Cadre et cage : quand le saurien bute contre la caméra
Dans leurs 200 mots-clés de la théorie du cinéma, André Gardies et Jean Bessalel définissent le hors-cadre comme « l’espace qui n’entre pas dans le cadre », et le hors-champ comme « la portion de l’espace diégétique non visible et immédiatement contiguë au champ, comme son prolongement naturel1 ». Bien que ces définitions soient problématiques à certains égards, l’opposition théorique entre hors-champ et hors-cadre, qui ne connaît pas d’équivalent dans la terminologie anglaise ou allemande, s’avère très utile pour l’analyse du film animalier.
Sous-genre du « documentaire » assez peu étudié2 parce qu’il n’entre pas dans les cadres de référence de la recherche académique sur le cinéma (il est par exemple aux antipodes d’un cinéma d’orientation auteuriste), le film animalier reste néanmoins l’une des formes non-fictionnelles les plus répandues. À la télévision française, les documentaires animaliers sont à compter parmi les programmes les plus populaires, après les émissions consacrées aux problèmes de santé.
En tant que genre cinématographique, le film animalier mérite une analyse, d’autant plus que la visibilité des animaux, dans une perspective développée par le philosophe italien Giorgio Agamben, constitue un problème politique de premier ordre. En effet, le cinéma animalier fait partie intégrante de ce qu’Agamben appelle « la machine anthropologique3 », c’est-à-dire un appareil conceptuel qui sert à produire et à reproduire sans cesse la différence entre l’homme et l’animal. Le but de cette machine n’est pas de donner une solution définitive et donc d’arrêter une définition inébranlable de cette différence, mais de s’assurer que cette différence ne cesse jamais de faire problème. On peut dire que le travail de la machine anthropologique est « politique » dans la mesure où la production de la différence entre l’homme et l’animal fait partie de tout un système de bio-politique dans le sens de Foucault, c’est-à-dire d’un réglage et d’un contrôle de la vie4. Dans ce système de réglage, la détermination de la limite entre ce qui est un homme et ce qui ne l’est pas joue un rôle décisif. Si le film animalier peut y contribuer, c’est que la monstration cinématographique peut être conçue comme un Zeigen dans le sens de Wittgenstein, c’est-à-dire comme un geste d’indication visuelle dont se dégage une notion intellectuelle ou théorique5. Autrement dit : si Deleuze dit que le cinéma pense, mais seulement là où les grands auteurs sont à l’œuvre (c’est un peu l’essence de ses deux livres sur le cinéma), j’aimerais dire que le cinéma pense aussi là où l’on ne le pense pas, ou bien là où la théorie du cinéma n’a, jusqu’à présent, pas envisagé qu’il pouvait penser, notamment dans le film animalier.
Le travail conceptuel du film animalier réside dans une mise en évidence de la différence entre l’homme et l’animal par des moyens cinématographiques qui ont trait à la mise en jeu de la différence entre le hors-cadre et le hors-champ. Un exemple me permettra ici d’énoncer quelques remarques à ce sujet.
Pirsch unter Wasser (Chasse sous-marine) de Hans Hass (Allemagne, 1941) est un film animalier tout à fait exemplaire, et ceci à plusieurs égards. Produit par l’Ufa pendant la Seconde Guerre mondiale et distribué comme Kulturfilm6 en avant-programme dans les cinémas allemands (de même, on peut le soupçonner, qu’en Suisse et dans les territoires occupés), ce film résume en seize minutes les aventures sous-marines de trois jeunes hommes viennois aux Caraïbes en 1939-40, avec le jeune biologiste Hans Hass en tête du groupe. Sorti parallèlement à la publication d’un livre de Hass sur la même expédition7, Pirsch unter Wasser est l’un des modèles-type du film animalier – film+livre+chercheur en vedette – dont les précurseurs remontent à Martin et Osa Johnson dans les années 20, et qui a été imité depuis avec grand succès par Jacques‑Yves Cousteau en France, Bernhard Grzimek en Allemagne et Sir David Attenborough, zooologue-explorateur et célèbre présentateur des documentaires animaliers de la BBC, en Angleterre. Les livres qui accompagnent les films expliquent leur genèse et, par-là, augmentent la portée de leur prise sur le public. Cette stratégie obéit d’ailleurs à une logique semblable à celle des making of hollywoodiens : les livres sont une espèce de making of du film, avec l’avantage qu’ils confèrent à l’ensemble du produit un parfum de prestige hérité de la culture littéraire.
Pirsch unter Wasser commence par un segment introductif où les trois jeunes hommes sont assis au bord d’une piscine viennoise en plein été et racontent leurs exploits à deux jeunes femmes très impressionnées. Pour souligner l’authenticité de leur récit, les jeunes hommes ont apporté les deux pièces les plus importantes de leur équipement : un harpon et une caméra sous-marine inventée par Hass lui-même. D’entrée de jeu, le film établit donc un lien étroit entre les activités de recherche, de prise de vue et de chasse aux animaux. On retrouve diverses modalités de ce lien dans un grand nombre de films animaliers, ainsi que dans la littérature qui les accompagne. À l’ère colonialiste, le chercheur est à la fois chasseur et caméraman, et les trois activités s’entrelacent sans aucun conflit. Dans les années 30 et 40, un autre type de configuration se fait jour dans les récits d’exploration. De plus en plus, le chercheur occupe la position d’un chasseur réformé qui a appris le respect des bêtes fauves et s’est reconverti de la chasse aux animaux à la chasse aux images. On en retrouve un écho dans la littérature française avec Romain Gary, ancien chasseur et auteur de Racines du ciel, roman de 1957 où la lutte pour la survie des éléphants se confond avec la lutte pour l’émancipation africaine8. De nos jours, le chercheur-réalisateur se définit en opposition au chasseur, comme c’est notamment le cas de Marty Stouffer, réalisateur-vedette de films animaliers aux États-Unis dans les années 80 et 90. Au sommet de son succès, Stouffer était assez célèbre pour faire l’objet d’une biographie filmée par la Warner en 1997, Wild America (William Dear). Cette biographie porte le même nom que la série télévisée de Stouffer qui fut diffusée sur la chaîne culturelle PBS jusqu’en 1997, justement, quand un scandale autour de scènes truquées mit fin à son contrat9. Dans le film, le jeune Marty (joué par Jonathan Taylor Thomas), grand admirateur d’Ernest Hemingway, avoue ses difficultés à concilier son admiration pour Hemingway-écrivain avec son dégoût pour Hemingway-chasseur. Finalement, tenant sa première caméra 16mm en main, il se demande si cette machine n’est pas justement ce qui manque à son idole : si Ernest avait eu une telle caméra à la place du fusil, il aurait sans doute immédiatement compris l’avantage moral de la chasse aux images sur la chasse aux animaux. Ainsi se noue le fabuleux destin du jeune Marty Stouffer : il sera le Hemingway chasseur d’images. Avec Hans Hass et Pirsch unter Wasser, par contre, nous sommes toujours en pleine ère colonialiste : on filme les animaux, et on les tue (pour autant qu’ils n’échappent pas au harpon, comme c’est le cas dans une des scènes du film).
Après la partie introductive, Pirsch unter Wasser passe à l’acte, c’est-à-dire au déploiement des images filmées par Hass dans les eaux des Caraïbes. Le passage se fait par un segment où des prises de vue de jeunes gens immergés dans une piscine alternent avec des images de Hass et de ses compagnons en plein océan. La dramaturgie du film veut, évidemment, que le poisson le plus dangereux et donc le plus intéressant (ainsi que celui qui fera le renom de Hans Hass comme chercheur et réalisateur dans les années 50 et 60), le requin, ne fasse son apparition que vers la fin du film. En attendant, nous nous délectons à la vue des beautés qu’offre le récif corallien de Curaçao : un véritable défilé de poissons aux formes étranges, et aux couleurs plus étranges encore, du moins à en croire le commentaire fourni par Hans Hass sur la bande sonore (le film est en noir et blanc !).
Le moment décisif pour notre discussion se situe au début de la partie principale du film. Une fois l’endroit (Curaçao) et l’action (chasse aux poissons avec harpon et caméra) établis, nous voyons une image de Hass lui-même sous l’eau, la caméra à la main. Sur la bande sonore, le même Hass nous explique les difficultés du filmage sous-marin. Le problème principal, comme on nous l’apprend, est de bien amorcer l’image, puisque les distances perçues sous l’eau ne correspondent pas tout à fait à celles dont nous avons l’habitude. L’insert d’un homme avec une caméra dans la série des images qu’il est censé tourner n’a rien de particulièrement exceptionnel dans le documentaire, et on retrouve le même élément notamment dans les reportages de télévision (par exemple, il n’y a pas de compte-rendu de conférences de presse sans image de caméras pointées sur les politiciens). La fonction de cet insert est assez claire : il s’agit « d’ancrer » fermement la scène observée et l’acte de tournage dans le même espace, c’est-à-dire dans le monde réel. Dit de manière plus théorique, nous avons affaire à une stratégie d’authentification qui repose sur l’identification du hors-champ au hors-cadre et, par-là, de la diégèse du film au monde.
Dans le cas du film animalier, cette identification entraîne un effet de distanciation spatial assez significatif. Dans Pirsch im Wasser, l’inscription de la machine de prise de vues dans la diégèse a pour corollaire l’apparition du chasseur d’images dans le territoire de chasse. Or, ce territoire de chasse est un monde à part, ou plutôt un monde qui, tout en faisant partie du monde réel, pose un problème d’accès. C’est toute une aventure que d’y accéder, et ce n’est pas par hasard si tous les récits d’exploration commencent par un voyage plus ou moins périlleux qui mène le chercheur-chasseur jusqu’à son butin. Dans le livre de Hass, cette partie introductive occupe 50 pages (le livre en compte 190). Dans le film, une scène de piscine s’y substitue, mais la distance qui sépare le monde ordinaire du monde exploré s’inscrit dans l’entrelacement des images des nageurs dans la piscine et des explorateurs dans l’océan : c’est un passage au sens fort, une transition vers un autre monde. Ancrer le dispositif d’observation dans ce territoire, dans cet autre monde, c’est évidemment autre chose qu’ancrer la monstration documentaire dans le monde réel. Dans le cas du film animalier, l’identification du hors-champ au hors-cadre introduit un danger supplémentaire : le chercheur/chasseur/caméraman occupe le même espace que les animaux et s’expose potentiellement à leurs attaques. Au moment où apparaît le requin, Hass nous explique qu’on peut facilement se débarrasser de cet animal en le visant frontalement : le requin se croira face à un rival plus grand et plus agressif et s’enfuira. Information certes très utile pour ceux qui rencontrent régulièrement des requins, mais qui a surtout pour fonction d’attester la co-présence du chercheur/explorateur et de l’animal dangereux dans le même espace. Hass sait de quoi il parle, nous suggère son commentaire, parce qu’il a vécu cette situation lui-même. Pour nous, par contre, l’expérience se limite à ce que nous voyons sur l’écran, et tout au plus à des réactions d’empathie avec le plongeur (et, pourquoi pas, avec le requin)10.
On peut se demander si ce n’est pas l’essence du documentaire tout court que de nous révéler d’autres mondes cachés dans le monde réel. Or, comme le montre Pirsch unter Wasser, le film animalier constitue un cas particulier dans la mesure où dans ce genre de films, l’identification du hors-cadre et du hors-champ produit non seulement un monde à part dans le monde réel, mais encore un espace d’aventure, c’est-à-dire un engagement existentiel envers des dangers réels. Dans cet espace d’aventure, la « machine anthropologique », dont la différence conceptuelle entre l’homme et l’animal découle, fonctionne sur trois niveaux.
D’abord, l’homme s’insère dans l’espace-animal comme observateur qui contrôle et organise cet espace par des moyens techniques, notamment le harpon et la caméra. Si chasse il y a aussi dans le monde animal, l’homme se distingue des animaux par le fait qu’il dispose de moyens techniques pour chasser n’importe quel animal. Plus important encore en ce qui concerne la logique du film animalier, il a à sa disposition les moyens de faire l’inventaire du monde animal en images. Pirsch unter Wasser nous montre ce qu’il y a dans les eaux des Caraïbes : le récif corallien, les petits poissons, les barracudas, le requin. Faire un inventaire, mesurer l’espace en énumérant ce qu’il y a dans l’espace : voilà l’un des principes fondateurs du film animalier. Ce principe est poussé à l’extrême dans Le monde du silence de Louis Malle, premier film avec Jacques-Yves Cousteau et seul film documentaire à avoir obtenu la Palme d’or à Cannes. Dans une scène remarquablement violente (les sensibilités ont beaucoup changé depuis), Cousteau et ses collaborateurs font l’inventaire de la vie animale dans une petite baie en dynamitant l’eau pour ensuite étaler les cadavres sur la plage. Parmi les cadavres, il y a notamment un grand poisson rond rempli d’eau qui se vide lentement, mais avec grand effet, sous l’œil impassible de la caméra. Dans cette scène, massacrer, mesurer et filmer forment les trois volets d’un même effort coordonné d’observation et de contrôle.
Ensuite interviennent les moments de rencontre entre l’homme et l’animal qui soulignent la différence entre les espèces. C’est le cas de toutes les confrontations dangereuses, mais aussi de la scène du Monde du silence où l’équipe de Cousteau rencontre une grande perche assez curieuse qui suit les plongeurs un peu partout et commence à se comporter en animal domestique. Loin de vouloir « comprendre » cet animal, les hommes se moquent de lui et vont jusqu’à le mettre en cage pour restreindre temporairement ses mouvements. Encore une fois, le thème de ces rencontres et de ces interactions est celui du contrôle et du défi : l’homme se mesure à l’animal et s’applique à contrôler ses mouvements et ses comportements. On pourrait dire que la même observation vaut également pour des approches qui se veulent plus respectueuses et plus scientifiques en décrivant les animaux dans leurs comportements et leurs habitats soi-disant naturels. En présentant les espèces l’une après l’autre dans leurs particularités, ces films répondent implicitement à une question du type : « qu’est-ce qu’il y a à part nous, les hommes, dans le monde ? », ce qui revient, encore une fois, à convoquer le paradigme de la différence entre l’homme et l’animal.
Enfin, et à première vue paradoxalement, il y a des moments de fusion et de métamorphose dans le film animalier où une parenté étroite entre l’homme et les animaux apparaît. Dans Pirsch unter Wasser aussi bien que dans Le monde du silence, il y a des images qui suggèrent, par leur composition, une certaine analogie morphologique entre plongeurs et poissons. Dans le film de Hass, cet isomorphisme temporaire est même souligné de manière explicite par le commentaire. Il s’agit d’un moment assez surprenant de devenir-animal de l’homme, de perte des contours humains au profit d’une insertion dans le banc des poissons11. Toutefois, dans ces images, l’homme ne se fond jamais entièrement dans l’habitat des animaux. Il se dégage plutôt de ces images une oscillation entre identité et différence12 qui est justement une des figures principales du travail conceptuel de la « machine anthropologique » du cinéma animalier. L’image du devenir-animal est à la fois celle du redevenir-homme pour des raisons aussi bien esthétiques que techniques. L’image du devenir-animal semble oblitérer la différence entre l’homme et l’animal au niveau de la composition, mais, en même temps, seul le dispositif technologique de l’observation du monde animal par les hommes rend cette image possible. Au moment même où l’image questionne le dispositif, elle le réaffirme, et, avec lui, la différence ontologique qu’il contribue à produire, par le simple fait qu’elle est là et que nous la voyons. Même dans les rares moments de devenir-animal dans le film animalier, la « machine anthropologique » ne cesse de travailler, c’est-à-dire de nous rappeler les différences entre l’homme et l’animal.
Mais qu’en est-il des cas où l’identification du hors-champ au hors-cadre ancre l’observation dans un espace dont l’observateur humain est nécessairement absent ? Ces dernières années, la BBC, en collaboration avec des partenaires internationaux comme France3 (France), ARD/ZDF (Allemagne) et Discovery Channel (États-Unis), a commencé à produire des « mini-séries » de films animaliers entièrement composés d’images numériques. La première grande production de ce genre fut Walking with Dinosaurs, sorti en 1999. Imitant le répertoire stylistique du film animalier conventionnel, Walking with Dinosaurs nous introduit dans la vie privée des sauriens comme s’ils étaient nos contemporains. Un des sequels de Walking with Dinosaurs s’appelle Allosaurus et raconte la vie aventureuse d’un spécimen de l’espèce éponyme. Dans une scène du film, le saurien numérique prend la fuite devant un ennemi et se dirige vers la caméra. Comme si celle-ci formait un véritable obstacle, le saurien bute contre la caméra et la renverse. Dans le coin du cadre, nous voyons l’animal s’éloigner, pendant que la caméra continue à tourner un moment. Apparemment, il n’y a personne pour redresser la caméra. Tout cela se produit dans une séquence entièrement réalisée par ordinateur. Un gag, bien sûr, mais plus encore. Avec grand soin, on nous montre que, même dans l’espace virtuel de la préhistoire, le hors-champ et le hors-cadre se confondent, à la différence qu’il n’y a personne pour occuper l’espace d’aventure induit. Paradoxe que cette présence/absence de l’observateur humain dans le champ, ou plutôt le hors-champ, de l’observation. Mais on a vite trouvé un moyen de résoudre ce paradoxe inquiétant. En 2002 la BBC lança un autre film numérique, Dinotopia. Dans ce film, un jeune explorateur (réel, non numérique) est miraculeusement transplanté dans le temps des sauriens (numériques), équipé de tout un arsenal d’instruments d’observation et de mesure. Dans une des scènes du film, on le voit peser quelques sauriens qui ressemblent aux brontosaures de Jurassic Park. Effort parodique, paraît-il, mais présenté sur un ton on ne peut plus sérieux. Du coup, la « machine anthropologique » étend le domaine de son activité aux temps préhistoriques où l’homme était encore loin d’avoir fait ses premiers pas sur terre. Et l’extension se poursuit dans l’autre direction sur l’axe du temps. La dernière innovation du département numérique de la BBC est une série de trois films intitulée The Future is Wild. Les trois films nous montrent le monde des animaux dans 5 millions, 100 millions et 200 millions d’années. Ce qui signifie aussi le monde après la disparition de l’homme. Pourtant, même avec The Future is Wild, on reste dans le format du film animalier. Même avec le numérique, on n’échappe pas facilement au destin d’être un homme plutôt qu’un animal et inversement.