Alain Boillat, Marthe Porret

Editorial

En passant du cinéaste expérimental Stephen Dwoskin (dossier du no7) à la série des films Star Wars qui compte parmi les manifestations les plus emblématiques de la culture de masse de ces vingt-cinq dernières années, Décadrages pourrait donner l’impression d’un éclectisme intenable. Il n’en est rien, puisque voilà plus de trois ans que nous prônons la diversité des objets, dont l’intérêt ne se mesure pas à la qualité intrinsèque supposée des films considérés – loin de nous l’idée d’affirmer que les films produits par George Lucas sont des chef-d ’œuvres, ni que ce dernier mérite d’être intégré au panthéon fluctuant des « auteurs » (dans une tradition toute française) –, mais à la productivité des analyses qui s’y appliquent. Or, comme nous espérons le démontrer dans ce dossier, Star Wars est un lieu privilégié d’exploration d’un bon nombre de préoccupations contemporaines (voir les pistes lancées dans l’introduction, qui tient à la fois de l’examen d’aspects spécifiques et de l’éditorial, nous dispensant ici d’une présentation plus circonstanciée). Qu’il soit question de nouvelles technologies, de représentations sociales aux implications interprétables dans un cadre issu des gender studies (voir l’article de Charles-Antoine Courcoux), de narration (notamment dans le texte d’Alain Corbellari, qui s’intéresse aux motifs empruntés à la littérature médiévale), du rôle de la musique et de l’héritage qui le sous-tend (voir l’article « Entre opéra wagnérien et culture de masse… »), des liens instaurés entre cinéma classique hollywoodien et « post-modernisme », etc., le monde posé par les deux trilogies réalisées entre 1977 et 2005 constitue un support stimulant de réflexion, ne serait-ce qu’en raison des nombreux paradoxes qui les traversent, et à partir desquels on peut aisément extrapoler une pensée plus large sur les blockbusters actuels.

Si la prise en compte rigoureuse du fonctionnement discursif de ces six films n’a pas été négligée, nous avons toutefois mis l’accent sur ce qui les entoure, voire sur ce qui excède l’unité circonscrite par la saga. Car « Star Wars », ce n’est plus seulement le titre d’un film, ni même d’un ensemble de réalisations sérialisées, mais la franchise principale (avec Indiana Jones) de l’estampille « Lucasfilm Limited ». Il ne peut dès lors plus être question d’une « œuvre », puisque cet éclatement – force centrifuge d’une expansion néanmoins constamment lovée dans les rets d’une cohérence diégétique « étroitement surveillée » par les représentants dupossesseur des droits– nous conduit au-delà du champ cinématographique, dans le domaine des « produits dérivés » bien souvent sous-estimé par les études spécialisées. Dérivons donc « à travers champs », en espérant développer au gré de ce parcours sélectif un regard différent sur le « phénomène » Star Wars, machine à monde(s) qui est elle-même un monde de machines, à la fois sans cesse convoqué dans les discours sur le cinéma et, finalement, rarement analysé dans le détail. Les objets périphériques auxquels nous nous sommes attachés sont de diverses natures : fragments de films qui s’entrechoquent dans des clips vidéo commercialisés sur un DVD (A Musical Journey dont il est question dans l’article de Laurent Guido), prolongements narratifs sous forme vidéoludique (voir l’article de Dominic Arsenault et Bernard Perron) ou bédéique (voir la dernière section de l’introduction), figurines façonnées à l’effigie des personnages de la saga (voir l’article d’Alain Boillat) sont autant de productions qui appellent une approche renouvelée des faits (para)filmiques.

Notre rubrique consacrée au cinéma en Suisse est cette fois marquée par des référents ou des enjeux situés au-delà de nos frontières. Après les Journées de Soleure, manifestation exclusivement consacrée à la production helvétique (voir notre précédent numéro), les programmations internationales de trois autres festivals de notre pays ont été considérées sous des angles particuliers : examen de la démarche et des grandes lignes esthétiques de l’œuvre de Rithy Panh, invité d’honneur à Nyon dont les préoccupations prolongent celles d’autres cinéastes « arpenteurs de mémoires » comme Resnais ou Lanzmann, avec cette insistance que l’on trouve par exemple chez l’écrivain Robert Antelme sur la nécessité pour la victime d’un génocide d’affirmer son humanité face au bourreau (voir l’article d’Alain Freudiger) ; rencontre avec Christian Lelong, documentariste sélectionné à Fribourg qui sillonne le Niger ; état des lieux de la production horrifique à partir de quelques œuvres montrées au Festival du film fantastique de Neuchâtel. Enfin, Felix Berger, responsable des ventes de pellicule chez Kodak, nous ouvre les portes de cette entreprise internationale sise à Renens, revenant sur plus de trente années d’activités au moment précis où le développement de la célèbre pellicule Super8 vit ses derniers jours… alors que, dans une « galaxie (pas si) lointaine », un George Lucas se fait le chantre du « tout-numérique ».