A nouveau du nouveau dans le cinéma suisse
L’affaire Vincent Pluss et le cinéma romand
On dirait le Sud a créé l’événement à Soleure en remportant le Prix du cinéma suisse. Le film de Vincent Pluss, qui n’avait obtenu aucune aide fédérale et que la télévision avait refusé de soutenir financièrement, a finalement obtenu la distinction majeure du jury présidé par Daniel Schmid. L’affaire a soulevé une controverse dans les milieux professionnels du cinéma. L’accueil en Suisse romande a été pour sa part enthousiaste.
C’est que le film mérite d’être remarqué. Comme objet esthétique d’abord, car il propose au spectateur de s’immerger dans une histoire contemporaine, qui traite de la place d’un père au sein de sa famille éclatée, de son rôle, de sa quête et de sa liberté, qui est peut-être aussi une irresponsabilité : cette indécision est au cœur du film. Au lieu de résoudre la question pour le spectateur sur un ton bien-pensant, il le pousse à envisager lui-même les solutions au problème, peut-être insoluble. C’est dire que l’intérêt ne tient pas seulement à la petite histoire que l’on peut résumer dans un synopsis, mais à la manière de la raconter. Toute entière construite comme une montée vers la crise, sorte de psychodrame qui trouve sa résolution momentanée dans l’image finale du père et des deux enfants, l’aventure est conduite par une caméra participante qui fait corps avec les acteurs. Leur jeu se fonde sur l’improvisation grâce à la construction en acte des personnages et à des trames narratives préélaborées comme diverses options de jeu, réserve dans laquelle les comédiens puisent le schème des réactions de leur personnage. Cette technique, qui fait du travail sur le scénario et de la direction d’acteurs deux démarches inséparables l’une de l’autre, introduit une incertitude entre ce qu’apporte l’acteur de son individualité et la part fictive et construite du personnage. Elle permet de produire un effet de participation dérangeante du spectateur, qui s’implique émotionnellement sans pouvoir s’associer complètement à des personnages qui échappent à tout manichéisme. Un tel résultat ne s’obtient pas « en deux jours » – même si le tournage s’est fait en un week-end, comme nombre d’entretiens et d’articles le soulignent. Ce qui frappe donc, c’est le professionnalisme, à entendre comme la maîtrise des méthodes de travail fondées, nous l’avons dit, sur une technique de jeu, sur un certain type de direction d’acteurs, sur une « écriture » du scénario qui échappe au découpage déroulant dialogues, scènes et séquences, mais aussi sur un filmage adapté à la captation de l’instant et sur un montage qui charpente à proprement parler l’histoire en définissant les moments de tension.
Ce type de démarche a déjà été exploré de différentes manières dans l’histoire du cinéma, que l’on cherche du côté du cinéma direct, avec Jean Rouch et les cinéastes qui s’en sont inspirés, Jacques Rozier, Maurice Pialat, que l’on regarde du côté de John Cassavetes qui mise sur l’improvisation et la captation de l’état de crise, pour ne pas citer, plus récemment, Lars Von Trier dans un film comme Les idiots (Idioterne, 1998). Les résultats sont divers, mais des traits de méthode réunissent ces pratiques. L’événement a pourtant été ressenti d’emblée en Suisse romande comme une secousse, comme une nouveauté dans le contexte helvétique. Citons les titres : « On dirait un nouveau cinéma suisse » (Thierry Jobin, Le Temps/Sortir, 20.2.03), « Vincent Pluss fait souffler un vent nouveau sur le cinéma suisse » (Pascal Gavillet, Tribune de Genève, 22-23.2.03), « Cinéma suisse, vague nouvelle » (Nicolas Dufour, Le Temps, 19.2.03), « Une nouvelle vague du cinéma helvétique » (Laurent Asséo, La Côte, 18.2.03). Et encore : « On dirait le Sud vivifie le cinéma suisse » (Pascal Gavillet, Tribune de Genève, 19.2.03), « Cinéma suisse : un signe, enfin » (Freddy Buache, Le Matin, 16.2.03), « Le réalisateur Vincent Pluss veut réveiller le cinéma suisse » (ats, La Côte, 18.2.03)1.
Si on parle de « nouveau », c’est que ce type de démarche esthétique apparaît comme peu exploité en Suisse, paradoxalement pourrait-on dire, car elle est à même de produire des films de haute tenue avec des moyens limités. C’est en venir à l’autre aspect de la « nouveauté » ressentie, qui relève de l’acte de production indépendant assumé par ceux qui ont fabriqué ce film, le réalisateur et les scénaristes en tête, bien qu’il s’agisse d’une entreprise collective propre à ce type de démarche. Ce cinéaste, allié à ses deux scénaristes, Laurent Toplitsch et Stéphane Mitchell, et à Luc Peter dans le rôle du cameraman, ce cinéaste « qui n’a encore rien fait »… ou presque et qui n’est pas reconnu par le système helvétique d’aide au cinéma a réalisé son premier long métrage de fiction sans soutien financier.
Mais qu’y a-t-il de nouveau là-dedans ? Quelle place peut-il y avoir dans le champ2 du cinéma suisse pour une telle démarche ? À travers cet événement, qui inclut le processus qui mène au film, le film lui-même, et sa réception, nous allons essayer de comprendre un peu de ce qui se passe dans le cinéma suisse, et plus particulièrement suisse romand3. Il faut donc commencer par ce que, à travers la réflexion sur ce film, l’on dit du cinéma suisse, de la manière dont on le présente, le décrit, l’identifie, car ces définitions justifient parfois la possibilité d’en prévoir ou d’en dicter l’avenir.
Le roman familial du cinéma
Ce qui n’est certainement pas nouveau dans l’événement, c’est de le qualifier de « nouveau ». Cette topique est bien connue dans l’histoire du cinéma et se lit de manière explicite dans les titres cités : la Nouvelle Vague française en est le parangon, prônant le cinéma des « jeunes » contre les anciens, les cinéastes institutionnalisés, au nom d’un renouveau des sujets considérés comme plus « actuels » et avec des choix esthétiques revendiqués en rupture avec le modèle dominant. Les « nouveaux cinémas » des années 70, eux aussi articulés au paradigme du « nouveau » par leur appellation générique, cinema novo, « nouveau cinéma tchèque », paradigme auquel participe aussi le « nouveau cinéma suisse », ont développé pour leur part un discours social et politique dans leur pratique du cinéma, elle aussi en rupture esthétique avec les conventions. Si l’allusion même au modèle historique de la Nouvelle Vague introduit implicitement la question des « jeunes » et des « vieux », cette référence apparaît très clairement dans les comptes rendus du film de Vincent Pluss dès qu’il s’agit de renvoyer à l’histoire immédiate du cinéma suisse, celle qui justement a à voir avec le « nouveau cinéma suisse », dont les cinéastes du Groupe 5, notamment Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta, ont été des précurseurs sur le plan national. Ce sont les modèles du « nouveau » dans l’espace du cinéma suisse, ceux auxquels on se réfère pour renvoyer à une réussite, bien que circonscrite dans le temps, à la fois sur le plan esthétique et sur le plan de la démarche de production4. Dire que On dirait le Sud révèle du « nouveau » est a priori une manière d’affirmer que c’est un retour du nouveau, un phénomène que l’on reconnaît à certains traits et sur lequel on compte, car la recette a permis de faire apparaître une forme de cinéma suisse, avec ses spécificités propres, etc. Le registre du nouveau reconduit le schème des générations pour distinguer ceux qui ont fait leurs preuves et ceux qui en sont à leurs premiers longs métrages : l’événement Pluss a permis de développer une variante sur ce thème : la réconciliation. Ainsi, Le Temps/Sortir commente avec enthousiasme « la poignée de mains reconnaissante d’une génération vers une nouvelle »5 soulignant que, non seulement le cinéaste D. Schmid a pesé dans le choix du prix du cinéma suisse, mais que F. Buache6 a pris lui aussi la défense du film après avoir soutenu depuis ses débuts le « nouveau cinéma suisse » des années 60-70. Sur fond de guerre, les retrouvailles : « Il paraît désormais clair qu’un mouvement nouveau est amorcé. Du moins, les pères l’appellent-ils de leurs vœux »7. Le fait doit être effectivement remarqué : nous y reviendrons.
On constate que la référence au « nouveau cinéma suisse » et tout particulièrement au Groupe 5, donné en parangon, pose problème de manière générale : c’est un présupposé que la notion même de réconciliation impose. En faisant jouer le rôle des pères aux cinéastes du nouveau cinéma, on construit la référence selon le modèle du conflit de générations pour désigner le rapport de force qui s’installe entre les différents cinéastes face à la distribution des aides au cinéma. Il faut – ou il ne faut pas, cela reste à voir – se révolter contre les pères, les autorités, les modèles ; ou alors il faut se réconcilier ; il faut que les pères écoutent les jeunes, qu’ils admettent leur différence, qu’ils sachent les aider, leur tendre la main… C’est le « roman familial » de l’histoire du cinéma. Cela ne manque pas d’ironie si l’on pense à l’intrigue de On dirait le Sud, qui travaille justement la question du rôle du père. Méfions-nous cependant des métaphores pour expliquer une situation historique complexe.
Une critique de cette manière d’aborder le cinéma suisse s’est développée, remettant en question la place accordée à ces cinéastes. Relevant l’artifice qui consiste à en revenir aux anciens et à les présenter comme la référence à l’aune de laquelle toute tentative actuelle est mesurée, elle procède à une mise à distance du discours journalistique en dénonçant le statut de référence accordé au Groupe 5. Remarquons que cela ne serait pas pertinent pour la réception du film de Vincent Pluss, qui a connu au contraire un bon accueil critique en Suisse romande8. Mais dans la mesure où de manière récurrente l’accueil des films suisses ou suisses romands a pu passer par l’épreuve de la comparaison aux « pères », ce statut du nouveau cinéma suisse des années 70 a été qualifié de « croyance » à fins de relativisation. Il faut donc renoncer à en passer par les modèles, mieux, tuer les pères, et c’est à ce titre que le film de Jacob Berger, Aime ton père (2002) – que l’on entend alors ironiquement – a pu être considéré comme « un modèle pour l’avenir » du cinéma romand parce qu’il présente un « règlement de compte autobiographique » à travers son intrigue. La substitution de ce modèle au précédent implique un corollaire non négligeable : l’avenir du cinéma romand se réalisera dans les coproductions travaillant avec des stars françaises9. En somme, l’antithèse même de l’expérience de Pluss.
En forçant ce raisonnement, on peut radicaliser la formule et avancer que le « Groupe 5 est un mythe », une illusion en somme, trait qui apparaît sous d’autres plumes ou à travers d’autres voix. La critique se transforme alors en un dispositif à double détente : ce n’est pas seulement le procès des chroniqueurs du cinéma et de leur utilisation de la référence aux anciens qui est la cible, mais bien explicitement les films eux-mêmes du Groupe 5 comme la démarche en général dans ces années 60-70. À travers l’appellation de « mythe », il est possible de faire fi du modèle de production qui a été la condition première de l’avènement de ces films à l’époque, sans parler de leurs thématiques et de leur discours engagés. En somme, parce que nous serions confrontés à du mythe, il faudrait reléguer le Groupe 5 à l’histoire – celle-ci est souvent requise dans cette argumentation et entendue comme un passé qu’il convient de « laisser à son temps » – pour pouvoir réaliser enfin autre chose, et si possible le contraire.
Or, même si on en vient à admettre un processus de mythification dans les discours sur le cinéma suisse, il est une manière d’aborder la question qui n’évacue pas la pertinence de l’histoire : si un mythe fonctionne bien comme un modèle symbolique figé, comme tout stéréotype, il se peut qu’il comporte pourtant une part de vérité. Lorsque l’on classe sous l’étiquette du mythe le phénomène du Groupe 5, il faut nécessairement se poser la question de ce que démontre cette expérience. Alors, le recours à l’histoire, à la connaissance historique, vient revivifier le présent ne serait-ce qu’en lui permettant de construire sa différence : l’histoire n’appartient pas au passé, mais justement aux contemporains. Pour ce qui concerne le cinéma romand des années 60-70, il reste des films qui ont été distribués, vus, commentés ; un système de production créatif mis en place de manière expérimentale ; la réaction, en somme, d’un certain nombre d’individus par rapport à une situation culturelle et économique. De même, ce que nous avons appelé « le roman familial du cinéma », tout en reconduisant les clichés qui lui sont inhérents, construit une image de la situation du cinéma suisse qui se fonde pourtant sur des constats pertinents : en effet, il y a un problème d’accessibilité aux financements fédéraux pour les premiers films ; effectivement, il est indispensable de trouver comment se situer par rapport aux expériences passées du cinéma suisse. La difficulté est que l’histoire « des vieux et des jeunes » ne permet de trouver que des solutions « familiales » peu adaptées à la situation concrète qui ne relève pas, bien sûr, du rapport parents-enfants. Lorsque, à partir d’une critique du discours de la presse on préconise la révolte contre les pères ou la mythification qui leur confère l’autorité des modèles, on ne sort pas du roman familial.
Tuer les pères c’est encore une fois s’inscrire dans le modèle, celui appliqué à la description de la Nouvelle Vague et des nouvelles cinématographies. Ce schéma ne peut que reconduire au fil des années et des générations la même révolte : il y aura toujours des fils pour tuer les pères, qui eux-mêmes auront remis en questions leurs aînés. Or, en présentant la révolte entièrement centrée sur le fait de génération, on obscurcit la question plutôt qu’on ne l’éclaire.
Ce qu’il importe de montrer c’est que, structurellement, les rapports de force sont différents d’une époque à une autre et que par conséquent, la notion même de révolte doit être comprise autrement. Encore faut-il saisir la qualité de la révolte qui précède pour en mesurer les analogies avec les expériences d’aujourd’hui. Pour cette raison, on ne peut abandonner l’histoire à un passé révolu.
Le schéma des rapports de force
Pour tenter d’échapper au roman familial, il est possible d’appréhender les mêmes données selon une autre grille qui met en évidence les rapports de force à l’intérieur du champ du cinéma suisse sans les soumettre au schéma des « jeunes et des vieux ». Nous allons tenter de la tracer ici à grands traits en partant de la situation propre à l’époque du Groupe 5.
Lorsque A. Tanner, M. Soutter, Cl. Goretta, Jean-Louis Roy, Jacques Lagrange signent un premier contrat avec la Télévision suisse romande, l’accord de production, entièrement pensé sur de petits budgets et sur un financement local est la condition même de leur réussite10. Il est renouvelé une fois, permettant aux cinéastes de faire librement leur film, de les sortir en salle si possible, et de les voir diffusés ensuite sur le petit écran. Le Groupe 5, au sens strict du terme, désigne la collaboration qui s’instaure entre ces hommes – Lagrange on le sait ne réalisera pas le long métrage prévu – et leur rapport à l’instance de production qu’est la télévision. Quatre films sont réalisés dans le contexte du premier accord (1969-1970) : Charles mort ou vif (1969) de A. Tanner, James ou pas (1970) de M. Soutter, Le fou (1970) de Cl. Goretta, Black Out (1970) de J.-L. Roy. Le second (1971-1972) verra aboutir Les arpenteurs (1972) de M. Soutter, Le retour d’Afrique (1973) de A. Tanner et L’invitation (1973) de Cl. Goretta11. Cette démarche de production a permis à ces cinéastes de percer avec plusieurs longs métrages de fiction et de réaliser d’autres films parallèlement12. Le Groupe 5 ne se constitue pas autour d’un manifeste, il ne se donne pas un programme spécifique : les réalisateurs sont engagés par l’accord de production et soudés bien sûr parce qu’ils se connaissent et s’entraident ; tous travaillent d’une manière ou d’une autre pour la télévision, ayant collaboré comme scénaristes, comme réalisateurs, ou les deux ; Cl. Goretta et A. Tanner ont réalisé ensemble le court métrage Nice Time (1957) au British Film Institute. Il y a là un tissu de relations et d’activités, une vie intellectuelle productive. Le Groupe 5 ne surgit pas de rien. La démarche de production locale, pragmatique et minimale avait déjà été explorée par M. Soutter pour ses premiers longs métrages13. J.-L. Roy avait pour sa part fait l’expérience des Films de l’Atalante en collaboration avec Jacques Rial et François Bardet, qu’il désignait lui-même comme un « embryon de groupement cinématographique »14. Par ailleurs, les débats sur un nouveau cinéma romand s’étaient exprimés dans la presse. Les noms de Cl. Goretta, de A. Tanner étaient déjà apparus, liés aux films qu’ils avaient réalisés pour la télévision15. Celle-ci est vue comme un espoir pour le cinéma romand : on en appelle à ce qu’elle assume un rôle dans la production16. C’est bien ce qui se produit avec les accords du Groupe 5, qui transforment la situation romande. Ces cinéastes, qui ne sont pas encore reconnus comme tels et qui dans le contexte de production ont peu de chances de réaliser un long métrage de fiction, trouvent un allié : la toute récente télévision inventive, qui sous la direction de René Schenker, cherche des idées nouvelles, tente de diversifier le système des « dramatiques » filmées en studio. À cet allié s’ajoutera en contrepoint le système d’aide de la Confédération mis en place pour les fictions à partir de 196917 après une décennie de débats sur son élargissement. Un autre soutien leur vient aussi de la voix de F. Buache dans La Tribune de Lausanne, qui met au service de la défense de ces cinéastes sa plume de critique, mais aussi, ailleurs, sa position de directeur de la Cinémathèque suisse. Il en ira de même au Festival de Locarno – dont il est alors codirecteur –, qui accorde une place à ces films : Charles mort ou vif y obtient le Grand prix en 1969, et d’autres films de ces réalisateurs y sont montrés : La lune avec les dents en 1967, en même temps que Chicorée de Fredi M. Murer et L’inconnu de Shandigor. Haschich, La pomme, Le fou, L’invitation sont eux aussi projetés à Locarno les années suivantes. Ils sont également présents dans les festivals étrangers, souvent avec succès. En somme, l’émergence de ces films n’aurait pas eu lieu si une série de conditions concrètes n’était venue déranger l’équilibre du fonctionnement du cinéma en Suisse romande.
Cependant, ces longs métrages rencontrent des difficultés de diffusion que l’on tente de surmonter de diverses manières : A. Tanner en vient à apporter lui-même les bobines de Charles mort ou vif dans les salles de Suisse qui souhaitent le montrer. C’est que les discours et l’esthétique en rupture de ces films sont peu acceptés. Un « réseau parallèle » se constitue au Théâtre de l’Atelier pour leur donner une visibilité. Entre 1967 et 1970, la critique est globalement froide. Outre « un discours non maîtrisé », on reproche à ces cinéastes notamment leur « jeunesse » qui seule motive leur « révolte », ainsi que l’aspect « trop local » de leurs films. Alors que les noms de Cl. Goretta et de A. Tanner avaient été retenus comme espoirs du cinéma romand par certains chroniqueurs du cinéma, au moment de l’apparition du Groupe 5 sur les écrans et les festivals, notamment étrangers, le ton se durcit18. À partir de 1970, la production du Groupe 5 est mieux accueillie, ce qui a été considéré comme un « rattrapage » de la critique helvétique après le succès international.
Y a-t-il eu révolte de ces cinéastes ? Sans doute. Leurs films tiennent un discours engagé, en prise avec le présent, avec le monde contemporain helvétique. Ils ne se dressent pas contre des « pères », des autorités du cinéma19, mais contre une idéologie, un mode de fonctionnement social et économique et contre un système de représentations et de valeurs nationales qui structurent la Suisse dans les années 60. Leur positionnement est partie prenante du contexte international d’après 68, qui, pour ce qui concerne la création cinématographique, voit se développer l’engouement des cinéphiles pour les démarches engagées, en prise avec des questions politiques et d’identité nationale, autant qu’esthétiques, propres aux « nouveaux cinémas ». Ce contexte est bien sûr favorable à la renommée internationale des cinéastes romands.
Du point de vue de la démarche de production, on constate que s’il y a révolte, elle s’exprime avant tout par une action de contournement : on trouve d’autres solutions, d’autres alliés dans les différentes phases de la création d’un film. Ce qui passe avant tout c’est de créer à partir d’une démarche qui implique l’intégration au lieu, pour ce qui concerne la collaboration avec les acteurs, le mode de production et les sujets traités. Notons que la participation dans les rôles principaux d’acteurs suisses comme François Simon, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, n’exclut pas les acteurs français : Marie Dubois (Les Arpenteurs), Michel Robin (L’invitation)20. Il est justement intéressant de constater que ces films ont été ressentis malgré cela comme helvétiques, donc comme appartenant à une cohérence désignée sous le nom de « cinéma suisse », aussi bien en Suisse qu’à l’étranger.
Si on adopte un regard panoramique sur le paysage cinématographique aujourd’hui, le contexte paraît assez différent. Les alliés des cinéastes dans la situation de Pluss ne peuvent plus être les mêmes que ceux qui ont fonctionné pour le Groupe 5, car ils n’occupent pas les mêmes places de pouvoir dans le champ du cinéma suisse. La télévision et le système d’aides fédérales, auxquelles participent en partenaires des professionnels du cinéma, sont des structures institutionnalisées qui dictent les conditions de possibilité pour réaliser un film, qui plus est un premier film, alors que les aides aux cinéastes en devenir sont minimales. La liberté de création des cinéastes du Groupe 5, dans leur rapport à ces institutions, s’est muée en une série de réquisits formels, narratifs ou autres, dont sont garantes les instances télévisuelles et les commissions fédérales. L’ensemble a fonctionné dans le cas de Vincent Pluss comme un barrage. L’obstacle s’est vu contourné d’abord par le pari de faire le film pour « soi », pour le « groupe », pour l’expérimentation, avec un investissement financier minimal a priori à perte. La situation est somme toute bien plus précaire que celle du contrat du Groupe 5. Elle est plus proche à cet égard des tentatives antérieures comme celles de M. Soutter à ses débuts, et même plus modeste encore, de ce que permet la caméra DV.
Une fois le film achevé, de petites sommes ont pu être réunies :
Vincent Pluss : « Une fois le film monté, j’ai demandé une aide à la télévision. Ils n’ont pas voulu entrer en matière, considérant que l’‹ objet › était trop inclassable. On m’a dit très clairement que je n’avais aucune chance avec ce film. Ils ont quand même acheté une diffusion pour ne pas me laisser en rade, ce qui m’a permis de trouver un peu d’argent pour le finaliser et le présenter à Locarno. J’ai eu des retours partagés, mais très stimulants et encourageants quand ils étaient positifs. Je suis donc parti à la recherche d’un distributeur pour voir s’il avait une chance d’être montré en salles. Frenetic Films m’a vite répondu que On dirait le Sud leur plaisait beaucoup… mais qu’ils ne pensaient pas gagner un franc avec ! Ensuite, j’ai pu passer le film en 35mm grâce au soutien de la ville de Genève, qui a une logique de financement très ouverte. L’OFC ne pouvait pas entrer en matière à ce stade et la formule d’aide à la postproduction de la Migros démarrait au moment où On dirait le Sud devait être montré à Locarno. J’ai encore reçu une aide au sous-titrage de l’OFC, sans oublier le soutien de l’Etat de Genève ainsi que l’aide automatique et très bénéfique du Fonds Regio. Et le film a pu être sélectionné pour le Prix du cinéma suisse 2003… »21.
Le parcours du film achevé a pu se réaliser grâce à des soutiens ponctuels de la Télévision et de l’Office fédéral de la culture (OFC), et à des participations cantonales ou régionales. Ces dernières ont joué un rôle important. On constate à quel point l’aide au cinéma s’avère incontournable, puisque c’est encore une fois un soutien public, même marginal, qui a permis à On dirait le Sud d’être montré. Un distributeur s’est intéressé au film et le festival de Soleure, en le sélectionnant, lui a permis d’accéder au parcours du long métrage suisse. Finalement le Jury, présidé par D. Schmid, l’a élu. En Suisse romande, la presse s’est montrée globalement enthousiaste. Au moment où ces différents apports financiers lui ont été attribués, l’objet fini existait déjà, sans que les instances de soutien traditionnelles aient assumé leur rôle dans la production.
Il y a bien eu « révolte » du cinéaste pour en arriver là, mais elle n’est pas structurée comme l’a été celle du Groupe 5. Les instances qu’il s’est agi de contourner sont justement celles qui avaient permis, dans un autre contexte historique, les films du « nouveau cinéma » : la télévision et les aides fédérales. C’est un point central qu’il convient de mettre en évidence, qui est d’ailleurs explicité par Vincent Pluss et Laurent Toplitsch. Percevoir que c’est là que se joue la nouveauté par rapport au contexte des années 60-70 ne peut que clarifier la position des cinéastes émergents d’aujourd’hui. À une situation différente de celle des années 60-70, répond donc une action concrète adaptée au présent. Ainsi du lancement en été 2000 de Doegmeli, dont l’importance symbolique et pratique est essentielle : un tract qui tente d’identifier le « jeune » cinéma en Suisse, de défendre sa place. Cela aboutit à la Résolution 261 qui engage les signataires à réaliser envers et contre tout deux films de 61 minutes tournés en caméra numérique, donc à passer d’emblée au long métrage, seul capable de leur accorder une visibilité. La dimension de manifeste22 comme principe d’action collective permet à ceux qui le signent et l’assument d’acquérir une visibilité, de prendre la parole, d’exister comme groupe et comme force dans le champ du cinéma. La tactique développée est particulièrement adaptée à la situation de blocage : c’est une forme de contournement radicale. Enfin, Doegmeli s’est présenté comme la revendication ironique inscrite dans l’ombre lointaine de Dogma, que Lars von Trier a porté avec d’autres. Se placer dans ce sillage, même avec distance, c’est réagir à ce qui se passe dans le cinéma international, l’utiliser, se l’approprier. C’est une manière différente de s’inscrire dans un contexte qui dépasse la Suisse et le local, ce que les cinéastes du Groupe 5 avaient trouvé dans le contexte idéologique, qui n’est plus le même aujourd’hui.
La référence au Groupe 5 reste cependant essentielle pour comprendre ce qui concerne la forme de l’action mise en place : elle passe à nouveau par le contournement des obstacles, ce qui n’est bien sûr possible qu’une fois qu’ils ont été identifiés correctement. Soulignons que la démarche de Doegmeli est plus radicale encore puisqu’elle consiste à fabriquer un film sans financement autre que la somme apportée par le cinéaste lui-même. Le rapprochement avec le Groupe 5 est essentiel pour ce qui concerne les choix effectués pour réaliser le film : choix du contexte de travail, d’une production locale avec un budget adapté aux moyens, avec des acteurs et des collaborateurs du lieu, et une histoire qui les concerne eux, comme les spectateurs, dans leur quotidien. En somme, il s’agit de se fonder sur les potentiels symboliques et économiques suisses, et plus particulièrement suisses romands. En cela, il reprend un modèle de création qui a permis l’émergence des films du Groupe 5. C’est ainsi que Vincent Pluss spécifie sa démarche :
« La Suisse a besoin d’un cinéma qui lui soit propre. Je me sens connecté aux lieux, aux gens, je vis les mêmes ambitions et frustrations. Je cherche, j’utilise et j’apprécie cette dimension-là23. »
« Ces dix dernières années, la part du marché du cinéma suisse était de 0,78 pour cent. Autant dire que personne ne se sent concerné par ses films et nous avons notre responsabilité. Il faut relancer la machine, créer le désir en montrant autre chose que les images bêtes de la télévision. Je suis sûr que les Suisses pourraient consommer leur propre culture. À nous de leur transmettre l’émotion24. »
On ne s’étonnera pas de la place accordée par Vincent Pluss au modèle historique du « nouveau cinéma » : « Ils ont fait ce qu’il fallait faire au moment où il fallait le faire »25. Entendons : nous faisons à notre manière ce qu’il convient de faire aujourd’hui26.
Manifestement, l’histoire n’est pas un « fardeau » pour Pluss et ses collaborateurs. C’est que le rapport au « nouveau cinéma suisse » n’est pas considéré par eux comme un mythe, mais comme un fait historique parent et différent à la fois. En somme, soit on se révolte contre ce qu’on définit ou perçoit comme une illusion, soit on se révolte contre une position de force ou de pouvoir qui empêche d’avancer, ici les instances de financement institutionnalisées, les télévisions, les systèmes d’aide fédérale, dans lesquelles le monde du cinéma suisse est partie prenante. Réduire à un mythe le nouveau cinéma suisse, rester cantonné dans le schéma familial qui structure la révolte comme la mort des pères, revient à masquer le lieu où se joue le véritable conflit. La « révolte » n’est pas de casser, mais de contourner : elle retrouve certains aspects d’une démarche qui a porté ses fruits. Il est peu surprenant par conséquent que les « vieux », D. Schmid, F. Buache, soutiennent l’aventure de Pluss dont ils ne peuvent que percevoir la parenté avec ce qu’ils ont connu, comme son efficacité.
Le roman familial, avec sa référence globale aux « jeunes », risque de masquer par ailleurs un autre rapport de forces lié au champ du cinéma suisse. Il est indispensable de complexifier la notion de « jeunes ». La révolte explicitée dans ces lignes est très précisément la réaction de ceux qui ne sont pas « autorisés » par les institutions, qui n’ont pas encore obtenu la reconnaissance du champ, et qui n’ont pas accès aux financements. Mais il est une autre sorte de « jeunes cinéastes », ceux qui, à la différence des Pluss ou autres signataires du Doegmeli, se battent à l’intérieur du champ pour pouvoir faire des films. Ceux-là sont déjà en interaction avec le système de financement, ils ont déjà trouvé une certaine place, une certaine visibilité, ils ont fait un film ou deux, réussis, reconnus, ils s’impliquent dans divers combats, en collaboration avec les producteurs27. Ce qui frappe alors, c’est que leurs positions dans le jeu de pouvoir sont amenées à entrer en conflit. Que cette opposition s’exprime, confrontant « les jeunes » entre eux, et elle viendra cacher encore une fois le lieu véritable d’une action efficace pour le développement du cinéma romand. Un conflit pernicieux se substituerait ainsi à une révolte, ou à des révoltes diverses, substitution qui se verrait imposée par les conditions structurelles du champ, par les rapports de forces dans le monde du cinéma suisse.
L’effort à mener pour un cinéma du lieu, un cinéma « qui nous est propre » dans ce qu’il fait et dans ce qu’il dit, est assumé, parmi d’autres, par Vincent Pluss, lorsqu’il réalise On dirait le Sud. Il faut souligner que ce positionnement dans les choix effectués s’accompagne d’une tactique essentielle, portée déjà par Doegmeli28, et qui paraît indispensable au développement d’un cinéma romand. Car il ne suffit pas d’un film, le film primé, qui lance un cinéaste : il faut « une prolifération de films » et de cinéastes découvrant leur propre mode de production et faisant leurs propres choix de création. La peur du film à petit budget qui viendrait légitimer le désinvestissement de la politique fédérale dans l’aide au cinéma est un faux problème. Doegmeli démontre au contraire qu’il faut soutenir dès le départ et de manière plus systématique ce type de démarche de manière à permettre des conditions décentes à de telles initiatives29. Il faut en effet beaucoup de projets et de réalisations pour renforcer le tissu économique en Suisse romande, ce qui, comme le démontre la tentative réussie du Groupe 5, n’est possible qu’en donnant à ce cinéma une envergure symbolique qui permette de l’identifier comme tel, avec des choix de sujets spécifiques, avec des noms de cinéastes, d’acteurs, de techniciens, de scénaristes susceptibles d’y travailler. Ainsi pourrait se constituer un tissu de compétences et de moyens adaptés au contexte romand. C’est à partir de là que pourrait se concevoir un jeu de coproductions dans des conditions créatives pour les cinéastes, acteurs et techniciens du cinéma en Suisse romande, car il faut pouvoir être de taille du point de vue économique mais aussi, et peut-être surtout, symbolique, pour peser dans le jeu des coproductions : c’est-à-dire représenter quelque chose du « cinéma suisse », quelque chose qui puisse être identifié comme tel par les spectateurs romands et par les spectateurs étrangers ; quelque chose qui ne relève pas du « pittoresque », mais bien d’une fabrication du lieu.
Le combat ne se joue pas dans la relégation au statut de mythe d’un modèle historique qui a su répondre de manière pragmatique aux problèmes posés par son contexte de réalisation mais bien dans la création, aujourd’hui, de ce cinéma suisse d’expression française et dans la mise en place d’un mode de financement qui permette de développer les ressources nécessaires à son développement.