèse de son impensé »38, Jacobs pense cet impensé non pas en termes de manque, mais en termes d’inachèvement ontologique à valeur heuristique en ce sens qu’il n’engage rien moins qu’« une [autre] histoire du cinéma » (Peter Kubelka), celle du cinéma expérimental, ou plutôt des pratiques expérimentales de cinéma, qui n’ont pas vocation à faire genre, fût-ce pour s’inscrire en faux contre ce « sur-genre39 » qu’est le cinéma narratif classique. Si Jacobs repasse par le film de Bitzer, ce n’est pas pour le repasser, l’étaler sur le lit de Procuste du NRI, mais pour en « vérifier l’infinie richesse »40. Il effectue ce « saut du tigre dans le passé » dont parle Benjamin dans sa Thèse XIV et qui consiste à « s’appropri[er] un moment explosif du passé, chargé de temps actuel »41 pour en accomplir la rédemption dans l’avenir. La philosophie de l’histoire de Benjamin, influencée à la fois par le romantisme allemand, le messianisme juif et le marxisme, « utilise la nostalgie du passé comme méthode révolutionnaire de critique du présent »42. C’est toute l’histoire du cinéma que Jacobs force à repasser par le cinéma des premiers temps, une des procédures de réappropriation qu’il met en œuvre consistant à NRIser le film de Bitzer, à le normaliser. Cette procédure, il l’utilise surtout au début de son film, on le verra, mimant par là ce qu’on a pu faire subir à certains films primitifs, tels que The Life of an American Fireman (E.S. Porter, USA, 1902), remonté en montage alterné, alors qu’il « se contentait » de répéter une même action (le sauvetage d’une mère et de son enfant par un pompier) sous deux points de vue différents, en un chevauchement temporel longtemps considéré comme de mauvais aloi.

Une esthétique de la vérification

La démarche de Jacobs s’apparente selon ses propres dires à celle du peintre43. On peut dire qu’il travaille sur le film de Bitzer comme le peintre sur le motif, s’essayant à en restituer par touches successives toute la complexité. Avec pour pinceau sa caméra, il s’approche de l’écran où le film de Bitzer est projeté, tantôt en se déplaçant, caméra portée, dans l’espace du dispositif, tantôt en zoomant, un zoom haptique plus qu’optique, qui peut aller jusqu’à la « dissolution dans le microscopique (Les grains ! Les grains !) »44. Cette caméra-pinceau peut faire penser à la caméra-stylo d’Astruc, qui devait permettre à la pensée de « s’écrire directement sur la pellicule »45, pensée visuelle en acte, avec comme différence essentielle que si celle-ci « pompe directement à même l’univers »46, celle-là s’affronte à une réalité déjà médiatisée par toute une série de transferts successifs : de la réalité du tournage au film de 1905, de celui-ci au paper print, de celui-ci à une copie 35, de celle-ci à une copie 16, objet à son tour de ce que Mekas a appelé « traduction filmique » (film translation)47.

Selon Bart Testa, auteur d’un excellent ouvrage d’ensemble sur les rapports entre cinéma des premiers temps et pratiques expérimentales de cinéma, Jacobs procède toujours en trois étapes dans son exploration du film de Bitzer : « une clarification du plan-tableau d’origine, l’isolation de détails et la décomposition de l’illusion [référentielle] jusqu’à son infrastructure matérielle »48. Il nous faut préciser que ces différentes étapes ne se situent pas au même niveau. La clarification est une opération dont le but est, comme son nom l’indique, de clarifier le film de Bitzer. Une telle visée ressortit à une idéologie qui taxe ce dernier d’obsolescence et le considère par conséquent comme justiciable d’une procédure réadaptative. Cette idéologie, on l’a déjà dit, n’est pas celle de Jacobs qui ne fait que la mimer, en début de film surtout, dans son analyse du plan 149, mais parfois aussi en début d’analyse des plans suivants, pour toujours rapidement l’abandonner au seul profit de la visée qui lui est propre, celle qui consiste à explorer le film pour en « vérifier l’infinie richesse ». Isolation et décomposition sont quant à elles des moyens, et en tant que tels mis au service de l’une ou l’autre de ces visées. Il faut nous attarder, ce que Testa n’a guère le temps de faire, sur les modalités techniques de l’isolation et de la décomposition, autrement dit sur les différentes procédures de réappropriation mises en œuvre par Jacobs. L’isolation est celle de détails prélevés à l’intérieur des différents plans-tableaux. Son envers est la prise de distance vis-à-vis de ces détails, par le biais de plans plus éloignés, jusqu’au retour à la grosseur du plan d’origine, voire jusqu’à la production d’un effet-écran déjà mentionné (voir II/P1.A.b, VII/P3.A.d, VIII/P4.A.c, XI/P5.A.a, XI/P5.A.c, XVI/P8.A.a). Le prélèvement de détails peut se faire par coupe ou en continuité, et, dans ce second cas, par travelling ou par zoom (travelling optique). Par travelling, nous entendons un mouvement d’avancée de la caméra (portée par Jacobs) en direction de l’écran de projection. Pour ce qui est de la coupe, nous aimons à penser49 qu’elle est faite dans la caméra, c’est-à-dire non pas au montage, mais au tournage, par interruption momentanée de la prise de vues, celle-ci pouvant parfaitement s’accompagner, sur instruction, d’un déclenchement (arrêt provisoire) de l’appareil de projection. Il ne faut pas confondre ce déclenchement avec l’interruption de la projection, celle-ci étant, on l’a vu, de l’ordre de la performance. La durée de projection, entendue dans ce sens, est égale au temps qu’il a fallu à Jacobs pour mener à bien son entreprise (nous mettons entre parenthèses le fait que le film a été retouché deux ans plus tard), « expérience sensorielle »50 dont le film serait le compte-rendu, avec cette particularité que ce dernier est coalescent à l’expérience, qu’il a été établi simultanément au déroulement de celle-ci. Le film rend ainsi compte de l’expérience vécue d’un spectateur-performer, modulée temporellement en fonction des rythmes d’appréhension qui lui sont propres. Il objective, pour nous qui en sommes les spectateurs, la manière dont le spectateur Jacobs a vu un autre film (celui de Bitzer), ou plutôt la manière dont il se l’est donné à voir. Une telle objectivation ne tombe pas sous le coup de l’aporie bien mise en évidence par Noël Carroll51 dans la théorie de Münsterberg52. Ce dernier avance en effet qu’un film objective la manière même dont il est vu, de par les équivalents plastiques qu’il propose aux différentes opérations mentales mises en jeu par le spectateur pour l’appréhender. Par exemple, le gros plan serait l’équivalent plastique de l’attention, et le flash-back celui de la mémoire. L’objectivation münsterbergienne condamne en fait le spectateur à la passivité, le film travaillant à la place du spectateur, faisant à sa place ce qu’il n’a plus à faire. Rien de tel en ce qui nous concerne puisque si le film de Bitzer a déjà été vu par Jacobs, celui de Jacobs reste à voir. C’est à nous spectateurs de le gagner au champ du visible, ce qui n’est pas une mince affaire, on le voit !

Mais revenons aux techniques de l’isolation. Chez Jacobs, tout mouvement (optique ou physique) en direction de l’écran se fait au risque de l’absorption, non pas diégétique (dans l’histoire racontée, dont la mesure a en fait déjà pu être prise en I/P1-P8), mais filmographique (dans la matérialité argentique de l’image). Ce risque nous semble être pris en toute connaissance de cause (et toute jouissance). Tout mouvement se fait en effet au risque d’un déplacement de visée : la clarification peut rapidement céder la place, dans le direct de l’expérience, à une vérification, par nature indéterminée dans son objet (l’infinie richesse dont il est question est un postulat) et sur laquelle toute réponse mise à jour (au sens althussérien de l’opération, voir supra) ne peut que rétroagir. Ainsi, la clarification (en II/P1.A.a) des circonstances du vol du cochon (Tom profite du fait que le jongleur accapare toute l’attention, et il commet son larcin lorsque celui-ci laisse tomber ses balles), vire-t-elle parfois à l’abstraction pure (gros plan sur le costume étincelant de blancheur du jongleur) et elle cède ensuite la place (en II/P1.A.b) à l’attention portée à des personnages qui gravitent autour du trio jongleur-Tom-Pantalons Rayés mais qui ne sont pas partie prenante dans la péripétie sélectionnée par Bitzer, tels que la funambule callipyge, au costume « comme vaporisé sur ses formes naturelles : seins, fesses, ventre »53. Celle-ci ne tarde pas à être comme absorbée par le fond entre deux bâtiments, où sa croupe se fond ton sur ton à la faveur de la perte de contraste d’une copie ô combien contretypée, en une sorte d’explosion atomique54 (fig. 11). Son déplacement sur le fil se fait aussi sur le fond (à droite) d’une enseigne représentant un cheval de Troie55, qu’elle semble prendre dans son cerceau, prodrome d’un accouplement monstrueux consommé en V/P1.B.b, à la faveur cette fois-ci du rabattement des plans de profondeur, la figure étant mise au même plan que le fond (fig. 12). Relevons que dans le plan 1 du film de Bitzer la funambule disparaît (hors-vue en 2’52’’, puis hors-champ gauche) bien avant que le vol n’ait lieu (en 3’43’’). Autrement dit, entre II/P1.A.a et II/P1.A.b, il y a flash-back par rapport à la temporalité diégétique du film de Bitzer. Le changement de visée dans l’exploration du film a donc des incidences aussi bien temporelles que spatiales : le fait d’en avoir terminé rapidement avec les circons-tances du vol amène Jacobs à revenir sur une figure évacuée par le récit bitzérien et à la sélectionner à son tour, non pas pour ses implications diégétiques, mais pour sa richesse plastique. On peut voir dans le cheval de Troie qui se trouve associé à cette figure une de ces unités résonantes chères à Frampton : implantée dans l’organisme bitzérien, elle a tôt fait d’en libérer les énergies explosives…

L’intérêt porté à la figure humaine tout au long du film se fait souvent aux dépens de son intégrité physique et, partant, des compétences (narratives) qui lui sont attachées. Le corps humain peut être simplement démembré, comme c’est par exemple le cas en V/P1.B.f, où le bras d’un joueur en train de se quereller avec son partenaire se désolidarise progressivement de son tronc au gré aussi bien de l’absence de contraste déjà évoquée que de l’arrêt sur image qui redouble l’isolation par la duplication n fois d’un même photogramme et lui donne une consistance temporelle décontextualisante (organe célibataire dénué de fonction). Il peut aussi être remembré, comme en XI/P5.A.c (fig. 13) où le geste a priori innocent d’un homme soutenant une femme par le bras pour l’aider à monter une échelle, mixe génétiquement cette dernière au corps de l’homme (organisme inédit qui n’est rattachable qu’à un règne encore à venir). Pour le dire dans les termes de l’analyse de la triple articulation chez Umberto Eco56, cette reconfiguration de l’humain fait régresser, sur le plan sémantique, signes et sèmes iconiques (unités de signification de première et de seconde articulation) au stade pré-articulatoire de la figure iconique (dénuée de signification). L’isolation peut à l’inverse porter sur des objets, les plus communs qui soient, tels qu’une cruche et un pot-à-lait (en XV/P7.A.b), que Jacobs ne soustrait pas à leur fonction narrative en les désarticulant, puisqu’en l’occurrence ils n’en ont point et que Jacobs semble simplement s’émerveiller, en attirant notre attention sur eux, qu’ils puissent ne pas subir les conséquences de l’action en cours : à leur entrée dans la pièce, les poursuivants chutent en masse tout près de la cruche, tandis que le pot-à-lait se trouve sur une table placée dans la trajectoire de sortie des personnages par la fenêtre.

Si l’isolation ressortit essentiellement à l’iconique, la décomposition explore quant à elle le domaine de la kinè, avec une prédilection marquée pour tous les mouvements se situant en deçà ou au-delà du signe kinésique (unité signifiante de mouvement, de troisième articulation dans la typologie d’Eco). Signes kinésiques : mouvements des poursuivants finalisés par l’enjeu de la poursuite. Au-delà : phéno-mènes d’entassement des corps, faisant momentanément bloc à chaque obstacle (dans l’ordre : porte, cheminée, échelle, palissade, fenêtre) ou piège ; mouvements relevés de leur astreinte narrative tel que le geste galant mentionné plus haut, ou, dans le même segment (XI/P5.A.b, fig. 14), l’index d’un poursuivant, non plus tendu vers la cible (Tom qu’on croit caché dans le grenier à foin), mais vers des rayures du paper print d’origine qui pour le coup semblent intégrées à l’univers filmique. En deçà (figures kinésiques, unités de mouvement dénuées de signification) : mouvements arrêtés sur image et saisis en début de variation sur un plan, avant qu’ils ne soient engagés dans une logique narrative. Modalités de cette décomposition du mouvement : le zoom, mais envisagé dans sa dynamique et non plus dans son résultat, un zoom sur une image en mouvement ou gelée au préalable (de façon à évacuer le mouvement d’origine), un zoom le plus souvent (dès II/P1.A.a) retravaillé stroboscopiquement par l’insertion d’un ou plusieurs photogrammes au noir, non pas au montage, aimons-nous à penser à nouveau (cf. supra), mais à la projection, la vitesse de rotation de l’obturateur pouvant aussi être modifiée57 ; la réversion de bande, comme archéologie d’un mouvement auquel il devient alors possible de prêter un autre destin (voir VIII/P4.A.c et XV/P7.A.c) ; l’arrêt sur image, comme ponctuation d’une décomposition, soit stase sur un instant non quelconque, prégnant (comme en VII/P3.A.d où le premier poursuivant à faire irruption dans la pièce semble faire vêtement de tout lambeau de la toile peinte figurant la porte), soit sortie intermittente de l’abstraction (comme en IV/P8-P1 où chaque plan a droit à plusieurs arrêts sur image) ; le mauvais calage de la pellicule dans le couloir de projection, de façon à faire apparaître partiellement deux photogrammes et, par conséquent, leur interimage (voir VII/P3.A.c ; XIV/P6.A.c), les deux photogrammes en querelle de préséance à l’image pouvant même se situer à l’articulation de deux plans différents (voir XIV/P6.A.b, fig. 15). On pourrait aller jusqu’à dire que le Kalart-Victor, dont Jacobs se voulait un simple « accessoire »58, lui est ce pentacle occultiste évoqué par Frampton en 1972 et qui devait permettre à ce dernier de conjurer aussi bien la narration que le cadre et l’illusion photographique, autant de « structures stables d’énergie qui limitent les formes engendrées, dans l’espace et le temps, par tout le celluloïd qui soit jamais passé en cascade dans la fenêtre du projecteur »59.

Relecture de l’histoire du cinéma en cinéma, où le cinéma est en position de métalangage par rapport à lui-même, l’entreprise jacobsienne nous fait penser à un autre projet, esquissé en ces termes par son auteur en 1978 : « Avant de produire une histoire du cinéma, il faudrait produire la vision des films, et produire la vision des films ne consiste pas […] simplement à les voir et puis ensuite à en parler ; ça consiste peut-être à savoir voir. Il faudrait peut-être montrer… l’histoire de la vision que le cinéma qui montre les choses a développée, et l’histoire de l’aveuglement qu’il a engendrée. ».Ce passage est extrait d’un scénario, celui d’« une éventuelle série de films intitulé : introduction à une véritable histoire du cinéma, et de la télévision, véritable en ce sens qu’elle serait faite d’images et de sons et non de textes, même illustrés ». On aura reconnu l’auteur de ces lignes, le Godard d’Introduction à une véritable histoire du cinéma60, livre issu d’une série de conférences données au Conservatoire d’Art Cinématographique de Montréal en automne et hiver 1978. Dans l’esprit de Godard, ces conférences étaient coproduites entre Sonimage, sa maison de production, et le Conservatoire, et ne constituaient que le scénario d’un film encore à venir et qui n’adviendra qu’une dizaine d’années plus tard avec les Histoire(s) du cinéma (1988-1997). Même rapport au discours sur le cinéma, considéré comme faisant partie intégrante de l’œuvre cinématographique, chez Godard et Jacobs, celui-ci considérant ses propres conférences comme des « œuvres d’art à part entière »61. Même rapport archéologique à l’histoire du cinéma : tous deux interrogent les conditions de possibilité du cinéma tel qu’il existe hic et nunc, cinéma fait pour Godard de l’accumulation de « couches géologiques », de « glissements de terrain culturels »62. Même volonté de faire devant le spectateur des « expériences de vision63 », d’aller y voir pour forcer le spectateur à se poser « des questions auxquelles il n’y a pas à répondre »64, les réponses ayant toujours-déjà été là. L’expérience jacobsienne se conclut quant à elle par un faux retour du même (la coda mise entre parenthèses), la reprise du film de Bitzer qu’on ne saurait plus voir avec les mêmes yeux qu’au début. Jacobs repose sa caméra-pinceau comme le narrateur roussellien de La Vue (1904) son porte-plume à vue enchâssée dans une boule de verre. Entre les deux occurrences du film, comme entre un reflet momentané qui s’allume et un éclat qui décroît (voir le premier vers et le début de la dernière strophe de La Vue), un monde s’est levé, dont la mesure n’a été prise qu’en apparence (Pour Jacobs, Tom, Tom est « un film dans lequel s’égarer »65.) Une différence de taille tout de même entre Godard et Jacobs : si celui-ci fait repasser toute l’histoire du cinéma par le cinéma des premiers temps, celui-là la fait repasser par « [s]es propres vingt ans de cinéma »66, l’histoire du cinéma lui faisant office de « psychanalyse de [lui]-même, de [s]on travail »67. Pour Jacobs, l’histoire du cinéma, ou plutôt l’historiographie du cinéma en cinéma, fait office de « seul tribunal d’appel du passé », pour reprendre les mots de Max Horkheimer, qui parlait là en 1934 de l’historiographie en général68.

Annexe I

Descriptif plan par plan du film de Bitzer (où P = plan).

P1 (1’03’’-3’57’’) [extérieur place de foire] : après le vol (en 3’43’’) du cochon par A1 69 , sortie gauche-cadre, au second plan, de A1 et A2, masqués par la foule au premier plan (leur mouvement en direction de la sortie s’effectue donc hors-vue), puis sortie gauche-cadre de B 70 , achevée en fin de plan

P2 (3’58’’-4’26’’) [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 et A2 en début de plan et disparition (hors-vue) par la porte ; entrée gauche-cadre de B, s’agglutinant devant la porte pour l’abattre

P3 (4’27’’-5’24’’) [intérieur maison] : disparition (hors vue) par la cheminée de A1 et A2 (montée en réversion de bande) ; entrée de B (en provenance du hors-vue) par éventrement de la toile peinte figurant la porte

P4 (5’25’’-7’59’’) [même extérieur qu’au plan 2] : surgissement (en provenance du hors-vue) par la cheminée de A1 et A2 en début de plan, et sortie droite-cadre ; sortie par la cheminée de 17B, 4B passant par la porte ; sortie droite-cadre des 21B, puis de trois observateurs (qui ne participent pas à la poursuite), achevée en fin de plan

P5 (8’-9’34’’) [intérieur grange] : entrée (en provenance du hors-vue) par une porte (filmée frontalement et située bord-cadre à gauche) de A1 en début de plan (A2 a provisoirement disparu, passé à la trappe d’une fiction à trous), et disparition (hors-vue) de A1 (il se cache dans le foin) ; entrée de 8B par la même porte (13B ont eux aussi passé à la trappe), et disparition (hors-champ partie supérieure du cadre) de ces rescapés par une échelle (ils croient que A1 s’est caché dans le grenier à foin) ; surgissement de A1 hors du foin et sortie par la porte ; réapparition (en provenance du hors-champ) des 8B qui sautent directement en bas (l’échelle a été entre-temps escamotée par A1) et sortie par la porte, achevée en fin de plan

P6 (9’35’’-10’16’’) [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 en début de plan, puis disparition (hors-vue) par une porte ; entrée gauche-cadre des 8B

P7 (10’17’’-10’53’’) [intérieur maison] : A1 s’appuie contre la porte afin d’empêcher l’entrée de B ; irruption des 8B par la porte ; disparition (hors-vue), par une fenêtre de A1 et de 6B, puis par la porte des 2B restants, achevée en fin de plan

P8 (10’54’’-12’18’’) [extérieur ferme] : champ vide durant 50’’ ; entrée droite cadre de A1 et A2 (ce dernier mystérieusement réapparu pour le finale !), A1 se cache dans un puits avec son larcin, tandis que A2 sort par la gauche ; entrée droite cadre de B (reconstitué partiellement tout aussi mystérieusement) et punition collective du délinquant en herbe (qui vole un cochon…), le cochon restant dans le puits et A2 définitivement hors-champ, ou plutôt hors-cadre, la logique centrifuge du film s’étant épuisée avec le dernier plan.

Annexe II

Descriptif segment par segment du film de Jacobs, ou plutôt cartographie du voyage accompli par Jacobs à l’intérieur de l’organisme bitzerien71.

I/P1-P8 (1’03’’-12’18’’) : première citation du film de Bitzer, y compris, au début, un carton-générique (maison de production + titre du film)

II/P1.A (12’19’’-22’07’’) : première variation sur P1. Sous-segments 

P1.A.a (12’19’’-16’51’’), circonstances du vol du cochon (14’-14’03’’ : reprise du titre du film, avec indication du copyright, 9.3.1905) ; à la fin, variation sur le titre, noir

P1.A.b (16’52’’-20’32’’) [fondu au blanc à l’ouverture] : funambule, personnages se trouvant à ses pieds et cheval de Troie + effet-écran

P1.A.c (20’33’’-22’07’’), jongleur-clown-acrobate

III/P2.A (22’08’’-23’42’’) : première variation sur P2. Sous-segments :

P2.A.a (22’08’’-23’07’’), cheminée qui fait saillie jusqu’au sol (de même apparence que la partie inférieure du bâtiment en pierre de taille), et qui fait ensuite fond sur l’arrivée des poursuivants (dès 22’25’’)

P2.A.b (23’08’’-23’42’’), perspective peinte bord cadre gauche, faisant ensuite fond sur l’arrivée des trois observateurs (dès 23’19’’) ; à la fin, porte du bâtiment

IV/P8-P1 (23’43’’-37’43’’) : filage, de P8 à P1 (variations de vitesse de défilement, inférieure ou supérieure à la normale, arrêts ; jamais de réversion de bande ; faisceau du projecteur visible derrière la pel-licule) ; faisceau lumineux seul visible (37’29’’) ; à la fin, variation sur le titre du film, noir

V/P1.B (37’44’’-47’52’’) : seconde variation sur P1. Sous-segments :

P1.B.a (37’44’’-38’44’’), pickpocket

P1.B.b (38’45’’-39’35’’), funambule et cheval de Troie

P1.B.c (39’36’’-41’06’’) [sans cut], personnages situés aux pieds de la funambule (joueur de flûte, père de A1 ; pickpocket, A1, etc.) ; à la fin, noir

P1.B.d (41’07’’-41’54’’), funambule ; à la fin, noir

P1.B.e (41’55’’-42’52’’), reprise indifférenciée de personnages

P1.B.f (42’53’’-45’49’’), deux personnages devant une table de jeu (42’48’’-43’ : A2, situé à leur gauche, est associé au cheval de Troie), bagarre (bras en lévitation d’un des joueurs) ; à la fin, fondu au blanc, noir

P1.B.g (45’50’’-46’08’’), vol du cochon, sortie poursuivants, jongleur restant seul ; à la fin, blanc, noir

P1.B.h (46’09’’-47’52’’), jongleur

VI/P2.B (47’53’’-49’53’’) : seconde variation sur P2, de l’entrée de A jusqu’à l’arrêt sur image (qu’on trouve chez Bitzer ; ici en plan plus rapproché par zoom) sur l’homme s’apprêtant à abattre la porte (48’45’’-48’49’’ : insert VII/P3.A.a, A1 en réversion de bande)

VII/P3.A (49’54’’-1h00’03’’) : variation sur P3. Sous-segments :

P3.A.a (49’54’’-50’53’’), A2 et A1 descendant par la cheminée (rétablissement réalité du tournage)

P3.A.b (50’54’’-51’51’’), femme au carreau, A1 monté en contre-champ de son regard ; à la fin, noir

P3.A.c (51’52’’-54’04’’), A1 soumis à un processus répété de réversion/non-réversion de bande sous les yeux de A2 ; à la fin, A1 et A2 sortant par la cheminée, puis noir (52’01’’-52’05’’ [en raccord zoom avant] : insert VI/P2.B, démolition de la porte ; 52’55’’-53’14’’ : recadrage de l’image à la projection)

P3.A.d (54’05’’-1h00’03’’), B faisant irruption par la porte (+ instant de réversion), grouillant à l’intérieur + effet-écran

VIII/P4.A (1h00’04’’-1h07’40’’) : première variation sur P4. Sous--segments :

P4.A.a (1h00’04’’-1h00’20’’), A sautant par la cheminée, trois observateurs coupés par le bord cadre gauche

P4.A.b (1h00’21’’-1h01’53’’), les trois observateurs

P4.A.c (1h01’54’’-1h07’40’’), B rentrant par la cheminée (réversion de bande), puis (dès 1h04’20’’) en descendant, puis y rentrant à nouveau (dès 1h05’41’’), etc. ; à la fin, noir + effet-écran

IX4 (1h07’41’’-1h08’25’’) : pas de projection cinématographique, ombres colorées (lys orangé) sur un voilage, Flo Jacobs entre dans le champ par la gauche (en 1h07’54’’), de dos

X/P4.B (1h08’26’’-1h09’13’’) : seconde variation sur P4. Sortie de 4B par la porte, puis droite cadre ; sortie droite cadre des observateurs ; à la fin, noir

XI/P5.A (1h09’14’’-1h27’57’’) [fondu au blanc à l’ouverture] : première variation sur P5. Sous-segments :

P5.A.a (1h09’14’’-1h09’59’’) : A1 entre puis se cache + effet-écran

P5.A.b (1h10’00’’-1h12’01’’) : B entre puis monte l’échelle ; A1 au pied de l’échelle ; à la fin, noir

P5.A.c (1h12’02’’-1h27’57’’) : B monte l’échelle, abstraction (1h25’01’’-1h26’17’’ : effet-écran et ombres chinoises réalisées devant l’écran ; à la fin, fondu au blanc, noir)

XII (1h27’58’’-1h29’18’’) : seconde occurrence ombres colorées (pas de projection cinématographique)

XIII/P5.B (1h29’19’’-1h29’34’’) : seconde variation sur P5 ; B saute puis sort

XIV/P6.A (1h29’35’’-1h33’14’’) : variation sur P6. Sous-segments :

P6.A.a (1h29’35’’-1h30’00’’), B passe la barrière

P6.A.b (1h30’01’’-1h30’20’’), A1 passe la barrière (1h30’05’’-1h30’12’’ : recadrage de l’image à la projection, du dernier photogramme de P5 au premier de P6, champ vide avant l’entrée de A1), entre dans la maison ; à la fin, noir

P6.A.c (1h30’21’’-1h33’14’’), B à la porte (1h30’27’’ : insert P7, mur ; 1h30’36’’-1h30’39’’ : image décadrée à la projection), puis à nouveau à la barrière (1h30’54’’-1h31’23’’), à la porte (1h31’41’’-1h31’46’’ : insert P7, mur + A1 ; 1h31’58’’-1h32’ : insert P7, fenêtre sur mur de droite), à la barrière (1h32’13’’-1h33’04’’), à la porte

XV/P7 (1h33’15’’-1h39’50’’) : variation sur P7. Sous-segments :

P7.A.a (1h33’15’’-1h34’40’’), laisse du cochon faisant chuter B

P7.A.b (1h34’41’’-1h35’53’’), objets, pot-au-lait sur une table près de la fenêtre par laquelle passent A1 puis 1B ; insert P8, levier puits (1h35’08’’) ; cruche par terre durant la chute

P7.A.c (1h35’54’’-1h39’50’’), chute, sortie A1 puis B par la fenêtre (1h36’35’’-1h36’50’’ : réversion de bande), pot-au-lait (1h37’56’’ : insert P8, poules), sortie B par la porte et la fenêtre (1h39’30’’-1h39’36’’ : insert P8, poules)

XVI/P8 (1h39’51’’-1h43’28’’) : variation sur P8. Sous-segments :

P8.A.a (1h39’51’’-1h40’32’’), levier du puits et envol d’oiseau + effet-écran

P8.A.b (1h40’33’’-1h42’47’’), basse-cour, entrée A puis B, punition de A1

P8.A.c (1h42’48’’-1h43’00’’), perspective peinte bord cadre gauche (avec un élément déjà vu en P2.A.b)

P8.A.d (1h43’01’’-1h43’28’’), punition

XVII/P1-P8 (1h43’29’’-1h54’37’’) : seconde citation du film de Bitzer

XVIII (1h54’38’’-1h55’42’’) : écran divisé en deux dans le sens de la hauteur (B/N), partie noire comme réserve où apparaît A1 en P3, disparaissant hors-champ dans la partie blanche (dans son trajet de descente par la cheminée – réalité du tournage), puis B entrant dans le champ en provenance de cette même partie (dans son trajet de montée par la cheminée – réalité fictionnelle).

1 Ces durées sont établies à partir de l’éditionvidéo (Re :Voir Vidéo, Paris, 2000) du film deJacobs, qui cite par deux fois dans son intégralitéle film de Bitzer. Cette édition est accompagnéed’un numéro hors-série de la revue Exploding.

2 En voici le texte: « Tom, Tom the piper’s son/ Stole a pig, and away he run. / The pig was eat,/ And Tom was beat / And Tom went roaring down the street. » [sic] (cité par Stéfani de Loppinot, « À la foire d’empoigne », in Exploding, op. cit., p. 22). Nous traduisons : « Tom, Tom, le fils du joueur de flûte, vola un cochon et prit la fuite. Le cochon fut mangé et Tom fut rossé. Et Tom s’en fut par les rues en pleurant. »

3 Noël Burch, « Passion, poursuite : la linéarisation », in Communications, n 38, 1983, p. 33 (article repris, et légèrement modifié, in N.Burch, La lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, Nathan (Nathan-Université), Paris, 1991 [1 éd. anglaise : 1990], chap. 6).

4 Pour un état de la question de cette problématique (et de la terminologie qui lui est liée), on lira André Gaudreault, « Le retour du [bonimenteur] refoulé… », in Iris, n 22, « Le bonimenteur de vues animées », 1997, p. 17-28, et Germain Lacasse, Le bonimenteur de vues animées, Nota Bene-Méridiens Klincksieck, Québec-Paris, 2000.

5 Ainsi l’histoire biblique, tout du moins celle du Nouveau Testament, est-elle supposée connue du spectateur des passions, genre à l’origine du cinéma pluriponctuel, dès 1897. Une passion est constituée de plans-tableaux, c’est-à-dire de plans autonomes, aussi bien au niveau formel (ils ne raccordent pas entre eux) qu’au niveau narratif (ils correspondent à autant de stations obligées de l’histoire du Christ). Les plans pouvaient être achetés séparément par l’exploitant et remontés par celui-ci dans un ordre ne respectant pas obligatoirement la chronologie évangélique.

6 Sur le théâtre comme mauvais objet dans le discours sur le cinéma, on lira Eric de Kuyper, « Le théâtre comme mauvais objet », in Cinémathèque, n 11, printemps 1997, p. 60-72.

7 Le degré de disjonction spatiale en est indéterminé. Le raccord griffithien porte-à-porte est encore à venir (1909).

8 Précisons que les photogrammes sélectionnés dans le film de Bitzer ne l’ont pas été sur la seule base du code des raccords. Pour suivre la logique de celui-ci, il faut donc se reporter à l’Annexe I.

9 Le film comporte en effet huit plans, ni sept, comme Jacobs lui-même a pu le dire (cité par P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire. L’avant-garde américaine 1943-2000 [1 éd. américaine : 1974], trad. Pip Chodorov et Christian Lebrat, Paris Expérimental, Paris, 2002, p. 327), ni neuf, comme l’indique Nicole Brenez (cf. « L’étude visuelle. Puissances d’une forme cinématographique », in N. Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L’invention figurative au cinéma, De Boeck Université, Bruxelles, 1998, p. 319 ; repris partiellement dans Exploding, op. cit.).

10 Le film fait alterner extérieurs et intérieurs à partir du plan 2.

11 N. Burch, « Nana ou les deux espaces », in Cahiers du cinéma, n 189, avril 1967, p. 42 (article repris in. N. Burch, Praxis du cinéma, Gallimard (Le Chemin), Paris, 1969, chap. 2 ; livre réédité, et annoté par son auteur, sous le titre : Une praxis du cinéma, Gallimard (Folio/Essais, n 34), Paris, 1986).

12 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », in Exploding, op. cit., trad. Vincent Deville, p. 10 (ce texte de Jacobs est daté de juillet 2000).

13 À l’impression, la copie gravée inverse (-gauche-droite) le sens de la peinture. Le plan 1 s’inspire bien de la gravure, par nature plus diffusée, autrement dit d’une autre œuvre caractérisée par sa reproductibilité technique. Peinture et gravure (inversée à nouveau gauche-droite à fins de comparaison directe avec la peinture) sont reproduites et accompagnées d’un descriptif très détaillé dans Tout l’œuvre peint de Hogarth, Flammarion, Paris, 1978, p. 96-97.

14 Le congrès de Brighton (1978) est à l’origine de l’abandon de cette épithète marquée au profit de l’expression, axiologiquement neutre, de cinéma des premiers temps.

15 Robert Bresson, Notes sur le cinémato- graphe, Gallimard, Paris, 1975, p. 44 (Bresson parle en fait du rapport théâtre-cinéma).

16 N. Brenez, « L’étude visuelle. Puissances d’une forme cinématographique », op. cit.,p. 319.

17 Singulièrement le jongleur-clown-acrobate, instrument – visuel – du larcin, comme on le verra, ou plutôt comme Jacobs nous le donnera à voir.

18 Notons qu’il n’y a pas vol de cochon chez Hogarth, mais vol de portefeuille, qu’on trouve aussi chez Bitzer, mais dont il ne tire pas parti au-delà du plan 1, au contraire de Jacobs, on le verra.

19 Jusqu’à cette date, il n’était pas possible de faire une demande de copyright en déposant directement le film. Voir Tom Gunning, D.W. Griffith and the Origins of American Narrative Film, University of Illinois Press, Urbana--Chicago, 1991, p. 1-2.

20 Contrairement à ce qu’avance Charles Musser, The Emergence of Cinema: the American Screen to 1907, History of the American Cinema, t. 1, Charles Scribner’s Sons, New York, 1990, p. 383. Il n’y a guère que pour le filage (filmage de pellicule dont les perforations ne s’engrènent plus dans le tambour denté) que la tireuse optique est manifestement utilisée (voir Annexe II, IV/P8-P1 ; toute référence ultérieure débutant par un chiffre romain renverra à cette annexe).

21 Un Kalart-Victor précisément. Jacobs est donc parti d’un tirage 16mm de la copie 35mm, nouveau report… Sur le dispositif de filmage, voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 10-11, ainsi que l’interview de Jacobs réalisée en 1974 et parue dans Film Culture, n 67-68-69, 1979, p. 73. Une des rares mentions de ce dispositif dans un ouvrage critique se trouve dans New Forms in Film, éd. Annette Michelson, Montreux, 1974, p. 73 (catalogue de la première rétrospective européenne consacrée au cinéma d’avant-garde américain ; sur la constitution de ce corpus, voir Dominique Noguez, Eloge du cinéma expérimental, Centre Georges Pompidou, Paris, 1979, p. 65 sqq.).

22 Breveté en 1888 et présenté publiquement en 1892, le Théâtre optique est un dispositif pré-cinématographique à support non temporalisé, pour reprendre un trait définitoire qui suffit à le distinguer du cinéma institutionnel (voir Roger Odin, Cinéma et production de sens, Armand Colin, Paris, 1990, chap. 2).

24 Pour reprendre la terminologie filmologique. Voir Etienne Souriau, « La structure de l’univers filmique et le vocabulaire de la filmologie », Revue Internationale de Filmologie, n 7-8, s.d., p. 231-240, ainsi que la préface du même auteur au collectif publié sous sa direction, L’univers filmique, Flammarion, Paris, 1953.

25 Voir P. Adams Sitney, « Structural film », in Film Culture, no 47, été 1969, p. 1-10.

26 Voir Gene Youngblood, Expanded Cinema, E.P. Dutton & Co., New York, 1970.

27 Selon D. Noguez, Une renaissance du cinéma. Le cinéma underground américain, Klincksieck, Paris, 1985, p. 290. P. Adams Sitney fait état quant à lui de trois versions (Le cinéma visionnaire, op. cit., p. 327). Selon Noguez, les modifications ne concernent que ce qu’il appelle la « coda », c’est-à-dire la dernière partie du film, précédée de la seconde citation intégrale du film de Bitzer. En fait, comme Jacobs le relate lui-même, le filage de près de 14’ a été rajouté en 1971 (cf. Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit., p. 13). Notons que l’édition vidéo de 2000, faite sous la supervision de Jacobs, introduit de nouvelles modifications : au début du film, un bruit de projecteur sur fond noir, disparaissant progressivement sur le premier plan du film de Bitzer ; bruit de projecteur à nouveau sur la coda. Ces modifications ont bien sûr pour but de restituer en partie les conditions d’une véritable projection. La fin de celle-ci était d’ailleurs censer se dérouler selon un rituel bien précis : laisser claquer l’amorce de fin sur la bobine durant 20’’, avec lumière du projecteur ; puis, éteindre celle-ci et laisser tourner le projecteur durant 20’’ ; enfin, rétablir le lumière dans la salle et laisser tourner encore le projecteur durant 20’’ (voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 20).

28 Première traduction française, par Cécile Wajsbrot, in Trafic, n 21, printemps 1997, p. 130-138 (on en trouve une nouvelle traduction dans Hollis Frampton, L’écliptique du savoir. Film. Photographie. Vidéo, éd. Annette Michelson et Jean-Michel Bouhours, Centre Georges Pompidou, Paris, 1999).

29Id., p. 135-136 (c’est Frampton qui souligne).

30 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (Thèse VII), in W. Benjamin, Ecrits français, Gallimard (Bibliothèque des idées), Paris, 1991, p. 343 (la traduction est de Benjamin lui-même).

31 Voir Claudine Eizykman, La jouissance-cinéma, UGE (10/18, n 1016), Paris, 1976.

32 Sur la radicalisation du nouveau cinéma américain après l’abandon du modèle (esthétique et stratégique) de la Nouvelle Vague française, voir D. Noguez, Une renaissance du cinéma, op. cit., chap. 3.

33 Voir Noël Burch, La lucarne de l’infini, op. cit.

34 D. Noguez, Une renaissance du cinéma, op.cit., p. 291.

35 P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire, op.cit., p. 327.

36 Peter Gidal, Materialist Film, Routledge, Londres-New York, 1989, p. 95 (nous traduisons).

37 Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx », in Louis Althusser, Etienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire le Capital, t. 1, François Maspero (Théorie), Paris, 1965, p. 31.

38 Pour reprendre une formule qu’Eric Alliez utilise pour définir le rapport de Deleuze à Kant (Deleuze philosophie virtuelle, Synthélabo (Les Empêcheurs de penser en rond), Paris, 1996, p. 36).

39 Christian Metz, Le signifiant imaginaire, UGE (10/18, n 1134), Paris, 1977, p. 171.

40 Jacobs, cité par P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire, op. cit., p. 327.

41 Michaël Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », PUF (Pratiques théo-riques), Paris, 2001, p. 104.

42Id., p. 3.

43 Voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit., p. 11.

44Id., p. 10.

45 Alexandre Astruc, « Naissance d’une nouvelle avant-garde, la caméra-stylo » [1948], in Trafic, n 3, été 1992, p. 149.

46 A. Astruc, « L’avenir du cinéma » [1948], ibid., p. 157.

47 Jonas Mekas, Ciné-Journal. Un nouveau cinéma américain (1959-1971), trad. Dominique Noguez, Paris Expérimental, Paris, 1992, p. 311.

48 Bart Testa, Back and Forth. Early Cinema and the Avant-Garde, Art Gallery of Ontario, Ontario, 1992, p. 12 (nous traduisons).

49 Nous manquons malheureusement d’informations à ce propos.

50 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 5.

51 Voir Noël Carroll, « Film/Mind Analogies: the Case of Hugo Munsterberg », in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 46, no 4, été 1988, p. 489-499.

52 Voir Hugo Münsterberg, The Photoplay. A Psychological Study, D. Appleton and Company, New York-Londres, 1916 (réédition: Dover Press, New York, 1970).

53 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 19.

54 Cf. la première phrase d’une présentation par Jacobs de son film : « J’ai été influencé par les bombes atomiques » (in Ken Jacobs, Deutsche Kinemathek, Berlin, 1986).

55 Cette enseigne annonce chez Hogarth une adaptation théâtrale de l’Iliade, qui n’est en fait plus représentée depuis 1726, le tableau datant, rappelons-le, de 1733.

56 Voir Umberto Eco, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Mercure de France, Paris, 1972 [1 éd. italienne : 1968].

57 Cf. Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 14.

58Ibid. (voir l’exergue).

59 Hollis Frampton, « Pentacle pour conjurer la narration », L’écliptique du savoir. Film. Photographie. Vidéo, op. cit., p. 30.

60 Jean-Luc Godard, Introduction à une véri-table histoire du cinéma, Albatros (Ça/Cinéma), Paris, 1980, p. 165 et 15.

61 Interview de Jacobs in Film Culture, op. cit., p. 80-81 (nous traduisons).

62 Jean-Luc Godard, Introduction à une véri-table histoire du cinéma, op.cit., p. 21.

63 Id., p. 166.

64 Id., p. 26.

65 Interview in Film Culture, op. cit., p. 76.

66 Jean-Luc Godard, Introduction à une véri-table histoire du cinéma, op.cit., p. 24.

67Ibid.

68 Cité par M. Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, op. cit., p. 37.

69 Nous désignerons Tom et son acolyte respectivement par A1 et A2.

70 Nous considérerons les poursuivants comme une masse indifférenciée et les désignerons par B, en pointant seulement à l’occasion la variation de leur nombre (ex. 4B = quatre poursuivants).

71 Nous en profitons pour affiner le descriptif donné par Noguez (cf. Une renaissance du cinéma, op. cit., p. 291). Précisons que nous laissons de côté les modifications introduites par Jacobs pour la seule édition vidéo (cf. supra note 26), même si notre minutage provient bien de cette édition (il présente par conséquent des différences avec celui de Noguez).