Aspects documentaires : Charles-Georges Duvanel (1906-1975)
Le présent article est lié à une recherche menée à l’Université de Zurich (en collaboration avec Anita Gertiser et Yvonne Zimmermann, sous la direction de Vinzenz Hediger) et soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (Berne) : « Ansichten und Einstellungen : zur Geschichte des dokumentarischen Films in der Schweiz / Vues et points de vue : vers une histoire du film documentaire en Suisse ».
La sortie récente de longs métrages documentaires suisses, dont plusieurs ont été couronnés d’un succès relativement important1, a suscité l’étonnement des critiques et s’est accompagnée de débats dans la profession, concernant aussi bien le soutien à la production locale que le lien entre le contexte socio-historique et le travail des cinéastes. On s’est souvent ébaudi sur le fait que la non-fiction a pris, quantitativement parlant, voire, aux dires de certains intervenants, qualitativement, une importance qui lui a fait dépasser la production considérée généralement comme la plus prestigieuse, celle du long métrage de fiction2.
La prépondérance quantitative du documentaire a cependant toujours été une constante de la production cinématographique du pays. Certes, les films actuels n’entretiennent que peu de rapports formels, stylistiques ou thématiques avec leurs prédécesseurs et le système de production a considérablement évolué, notamment avec l’instauration d’aides étatiques qui privilégient un cinéma conçu comme création artistique. De même, les attentes du public se sont modifiées, notamment dans le sens d’une demande d’un regard propre à un « auteur » entendu comme une instance dotée d’un point de vue original sur l’environnement social ou politique.
En évoquant quelques aspects de la carrière d’un des documentaristes les plus importants du pays, Charles-Georges Duvanel, nous voudrions revenir sur le cadre dans lequel une production documentaire régulière s’est avérée possible dès les années 19203, et revenir sur certaines des constantes qui traversent aussi bien les films de ce cinéaste installé à Genève, que plus généralement la production documentaire suisse. Plutôt que de suivre pas à pas les films de Duvanel, nous voudrions insister sur certaines constantes qui traversent les titres qu’il signa au long d’une carrière qui s’étend du milieu des années 1920 jusqu’au début des années 1970. Outre les qualités évidentes que présentent les films de Duvanel, plusieurs raisons nous ont mené à nous intéresser à ce corpus sinon méprisé, du moins largement méconnu. La première est la préservation quasi intégrale à la Cinémathèque suisse des bandes tournées par le cinéaste. Convaincu de la nécessité de conserver les images du passé, le cinéaste avait remis à Freddy Buache l’intégralité de son matériel. Plus tard, en 1995, la Cinémathèque a pu acquérir un fonds papier d’une exceptionnelle richesse constitué par Duvanel lui-même qui retrace la production des films, et surtout leur réception critique dans les journaux du pays et parfois même à l’étranger4. Enfin, ces films sont pour une large part représentatifs de mouvements plus généraux de la production cinématographique en Suisse. Cette représentativité comprend d’ailleurs de multiples aspects : la carrière de Duvanel correspond pour une large part à celle d’autres documentaristes en Suisse, comme August Kern ou Adolf Forter ; le cinéaste a joui d’une solide réputation (il est membre de la Chambre suisse du cinéma entre 1942 et 1963, il est chargé de représenter la Suisse à la Biennale de Venise à la fin des années 1940, il reçoit des commandes du CICR, des CFF, de la Régie fédérale des alcools, de la ville de Genève) qui se traduit par une reconnaissance quasi officielle de ses films par les autorités politiques. Les ailes en Suisse (1929) se voit accorder le haut patronage du Conseiller fédéral Jean-Marie Musy ; la première de L’année vigneronne (1940) se fait en présence du Conseiller fédéral Enrico Celio et de plusieurs Conseillers d’Etat vaudois. Enfin, les films de Duvanel ont servi pour une large part à construire une image de la Suisse qui correspond, comme nous le verrons, aux orientations officielles.
S’inventer une formation
Durant les années 1910 et 1920, un cinéaste suisse acquiert sa formation en autodidacte, en suivant un homme de métier aguerri ou en s’appuyant sur un savoir inscrit dans une tradition plus établie, la photographie (Emile Gos, qui est aujourd’hui plus connu pour ses clichés, servit d’opérateur sur plusieurs films importants des années 1920). Après avoir suivi une école de commerce, Duvanel s’est formé auprès d’Arthur-Adrien Porchet, un opérateur et cinéaste déjà confirmé, dans une des plus importantes sociétés de la période muette : l’Office cinématographique de Lausanne fondé en 1923. Plusieurs opérateurs dont Francis Böniger, Robert Lugeon ou Duvanel, entre autres, se répartissaient les sujets des actualités hebdomadaires, leur principale activité. Cette fonction informative – retracer un événement ou rendre compte d’une activité importante – sert de base à la pratique documentaire d’un Duvanel, mais aussi à celle de très nombreux autres cinéastes. Encore dans les années 1950, un film comme Opération béton (1954) que signe Jean-Luc Godard retrace les travaux de construction du barrage de la Grande Dixence. Plus généralement, la réalisation d’actualités et de sujets plus ou moins développés, constituant parfois des films à part entière, fait office durant de nombreuses années de colonne vertébrale de la production cinématographique en Suisse. La plupart des documentaristes s’y consacrent plus ou moins régulièrement.
Parallèlement, Duvanel participe au tournage d’un des principaux films muets romands, La vocation d’André Carel (1925) de Jean Choux5. Ce détour par la fiction reste cependant marginal dans sa filmographie, même si l’on peut trouver des éléments de narration, habituellement assimilés au régime fictionnel, dans certains de ses films, notamment dans Les ailes en Suisse, un titre figurant sur la liste des films proposés en location par l’Office cinématographique qui montre les avantages du trafic aérien pour l’envoi de courrier rapide. La rédaction de la lettre et son acheminement donnent lieu à développement de type narratif, alors que le film est globalement identifié comme « documentaire » dans la presse de l’époque. Seule une commande de la Coop destinée à promouvoir la coopérative de consommation s’insère pleinement dans la fiction : Pionniers (Wir bauen auf, 1936) relate les difficultés d’orphelins qui évitent la séparation et l’institution en ouvrant un dépôt de l’Union suisse des coopératives (fig. 2)6. On parlait alors de « documentaire romancé » pour qualifier un film qui, s’appuyant sur une base documentaire – les acteurs jouent leur propre rôle, sur place, là où ils habitent – comporte une trame narrative.
Un type de production particulier : la commande
Si aujourd’hui la réalisation d’un documentaire naît avant tout d’une initiative de type artistique suivant la volonté d’un réalisateur et se traduit par la recherche d’un producteur ainsi que de subventionnements fédéraux et cantonaux, voire de l’investissement d’une chaîne de télévision, la procédure a suivi un cours différent pendant plusieurs décennies. Les films s’inséraient dans un système dit « de commande » qui voyait des entreprises ou des associations s’appuyer sur le film dans une visée informative et instructive dans le but, notamment, de faire connaître leurs activités. Plusieurs entreprises cinématographiques se consacrèrent en premier lieu à l’élaboration de tels films : la plus importante société de production en Suisse, la Praesens, avant de devenir célèbre pour sa production de longs métrages de fiction, tourna des films de commande comme Ein Werktag de Richard Schweizer, destiné à soutenir le Parti socialiste suisse aux élections fédérales de 1931, ainsi que des courts métrages publicitaires. La carrière de Duvanel a suivi une même orientation marquée par la présence de quelques commanditaires, dont les plus importants sont la Coop, l’Office Central Suisse du Tourisme, le Comité International de la Croix-Rouge, l’Office Suisse d’Expansion Commerciale ou les Chemins de Fer Fédéraux. Ce phénomène de commande est ainsi largement répandu et permet aux cinéastes de trouver un espace de travail plus ou moins régulier. Si certains se plaignent de dépendre du bon vouloir de sociétés ou d’administrations, ce cadre laisse cependant une certaine marge de manœuvre aux cinéastes. Il arrive même que certaines entreprises recherchent les faveurs de cinéastes connus pour leur goût de l’expérimentation. Hans Richter tourne ainsi plusieurs films, dont Die Neue Wohnung, pour le Werkbund, une association d’architectes modernistes7. L’historien belge Carl Vincent loue un autre titre du cinéaste allemand tourné en Suisse : « Hans Richter, l’ancien animateur de l’avant-garde allemande, a prouvé une nouvelle fois par La conquête du Ciel son tempérament si marqué d’originalité. »8 La contrainte exercée par le commanditaire, qui imposait le sujet et en suivait la préparation, laissait une part productive au cinéaste qui cherchait, pour sa part, à se démarquer du tout-venant. De plus, les commanditaires trouvaient manifestement de la satisfaction dans le fait que leur film présente une originalité qui les différencie des bandes tournées par d’autres sociétés.
Orientations de la production de Duvanel
Si les débuts de sa carrière sont placés sous le sceau des actualités et du reportage, entendu comme un enregistrement fidèle d’un événement, d’autres aspects apparaissent dans son travail, marquant une orientation complémentaire : le cinéaste montre une foi répétée dans le pouvoir de conviction du cinéma, conjuguée avec une recherche de composition dynamique. Et parfois un souci de la belle image, comme en témoigne le fait que certaines figurent dans des ouvrages ou des revues9. Le travail du cinéaste s’inscrit dans un courant de l’entre-deux-guerres qui montre un attrait pour le progrès technique. L’aviation occupe ainsi une place de choix dans le film, Les ailes en Suisse, qui vante la rapidité et l’efficacité du transport aérien, alors qu’Un vol sur les Alpes assure une vue exceptionnelle sur les sommets enneigés bernois et valaisans.
Ce goût pour le sport et l’exploit se retrouve dans plusieurs productions de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Après avoir officié comme opérateur lors des jeux d’hiver 1928 à St Moritz (fig. 3), dont il rapporte Les jeux d’hiver à Davos (film OCL), Duvanel accompagne une expédition dans l’Himalaya sous la direction du Prof. Dyhrenfurth en 1930 dont il compose un film : Himatschal, der Thron der Götter (Himalaya, trône des dieux)10. L’exploit d’une ascension dans l’Everest s’inscrit dans un ensemble de transformations socio-culturelles où la technique, conjuguée au goût de l’exploit, prend une place prépondérante. Par « technique », il faut entendre un ensemble fort vaste, qui comprend aussi bien un développement technologique poussé que le dépassement de soi, le corps devenant lui-même part d’une technique, capable d’escalader un sommet inatteignable. On voit ici la proximité avec les films d’un Arnold Fanck qui, s’il privilégie la fiction, montre aussi comment l’escalade et le ski permettent, en cherchant le dépassement de soi, à dompter les forces naturelles. Dans ce rapport au monde « moderne », le cinéaste filme aussi bien un des raffinements techniques récents, l’avion, que des techniques nouvelles de soins aux tuberculeux : Rythme au soleil (début des années 1930) expose les cures de soin menées à Leysin avec notamment des mouvements de gymnastique qui s’apparentent aux exercices rythmiques mis au point par Jaques-Dalcroze.
Mais l’engouement pour la technique s’observe avant tout dans une série de films consacrés à des aspects directement industriels. Plusieurs titres de Duvanel évoquent une Suisse à la pointe du développement scientifique et technique. Forces domptées (1934) dresse le tableau des efforts nécessités par l’industrie électrique dont la principale source réside dans la force hydraulique. L’importance accordée à « la houille blanche » est d’ailleurs une constante de la cinématographie documentaire en Suisse. Plusieurs sociétés font réaliser des films didactiques qui expliquent la nécessité de construire de nouveaux barrages et des conduites forcées pour répondre à la demande accrue d’énergie, ou font tourner des reportages sur la construction des installations hydroélectriques les plus importantes. Dans le prolongement de cette veine industrielle, Duvanel se voit confier une série de films qui illustrent le développement du réseau ferroviaire dans l’ensemble du pays et, notamment, à travers les Alpes. L’appel du Sud (1953) insiste sur le rôle central qu’occupe la Suisse dans le trafic entre le Nord et le Sud de l’Europe en évoquant l’histoire du passage des Alpes à l’aide de gravures. Le Simplon (1957) suit un même modèle qui donne lieu à une brève reconstitution historique pour évoquer le percement du tunnel. Poésie du rail (1965) est un film dans lequel domine un montage qui le fait tendre vers la symphonie ferroviaire.
En suivant les principales voies alpines, ces films accordent une attention toute particulière au paysage. S’il convient de faire comprendre au spectateur les difficultés qu’il a fallu vaincre pour construire telle ou telle ligne, il fallait aussi lui donner à contempler le paysage. C’est à ce niveau que s’articule l’aspect descriptif avec un ancrage plus national. On peut d’ailleurs voir apparaître des changements au cours des années : si Rythme au soleil identifie santé, nation et montagne (dans une dernière séquence, les enfants guéris effectuent leur gymnastique devant un panorama montagneux sur lequel flotte un drapeau suisse), d’autres films accentuent encore cette identification de la Suisse à un lieu de montagnes essentiellement rural : L’année vigneronne, doté d’un commentaire de Ramuz, chante le travail dans les vignes lémaniques. Il neige sur le Haut-Pays (1943) est consacré au « joies comme aux peines des montagnards en hiver »11. Le contexte, la Guerre, explique ce resserrement sur ces valeurs traditionalistes. Mais, dans cette période dite de « Défense nationale spirituelle », Duvanel s’efforce malgré tout de donner une image contrastée et complexe du pays. Si la paysannerie y occupe une place prépondérante, l’industrie n’est pas pour autant absente des films de cette époque : Raison d’être (1944) insiste à la fois sur la paysannerie et sur le labeur industriel en montrant que le dénominateur commun est ce qu’il appelle « l’esprit », c’est-à-dire une foi en l’avenir qui prend racine dans le développement de la matière grise. C’est d’ailleurs un trait récurrent dans le discours politique contemporain : on insiste sur l’absence de matières premières pour montrer que c’est grâce à l’ingéniosité helvétique qu’un tel développement a été rendu possible. Ce souci de synthèse – rassembler un nation dans un idéal commun – s’exprime à son comble dans Une œuvre, un peuple (1940), qui prolonge la Landi (l’Exposition nationale de 1939) où se trouvaient aussi bien réunis un village typique (le Dörfli, cf. fig. 4), reconstitué sur place avec ferme modèle et fromagerie, qu’un téléphérique (fig. 5) reliant les deux rives du lac de Zurich où se déroulait l’exposition, attestant ainsi des réussites de l’industrie des machines. La dernière partie, qui est aussi ce sur quoi se conclut le film, réaffirme un idéal patriotique en évoquant l’image des trois croix, chrétienne, suisse et humanitaire, ainsi qu’en soulignant la volonté de défense du peuple helvète.
Un cinéma humaniste
Dans les films de Duvanel se perçoit aussi un humanisme constamment répété. Une compassion certaine transparaît pour les personnes souffrant de maladies (la tuberculose en premier lieu) dans Rythme au soleil qui montre les effets bénéfiques d’une cure à Leysin, ou dans …Et la vie continue (1949) qui insiste sur le fait que la maladie peut être jugulée par la science moderne. De même, Duvanel réalise plusieurs films pour le compte du Comité International de la Croix-Rouge. Selon ce qu’en rapporte un chroniqueur suite à sa présentation à Genève, « Les errants de Palestine [1950] montrent les divers aspects de l’action de secours en faveur des réfugiés du Proche-Orient »12. Insistant sur le rôle central du CICR, une série de films montre le rôle législatif de l’organisation qui fait adopter des conventions concernant les prisonniers de guerre et les réfugiés. A cette mission juridique, le CICR adjoint une action d’aide sur place qui se traduit par l’envoi de délégués dans des camps de réfugiés et par la visite de camps de prisonniers pour s’assurer que les détenus sont traités humainement. Tous frères ! (1952), après avoir montré la ratification du traité de 1949, évoque les différents endroits où est intervenu le CICR (Berlin, Palestine, Grèce, Corée principalement). …Car le sang coule encore ! (1958) insiste plus sur l’importance de la neutralité du CICR qui doit pouvoir intervenir dans n’importe quelle partie du globe, comme Port-Saïd, la Palestine, Budapest et l’Algérie. Croix-Rouge sur fond blanc (1963) est destiné à célébrer le centenaire de la Croix-Rouge en rappelant les étapes qui ont mené à l’établissement de règles dans la conduite de la guerre, et en soulignant l’importance des différentes interventions du CICR, de la guerre austro-prussienne de 1870 aux conflits qui se déroulaient encore à l’époque en Algérie et au Népal. S’agissant avant tout de films de montage (composés d’extraits d’actualités ou de reportages), ils sont soutenus par un commentaire qui délivre un message que les seules images ne pourraient que suggérer imparfaitement. La neutralité helvétique permet un engagement humanitaire dans toutes les régions du monde en évitant toute partialité dans un conflit armé.
Destin d’une cité (1953) sert de complément à cette série en évoquant « l’esprit de Genève ». La ville de Calvin, après avoir été un haut lieu du Refuge protestant et une place d’accueil pour certains philosophes des Lumières (Voltaire et surtout Rousseau), abrite plusieurs organisations internationales comme le CICR, mais aussi le Bureau International du Travail et l’Office européen des Nations Unies. Terre d’accueil et de sagesse, Genève est l’ambassadrice d’une Suisse marquée par un esprit de tolérance et de compassion pour les plus démunis. Cette perspective a propagé ce qu’on a appelé l’image de la « Suisse des bons offices », intermédiaire entre des peuples qui avaient rompu tout contact, et celle de fer de lance de l’action humanitaire.
Ce faisant, le cinéaste suit une orientation plus générale définie par les autorités du pays. Si dans l’immédiat avant-guerre, on assiste à une période de repli dite de « Défense spirituelle » qui voit une insistance sur le mythe du pays indépendant et capable d’affronter les plus terribles épreuves, notamment militaires, dans l’après-guerre, on a cherché à casser cette image pour en promouvoir une nouvelle qui vante l’ouverture du pays dans une perspective d’aide aux plus démunis.
Un cinéma qui suit un cours officiel
Aussi, la trajectoire de Duvanel épouse pour une large part des courants d’opinion forts dans la société helvétique. Si les années 1920 et les années 1930 sont marquées par une soif de modernité et une grande confiance en l’avenir comme en atteste Les ailes en Suisse, les années de guerre comportent de nombreux films qui insistent davantage sur la mythologie d’une Suisse rurale, traditionnelle et chrétienne, notamment L’année vigneronne, accompagné par un commentaire qui insiste sur le caractère quasi intemporel des gestes effectués dans le vignoble.
Mais cette orientation ne signifie pas la fin de l’évocation d’aspects plus industriels. Notamment dans les films commandités par l’Office suisse d’expansion commerciale (Raison d’être, Forces domptées), souvent destinés à l’étranger, une insistance toute particulière est donnée à l’excellence et à la précision du travail réalisé dans le pays. Plus que le développement industriel, ce qui est mis en avant est une capacité d’innovation qui permettra de pallier à l’absence de ressources premières. Raison d’être, images de la vie quotidienne (1944) articule de manière explicite regard vers le passé et orientation vers le futur. S’ouvrant sur des images d’une cathédrale, ce film rappelle la foi qui animait les bâtisseurs médiévaux, foi qui se prolonge maintenant dans les tâches qu’exercent aussi bien paysans qu’ingénieurs. C’est le triomphe de l’esprit sur la matière, de l’homme sur les éléments naturels qui est magnifié. Le commentaire final insiste : « Aujourd’hui comme hier, la Suisse, pour garder sa place dans le monde, pour vivre, croit et travaille, espère comme au temps des bâtisseurs de cathédrale ». Cette synthèse entre passé et présent, entre tradition et innovation, s’effectue selon une orientation chrétienne, ou plutôt calviniste, qui magnifie l’effort des hommes.
Ce ton se retrouve dans les nombreuses bandes célébrant le train que Duvanel a tournées au cours de sa carrière, notamment L’appel du Sud (1953) ou Le Simplon (1956). L’exploit que représente le percement d’un tunnel, l’électrification des voies, mais aussi leur entretien au gré des saisons, notamment lorsque les intempéries se succèdent, expriment l’ingéniosité et la persévérance de tous ceux qui y contribuent. Si Duvanel vante les mérites des différents corps de métier helvétiques, du plus industrialisé au plus artisanal, il dresse avant tout l’éloge du labeur humain capable de dompter la nature.
Destin d’un oubli
Plusieurs films de Duvanel ont été intégrés à une rétrospective organisée par le Festival international de cinéma à Nyon en 1984, intitulée « Vendre la Suisse ou comment promouvoir l’image de marque d’un peuple »13. Le commentaire accompagnant Raison d’être, images de la vie quotidienne recèle une double critique : la première juge la « photographie de qualité insigne » alors que la seconde porte sur le commentaire qui est qualifié de « torrent de perles verbales ». Cette manière d’opposer construction des images et commentaire oral se retrouve dans la plupart des commentaires consacrés à l’ancien documentaire helvétique. Au contraire des concepteurs de la rétrospective de Nyon, les critiques et historiens insistent plutôt sur la qualité tant de la composition des images que du montage, dynamique, voire jouant d’effets de rythme14.
Lorsqu’on cherche à situer ces films sur une échelle de qualité absolue, les conditions de production (une commande) sont oblitérées, de même que les contraintes qui ont pu peser sur leur élaboration. La comparaison avec le travail d’autres cinéastes en Suisse ou à l’étranger fait apparaître de profondes similarités avec des films pourtant plus réputés et ne justifie pas l’opprobre qui frappe généralement le documentaire. Ce patrimoine cinématographique nous donne accès à un répertoire iconographique et à la mentalité d’une époque.
D’autre part, c’est selon des critères servant à évaluer une production ultérieure que ces films sont jugés. La disparition de ce cinéma qui passait en avant-programme dans les salles ou lors de séances spéciales a frappé d’un caractère d’obsolescence cette production documentaire. C’est en fait la transformation du spectacle cinématographique, avec l’abandon du court métrage documentaire et le déplacement du non-fictionnel vers la télévision, qui rend étrangère à un regard contemporain l’intégralité de cette production, et non pas les seuls films de Duvanel.
Un aspect qui paraît particulièrement daté est le commentaire d’accompagnement. Or c’est souvent par le biais de ces voix over que les images s’insèrent dans un discours patriotique, didactique ou plus simplement informatif. Le malaise que l’on peut ressentir à l’audition d’un tel commentaire est le même que celui que suscite la lecture de certains textes parus à la même période que les films. Maurice Zermatten a ainsi rédigé plusieurs commentaires pour Duvanel (Il neige sur le Haut-Pays, Le Rhône (1946), Le Simplon, L’Appel du Sud) dont le ton souvent ampoulé rebute le spectateur actuel.
De plus, la transformation des pratiques filmiques, avec notamment l’introduction du son direct, a renforcé la distance qui peut séparer un spectateur actuel d’avec ces films. Replacés dans leur contexte, œuvres de commande, réalisés souvent avec des moyens limités, dans une visée informative, didactique voire publicitaire, ces films font preuve au contraire d’inventivité aussi bien dans la composition très soignée des plans que dans un montage souvent alerte qui fonctionne soit par associations soit par contrastes, tout en élaborant un rythme complexe d’une grande vivacité. La facture de certains films laisse paraître une évolution liée à la marge de manœuvre plus ou moins grande que les commanditaires laissaient aux cinéastes. Poésie du rail (1965) s’apparente ainsi à une pièce musicale où prime un montage soutenu et dont la quasi-absence de commentaire tranche avec d’autres films relativement proches dans le temps. La Promesse des fleurs (1961), une commande de la Régie fédérale des alcools est, au contraire, au service d’un message que délivre une voix quasi omniprésente. À nos yeux, ce cinéma devrait être jugé à l’aune de sa production et non selon des critères qui abordent d’emblée ces films avec un a priori négatif.