Hors-vue, hors-champ, hors-film
In the Mood for Love et l’esthétique de l’occultation
Suivi de « Variations sur les intérieurs de In the Mood for Love, gravures sur colophane de Léonard Félix »
Le dernier opus du cinéaste hongkongais Wong Kar-wai n’est pas seulement un bel objet lissé qui entraîne avec empathie le spectateur dans la valse majestueuse de son mood romantique porté par les mélodies sirupeuses de musiques latino. Sous ce verni qui pourrait confiner au kitsch et jusque dans sa trame même, In the Mood for Love (2000) fait preuve d’un étonnant radicalisme, tant en ce qui concerne la composition de l’image que la construction du récit. Ces deux niveaux interagissent d’ailleurs de manière particulièrement étroite puisque l’importante restriction du savoir relatif à l’intrigue passe par la relégation hors-champ d’éléments-clé.
Le contenu narratif de In the Mood for Love est extrêmement ténu : voisins, Chan Li-Chun (Maggie Cheung) et Chow Chau (Tony Leung), tous deux mariés, s’éprennent progressivement l’un de l’autre, d’abord liés par une complicité qui naît lorsqu’ils découvrent que leurs conjoints respectifs sont amants. Réservés et soucieux des apparences, ils n’osent céder à l’attirance qu’ils ressentent et, bien que passant leurs soirées ensemble, ils ne font que se frôler d’un regard ou d’un geste. Pour échapper à la situation, M. Chow, journaliste, se fait muter dans une succursale à Singapour. Comme dans tous les films de Wong, les chemins se séparent, mais ici rien ne semble se recomposer : tous deux continuent à vivre dans le souvenir de l’autre, de ces moments à la fois marquants et définitivement révolus. Lorsque quatre ans plus tard, en 1966, Chau retourne dans l’appartement qu’il avait habité à Hongkong, il ne sait pas que la femme qui loge en face avec un enfant (peut-être le sien !) est Li-Chun, et la rencontre ne se répète pas. Après un flash d’informations annonçant l’arrivée de De Gaulle au Cambodge, rupture qui nous renvoie à la grande histoire, le film se termine sur le site d’Angkor Vat lentement parcouru par des travellings resnaisiens où Chau s’exprime enfin. Il approche ses lèvres d’un trou situé dans une colonne de cette « ville-temple » et chuchote quelque chose d’inaudible, obéissant de cette manière à un rituel de l’aveu qu’il avait préalablement décrit à son collègue Ping. Une fois ce secret transmis que le spectateur n’est pas en mesure de connaître, Chau comble cette cavité murale de terre et s’en va. Définitivement scellé, ce secret enfoui au sein d’un monument ancestral marque l’apogée d’une occultation de pans complets du récit qui régit tout le film.
Un univers figé
La simplicité de l’intrigue de In the Mood for Love accroît non pas tant son universalité – l’ancrage socio-historique dans la communauté shanghaïenne exilée à Hong-Kong au début des années 60 étant déterminant – qu’une tendance vers une forme d’abstraction qui contribue à soustraire le film au joug du Narratif et à déporter son régime signifiant du côté de l’évocation poétique. En effet, un principe de « répétition/variation » sous-tend les répliques (ou les non-dits), les vêtements et les postures des personnages, les lieux qu’ils traversent (ruelles, couloirs, bureaux) ainsi que les objets1 dont ils sont environnés (luminaires et abat-jour, rideaux, miroirs, fenêtres,…). En phase avec l’habillement et la coiffure impeccables des deux protagonistes, la stylisation de la mise en scène et du cadrage tend à réifier les lieux et les êtres, à leur conférer à la fois l’impérissable présence d’icônes et un caractère fugitif que soulignent les ombres et les lents déplacements des volutes de fumée. Néanmoins, le film est imperceptiblement hanté par le passage du temps, comme le découvre le spectateur attentif à reconstituer les ellipses temporelles qui s’insinuent dans une représentation dominée par le hiératisme des « tableaux » qui se succèdent, fragments d’espace articulés autour des évolutions quasi chorégraphiques des personnages, et irrémédiablement ancrés dans des lieux précis dont la topographie s’avère néanmoins souvent évanescente. Wong déclare d’ailleurs dans un entretien réalisé à Cannes par Michel Ciment et Hubert Niogret, et intégré aux suppléments de l’édition DVD2 : « Je voulais exprimer le changement à travers ce qui ne changeait pas ». Cette formule concise rend compte d’un traitement ambivalent de la temporalité dont se dégage une impression de temps suspendu accentuée par les ralentis, un procédé qui déréalise les mouvements les plus quotidiens. Cette suspension renvoie à l’intemporalité d’un bonheur à la fois idéalisé et éphémère, voire déjà révolu. Ainsi Wong abandonne-il le style syncopé de ses films précédents filmés « caméra à l’épaule » – une technique et un rythme fort redevables au chef-opérateur Chris Doyle qui, symptomatiquement, abandonne le tournage de In the Mood for Love après neuf mois (sur les quinze qu’il a duré) pour être remplacé notamment par Ping Bing Lee – et opte pour une fixité plus fréquente, ou pour de lents mouvements d’appareil si méticuleux et étrangers à toute motivation « subjective » qu’ils apparaissent comme éminemment concertés. En passant de l’aléa apparent à l’artificialité exhibée, le cadre acquiert une rigidité implacable qui emprisonne les personnages (ostensiblement dans les plans de la ruelle quadrillés par l’ombre de « barreaux »), circonscrit et accuse les limites étroites de leur espace vital (la promiscuité des appartements de Hongkong) et les contraintes imposées par l’autocensure et la morale officielle. Le hors-champ devient alors un espace définitivement inaccessible au spectateur qui se voit contraint de se contenter d’angles qui amputent le champ de vision d’une importante portion. Tenu à distance, il est explicitement placé dans une situation de voyeur qui le désolidarise des émotions ressenties par les amants et tend à l’identifier au regard inquisiteur des voisins que Li-Chun et Chau s’imaginent avoir à subir.
Dans In the Mood for Love, le hors-champ ne connaît aucun dévoilement progressif : il incombe au spectateur-voyeur de le reconstruire sur la base de recoupements, effectués notamment à partir des éléments de décor (surtout lorsque les plans sont si brefs qu’ils ne permettent aucune contextualisation) que l’instance responsable de l’organisation du film – dont le travail est exhibé en permanence – veut bien lui donner à voir.
Le cache-cache de la lucarne ovale
Cette indécision qui caractérise le hors-champ contamine également le champ. Systématiquement, certains objets disposés à l’avant-plan (sur lesquels est parfois faite la mise au point, cf fig.1) entravent la vision de l’entièreté du champ et renvoient à l’origine d’un regard extérieur à la scène (fig.2). Dans de tels cas, l’occultation passe par un hors-vue : les personnages sont là, dans le champ, mais quelque chose nous empêche de les distinguer avec précision. Divers paramètres, qui parfois se combinent, contribuent à créer ce hors-vue : l’organisation du profilmique (éclairage, décor)3, le choix de focales ou d’ouvertures de diaphragme qui provoquent une faible profondeur de champ, des angles et des distances de prise de vue qui tendent à excentrer la composition par rapport aux protagonistes.
De plus, de nombreux surcadrages (encadrements de portes, miroirs ou fenêtres) morcellent l’espace du plan. Fragmentée, l’image appelle alors de nouvelles portions d’espace hors-champ dont le spectateur sait peu de choses (fig. 2 et 3), en raison de la récurrence de ces vues partielles et complexes. Les surfaces réfléchissantes, parfois difficilement identifiables en tant que telles au sein d’une topographie qui se comprend plutôt de manière rétrospective, brouillent les repères plus qu’elles ne déploient l’espace pour en offrir une représentation plus complète.
Les plans consacrés au lieu de travail de Mme Chow, un espace si brièvement montré à l’échelle du film qu’il en acquiert un caractère particulièrement énigmatique, sont très révélateurs du rôle compositionnel de la fragmentation. Il s’agit d’une sorte de guichet que nous ne voyons, dans tout le film, que d’un unique point de vue, latéral, qui sépare le lieu (et le cadre) en deux parties, l’une réservée aux clients, l’autre aux employés. De la sorte, selon l’angle qu’adopte la caméra, l’un de ces deux sous-espaces peut être caché par la cloison de bois du comptoir. Comme les premiers plans de cet endroit présentent un mouvement d’appareil continu qui s’avance tout en glissant vers la droite, la zone visible subit d’importantes variations. Par ailleurs, notre accès à cet espace est indirect : une découpe ovale dans le cadre, probablement une lucarne (même si cette forme est plutôt celle des miroirs dans le reste du film) provoque une restriction du champ. La première occurrence de ce lieu s’effectue en deux plans (fig. 4 et 5) : le passage de l’un à l’autre est à la fois continu grâce à la vitesse et à l’orientation constantes du mouvement de caméra, et discontinu si l’on prend en compte la saute qu’introduit un changement d’angle. Celui-ci est fortement perceptible puisqu’il permet de découvrir, de dos, le personnage de Mme Chow au téléphone (reconnaissable à sa coiffure). Dès le premier plan, nous l’entendions parler sans savoir où ancrer cette voix dans l’image ; la caméra a sondé pour nous cet espace afin de nous en révéler la source. Cette exploration des recoins d’une image à la faveur d’un déblocage au niveau de l’angle de prise de vue n’est pas sans rappeler la scène de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) où l’inspecteur Deckard (Harrison Ford) utilise un ordinateur pour parcourir une photographie, découvrant grâce à plusieurs agrandissements successifs de certaines portions de l’image le reflet d’une femme dans un miroir (également ovoïde). Dans In the Mood for Love, « l’enquête » est menée par le spectateur qui tente d’identifier les différents espaces. Malgré les divers procédés qui visent à désorienter le spectateur, Wong Kar-wai dispose certains repères, comme ici le rapprochement entre un lieu et l’activité professionnelle d’un personnage ou, plus largement, les actions extérieures à la vie conjugale. Notons que, dans ce passage comme dans tous les autres filmés dans ce lieu, nous n’entendons pas la voix de l’interlocuteur de Mme Chow, ce qui facilitera ultérieurement le glissement du mari à l’amant. Au niveau de l’écoute, nous sommes dans le cas d’un son non subjectif4, c’est-à-dire non ancré dans la perception auditive du personnage, ce qui empêche l’identification avec Mme Chow, personnage périphérique. De plus, son visage (et donc l’origine de la voix) nous étant caché (l’interlocuteur étant, lui, totalement invisible), on a l’impression que les paroles émanent du lieu même plus que d’un individu : dans In the Mood for Love, les voix retentissent avec une telle netteté qu’elles semblent provenir de partout, si bien qu’elles ne nous offrent pas d’indications sur l’espace dans lequel elles résonnent comme pourraient le faire des effets de perspective sonore. Coutumier des voix over, Wong ne reconduit pas ce procédé, probablement trop lié à l’expression d’une subjectivité, mais n’en détache pas moins les voix d’un ancrage précis dans l’image : les personnages situés hors-champ, le téléphone et la radio contribuent à favoriser un usage « acousmatique5 » des voix.
Les informations délivrées par ces deux plans du bureau de Mme Chow ont un effet ambivalent : elles s’inscrivent certes dans une progression narrative (elle annonce à son mari qu’elle terminera plus tôt, alors qu’elle le lui cachera par la suite), mais s’avèrent fort partielles. La concision d’un texte dont certains référents nous échappent (il débute in medias res par « As-tu parlé à Ming ? » sans que l’on sache de quoi il aurait pu parler, ni même à qui elle s’adresse), la brièveté des plans et la complexité de la composition contribuent à frustrer le spectateur, d’autant plus conscient des lacunes du récit qu’une ébauche de développement se met en place.
Ce même lieu réapparaît par la suite lorsque se manifesteront les premiers indices de l’infidélité de l’épouse. Comme cette fois les plans sont fixes, les deux parties de l’office nous apparaissent cloisonnées, renvoyant au fossé qui s’est creusé dans le couple. À un plan où elle lui annonce au téléphone qu’elle remplace un collègue pour la soirée et qu’il n’a pas besoin de venir la chercher (fig. 6.), succède l’espace situé du côté des clients où M. Chow a pris place (fig. 7) : il apprend d’une voix masculine (dont la source reste hors-champ) que sa femme est déjà partie. Une indécision subsiste quant au temps qui s’est écoulé entre ces deux plans (le second correspond-il à un autre jour où elle a également menti, ou le mari a-t-il malgré tout décidé de venir la chercher ce jour-là ?), mais la symbolique induite par l’organisation spatiale est claire : malgré la similitude des plans filmés depuis le même point, une disjonction s’est opérée.
L’ovale de la lucarne fait retour en évacuant cette fois totalement la visualisation des personnages lorsque Mme Chow annonce à son amant, M. Chan, qu’ils ne doivent plus se voir (fig. 8). Lorsque cette liaison, auparavant déjà si secrète que nous n’en avons rien vu, est rompue, il ne reste plus rien que le lieu, composé ici d’une collection d’images fixes disposées sur un présentoir au premier plan, somme de clichés qui s’ajoutent aux « lieux communs » de l’adultère. Pour réintégrer la représentation en actes de l’intrigue, il faudra passer, après un fondu au noir, à un miroir de l’appartement des Chow dont la forme fait écho à cette lucarne (fig. 9) : on y découvre la salle de bain dans laquelle Mme Chow, le visage dissimulé sous sa chevelure, éclate en sanglots, comme nous le révèle subrepticement un second miroir embué. D’un miroir à l’autre, le spectateur progresse en saccades dans l’univers du film. Chaque saute occulte une partie de l’histoire dont il s’agira maintenant d’évaluer et de commenter plus en détail l’aspect fragmentaire.
Les béances d’une intrigue : coupes transversales
Le parti-pris le plus marquant et le plus novateur de In the Mood for Love consiste à ne jamais montrer l’un des versants du film, celui des relations conjugales. En fait, le spectateur n’a accès qu’à ce qui gravite autour des deux uniques personnages principaux joués par Tony Leung et Maggie Cheung : à aucun moment, leurs conjoints respectifs ne sont montrés de face (et donc individualisés par les traits faciaux). Lorsque ces derniers se trouvent dans le même espace que l’un des deux protagonistes, ils sont soit filmés de dos, soit laissés hors-champ. Ils ne doivent leur existence en tant qu’individus qu’à leur silhouette et à la voix qui, rarement, leur est prêtée. Ce choix d’exclusion semble avoir été une idée fondatrice du projet, comme en témoigne le cinéaste :
« Au tout début, je détestais l’idée de montrer le mari et son épouse, ce qui aurait été ennuyeux. J’aurais eu à commenter : Qui a raison, qui a tort ? Ce n’était pas le motif de l’histoire6 »
Cet effacement délibéré d’une des pistes narratives participe d’un important centrage sur le couple Chau/Li-Chun, une forme de minimalisme à laquelle correspondent les traits de stylisation mentionnés jusqu’ici. L’absence de mise en relation entre différentes facettes du récit évacue tout propos explicatif (« j’aurais eu à commenter ») et délie les réseaux de connexions causales qui articulent la matière narrative. Le recentrement sur ces deux acteurs, avec qui Wong avait déjà travaillé7 et dont il semble vouloir exploiter au maximum le potentiel expressif en deçà du verbal, s’est manifesté dès la genèse du projet. Comme Fallen Angels (1995) était né de l’excroissance d’un des volets de Chungking Express (1994), l’histoire des amants qui se croisent au noodle-shop ne devait être qu’une des parties d’un triptyque consacré à la nourriture, avant d’être développée jusqu’à occuper l’entièreté du film, et même à reporter d’autres prolongements dans un film à venir (annoncé mais toujours pas sorti), provisoirement intitulé 2046 (numéro de la chambre de l’hôtel où les amants se retrouvent). À l’instar de tous les éléments périphériques aux rencontres des amants, deux autres pistes narratives ont donc été préalablement rejetées hors-film au lieu de s’inscrire dans le modèle de la constellation de personnages et d’actions parallèles qui caractérise certains autres films du cinéaste.
Non seulement Wong fait reposer tout son film sur la performance de deux interprètes, comme Alain Resnais l’avait fait avec Azéma et Arditi qui, dans Smoking/No Smoking (1993), endossaient tous les rôles avec des déguisements, mais il se borne à ne nous montrer que deux personnages. C’est à travers ce noyau narratif du couple que se déploient d’autres récits potentiels. En effet, Chau joue le rôle du mari de Li-Chun afin de l’habituer à subir l’aveu d’infidélité : ce jeu de dédoublement, recours à la (méta-)fiction comme modèle hautement heuristique et cathartique, suggère qu’ils contiennent à eux deux tous les personnages du film, en d’autres termes qu’ils sont le film.
Il n’est donc pas surprenant que le régime « modal8 » dominant soit la focalisation interne sur l’un ou l’autre de ces deux personnages. Toutefois, le procédé d’occultation de certains éléments diégétiques (comme les conjoints des amants) provoquent par rapport à ce type d’économie narrative une altération qui correspond à ce que Gérard Genette a dénommé « paralipse », « ellipse latérale » où « le récit ne saute pas, comme dans l’ellipse, par-dessus un moment, il passe à côté d’une donnée9 ». Contrairement à l’ellipse, la paralipse n’a donc pas un caractère prioritairement temporel (on l’a dit, les enjeux esthétiques de In the Mood for Love se situent quelque peu en marge du temps), mais concerne directement les modalités de transmission de l’information narrative : certains éléments sont filtrés, retenus par l’œuvre selon des lois qui ne respectent pas le choix d’un certain type de focalisation. Genette cite plus loin10 l’exemple d’Armance de Stendhal dans lequel le héros éponyme se dissimule continuellement sa pensée centrale (son impuissance sexuelle) : derrière le personnage qui est posé comme la source fictive des monologues se manifeste une figure de narrateur qui effectue un tri par-delà la cohérence strictement diégétique qui exigerait que cette motivation ne soit pas étrangère au personnage même.
Dans In the Mood for Love, les implications sont donc également d’ordre énonciatif : via la paralipse, le récit s’affiche comme quelque chose de construit, dénaturalisant ainsi l’univers qui s’offre au spectateur. Toujours en quête d’indications sur le monde du film, le spectateur se rend particulièrement compte des processus d’élaboration du film lorsqu’il est confronté à un manque patent, c’est-à-dire lorsque la rétention s’applique à des informations pertinentes en termes de narration. Comme il est sans cesse question de la liaison des conjoints respectifs, le fait de nous les dérober au regard est évidemment très marquant. Les théoriciens anglophones11 ont coutume d’appeler « suppressive » cette logique soustractive qui, dans In the Mood for Love, régit autant la composition du plan que le découpage.
Toutefois, une précision s’impose relativement à la notion genettienne de paralipse qui tient à la diversité des véhicules sémiotiques de transfert de l’information (les sons, le verbal et l’image) propre au cinéma : comme l’a montré François Jost12 en distinguant focalisation (savoir), ocularisation (voir) et auricularisation (entendre), cette pluralité des canaux complexifie la question de ce que l’on appelle communément (et de façon réductrice) le « point de vue ». En effet, la coupe transversale effectuée dans In the Mood for Love entre le su et le non-su n’aboutit pas à des exclusions intégrales. Ce n’est pas comme si Mme Chow et M. Chan n’étaient jamais ni évoqués ni présents, ce qui donnerait à penser que les personnages principaux sont célibataires. Au contraire, ce versant du film prend une signification toute particulière du fait qu’il est voilé, et non tu. En fait, seul le hors-champ visuel peut être qualifié en propre de « paraliptique », puisqu’il arrive que l’époux de Li-Chun ou la femme de Chau se trouve dans le même espace que les deux personnages, voire s’adresse à eux. Par exemple, Chau se rend chez son voisin pour le remercier de lui avoir rapporté de l’étranger – du Japon où il se rend fréquemment pour le travail, un Ailleurs totalement hors-film où s’achètent les objets qui symbolisent les relations et où se consomme la liaison entre M. Chan et Mme Chow – un autocuiseur qu’il aimerait lui payer. On apprend sur la base des répliques échangées que l’épouse de Chan a déjà remboursé l’appareil sans le lui avoir dit. Par le verbal, une situation de « manque » est pointée qui concerne autant le personnage de Chau que le spectateur, et suggère des « rapports » (encore indéfinis) non montrés entre Mme Chow et M. Chan. Dans ce cas, non-vu et savoir sont étroitement liés. Mais le non-montré, inhérent au référent strictement verbal13, fonctionne par contre concrètement dans l’espace même de la discussion filmée en un seul plan (fig. 10). On nous montre en effet seulement Chau qui regarde en direction du hors-champ gauche d’où proviennent la voix de M. Chan14 et la lumière qui éclaire son visage. Son interlocuteur n’est aucunement visualisé par un contre-champ. Il s’opère donc une modification du point de vue : on passe en « ocularisation externe », puisque nous en voyons moins que le personnage principal. Toutefois, nous en savons autant que lui, puisque rien ne nous échappe dans la discussion, si ce n’est peut-être certaines mimiques significatives de l’interlocuteur auxquelles il n’est cependant fait aucune allusion dans le texte. Si le spectateur n’épouse pas le champ visuel conventionnellement attribué, par les règles du raccord en champ/contre-champ, au personnage de Chau, il n’en reste pas moins spatialement et émotionnellement proche de lui dans la mesure où l’angle unique qui offre un profil de trois quarts lui permet d’être attentif à toutes les réactions (ou plutôt les mouvements de retenue) du personnage. Par ailleurs, nous sommes bien dans une position identique au personnage en termes d’interactions avec son environnement : l’objet médiateur de la relation ayant déjà été donné et payé, la médiation – qui se concrétiserait cinématographiquement en un raccord – n’est plus possible dans l’ici et maintenant de la discussion. C’est pourquoi Chau reste sur le seuil de la porte, une limite non franchie comme le sont les bords du cadre (le plan suivant résulte d’un déblocage à 180 degrés qui inverse les directions, mais ne révèle rien de plus de l’appartement des Chan, cf. fig. 11). Il est fréquent de trouver dans In the Mood for Love un tel cadrage en plan rapproché de personnages (Chau, mais aussi Li-Chun, comme lorsqu’elle demande à son époux de lui rapporter deux sacs à main du Japon, cf. fig. 12) qui répète le bord du cadre, alors qu’ils mènent une conversation avec un personnage hors-champ. Lors d’une discussion, ce cadrage prend bien sûr une signification particulière en s’inscrivant dans une thématique antonionienne de l’incommunicabilité dans le couple, et contraste avec les nombreux plans d’ensemble qui comprennent à la fois Li-Chun et Chau, images qui ont servi à la plupart des affiches du film. Le franchissement du seuil, le décloisonnement des espaces marqués par la solitude intérieure s’opère via la transmission d’objets qui, à l’exception des livres de chevalerie prêtés par Chau à Li-Chun, ont trait à la nourriture15 ou à l’habillement16. Cette possibilité de passage est amorcée dès le début du film grâce à des objets qui ne sont pas encore aussi étroitement liés au corps et à l’intimité que les aliments et les tissus. Dans cette scène initiale, les déménageurs se trompent d’appartement et effectuent des va-et-vient entre le logement des Chan et celui des Chow. Si Chau ne se trouve pas encore dans le même plan que Li-Chun, le déplacement des meubles crée un pont entre eux (concrètement au niveau filmique : un raccord sur le mouvement des déménageurs) et met en évidence la proximité entre les deux espaces qui n’apparaissait pas clairement jusque-là, le lieu se présentant confusément comme un dédale de couloirs.
La scène entre Chau et M. Chan se trouve inversée un quart d’heure plus tard lorsque les deux épouses ont une conversation sur le seuil de la porte. La séquence débute à l’intérieur de l’appartement des Chow au moment où retentit la sonnerie, ce qui instaure un léger décalage par rapport au point de vue constant de Li-Chun ; toutefois, nous ne faisons qu’entrevoir Mme Chow, d’abord perdue dans le flou de l’arrière-plan (fig. 1), puis reflétée de dos dans un miroir en partie escamoté. A l’ouverture de la porte, nous restons toutefois du côté de cette silhouette, si bien que lorsque Li-Chun s’adresse à elle, elle fait face à la caméra et la fixe du regard (fig. 13). Figure rare au cinéma parce qu’elle peut contribuer, dans certains cas17, à enrayer l’illusion de l’autonomie de l’univers filmique, le regard-caméra ne renvoie ici à aucun espace extérieur à la diégèse, car c’est bien à un autre personnage, situé dans ce que Noël Burch18 appelle le « cinquième segment du hors-champ », que Maggie Cheung s’adresse. Toutefois, cet interlocuteur n’ayant pas véritablement de consistance, la place qu’il occupe semble vacante, toute prête à accueillir la projection d’un spectateur en quête de découvertes sur l’énigmatique Mme Chan, qui exprime dans ce passage sa solitude de manière assez peu voilée. Au moment même où la porte se ferme, nous passons d’ailleurs dans le corridor pour rejoindre une Mme Chan perplexe. Entre les deux femmes, l’échange s’est avéré impossible, tant au niveau de la parole que des objets (Mme Chow refuse les médicaments proposés par Li-Chun).
Comme le montrent ces quelques exemples forcément révélateurs dans un film qui témoigne d’une telle régularité dans l’utilisation de certains procédés d’occultation, les personnages secondaires gravitent dans une lointaine périphérie dont l’unique raison d’être consiste à éclairer sous divers angles le couple central. Représentés transversalement dans les seuls liens qui contribuent à esquisser ce couple, Mme Chow et M. Chan acquièrent une semi-existence, produit d’une organisation narrative qui obéit à une paralipse partielle. Sur les traces de tels phénomènes soustractifs, nous aborderons maintenant une seconde paralipse, plus complète, qui se joue à l’intérieur même de la piste narrative principale.
L’érotisme du hors-film
Tout un pan de la relation entre Li-Chun et Chau demeure ambigu jusqu’à la fin du film, car aucune image n’atteste l’existence de rapports sexuels. Sur ce point, le cinéaste respecte l’extrême pudeur de ses personnages en excluant du film ce que ces derniers s’évertuent à dissimuler. Libre au spectateur d’interpréter une mèche de cheveux inhabituellement rebelle comme l’indice d’ébats antérieurs, mais rien ne vient confirmer cette éventualité. La mise à distance atteint une limite maximale en empêchant toute tendance voyeuriste. Plus que sous n’importe quel autre aspect, In the Mood for Love rejette son spectateur, dans le cas des développements intimes de ce qui constitue l’unique piste narrative, dans un hors-film qu’impose l’impossible transparence de son univers. Parfum de frustration qui fait justement l’intérêt de cette paralipse et rejoint la remarque de Seguin sur cet absolu du hors-champ :
« C’est devant, ou derrière, que l’on fait l’amour, pas dedans. Hors-jeu, hors-sexe. L’érotisme, au cinéma comme dans les livres et sur les images, est inaccessible. Il ne renvoie qu’à la solitude du témoin, à l’impossibilité du partage et de la communion19. »
L’accent pessimiste de cette assertion convient parfaitement au mood nostalgique et quelque peu désenchanté du film : même si Chau et Li-Chun ont couché ensemble, les moments d’intimité leur sont devenus inaccessibles après la fuite à l’étranger et le passage des années. En ce sens, ils sont toujours en partie les spectateurs de leurs propres actions. Cette position d’observateurs découle de leur conscience aiguë des conséquences de leurs actes ainsi que d’une auto-mise en scène permanente censée les aider à se mettre à la place de conjoints infidèles. Leur relation reste taboue jusqu’à l’enfouissement final dans la colonne de pierre totémique, les secrets demeurent hors-film.
Il est intéressant de remarquer que, du point de vue de la genèse de l’œuvre, ce hors-film est le fruit d’un rejet tardif, et donc d’une démarche concertée. Ce que déclarait Maggie Cheung dans les Cahiers du cinéma20 à propos du tournage de scènes d’amour non conservées dans la version finale du film a été attesté par la suite grâce aux suppléments de l’édition DVD qui contiennent des « scènes inédites ». On compte en effet parmi celles-ci un ensemble d’environ huit minutes révélant en partie le « mystère de la chambre rouge » du South Pacific Hotel, cet espace de la théâtralité où les moments décisifs, non joués, se déroulent en coulisses. Le terme de « scène » est adéquat, puisqu’il s’agit de blocs continus, et non de fragments épars qui auraient dû être répartis sur l’ensemble du film pour combler les lacunes ouvertes par la coupe transversale de la paralipse. Deux moments principaux nous sont alors découverts.
Tout d’abord, cette partie des suppléments montre une scène où les deux amants sont assis l’un à côté de l’autre sur le lit de la chambre d’hôtel et se déshabillent progressivement. Relativement statiques (sauf lorsque Tony Leung se lève pour enlever son pantalon, fig. 14), ils sont filmés frontalement en un seul plan résolument fixe (aucun recadrage n’est effectué lorsque le haut du corps de Leung sort du champ). Pendant qu’ils déboutonnent lentement leurs vêtements, se dépouillant ainsi de cette carapace qui soulignait leur apparence engoncée dans la respectabilité, ils n’échangent ni paroles ni regards, mais jettent alentour des coups d’œil embarrassés, fixant parfois l’espace situé devant eux, là où se trouve la caméra. Leur air mélancolique et le déroulement solennel et déshumanisé de cette scène d’abord silencieuse évacuent toute référence au plaisir. Ces personnages nous regardent comme s’ils devaient s’offrir, contre leur gré, au regard libidineux d’un spectateur passé de l’autre côté du rideau rouge qui, dans le premier plan de la scène, nous dissimulait toute la pièce vue à travers une fenêtre, et qui maintenant se devine à l’arrière-plan. À la mise en distance d’images floues comme en récoltent les paparazzi se substitue l’embarrassante proximité du peep-show, la dominante rouge évoquant le célèbre final de Paris, Texas (Wim Wenders, 1984). Comme s’ils sentaient le regard que le spectateur pose sur eux, les personnages se trouvent confrontés à la culpabilité et ne peuvent aller jusqu’au bout : leurs regards se croisent alors qu’ils tentent un baiser, puis y renoncent. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser présager le contenu de la séquence, nous n’avons pas quitté l’auto-mise en scène qui régit leur relation. Mais le mimétisme ne peut s’imposer face à cette différence de caractère qui fonde un contraste21 traversant tout le film : « Je ne veux pas être comme eux », affirme Li-Chun. Ce déroulement ritualisé n’était qu’un autre moyen de comprendre comment leurs conjoints ont pu en arriver là. La « répétition » ne leur fournit pas de réponse et se révèle en être une parodie grotesque.
La solution ne leur apparaîtra qu’en quittant la mise en scène artificielle de leur relation, cette fois non pas de manière rationnelle mais comme le surgissement du désir. Dans cette seconde scène, une phrase de l’amante fait pendant au refus de s’identifier aux époux infidèles : « Je ne veux pas rentrer ce soir ». Li-Chun et Chau s’écroulent alors sur le lit et des soupirs de plaisir se font entendre. La dimension sonore est ici capitale car, dans cette seconde scène, la composition de l’image est radicalement différente, cumulant divers critères de mise en place d’un hors-vue : l’action se devine plus qu’elle n’est montrée, la caméra étant placée à l’extérieur, derrière la vitre. Plusieurs filtres d’occultation se superposent : gouttes de pluie sur la vitre, persiennes striant le cadre, intérieur de la chambre aux contours indistincts, la netteté étant réglée sur le premier plan de la fenêtre. Même en présence de cette action explicite, c’est le rejet hors-scène du spectateur qui autorise l’érotisme. En ne se manifestant plus que par la voix, les amants qui cèdent à leur désir acquièrent un statut identique à leurs époux qu’ils rejoignent dans le hors-film. La suppression de ces scènes dans le montage final (amputé d’environ une demi-heure par rapport à la version originellement prévue) ne fait que pousser un peu plus loin une logique de l’exclusion du regard spectatoriel que ces scènes mettaient elles-mêmes en jeu. Si, pour le « lecteur » du DVD, le voile est partiellement levé22 sur le degré d’intimité de la relation des deux voisins, l’esthétique de l’occultation qui régit l’ensemble du film n’est pas remise en cause. Même ces « suppléments », composés de séquences montées spécialement par Wong pour l’édition DVD, obéissent à la logique soustractive du film. Comme le fait remarquer David Martinez à propos du DVD, ils « dévoilent à la fois tout et rien des secrets du cinéaste, comme un écran de fumée venant en dissiper un autre23 ». Comme on l’a montré, souvent dans In the Mood for Love la signification se dérobe, l’écran fait écran – et même, littéralement, « écran de fumée » lorsque les cigarettes se consument.
Indiscutablement, In the Mood for Love procède d’une forme absolue de hors-champ qui multiplie les indécisions en divisant son univers en facettes, certaines demeurant dans l’ombre, totalement livrées à l’imagination du spectateur. Wong Kar-wai démontre combien il est artistiquement productif d’obtenir le plus par le moins.
In the Mood for Love (Dut yeung nin wa, Wong Kar-wai, 2000)Interprètes: Maggie Cheung (Mme Chan), Tony Leung Chiu Wai (M. Chow), Ping Lam Siu (Ah Ping), Rebecca Pan (Mme Suen), Lai Chen, Roy Cheung (voix de M. Chan). Producteurs : Ye-cheng Chan, William Chang, Jacky Pang Yee-Wah, Wong Kar-wai/Block 2 Pictures Inc., Jet Tone Production Co., Paradies Films. Musique : Mike Galasso, Shigeru Umebayashi. Image : Christopher Doyle, Ping Bing Lee. Montage et costumes : William Chang. Distribution française : Océan Films.