Entretien avec Felix Berger
Le centre Kodak à Renens, un laboratoire aux activités internationales
Questions posées par Pierre-Emmanuel Jaques et Marthe Porret, Renens, le 12 juin 2006. Retranscription effectuée par Marthe Porret.
Fondée et établie à Rochester, dans l’Etat de New York, Eastman Kodak Company est une des plus importantes entreprises au monde à être active dans le domaine de la pellicule. Kodak SA, sa filiale suisse, a été fondée en 1910 à Lausanne, avant de s’installer définitivement à Renens.
Felix Berger, responsable du département Entertainment Imaging, est chef de vente chez Kodak, Renens.
Après un apprentissage de droguiste, Felix Berger effectue un stage chez Kodak, désireux de parfaire ses connaissances de français. Intéressé en premier lieu par la photographie, il est cependant orienté dans le secteur vente où il devient responsable du département cinéma (Entertainment Imaging) pour la Suisse.
Quel poste occupez-vous dans l’entreprise Kodak à Renens, et quelle activité y menez-vous ?
Je suis responsable des ventes pour tout ce qui concerne la pellicule cinéma (35mm, 16mm ou Super 8). Mon activité consiste principalement à vendre de la pellicule cinéma à des producteurs de films, aussi bien de longs métrages, de films de télévision, de courts métrages, de documentaires, pour autant qu’ils soient tournés en pellicule, ainsi qu’aux deux laboratoires cinéma de Suisse, Egli Swiss Effects AG à Zurich et Schwarz Film AG à Ostermundigen. Concrètement, ça veut dire que je rends visite à ces clients, pour calculer, préparer et fixer le prix, en fonction du métrage demandé, de la sensibilité de la pellicule, etc. D’autre part, je représente Kodak dans les différents festivals de films, à l’étranger et en Suisse.
Quelle formation avez-vous au départ ?
J’ai fait un apprentissage de droguiste. Mes parents étaient propriétaires d’une droguerie. La vente, le contact avec la clientèle m’ont toujours plu, j’avais 16 ans alors j’ai fait cet apprentissage de droguiste ; et puis je voulais venir une année à Lausanne pour apprendre le français, et j’ai trouvé chez Kodak une place, alors je suis resté !
Étiez-vous cinéphile ?
Même pas ! C’est surtout la photographie qui m’intéressait. Je pensais pouvoir travailler en laboratoire parce qu’en tant que droguiste cela avait quelque chose à voir avec la chimie, mais chez Kodak ils m’ont dit : non, pour le moment on n’a pas de place dans le laboratoire, mais on a quelque chose dans le service de vente. Alors j’ai débuté ainsi. On m’a lancé à l’eau, avec des clients qui utilisaient de la pellicule 16 et 35mm, je n’avais aucune idée de quoi ils parlaient ! Avec des cours et des formations, je suis toujours là, et ça me plaît !
Par rapport aux festivals, quelle est votre activité professionnelle ?
Je suis présent dans les festivals pour rencontrer de nouveaux clients, et surtout pour voir ce que mes clients ont réalisé avec la pellicule fournie. J’essaie de voir tous les films suisses – court métrage, documentaire, long métrage ou téléfilm – si j’en ai la possibilité. Malheureusement, je suis parfois obligé de les voir sur DVD parce que je ne peux pas être partout ! Je commence en janvier avec Soleure, en février Berlin, ensuite il y a Visions du Réel, à Nyon en avril. Puis, pour moi, le plus important c’est Locarno, au mois d’août, suivi pour les courts métrages par Winterthur, et enfin le Festival Tout Ecran à Genève. J’oubliais au mois de mai le festival de Cannes !
Quant au développement de la pellicule à Renens, que continue-t-on à développer ?
Depuis 2004 et jusqu’à aujourd’hui, on continue à développer le film dia, le 16mm et le Super 8 selon le procédé KODACHROME, qui est un procédé vraiment spécial avec quatre bains différents. Le développement du Super 8 se termine le 25 septembre 2006 à Renens. Il continuera à être traité aux États-Unis.
En fait, il y avait à l’origine quatre formats. Le 8mm, lancé par Kodak en 1932, est un format qu’on a développé jusqu’en 1992. Il s’agissait en fait d’une pellicule 16mm qui était exposée une première fois sur une moitié latérale puis dans un sens, puis réexposée sur l’autre partie latérale. La pellicule était alors coupée longitudinalement après le développement. Pour le moment, il reste donc le Super 8, le 16 et les films photo slide ou diapositives.
On reçoit tous les jours des films à développer encore aujourd’hui, non seulement d’Europe, mais d’Afrique, d’Asie, d’Australie, et même des États-Unis.
On a eu le cas d’un Japonais qui est venu avec une seule cassette par avion de Tokyo à Genève, puis en taxi de Genève à Lausanne, pour développer un seul film Super 8. Et il est rentré le même jour une fois le film développé. Je pense qu’il y avait quelque chose de vraiment très important sur la pellicule !
Quel métrage de pellicule est développé à Renens ?
Je ne peux pas vous dire les chiffres exacts, mais on en a beaucoup moins actuellement en comparaison avec les très bonnes années, les années 1965 à 1985, pour le Super 8 et le 16mm.
En ce qui concerne le Super 8, Kodak commercialise plusieurs sortes de pellicules. Pourriez-vous nous indiquer leurs propriétés ?
Nous avons pour le moment cinq sortes de films Super 8. On en a un nouveau, un EKTACHROME 64T, qui remplace le KODACHROME 40 ; c’est toujours la même cassette, la même longueur, mais elle est développée dans un laboratoire qui s’appelle Graficolor, à Berne. C’est le procédé E6. Ensuite, nous avons deux films négatif – comme pour les films professionnels 16 et 35 mm – KODAK VISION2 7217 un 200 ASA lumière artificielle, et un 500 ASA KODAK VISION2 7218, également lumière artificielle. En plus, on a deux sortes de négatifs : les films noir/blanc et inversibles 1 , qui sont développés dans des laboratoires, à Berlin ou à Paris. Ces films, négatifs et noir et blanc, ne sont pas développés en Suisse.
La production de la pellicule a-t-elle lieu ici ?
Non, nous à Renens, on est uniquement une maison de vente, de commerce. On achète les films, puis on les revend pour la Suisse. Chaque pays possède sa propre filiale Kodak, comme nous à Renens, en France à Paris, en Allemagne à Stuttgart, par exemple ; filiales qui effectuent les mêmes travaux ; nous avons un stock de films cinéma, ici, à Renens, dans des chambres froides, et on sert directement les clients depuis ici.
Et d’où viennent ces pellicules ?
Les films sont fabriqués aux États-Unis, à Rochester, siège de la maison-mère de Kodak, d’où ils sont acheminés à Châlon-sur-Saône, en France. C’est de là qu’ils sont distribués dans les pays européens : Danemark, Italie, Suisse, etc. Nous avons de la chance, nous sommes les plus proches du centre européen.
Est-ce que Kodak est en mesure de garantir la production de ces formats ces prochaines années ? En effet, il y a quelques années déjà, dans un congrès de la Fédération Internationale des Archives du Film, un certain nombre de discussions avaient tourné autour de la fin de la pellicule…
Non, il n’y a pas de raison d’avoir peur. Ils sont encore fabriqués et il y a encore de nouvelles recherches en matière de pellicules. Chaque année voit sortir une nouvelle pellicule, voire deux, avec une sensibilité différente, ou une amélioration de la qualité. Alors le 16mm, et surtout le 35mm, vont encore perdurer des années, on en est sûr, même s’il existe bien entendu le format HD maintenant, ou les différents formats vidéo. Mais la production du film 16 et du 35mm, ainsi que du Super 8 se poursuivra.
Qu’implique la différence entre le tournage en HD et la nécessaire diffusion chez les exploitants qui, elle, resterait de toute façon en pellicule ? Une proportion toujours plus importante de films est tournée en HD, alors que le mode de diffusion reste le même. Quelle est la proportion ?
Il y a surtout beaucoup de films documentaires qui sont tournés en HD, en vidéo. Mais les cinéastes sont obligés de faire ensuite un transfert sur film s’ils souhaitent les exploiter dans le circuit « traditionnel » des salles de cinéma. En français, on appelle cette opération un kinéscopage. Des laboratoires en Suisse effectuent ce transfert, parce que la projection se fait toujours sur des projecteurs 35mm dans les salles de cinéma. Bien sûr, la projection digitale va venir. Il est probable que dans quelques années les salles seront équipées de projecteurs digitaux.
Au sujet de la conservation de ces pellicules, a-t-on une idée de leur longévité ?
On peut dire qu’un négatif tient aujourd’hui une centaine d’années. Je ne parle pas des copies de projection. Il faut éventuellement tirer de nouvelles copies, mais ce n’est pas un problème. C’est le négatif qui importe. Le KODACHROME est une pellicule qui se conserve bien parce qu’à la base c’est un film noir et blanc. Les couleurs n’apparaissent qu’au niveau du développement du film. Cette solution garantit une durée de vie équivalant à 100 ans. Si le film devient un peu rouge ou un peu bleu, ça provient du stockage. J’ai vu dernièrement un film de 1948 relatif aux Jeux Olympiques à St-Moritz : les couleurs sont encore impeccables, comme si c’était hier.
Quels ont été les matériaux du support ?
Premièrement, le nitrate qui n’existe plus, car il était trop dangereux. Maintenant tout ce qui est film négatif et inversible, c’est-à-dire tous les films de prise de vues, sont réalisés sur base triacétate. Tandis que les films positifs, les copies dans les salles de cinéma, sont tirés sur polyester. Ce matériau a l’avantage d’être indéchirable : il est plus facile d’endommager le projecteur que la pellicule ! Cela présente un certain danger, mais il n’y a eu aucun problème à ma connaissance, puisqu’on a mis des freins entre les deux bobines.
Une des questions qui étaient débattues à la Fédération Internationale des Archives du Film était justement de savoir pour combien de temps encore les cinémathèques allaient pouvoir disposer de pellicule. Donc les archives vont pouvoir continuer à transférer leurs films sur des pellicules actuelles ?
Oui, bien sûr. On a tout ce qu’il faut pour effectuer le transfert des vieux films, même les films nitrate des années 1920-1930, sur de la nouvelle pellicule. Par ailleurs, nous continuerons à livrer la gamme complète de pellicules ces prochaines années.
Par le passé, plusieurs laboratoires ont existé en Suisse (Eoscop, Turicia, Cinégram, Schwarz, puis Probst et Egli). Quels rapports y avait-il entre ces laboratoires et Kodak ?
Les laboratoires que j’ai connus durant ces 36 ans chez Kodak, c’est bien sûr Eoscop Bâle, Cinégram Genève, Cinégram Zurich, Schwarz Film Ostermundigen, Probst Film et Egli Swiss Effects à Zurich. Pour le moment, il ne reste que deux laboratoires en Suisse : Egli Swiss Effects à Zurich, et Schwarz Film à Ostermundigen. Tous les autres ont disparu.
Quelles relations entretenez-vous avec ces laboratoires ?
Les laboratoires Schwarz Film et Egli Swiss Effects comptent actuellement parmi nos clients. Ils nous achètent la chimie pour développer les films, les films positif, que vous voyez dans les salles de cinéma, les films « inter » pour faire des interpositifs et des internégatifs, et la pellicule négative. Et ce sont nos clients, ce ne sont pas du tout des concurrents pour nous. Nous, chez Kodak, nous avons uniquement développé le KODACHROME (film inversible).
Quels sont les types de clients que vous avez en majorité pour le Super 8 ?
C’était à l’époque des amateurs, qui filmaient les pique-niques, les mariages, les anniversaires, etc., ainsi que leurs voyages. Ça, c’est un marché qui a vraiment disparu, en quelques années, remplacé il est vrai par l’utilisation de caméras vidéo. C’est la raison pour laquelle on va arrêter le développement du KODACHROME en Suisse. Ce qui me fait extrêmement plaisir, c’est que les jeunes des Écoles de cinéma ou certains réalisateurs de clips musicaux tournent parfois des films en Super 8. Et puis il y a quelquefois un mélange au sein de longs métrages dans lesquels on utilise plusieurs formats (35mm, Super 16, Super 8 et DV). Tout est mélangé dans un seul film. C’est le cas du film Snow White de Samir où sont utilisés les quatre formats – film très intéressant par ailleurs.
Pour ce qui est de la clientèle 16mm KODACHROME, il s’agit de semi-amateurs ou de semi-professionnels. Plusieurs cinéastes qui ont fait des films documentaires animaliers ont tourné en KODACHROME 16mm. L’image est absolument superbe question contraste et grain, même s’il y a aussi des désavantages : la pellicule était très peu sensible, avec seulement 25 ASA au milieu du jour et 40 en lumière artificielle. Les films négatifs de différentes pellicules qu’on a aujourd’hui vont jusqu’à 500 ASA.
Quelle part du marché des ventes de 16mm occupent les cinéastes suisses ?
Par rapport au reste de la clientèle mondiale ? Si on regarde ce qui se fait mondialement, les Suisses font des très bons films, longs métrages documentaires, téléfilms, courts métrages, etc., mais le marché est très petit si on le compare avec celui des autres pays : l’Inde est le plus grand producteur avec entre 800 et 900 longs métrages par année. Bien entendu, ce pays compte 12 millions de spectateurs par jour ! On ne peut pas du tout comparer avec la Suisse ! Mais comme il a été rappelé au Festival de Locarno, on produit un nombre élevé de films en Suisse, en proportion avec le nombre d’habitants ! Pour 2006, Swiss Films recense 39 longs métrages de fiction et plus de 60 documentaires, tous genres et tous supports confondus (35mm, Digital Beta, Beta SP) 2 .
Quel rapport entretenez-vous avec les opérateurs suisses ? Avez-vous par exemple des échanges avec un Renato Berta ?
Il est clair que ce n’est pas à moi de dire à Renato Berta quelle pellicule il doit utiliser, il connaît cela cent fois mieux que moi ! Mais avec toutes ces années, on peut dire que ces gens sont devenus des amis ; on discute de l’avenir, de ce qui se fait, de qui tourne sur quoi, etc. Ce qu’on peut offrir aujourd’hui, c’est surtout un bon service, quasi du « 24h sur 24h, 7 jours sur 7 » s’il le faut. Il arrive que certains clients oublient de commander leurs films, alors on fait le service le week-end ou la nuit. Mais pour en revenir aux chefs opérateurs, bien sûr on discute, et puis j’essaie surtout de soutenir les jeunes, dans les écoles de cinéma comme Zurich, Lausanne et Genève ; et je donne aussi le Prix Kodak à Locarno, décerné à deux courts métrages, les « Léopards de demain ». C’est grâce à ce prix qu’Ursula Meier a pu commencer sa carrière de réalisatrice !
Vous avez débuté chez Kodak en 1970. Avez-vous constaté au cours de votre carrière une évolution au niveau de la demande en pellicule en Suisse ?
Bien sûr, dans les années 1970, quand j’ai commencé chez Kodak, il y avait beaucoup plus de demande en pellicule 16mm EKTACHROME, mais c’était surtout les trois stations de télévision à Genève, Lugano et Zurich. Ces dernières ont acheté des milliers et des milliers de bobines 16mm, qu’elles développaient à l’interne ; c’était un film EKTACHROME inversible. Par exemple, les émissions sportives du dimanche soir étaient tournées sur pellicule. Il fallait ensuite courir aux studios, développer et monter pour le soir même. Bien sûr, cela n’existe plus du tout. La télévision en Suisse produit actuellement une dizaine de téléfilms par an.
Quel pourcentage représente la pellicule sur le budget global d’un film ?
Cela représente à peu près 2 à 3 % du budget total ; quel que soit ce budget. Il en est toujours ainsi : qu’un film coûte un million ou 100 millions comme certains films américains, le budget « pellicule » (développement non inclus) représente invariablement environ 2 %. Avec le développement jusqu’à la copie zéro, autrement dit la première copie, ça représente à peu près 10 à 12 % du budget total. Même s’il s’agit de Titanic ou d’un film suisse avec un budget sensiblement inférieur.
Dans la réalisation d’un film, ce sont surtout les salaires des acteurs et actrices, ainsi que les voyages qui gonflent les budgets. Mais, dans les films à grand budget, on tourne effectivement beaucoup plus. Je peux vous dire que pour certains films, plus de 100 000 mètres de pellicule ont été utilisés. Bien sûr, à la fin, quand vous allez voir un film d’une durée équivalant à 90 ou 100 minutes, vous voyez environ 4 à 4,5 kilomètres de pellicule défiler. En Suisse, on peut dire qu’il y a un rapport de 1 à 10 ou 12 entre le résultat final (les 4 ou 4500 mètres !) et la pellicule exposée, ça dépend des films. Si, dans un film, les principaux acteurs sont des animaux, ou des enfants, des bébés, il est logique d’avoir beaucoup plus de prises de vues. En moyenne, pour un film tourné en 35mm en Suisse, 25 à 40 kilomètres de bobines de films sont nécessaires.