Ce jour-là : l’helvétisme de Raul Ruiz
« Walter déclara :On ne peut trouver nulle part au monde un semblable panorama. Il n’y en a pas un pareil en Suisse.Puis on se remit en marche doucement pour faire une promenade et jouir un peu de cette perspective. »Guy de Maupassant, Bel Ami, II, IX.
Le dernier film de Raul Ruiz, Ce jour-là, représentait et présentait la Suisse au dernier festival de Cannes. Il la représentait comme Oliveira une année plus tôt, et comme… Alain Resnais, Jacques Rivette et bien d’autres ont pu être inscrits par le Centre suisse du cinéma ou d’autres instances helvétiques au fronton du cinéma « suisse ». Mais il la présentait, contrairement à plusieurs des auteurs qu’on vient de citer qui n’ont pas toujours eu besoin de se déplacer en Suisse pour devenir « suisses ». On sait que ces paradoxes, un peu dérisoires, naissent d’un écheveau de contradictions entre l’économique et le culturel, le diplomatique et l’artistique que les diverses « intégrations », échanges, co-productions (télé comme cinéma) et aides publiques démultiplient encore. Il est évident que rien ne s’oppose en termes juridiques et économiques à appeler « suisse » un film dont le financement est majoritairement helvète, c’est sa présence comme tel dans une manifestation proclamée artistique, dans une compétition réunissant des « auteurs » et non des pays producteurs qui pose un problème. Pourtant, cette question qui peut éventuellement se poser pour d’autres cinématographies (on a connu suffisamment de « transferts », pour employer une notion empruntée au marché sportif, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister) résonne, semble-t-il, autrement dans le cas de la Suisse. Parler du Renoir ou du Lubitsch américain, du Losey ou du Buñuel français a en effet un sens tout autre qu’aurait l’expression – inimaginable – de Ruiz ou de Chabrol suisse. Pourquoi ? En raison d’une revendication d’identité nationale des cinémas de Suisse (revendication contradictoire : il y a « le » cinéma suisse, mais il y a tout autant « le » cinéma romand ou suisse alémanique ou encore tessinois) et en raison des traits distinctifs retenus pour définir cette identité. C’est pourquoi le fait que Ruiz présente la Suisse (et, plus précisément, la région vaudoise située entre Rolle et Saint-George) revêt une certaine importance. Non seulement il peut se prévaloir d’être « suisse » en raison des financements de son film, mais il situe l’univers diégétique de celui-ci en Suisse et même dans un lieu très délimité de la Suisse et, plus encore, il traite un sujet suisse – en tout cas propre à un certain « cinéma suisse » (c’est-à-dire romand). Ainsi tous les aspects de Ce jour-là répondent à une « suissitude » que le générique affiche en indiquant : « un film helvétique de Raoul Ruiz ». Hormis le réalisateur qui n’est pas « d’ici », ni même de l’espace francophone, tout dans ce film est bel et bien « suisse »1, ce qui nous conduit à nous interroger sur la pertinence des critères thématiques et dramaturgiques qui rattachent ce film au « cinéma suisse », puisque le maître d’œuvre, le metteur en scène est extérieur à cet ensemble. Ce paradoxe s’accroît encore quand on observe que ce film est peut-être le plus « suisse » du « cinéma suisse » contemporain, sans pour autant être une parodie ou un pastiche de ce dernier. En fait, Ruiz fait la démonstration que n’importe qui peut être suisse s’il y tient, s’il s’efforce de s’inscrire dans un ensemble de traits caractérisés comme propres à définir ce cinéma. Mais l’extranéité ruizienne ne ruine pas la pertinence du propos, elle se borne à l’objectiver, à le sortir de la problématique de l’expression locale, elle met en question la notion d’« identité nationale » en tant que liée à l’origine ou à l’appartenance locale. Enfin, elle « boucle » à sa façon le discours du « nouveau cinéma suisse » en opérant un renversement d’un certain nombre de « valeurs » qui le caractérisaient.
Il reste que cet exercice ruizien, s’il peut passer, dans une approche de l’œuvre entière du cinéaste, pour une preuve supplémentaire de sa capacité à s’approprier des codes et des procédés, comme auparavant il a pu le faire du récit wellesien avec Les trois couronnes du matelot, de la réflexion klossovskienne avec L’hypothèse du tableau volé, de la disputatio théologique dans Combat d’amour et de mort, etc., est son seul exemple d’appropriation, ou « d’usurpation », d’une identité nationale. Ruiz n’a réalisé ni un film « français », ni un film « portugais » ou « espagnol » ou « chinois » au gré de ses diverses productions. Il a choisi ici de réaliser un « film helvétique », car cette notion peut avoir un sens (le choix de l’adjectif « helvétique » plutôt que « suisse » ou « helvète » ou « helvétien » apporte une connotation d’officialité – Confédération helvétique… – qu’il faudrait interroger)2.
La question de la construction d’un « cinéma suisse » à partir de traits distinctifs « nationaux » donne lieu depuis plusieurs années à des recherches et des publications. On peut donc se borner à y renvoyer3. Mais la conjoncture immédiate leur donne un éclat particulier… Le Ciné-bulletin, organe de la profession cinématographique, vante en effet en sa « une » du mois de mai dernier l’entreprise « Film Location Switzerland » vouée à « vendre les montagnes » suisses aux producteurs étrangers. Qu’un film de Spielberg comporte une scène tournée à Interlaken, qu’un James Bond débute dans les Alpes, que Claude Chabrol tourne un film à Lausanne et que les mélodrames indiens utilisent des paysages de montagne, voilà qui serait de première importance pour l’industrie et le commerce. Ceux du cinéma mais aussi ceux du tourisme, de l’hôtellerie et de la restauration, puisqu’on incite les cantons à payer leur entrée dans ce « service », en leur faisant miroiter les « retombées financières » qu’ils peuvent en attendre (« image »). On retrouve de la sorte la « spécialité » de la Suisse en matière de cinéma depuis 1896 qui a été de fournir des paysages, des montagnes et des lacs, des alpages et des villages. Les opérateurs Lumière filment le pays en suivant les guides touristiques, puis on relève régulièrement dans les programmes des cinémas le documentaire paysager ou le drame en altitude, toujours situé en Suisse. La Suisse comme pays de tournage (c’était le titre du stand helvétique à Cannes dans l’espace du marché), « studio à ciel ouvert ». Du Bergfilm à Spielberg, c’est, en somme, la même idéologie d’une passive prestation nationale adossée à une mythologie de l’air pur et des sommets immaculés, qui prend un relief singulier par rapport à deux conjonctures de l’après Deuxième Guerre mondiale.
En 1944-47, la Suisse romande bruit d’un débat sur la nature et l’avenir d’un cinéma « suisse » et sur la place de la Romandie dans cette dénomination. Ce débat qui se mène dans des journaux généralistes « choisis » comme le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne, relaie certaines discussions engagées dans le Schweizer Film Suisse, et aboutira même à quelques brochures et ouvrages4. Il est adossé à deux aspects, au moins : d’une part une reconnaissance des films suisses au niveau international (Marie-Louise, Die letzte Chance), l’essor de la production et d’institutions centrales en Suisse alémanique qui font craindre la « germanisation » du cinéma suisse ; d’autre part la difficile renaissance du cinéma français, certes sorti indemne économiquement de l’Occupation nazie mais fragilisé par les accords Blum-Byrnes imposés par les Etats-Unis, faisant craindre son « américanisation »… Ces deux aspects se réfractent en Romandie dans une manière de conscience de la spécificité « suisse-française » que certains font tourner autour de la question de la langue et de la « défense des frontières ». C’est en particulier le discours d’Eric Berthoud dans son ouvrage au titre giralducien, Audience au français, qu’éclaire mieux son sous-titre : « Psychomachie du cinéma romand »5. La seconde conjoncture est plus connue, c’est celle qui voit l’émergence d’un « cinéma romand » dans les années 60, lequel en vient même à « représenter » le « nouveau cinéma suisse » aux yeux du monde, renversant la crainte des années 406.
Le slogan « Vendons nos montagnes » proclamé par le journal de la « branche » qu’anime Françoise Dériaz (également rédactrice en chef de feu le magazine Films) est donc nettement en retrait par rapport à ces deux moments de l’histoire du cinéma suisse. Car la question du paysage demeure centrale dans les deux cas, quoique fort différemment : si Berthoud lie langue (française) et paysage romand en récusant le topos de l’Alpe qui pèse sur tout film « suisse » (il dénonce le fait que la Symphonie pastorale transporte le lieu choisi par André Gide de la Brévine au Château-d’Œx), s’il revendique pour le cinéma romand le modèle de Farrebique et la promotion du « terroir » contre « l’helvétisme », le « national », le Groupe 5 et ses alliés, en revanche, vont articuler un propos critique à l’endroit du paysage. Dans Vive la mort Francis Reusser dénonce explicitement l’imagerie du Cervin comme Tanner dans Messidor ; dans d’autres films, il s’agit de « fuir » le pays (La pomme, Retour d’Afrique). En Suisse alémanique des réalisateurs comme Murer, Schmid ou Koerfer mettent à leur tour en question le paysage et les valeurs qu’il véhicule7. Cependant le « terroir » de Berthoud n’annonce en rien la mise en vente de « Film Location Switzerland » car il relève de ce que l’auteur appelle le « génie du lieu » auquel on peut sans doute rallier non seulement Les petites fugues, certains films de Jacqueline Veuve, de Claude Champion, le « deuxième » Reusser (Seuls) et tout un aspect du dernier Godard (depuis Sauve qui peut et Lettre à Freddy Buache et plus récemment Liberté et Patrie)8 qui instaurent explicitement un rapport « positif » au paysage régional, mais aussi bon nombre des films dudit « nouveau cinéma suisse », en particulier ceux de Soutter et de Goretta. Il n’y a, ni dans un cas ni dans l’autre, instrumentalisation du « décor naturel », c’est pourquoi la jubilation du Ciné-bulletin à faire du pays un « écrin » plutôt qu’un « écran », outre l’absence totale d’ambition pour le développement d’un « cinéma suisse » (vive la mondialisation !), semble exprimer une sorte de volonté revancharde à l’égard du « nouveau cinéma suisse » romand des années 60 dont le souvenir ou le « cadavre » pèse décidément très lourd aux yeux de certains9.
Cette distinction par le « génie du lieu » (ou son renversement : le « mauvais génie » du lieu) est-elle une des modalités, propre au cas suisse, de la notion d’« écoles nationales » instituée par la critique dès la fin des années 10 ? La volonté de classement et de maîtrise de la production cinématographique mondiale avait en effet conduit Delluc, Canudo, Moussinac et autres à construire deux catégories, celle d’« école nationale » et celle d’« auteur ». Celle-là est souvent (chez Delluc) liée au paysage, au pays (les grands espaces américains, la nature, le plein air de l’Europe du Nord), avant de devenir une stylistique. Cette mise en place rencontre rapidement la question de la circulation des cinéastes : les Suédois, les Allemands, les Français à Hollywood, les Russes en France, etc. Une alliance se noue alors entre les deux volets : c’est parce qu’il y a des écoles nationales (l’expressionnisme allemand, l’onirisme nordique, etc.), que les auteurs restent eux-mêmes en changeant de pays (Murnau, Sjöström aux Etats-Unis). On en vient même à inventer des catégories (« les Viennois à Hollywood ») qui ont toujours leurs partisans. Il y a une solidarité entre ces deux théories esthétiques – qui ont, bien entendu, leurs modèles dans l’histoire de l’art (Poussin « peintre français »). En quelque sorte l’auteur, dans les années 20 et suivantes, c’est celui qui exprime la culture dont il est l’héritier ou le dépositaire, y compris en exil. Ce dispositif d’analyse a deux effets – parmi d’autres : d’un côté il occulte une réalité sociale et économique du cinéma qui internationalise les « auteurs » : Léonce Perret, Gaston Ravel, Maurice Mariaud, Maurice Tourneur, pour ne citer qu’eux sont autant français qu’américains, portugais ou espagnols ; d’un autre, il suscite généralement l’hostilité quand un auteur « étranger » entend s’approprier des valeurs culturelles nationales de son pays d’accueil : Max Ophuls ne peut comprendre Maupassant…
Le développement de la « politique des auteurs » à la fin des années 50 dissocie les auteurs des écoles nationales, tant l’accent est porté sur l’individu créateur transcendant ses conditions de travail, de production (Truffaut oppose des auteurs comme Bresson, Cocteau au « cinéma français » récusé en bloc). On dira bien qu’il y a un « Renoir français » ou un « Hitchcock anglais », mais pour mettre tout le poids sur le nom de l’auteur, non pour considérer sa double appartenance ou des déterminations différentes. Georges Sadoul essaie en vain de catégoriser la « Nouvelle vague » comme « Ecole de Paris », les intéressés récusant ce classement.
La tendance qui succède à la politique des auteurs (en crise autour de 68), est celle du « nouveau cinéma » et des « nouveaux cinémas » qui redonnent une identité nationale forte autour d’une culture (histoire, politique, langue, etc.) à des productions qui, dans le même temps, rompent avec les stéréotypes des « écoles nationales » et avec les valeurs nationales. Autant dire que ces « cinémas nationaux » sont des cinémas d’auteurs mais d’auteurs qui tirent leur légitimité d’un lien de contestation, de contre-histoire, de critique de leur société. Rocha, Polanski, Passer, Jancso, Konchalovski, Bertoluccci…
La revue Cinéma présente chaque mois un « nouveau cinéma » national et les Cahiers du cinéma contribuent également massivement à ce discours qui trouve, outre les revues, des festivals comme Pesaro, Locarno pour s’exprimer, des livres pour être présenté, des ciné-clubs pour être exemplifié.
Depuis lors, on sait que les « nouveaux cinémas », tous liés à des interventions publiques déterminées – le plus souvent par prélèvement d’un pourcentage sur les recettes des films commerciaux (américains) –, correspondant à des situations sociales et politiques d’Etat revendiquant une certaine image d’indépendance culturelle (en Amérique latine et centrale, des pouvoirs ambigus ou franchement nationalistes comme celui de Peron ou Varga) ou à des régimes carrément étatiques comme ceux des pays socialistes et issus de la décolonisation (Egypte, Algérie, etc.), ces nouveaux cinémas sont choses du passé. Une vingtaine de pays au moins dont la production était quantitativement et qualitativement remarquable dans les années 60-70 ont pratiquement cessé de produire ou ne concèdent qu’à des initiatives indépendantes isolées le soin de perpétuer le fantôme de leur « cinéma national »10. La plupart de ces pays étaient et sont demeurés sinon pauvres du moins dominés et leur choix d’inexister quand il ne fut pas « librement consenti » par désintérêt ou lâcheté étatiques leur fut imposé par le chantage économique (« aide », etc.) qu’exercent les grandes organisations capitalistes mondiales (FMI, OMC, Banque mondiale) et certaines puissances (Etats-Unis en tête). Mais certains pays riches comme le Canada, la Suisse ou l’Italie ont également procédé à une liquidation d’un certain type de cinéma (celui qu’on appelait « nouveau ») même s’ils perpétuent une production nationale et qu’ils ont augmenté leurs aides publiques.
C’est dans ce contexte qui occupe tout de même trois ou quatre décennies au XXe siècle, qu’il est intéressant de replacer Ruiz et son film » helvétique ».
Apparu au Chili, comme un de ces jeunes auteurs novateurs lié à un substrat culturel national ou régional et engagé politiquement dans la situation sociale locale (auprès d’Allende), Ruiz, de manière quasi prototypique, tourne Très tristes tigres en 1968 au Chili, est sélectionné par Buache à Locarno de manière tout à fait « cavalière » (une brève conversation téléphonique transatlantique) et il remporte un prix ex-aequo avec Tanner et son Charles mort ou vif et Istvan Szabo. Des cinéastes appartenant à une même mouvance pour les « cinéphiles » de l’époque, quoique profondément différents, singuliers. L’époque, il est vrai, cultivait la différence comme critère de rapprochement, si l’on peut dire, et non la ressemblance ou le dénominateur commun. Il n’est pas rare de dire alors combien il paraît formidable que les Tchèques qui forment une entité (sinon une école) soient si différents les uns des autres. Ou les Hongrois ou les Brésiliens. « Que 100 fleurs s’épanouissent ».
Trente-trois ans plus tard, Ruiz retrouve la Suisse alors qu’il vit et travaille en France (et ailleurs) depuis le coup d’Etat de Pinochet au Chili. Ruiz chilien, Ruiz exilé est toujours Ruiz, mais rien n’interdit d’envisager dans son œuvre une stratégie d’intégration, généralement sans concession, nullement servile, à la culture d’accueil. Quoi qu’il en soit, se trouvant en situation de tourner un film en Suisse, Ruiz dont la pulsion intertextuelle ne se dément jamais, s’efforce de réaliser un film qui est une quintessence de « cinéma suisse », de « cinéma national », de « jeune cinéma suisse ». On mesurera la différence avec Merci pour le chocolat qui est, certes, situé à Lausanne mais s’abstrait de toute implication profonde dans le lieu, hormis quelques idées reçues (dont le chocolat) et une certaine cohérence géographique dans les itinéraires (qui a permis à 24 heures de publier la carte des itinéraires du film).
Ruiz reprend donc les topoi du cinéma romand de Tanner, Soutter, Goretta (notamment, car Godard hante également les lieux) et les exacerbe jusqu’à faire basculer ce monde dans un grand guignol sinistre et hilarant à la fois par excès de normalité. Autant dire qu’il nous propose une vision « nouveau cinéma suisse » d’une Romandie purgée de toute dissidence, de toute révolte, de toute contestation. La folie, le capital, la police, la propriété, le travail, tous ces ingrédients satirisés dans les films du Groupe 5 sont ici non point moqués ou combattus mais exaltés à l’excès, jusqu’à l’horreur. En même temps, certains traits de personnages familiers à l’univers de Soutter et Tanner – comme le couple emblématique des Arpenteurs et de La salamandre (Bideau et Denis) – sont grossis jusqu’à faire basculer les caractères dans leur contraire (ils sont flics). L’apparition d’un visiteur incongru à la porte vitrée d’une maison de campagne (comme dans un Soutter), l’omnipotence d’un pater familias, les arrangements politiciens locaux, une jeune femme hors du temps… Tout un ensemble d’éléments latents dans ce cinéma de contestation (machisme, emporte-pièce, cynisme, passivité) se trouvent dotés d’un exposant qui les transforme en leur contraire ou les « accomplit ».
Si l’on reprend l’un des meilleurs analystes de la thématique du cinéma suisse des années 60-70, Guglielmo Volonterio, qui articulait analyse du récit et sociologie11, on retrouvera dans ce film la plupart des traits qui lui paraissaient définitoires alors, augmentés de figures ultérieures développées notamment par Klärer.
Le choix presque « excessif » lui aussi d’une région bien délimitée (entre Rolle et Saint-George), renchérissant sur ce choix fréquent chez Tanner (Le milieu du monde, La femme de Rose Hill), Godard et Miéville (Lou n’a pas dit non), nous ramène à des questions déjà envisagées plus haut. Là encore Ruiz systématise des figures et des procédés courants dans le corpus de films rattachés au « nouveau cinéma suisse ». Au moment même où les cinéastes suisses partent, errent, prennent le Transsibérien (Amiguet), ou vont d’une gare à l’autre à travers l’Europe (Klopfenstein), parcourent le Portugal, l’Espagne après l’Irlande (Tanner), Ruiz restreint encore la portion de territoire qu’il explore. Du coup, sa vision des lieux apparaît comme l’une des plus intenses qui ait jamais été donnée : qui a montré comme il le fait l’omniprésence mystérieuse et bon enfant ( ?) de l’armée dans le paysage suisse ? Ou la qualité du crépi gris foncé des auberges de villages (« la Croix fédérale »), ou la présence sur les tables de restaurant de ces petites boîtes cylindriques d’herbes aromatiques salées – qui, ici, d’éléments de décor deviennent pivot de la construction -narrative.
En reprenant la figure du « fou » mais en en faisant le parangon de la normalité (économie du secret, crimes d’Etat, institutionnalisation de l’irresponsabilité), Ruiz renverse l’un des procédés critiques du cinéma suisse où la folie était déviance sociale. Reste le paysage, mais désormais « invendable », in-louable, ayant perdu toute innocence et pureté, devenu théâtre du crime.