Festival Visions du Réel de Nyon 2006
Gros plan sur le cinéma de Rithy Panh
Entre autres bonnes initiatives – notamment un atelier consacré à Avi Moghrabi et la mise à l’honneur du vidéaste Artur Zmijewski – le festival Visions du Réel de Nyon a offert cette année un grand moment avec l’atelier consacré à Rithy Panh1. Ce fut un immense plaisir de l’écouter, tant Rithy Panh parle avec amabilité, précision, intelligence et fermeté. Cinéaste français d’origine cambodgienne, on le connaît surtout pour son film S21, la machine de mort khmère rouge (2003). Sa présence à Nyon a permis d’inscrire ce documentaire exceptionnel dans une démarche cohérente et durable – dont témoignait déjà son premier film, Site 2 – Aux abords des frontières (1989) :
J’ai réalisé ce film de manière instinctive, sans vraiment réfléchir, dans l’urgence, et il est devenu la matrice de mon œuvre – où l’on retrouve bien sûr le travail sur la mémoire, mais aussi la quête d’une juste distance physique avec les personnages, la décision de laisser la parole aux autres sans ajouter d’explication, le désir de filmer un territoire unique…2
Et si, comme il le dit, Rithy Panh ne veut pas être le « cinéaste du génocide »3, cela ne signifie pas qu’il ne veut plus le penser – le génocide cambodgien est à la fois central et latéral dans son œuvre4 – mais qu’il ne veut pas s’y voir réduit. C’est qu’un des principaux fondements de son travail est l’affirmation de l’irréductibilité de l’Homme.
Grain de la voix narrative
Le film Un soir après la guerre (1998) s’ouvre sur une parole de femme. Site 2 procède de même5. Si le premier est une fiction et le second un documentaire, les deux voix sont pourtant proches l’une de l’autre dans ce qui les distingue conventionnellement : elles constituent la vérité de personnages absolument singuliers et séparés – au sens de l’écart qui les sépare de tout Autre (personnage, cinéaste, spectateur,…) et les fonde comme irréductiblement humains. Ce qui se donne à voir et à entendre dans ces films, c’est non seulement la voix qui narre, mais aussi la manifestation du lieu unique qu’habite cette voix, de son irremplaçable présence dans le creux accordé à son émergence.
Dans Un soir après la guerre, la voix est immédiatement narrative : c’est une histoire d’amour tragique qui sera contée. Le moment de la parole est celui d’une postérité irréversible à l’événement narré. Procédé assez classique du cinéma – et souvent très mal utilisé6 – ce récit mis en abyme prend ici une toute autre ampleur : c’est que la voix elle-même ressort, et non seulement le récit. Le ton, mêlé de fatalisme et de tristesse, sur lequel raconte la femme porte en son sein une sorte de fardeau : peu d’aigus ou de graves, la voix parole est plutôt monocorde, se déroulant sur une même ligne qui constitue la voie tracée du tragique. De même, le débit est, bien que par moments hésitant ou interrompu, plutôt fluide et lent, comme en pente douce, inexorable : or c’est bien la force inexorable de la Détermination que fonde le dispositif narratif du récit antérieur mis en abyme. D’où le relief ici de la voix : paradoxalement, c’est justement son ton monocorde et plat, son débit lent et calme, qui lui donne ce côté saillant. Rehaussée encore par la beauté de la langue khmère, la voix prend corps et assume non seulement le récit, mais la loi de son déploiement. A ce titre, la respiration, le silence, les hésitations entre certaines paroles sont aussi importants : en « trouant » le récit, ils lui donnent une dimension supplémentaire – celle du creux, du vide, de la pause. Interrompant le flux trop plein, trop lisse de l’énonciation comme pure information, ils portent au premier plan la matérialité de ce flux.
Cette attention au grain de la voix, à son aspect charnel, à sa plasticité, est aussi remarquable dans Site 2, le premier film de Rithy Panh. Le dispositif narratif y est différent, puisque c’est une voix qui parle au présent d’un présent. Mais ce présent est lui aussi sans avenir, puisque cette femme n’attend plus rien et n’a plus d’espoir de quitter ce camp de réfugiés où sont entassés des milliers de Cambodgiens, juste derrière la frontière thaïlandaise. Cette absence d’avenir contribue, dans le film, à faire de la voix un ici et maintenant – et engage donc à la fois une présence et une vérité. Témoignant d’un récit, le film devient aussi, à travers le rêche de la voix, garant de la singularité de son énonciation. Or chez Rithy Panh, cet accent porté sur l’énonciation de la parole est l’une des manières de réaffirmer autant que de prouver l’irréductibilité de l’homme7 : cette insistance ne porte pas sur les modalités sociales ou symboliques de l’énonciation – quoiqu’elle ait un lien avec les questions de place ou de position – mais plutôt sur l’acte même de parole en ce qu’il atteste l’irréductible de l’être humain8.
Ainsi, les voix, chez Rithy Panh, ne sont pas des véhicules à contenu. Bien au contraire, elles sont marquées par l’impossibilité de séparer l’énoncé de son énonciation – impossibilité qui est aussi garante de la dignité de l’homme, de sa vérité, et de son irréductibilité : la tentative opérée par les Khmers Rouges de liquider l’énonciation, d’objectiver la parole de l’homme au travers de « biographies » définitives a échoué.
De son et d’image
Le cinéma de Rithy Panh ne se donne pas, de prime abord, sous une esthétique particulière9. Et pourtant sous cette lissité apparente se loge une force de présence et de positionnement en tous points remarquable, conjuguant l’œil et l’oreille dans un rapport d’une grande finesse :
Dans mon propre travail, je me méfie de l’image. Elle peut être dangereuse, elle n’est forte que quand elle écoute. Sans cesse, je demande à mon cadreur ce qui se dit – s’il ne le sait pas, c’est qu’il y a un problème. Le rythme, la distance, le cadre, dépendent de mon écoute. J’ai toujours refusé de faire un film sur les gens, je fais des films avec les gens.10
A propos du son, nous avons parlé des voix, mais les films de Rithy Panh sont aussi tramés par les bruits. Or ceux-ci ont une présence étonnamment forte, dans tous ses films : les bruits d’oiseaux, de chantier, les klaxons, tout ce qui se déroule en arrière-plan et peut constituer « l’ambiance » vient donner un relief et surtout une profondeur d’autant plus grands à chaque plan que ces bruits ne sont pas a priori liés au « propos » du film. De la sorte, ils ouvrent vers un champ, un ailleurs, qui par son hors-propos replace le propos dans un lieu et un temps précis : il peut y avoir un ici puisqu’il y a un ailleurs, il peut y avoir propos puisqu’il y a bruit inarticulé. Métonymiquement et métaphoriquement, c’est aussi la présence du Cambodge d’aujourd’hui qui se donne sous forme de bruits : bruit concret de la reconstruction effrénée du pays, bruit dans la transmission11, bruit de la parole empêchée et inarticulée (conséquence du génocide). Le bruit, c’est le Cambodge.
Pourtant, il arrive que les bruits entrent en résonance immédiate avec le propos. Dans Les Artistes du théâtre brûlé (2005), les coups de marteau et autre bruits de chantier se réfèrent directement à la construction d’un complexe commercial à deux pas du théâtre – contrastant avec le délabrement de celui-ci, qui n’a jamais été reconstruit depuis l’incendie de 1994. Ainsi, si la caméra filme le théâtre, le son qu’elle enregistre provient aussi de cet ailleurs opposé, hors-champ qu’est le mall. Celui-ci s’invite, s’impose, prend sur la bande son la place du théâtre, dans un rythme lancinant de régularité et d’inexorabilité.
Un autre exemple de télescopage est celui du bruit des insectes dans S21 : ceux-ci sont relativement présents tout au long du film, relégués au statut d’ambiance tropicale générale, puis sont brutalement intégrés dans la réalité du film par les témoignages racontant comment les détenus tentaient d’attraper certains insectes pour se nourrir ; tout à coup, ces insectes deviennent les contemporains, et presque les témoins du crime. Moment effrayant, comme si l’arrière-fond, ce bruit toujours présent, se détachait pour prendre temporairement la place centrale, alourdi d’un sens, d’une dimension, d’une réalité nouvelle.
Nous avons parlé du son ; quant à l’image, elle est souvent d’une densité matérielle exceptionnelle. La couleur de la terre, par exemple, dans Site 2, ou celle des paysages traversés par le train au début d’Un soir après la guerre, ces couleurs – pourtant pas forcément d’un ton vif – sont si fortes, si marquées, qu’une puissante impression de réel se dégage : comme si l’image s’effaçait devant son référent, ouvrant au visuel tous les autres champs sensoriels. Une impression proche de celle que décrit Roland Barthes, la mémoire du vécu en moins :
Il y a une photographie de Kertész (1921) qui représente un violoneux tzigane, aveugle, conduit par un gosse ; or ce que je vois, par cet « œil qui pense » et me fait ajouter quelque chose à la photo, c’est la chaussée en terre battue ; le grain de cette chaussée terreuse me donne la certitude d’être en Europe centrale ; je perçois le référent (ici, la photographie se dépasse vraiment elle-même : n’est-ce pas la seule preuve de son art ? S’annuler comme medium, n’être plus un signe, mais la chose même ?), je reconnais, de tout mon corps, les bourgades que j’ai traversées lors d’anciens voyages en Hongrie et en Roumanie.12
Cela frappe en particulier pour la terre, mais cette matérialité est aussi perceptible chez les objets : dans une séquence de Site 2, la femme présente un à un les différentes denrées qu’elle reçoit de la Croix Rouge. Ces matières banales (savon, huile, sel, eau, bois…), rarement mises au premier plan, deviennent, par la force de cette présentation, extrêmement concrètes, s’imposant dans le champ du perçu d’une manière quasi tactile. Expérience esthétique qui n’est pas liée au fait qu’on en parle mais plutôt au fait qu’on leur laisse un temps pour imprimer la pellicule.
Le temps du geste
Cette force de présence est évidemment tout aussi marquée dans les gestes. Rithy Panh les filme d’une manière à la fois précise et générale : son regard n’a rien d’un entomologiste, rien n’est disséqué – le geste s’accomplit en son temps et lieu, sans découpe. C’est un cinéaste du geste précis, du déplacement des corps dans un espace concret, un « territoire »13 : une manière d’inscrire le mouvement qui se rapproche de ce que nous avons dit de la voix.
Abondamment décrit et analysé, point nodal de cette approche – faisant presque à lui seul la réputation de Rithy Panh comme cinéaste du geste – le paradigme le plus fort est bien sûr le bourreau répétant ses gestes d’alors dans S2114. Mais pour mieux le comprendre, il peut être intéressant de regarder d’autres gestes filmés par Rithy Panh. Or ceux-ci sont presque toujours liés à une durée : le geste n’est jamais accéléré ni coupé. Et c’est dans la durée, dans la dimension temporelle – le geste n’est pas que spatial chez Rithy Panh – qu’il prend son sens et dépasse le simple effet. Ainsi, dans La Terre des âmes errantes (2000), on voit à un moment une famille pauvre cuisiner des sangsues grillées et de la soupe aux fourmis rouges. Si un premier effet est constitué par une sorte de choc ou de dégoût devant ce repas de survie, la durée de la séquence permet d’échapper à cette impression. Rithy Panh filme avec soin la récolte, la cuisson et l’ingestion de ces aliments, redonnant ainsi sa dignité à cet acte anthropologique de base – manger : c’est grâce à la durée que le choc disparaît, c’est parce qu’on ne s’arrête pas à la première impression (pitié, dégoût,…) qu’on retrouve l’Homme.
Autre point important, chez Rithy Panh, le geste ne représente jamais plus que lui-même : il ne s’abstrait aucunement, ne devient nullement signe. Les Gens de la rizière (1994), par exemple, montre de nombreux moments de la culture du riz, notamment le geste du semeur de riz, qui en explique la technique à sa fille. Ce moment est en tous points remarquable : non seulement le geste est beau, délicat, filmé avec une sorte d’admiration, mais il est aussi expliqué, enseigné, c’est-à-dire donné comme reproductible par quelqu’un d’autre. Nul « auguste geste » du semeur ici : bien loin de toute parabole et de toute mythification agricole (le geste de toute éternité), le geste de semer est ici historicisé, inscrit dans un territoire donné, et effectué par un personnage donné. S’il est transmis d’un personnage à un autre, cela demeure « son » geste, il n’entre pas du tout dans une abstraction esthétique ni dans quelque illustration ethnographique15. C’est d’ailleurs un grand honneur de Rithy Panh que de savoir filmer ainsi la campagne : il tient une position magnifique et difficile, qui échappe autant à la glorification réactionnaire qu’au mépris citadin. La campagne de Rithy Panh n’est pas belle au préalable, mais d’une beauté qui se construit, d’une beauté malgré, d’une beauté en dépit de. Une beauté qui se rapproche, au fond, de celle du tragique.
Si nous revenons maintenant à la séquence hallucinante et problématique de S21, il nous semble que c’est aussi – en partie – la durée qui « sauve » le parti pris. Si la stupéfaction de voir le bourreau reproduire ses gestes est immense, c’est néanmoins la durée qui permet de sortir de ce premier état (choc, horreur, fascination,…) et de recommencer à articuler une pensée. Par ailleurs, cette durée permet aussi de déconstruire l’opacité anonyme du crime : ce ne sont pas les « gestes du bourreau en général », mais les gestes de tel homme qui sont restitués. Aussi pour le bourreau lui-même qui peut ainsi les reconnaître :
Houy, physiquement, n’arrivait pas à prononcer le mot « pardon ». Il lui fallait d’abord reconnaître les gestes qu’il avait commis pour en arriver là. Tant qu’on ne reconnaît pas ses gestes, il n’y a pas de responsabilité personnelle, donc pas de demande de pardon possible. […] En fait, ce n’est pas tant qu’ils refont les gestes, c’est que quelque chose sort.16
Laissons maintenant là cette séquence cruciale – nous y reviendrons plus tard.
Cinéma et document
Outre la question du geste, Rithy Panh ouvre aussi le chantier d’une immense réflexion, celle qui porte sur le document. Documentariste – et invité à ce titre à Visions du Réel – Rithy Panh ne se réduit pas au cinéma documentaire pour autant, puisqu’il réalise autant de fictions : c’est que le paradigme fiction/documentaire n’est pas pertinent par rapport à sa démarche – liée à la vérité et à l’irréductibilité – et qu’il en déplace les termes dans son travail. A cela concourt justement son rapport au document, crucial dans S21 :
Je ne produis pas de documents, mais des films. Dans S21, le document est à la fois preuve du crime et mensonge, c’est à double tranchant. Il est important de savoir qui fabrique le document. En l’occurrence, c’est le pouvoir khmer rouge, et ces documents sont destinés à « justifier » le crime. Il faut donc savoir les lire. Mais les gens arrivent souvent à y inscrire une trace de résistance – d’où l’importance de prendre ces documents non au sens de preuve, mais d’y porter un regard, d’en faire des documents pédagogiques à la limite. Il s’agit d’éliminer les zones qui créent des interférences : il y a de vrais documents avec de fausses informations (de fausses confessions).17
Le document peut alors non seulement être trace du crime, mais aussi constituer le prétexte ou la raison invoquée du crime lui-même : les « biographies » et autres « confessions » arrachées aux détenus par la torture instituaient dans l’esprit des bourreaux, en une effrayante inversion de la causalité, la légitimité de leur crime. C’est parce qu’il produisait du document (confession écrite, aveu), même jusqu’à l’absurde, que le détenu devenait coupable et devait être éliminé18. D’une certaine manière, le régime khmer rouge a cherché à substituer aux gens des documents, c’est-à-dire des objets de connaissance, de maîtrise et de traitement : de simples données à saisir. Cette saisie, effaçant complètement l’homme au profit de son archivage administratif, fait de la déshumanisation – caractérisitique du crime de génocide – un acquis préalable plutôt qu’un but. Ainsi, après la production du « document », les prisonniers étaient au fond considérés comme déjà morts19. A cela, Rithy Panh oppose la vérité et la précision du témoignage :
Il y a différents niveaux de vérité : ce que Nath a vécu, ce qu’il a vu, ce qu’il a seulement entendu, ce qu’il a entendu par la bouche d’autres témoins. D’où l’importance de la précision dans le témoignage.20
S’il utilise les archives, les documents laissés par le régime génocidaire, ce n’est jamais tels quels, « parlant d’eux-mêmes », mais toujours replacés dans un certain contexte où se déploie une véritable relation :
Pour moi, les archives sont toujours fausses : par exemple, les photos des prisonniers de S21 étaient une manière de détruire l’autre. En les affublant d’un numéro, elles les dépossédaient de leur identité et correspondaient à un acte de mise à mort. Avant d’utiliser une archive, il faut lui donner un sens : ce ne sont pas des illustrations mais des traces auxquelles il faut se confronter. Selon moi ces photos ont une âme, elles sont vivantes. C’est pourquoi je les filme comme des personnages.21
Ainsi, ce n’est pas un hasard si le film Bophana, une tragédie cambodgienne (1996) précède S21, et en constitue en quelque sorte la matrice22 : à travers le destin d’une femme (Bophana), reconstitué par et malgré les archives qui s’y rapportent, Rithy Panh s’attache à démonter le pur administratif du document pour donner à voir l’irréductible humanité qui y survit envers et contre tout. C’est ainsi aussi qu’il faut lire l’une des photographies qui orne l’affiche de S21 – photos dont il est important de connaître le contexte, à savoir qu’elles étaient prises juste après qu’on enlève aux détenus le bandeau qu’ils avaient sur les yeux à leur arrivée au centre S21 après un long voyage – celle d’une femme qui a compris très vite ce qui se passait : dans les yeux levés de Than Sieu Leng au moment de la photo, Rithy Panh voit le triomphe final et absolu de l’espèce humaine23 :
Ces absurdes confessions, ces photos terrifiantes, ‹ parlent d’elles-mêmes ›. Et pourtant, elles cachent d’autres secrets, et si on veut bien y travailler à la manière d’un archéologue, on découvre au détour d’une phrase, derrière un regard, dans la position d’un corps, la volonté de résistance de celui (ou de celle) qui va être torturé ou exécuté dans les jours ou les semaines qui suivent. Ces traces refusent de mourir. […] Un détail dans une confession, sur une photo, me fait signe, éclaire ma recherche, me guide dans ma manière de filmer.24
La résistance, l’affirmation de son humanité peut passer par de tout petits gestes : comme cette détenue évoquée par Rithy Panh qui signait toujours de son nom en mentionnant en plus le nom de son mari. C’est ainsi que le document est toujours lisible de plusieurs manières, et pas forcément dans le sens de celui qui l’a produit.
Ce que pose de la sorte Rithy Panh, c’est aussi la question de la vérité. Il l’interroge à travers le document, il l’interroge à travers la mémoire25, et il l’interroge à travers la distinction fiction/documentaire – qui pose en regard deux régimes de vérité, la vérité poétique et la vérité du témoignage. Il n’y a pas, dans son travail, de frontière rigide entre documentaire et fiction, ils se nourrissent l’un l’autre : la véritable frontière à penser étant celle de la place qu’on occupe.
La place occupée
Une des scènes les plus marquantes, on l’a dit, de S21, est celle où l’un des bourreaux reproduit ses gestes d’alors. A propos de cette fameuse scène, Rithy Panh déclare :
Cette scène aurait pu me coûter cher, signer l’arrêt de mort de mon travail cinématographique. Après avoir filmé une première séquence en plan large et fixe, j’ai décidé de m’approcher à la deuxième séquence pour voir distinctement les gestes du bourreau. Je me suis arrêté au seuil de la porte. Encore trois pas plus loin, je me serais condamné : j’aurais marché sur les prisonniers qui couchaient par terre, j’aurais été avec le bourreau en train de les frapper. Car à ce moment-là, l’absence s’était muée en véritable présence.26
La position qu’il occupe avec sa caméra est donc une question cruciale pour Rithy Panh, qui se pose autant en termes éthiques que cinématographiques. Parlant d’une séquence d’un autre film (Site 2), il dit : « Si on veut filmer quelqu’un dans l’eau, il ne faut pas rester au sec, mais aussi avoir les pieds dans l’eau : sinon, on n’a pas le même rapport »27. Toujours à la recherche de la position juste, il accompagne ses personnages là où le respect y invite – dans l’eau, par exemple – tout en refusant de les suivre lorsque leurs actions bafouent ce respect même – la geôle de S21 blabla28. De même, montrer le danger qui menace un protagoniste se fait depuis une position qui est elle aussi menacée : ainsi, dans La Terre des âmes errantes, lorsqu’un ouvrier, en creusant avec sa houe, découvre un obus non explosé, la caméra est à ses côtés et y demeure quand on en parle.
La place juste peut aussi être liée au fait de rester en retrait, la bonne distance dépendant de son objet. Toujours dans La Terre des âmes errantes, après une séquence particulièrement émouvante en plan rapproché – celle où un des ouvriers, après qu’un autre lui a expliqué le fonctionnement de la fibre optique, répond que les Khmers Rouges ont fait de sa génération une masse d’ignorants, qu’il ne sait rien, qu’il ne peut qu’être ouvrier, qu’il ne peut pas se servir de son intelligence – Rithy Panh place un plan général, comme pour marquer par l’éloignement une pause, un recul, un tact, un souffle bienvenu et digne. C’est un montage « empathique », plein de délicatesse et de respect. De la même manière, dans Un soir après la guerre, l’annonce d’un deuil – la caméra reste au loin tandis que le soldat va annoncer à une femme que son mari est mort – se fait avec beauté et tact, respect de la douleur. Il semble que d’une certaine manière, le tact et la juste distance soient liés au fait de rester sur le seuil.
Cette question est illustrée magnifiquement par une séquence de Site 2 : la femme présente la maison où vit sa famille, et la caméra reste pudiquement au seuil des pièces – n’entre pas comme ça « chez » les gens, respecte leur intimité. Ce tact se manifeste particulièrement au moment où la femme montre l’endroit – arrangé avec soin et recouvert par un tissu – où les filles rangent leurs affaires dans leur chambre : ce petit quelque chose de personnel, pourtant invisible et voilé, est filmé avec tant de respect qu’il en devient témoignage, à nouveau – au milieu de ce camp de réfugiés qui tend à désindividualiser –, de l’irréductibilité et de la singularité de l’Homme.
La dédicace, l’adresse
Rithy Panh a le souci du spectateur : la position juste, ce n’est pas seulement celle de la caméra, ou d’un improbable auteur, c’est aussi celle que va occuper, in fine, le spectateur à la vision du film29. Ceci nous amène donc pour finir à la question de l’adresse – liée, entre autres, à travers la transmission, à la mémoire.
Nombre de films de Rithy Panh finissent par une dédicace – ce qui est plutôt rare au cinéma. S21 est dédié « A la mémoire… ». Cette dédicace vague, qui cherche son destinataire comme une bouteille à la mer30, est bien loin de l’inénarrable « devoir de mémoire » prôné par les tenants de la mémoire obéissante : c’est la mémoire en tant que transmission, toujours incertaine. Sa fragilité est aussi ce qui constitue un espoir.
Quant à Les Artistes du théâtre brûlé, il est dédié à Sin Sisamouth, qui fut le plus grand chanteur cambodgien31, et dont on entend une chanson en karaoké à la fin du film. Le karaoké en l’occurrence joue un rôle tout à fait ambigu et intéressant par rapport à la question de l’adresse, puisqu’il est réellement dirigé par une voix à une personne, mais sur un support (des paroles et une musique) qui préexistent. Au début du film, le karaoké est associé à la destruction marchande de la culture, au nivellement culturel dû à la mondialisation, dans la bouche des protagonistes – l’un d’eux le compare à « répéter comme un perroquet » –, par opposition à la « véritable » culture cambodgienne, menacée. Or, à la fin, c’est au moyen du karaoké, sur une chanson de Sin Sisamouth, que l’un des comédiens renoue avec sa femme qu’il n’a pas vue depuis quatre ans : la dédicace finale vient alors parachever et réconcilier les deux cultures, la nouvelle et l’ancienne, tout en maintenant l’ambivalence.
Finalement, on a donc vu que S21 n’est qu’un moment – central, néanmoins – du cinéma de Rithy Panh, dont nous avons dégagé de grandes lignes esthétiques qui s’articulent en positions éthiques. Si son cinéma peut se rapprocher de celui de Claude Lanzmann sur certains points – l’importance de la position, le souci du témoignage notamment – il en diffère sur d’autres, comme l’a montré à propos de la représentation Jean-Michel Frodon dans un excellent article32. Et Rithy Panh de poursuivre patiemment un travail magnifique sur des questions essentielles – autant cinématographiques qu’anthropologiques : quelle est la distance juste ? Comment témoigner ? Comment écouter, transmettre une parole ? Qu’est-ce qu’un corps, un geste ? Ou se situe l’empathie, ou s’arrête-t-elle ? Qu’est-ce qui distingue le regard du voyeurisme ?