Du personnage à la figurine : les produits dérivés de Star Wars comme expansion d’un univers
Ainsi que l’ont montré les articles de ce dossier, il apparaît que Star Wars est particulièrement intéressant pour aborder des questions d’intermédialité. Or le merchandising suscité par ces films, quoique souvent signalé en passant, n’est que très rarement pris en compte dans les rapports qu’il instaure avec l’univers diégétique de l’hexalogie, comme si ses fondements économiques invalidaient la pertinence d’une telle analyse paratextuelle1. C’est pourquoi je tenterai d’ébaucher quelques axes de réflexion en excluant la démarche purement énumérative des guides dont les listes de cotations et les descriptifs détaillés s’adressent exclusivement aux collectionneurs2. Ma contribution se limitera à un seul type de produits, les figurines3 dites « 33/4 (pouces) »4, mais on pourrait bien sûr en appliquer certains principes à l’ensemble des jouets dérivés de Star Wars. Les figurines modelées à l’effigie de personnages me paraissent constituer un bon objet d’étude en raison non seulement de la diversification de l’offre à laquelle elles ont donné lieu (le nombre de figurines distinctes réalisées à cette échelle a dépassé les 500 unités au cours de l’année 2005), mais aussi de leur diffusion massive. En effet, ce produit ne vise pas uniquement les collectionneurs prêts à dépenser plusieurs centaines ou milliers de francs pour une statuette en résine fabriquée en série limitée, car on trouve ces figurines 33/4 au moment du lancement d’une gamme donnée dans la plupart des supermarchés. Si, comme le notaient Adorno et Horkheimer désenchantés dans leur texte centré sur le cinéma, « la technologie de l’industrie culturelle n’a abouti qu’à la standardisation et à la production en série »5, de tels jouets affichent ouvertement ce dessein en dehors de toute légitimation culturelle, exhibent sans fard les intentions mercantiles qui président à nombre de décisions relatives à l’élaboration des films de la saga, dont celle, justement, de maximiser le potentiel de conversion des « objets du monde » en produits dérivés. Certains critiques n’ont d’ailleurs pas omis d’associer l’esthétique des « plans-tableaux » (voir l’introduction de ce dossier) à l’intention de créer un vivier à figurines6.
Aujourd’hui, on peut effectivement dire qu’une relation de réciprocité s’est établie entre les films et ces produits qui nous interdit d’ignorer l’existence et l’impact de ces derniers. Par exemple, un petit cadre comprenant deux images superposées et actionné par une languette (système appelé « Photo Flash-back ») est intégré au packaging de certaines figurines de la série « Power of the Force » liées à la trilogie fondatrice, permettant lorsqu’on le manipule de passer, pour prendre un cas parmi d’autres7, de l’image de la princesse Leia à celle de la reine Amidala. Mis en vente en 1998-1999, ce produit indiquait donc clairement que le film qui allait sortir en salles quelques mois plus tard (La Menace fantôme) était dans une certaine mesure semblable à ce qui avait été proposé dans les réalisations des années 1980, mais artificiellement pourvu d’un « autre visage ». Cette stratégie concerne également les films sur le plan de leur économie narrative : en termes greimasiens, on pourrait dire que la « position actancielle »8 des différents personnages demeure identique entre la première et la seconde trilogie, si bien que l’on peut substituer sans difficulté un Skywalker à l’autre (Anakin à Luke), les Gungans aux Ewoks, etc. On constate donc que la concrétude du produit dérivé n’interdit pas qu’il puisse se référer à des phénomènes narratifs plus généraux. La vaste entreprise de recyclage opérée via les ressorties des épisodes et la multiplication des sequels ou prequels participe en fait d’une logique industrielle semblable à celle qui régit le marché des jouets. En outre, le public-cible de ce type de figurines est majoritairement constitué d’enfants, ou d’adultes perpétuant de façon nostalgico-régressive un geste de consommateur intégré lorsqu’ils étaient plus jeunes. Or c’est précisément ce type d’attitude que Robin Wood stigmatisait en classant la première trilogie parmi ces films qui « construisent le spectateur adulte en tant qu’enfant, ou, plus précisément, en adulte infantilisé, en un adulte qui aimerait être comme un enfant », précisant que si l’enfant « accepte l’illusion », « l’adulte infantilisé le fait et ne le fait pas, tous deux simultanément »9. Mais cette attitude « infantile » ne serait-elle pas rien d’autre que le positionnement exigé par la grande majorité des films, qui enjoignent le spectateur à les recevoir sur le mode paradoxal du « Je sais bien… mais quand même » nécessaire à la satisfaction d’un désir de fiction, ainsi que l’a montré Christian Metz dans sa discussion de la notion de « suspension volontaire de l’incrédulité » empruntée au psychanalyste Octave Mannoni ?10
Les parentés qui existent indéniablement entre la fiction – dont Star Wars exacerbe les caractéristiques en vertu de l’irréalité foncière de son univers fantaisiste – et l’activité ludique nous ramènent aux figurines11. En effet, les jeux d’enfants auxquels les figurines furent prioritairement destinées me semblent constituer le lieu d’un redoublement d’une expérience cinématographique basée sur des principes analogues : il s’agit avant tout de participer mentalement à la création d’un monde à partir d’éléments physiquement présents (une image projetée, un jouet). C’est pourquoi on peut dire que les plus anciennes ramifications extra-filmiques de l’univers de Star Wars, avant d’être assimilées et balisées par diverses instances officielles de production, se déroulèrent dans l’esprit des gamins qui « donnèrent vie » aux personnages reproduits en développant quantité de récits partiellement déterminés par les composantes diégétiques des films et par les caractéristiques des personnages représentés. L’intrigue proposée par les productions cinématographiques de Lucas paraît nécessairement ténue en comparaison de tous les « possibles » engendrés dans l’imaginaire enfantin à partir de jeux répétés avec les figurines. Assurer l’expansion de cet univers, c’est en fait ce à quoi s’attèlent depuis une quinzaine d’années romanciers et auteurs de comics. Telle me semble être également la fonction des figurines pour le collectionneur, non pas seulement dans leur dimension matérielle propre, mais aussi en raison des particularités de leur conditionnement (par exemple via les informations véhiculées par le texte figurant sur les boîtes) et grâce aux liens que leur référent établit avec les films. C’est sur de telles singularités d’intérêt « narratologique » que j’aimerais me concentrer, après quelques informations contextuelles sur les rapports de la société de Lucas à l’industrie des produits dérivés et sur les relations qui s’établissent entre le personnage de fiction, l’acteur et la figurine.
De Lucasfilm à Hasbro
Deux uniques marques sont susceptibles d’apparaître sur les emballages des figurines Star Wars : Kenner et/ou Hasbro, à moins qu’il ne s’agisse de copies illégales à la facture plus grossière (fig. 1). Durant la période 1977-1985, la société Kenner possède l’exclusivité de la franchise Star Wars, créant dans cet intervalle une centaine de figurines 33/4 distinctes issues de la première trilogie (en France, ces produits sont distribués par Meccano). En 1985, après la sortie des dessins animés Droids et Ewoks, la production cesse, Lucas ne prévoyant pas de prolonger la saga avec de nouveaux films12. Ce marché lucratif – à la fin des années 1970 déjà, les royalties touchées sur les jouets assurent à Lucasfilm Ltd. des rentrées annuelles d’environ 10 millions de dollars13 – était donc directement lié à la sortie en salles, et s’est rapidement épuisé. En 1991, Hasbro rachète la société Tonka ainsi que ses filiales Parker Brothers et Kenner14. Quatre ans plus tard, une nouvelle gamme Star Wars est lancée. Les figurines sont de fabrication plus soignée (fig. 2-3 ; elles sont notamment munies d’une articulation supplémentaire à la taille), campent des postures plus dynamiques (fig. 4-6 et 7-8), mais représentent des individus exagérément musclés par rapport aux acteurs auxquels elles sont censées renvoyer. Elles s’autonomisent par conséquent de leur modèle pour s’inspirer des super-héros, voire plus précisément de la série des « Maîtres de l’univers » produite par Mattel durant les années 1980. Estampillée Kenner et Hasbro, cette série se contente en fait de reproduire quelques personnages-clés déjà présents dans l’ancien catalogue de Kenner. Le tournant décisif survient par contre en octobre 1997, lorsque Lucasfilm Ltd. annonce la sortie des « Editions Spéciales » ainsi que la préparation d’une seconde trilogie, et octroie à Hasbro une extension de licence (par ailleurs prolongée dans un contrat ultérieur jusqu’en 2018)15 : l’exploitation de la franchise Star Wars par le fabricant de jouets connaît alors un nouvel élan. En 1999, avec la pléthore d’objets dérivés de La Menace fantôme, Hasbro cesse d’utiliser le nom commercial de Kenner, mais la présentation du produit ne subit aucun changement notable, puisqu’il s’agit toujours d’une boîte transparente collée sur une surface cartonnée. L’année de sortie du premier prequel correspond à une phase de diversification des produits dérivés destinés à un usage ludique. En témoigne l’acquisition d’une licence Star Wars par la firme LegoTM, une entreprise qui, jusque-là, avait strictement exploité des gammes développées dans ses murs sans ne jamais faire référence à un univers fictionnel préconstitué (fig. 9). Dans ce cas, l’intermédialité fonctionne à plein régime, puisque le design cuboïde de ces jouets de construction inspire à son tour le graphisme d’univers vidéoludiques (voir l’article d’Arsenault et Perron dans ce dossier), tissant un pont entre deux époques de l’histoire du divertissement pour enfants qui, dans une certaine mesure, se reflètent également au niveau de la genèse des deux trilogies (l’ère du numérique supplantant l’époque des maquettes).
Avec la reprise par Hasbro, la multiplication des reproductions miniatures de personnages connaît une croissance exponentielle. A partir de la série « Power of the Jedi » de 2000-2002, les gammes ne sont plus nécessairement liées à un film spécifique, mais à l’ensemble de la saga dont l’homogénéité mondaine est dès lors soulignée, ce qui consacre la suture entre les deux trilogies. Il va sans dire qu’une telle circulation entre les films est propice à une recrudescence de l’offre. En outre, les séries parallèles et les personnages identiques déclinés en plusieurs versions se multiplient au sein de la gamme tirée de La Revanche des Sith16, et une « Saga Collection » est lancée en 2006 (une cinquantaine de figurines inédites ou re-sculptées), prétexte pour ressortir la quasi-intégralité d’un catalogue par ailleurs passablement élargi, et explicitement conçu pour toucher de surcroît un public de collectionneurs. La firme a même alimenté le contact avec ceux-ci en initiant, au cours de l’an 2000, une stratégie consistant à leur proposer de sélectionner sur le site « hasbro.com » parmi cinq figurines celle qu’ils préféreraient voir fabriquer dans le courant de l’année. Internet permet ainsi de renforcer considérablement le dialogue avec le public selon un principe qui gouvernait déjà de nombreuses productions de masse diffusées sur un support papier. Je pense principalement aux comics des années 1960, dont le courrier des lecteurs fournissait parfois la matière des récits17. Non seulement le vote proposé par Hasbro – pratique reconduite par la suite – débouche sur un produit commercialisé (ainsi la boîte de la figurine de Ellorrs MadakTM porte-t-elle la mention « Fan’s Choice Figure no 1 »), mais les différentes étapes de l’élaboration de la figurine ont pu être suivies sur le site, des dessins originaux jusqu’à l’apposition des couleurs, en passant par le façonnage d’un prototype en cire et résine. Ce que le fabricant de jouets veut ainsi prouver, c’est à quel point la construction de ses produits est soumise à un contrôle minutieux et reçoit à toutes les phases de son façonnage l’aval de Lucasfilm Ltd. Cette démarche témoigne d’une volonté d’offrir la représentation la plus conforme possible à l’image du protagoniste dans le film, rapprochant ainsi le jouet – dont le potentiel proprement « ludique » n’est, soulignons-le, aucunement valorisé par cette démarche – des modèles réduits pour collectionneurs. Le fait que le personnage dont l’effigie fut plébiscitée soit l’un des clients de la cantina du film sorti en 1977 et non, pour prendre l’un des autres choix proposés, un pilote de la « course de chars » de La Menace fantôme révèle à mon sens que le groupe majoritaire d’internautes qui accordèrent leur suffrage à Ellorrs MadakTM ne se composait pas uniquement des kids ayant découvert Star Wars à la fin des années 1990 avec la seconde trilogie18. En effet, la nostalgie engendrée par le rappel des premiers volets de la saga à travers la sortie des prequels conditionne également l’attitude des consommateurs de produits dérivés. Ainsi s’explique le fait que les figurines vintage sous emballage se négocient à prix d’or sur « ebay.com »19 – Internet a considérablement bouleversé le mode d’accès à la marchandise, favorisant l’hétérogénéité du public et la circulation des exemplaires rares20. Hasbro a d’ailleurs intégré cette demande dans sa stratégie de vente en proposant la série « The Original Trilogy Collection », dont les boîtes reproduisent exactement celles qui comprenaient les figurines entre 1977 et 1985. Significativement, l’objet commercialisé s’est en partie déplacé de la figurine elle-même (qui, elle, est sculptée selon des standards physionomiques et articulatoires récents) à ce qui fait le signe de son historicité en tant que produit de consommation : la boîte est elle-même incluse dans un emballage transparent, et le verso présente une photographie du produit originel, boîte comprise. Par exemple, le StormtrooperTM des années 1980, malingre et dont le tronc et la tête donnent l’impression d’être sommairement coulés dans une seule masse, a fait place à la stature plus robuste et à la facture détaillée d’un nouveau modèle, mais c’est principalement sur la fidélité de la reproduction de la boîte proprement dite que le commentaire promotionnel fait porter l’intérêt (fig. 10-11). Si l’on consulte la liste des produits récents mis aux enchères sur « ebay.com », on observe que les figurines n’ont dans leur grande majorité jamais été extraites de leur conditionnement. Afin de proposer à des collectionneurs d’anciennes figurines sous emballage, de nombreux vendeurs ont même « restauré » le bulbe plastique en le recollant de façon extrêmement minutieuse sur le carton. Il ne s’agit par conséquent plus de jouer à la poupée, mais d’entreposer un bibelot ou de l’exposer (toutes les boîtes comprennent une perforation ou un crochet pour les suspendre, initialement prévu pour les présentoirs des magasins). Will Brooker a noté combien, avec la prévision de la ressortie de la première trilogie en 1996, l’évolution qu’ont subie les produits dérivés et leurs coûts par rapport aux années de sortie de la trilogie fondatrice témoigne d’un changement du public-cible, qui est désormais constitué de personnes plus âgées21. La clôture « textuelle » de l’hexalogie permet aujourd’hui de massifier la production en circulant librement dans l’intégralité du monde Star Wars, ainsi qu’à travers les époques du vécu des spectateurs-consommateurs.
Lorsque Kenner vint à Star Wars : la prédisposition des films au merchandising
On peut se demander comment un cinéaste prétendument « expérimental » de la fin des années 1970 en est venu à bénéficier de cette source de revenus prodigieux que constitue le commerce de produits dérivés Star Wars. L’histoire est passablement connue, rabâchée dans moult commentaires hagiographiques destinés à valoriser l’esprit visionnaire de Lucas (en gommant corrélativement la dimension purement mercantile de la démarche, qui a quelque chose de presque indécent au vu de l’ampleur actuelle du phénomène) : lors de pourparlers avec la Fox contemporains de la phase préparatoire du film, le réalisateur renonça à exiger un salaire supérieur comme le conseillait son agent, mais demanda à contrôler la réalisation des suites et à posséder tous les droits sur le merchandising. Cette approche aurait été une innovation à la fin des années 1970, si l’on suit le propos de Marcus Hearn : « Qui se préoccupait des produits dérivés ? A l’époque, il ne s’agissait guère que de posters et de tee-shirts. L’accord fut signé le 20 août 1973 […] »22.
Précisons : les produits dérivés n’ont pas attendu George Lucas pour faire rêver les enfants. Les jouets ou bibelots à l’effigie du Mickey Mouse de Disney, du pingouin Alfred de Saint-Ogan (Zig et Puce) ou de Felix the Cat existent depuis près d’un demi-siècle. Toutefois, non seulement de telles reproductions se réfèrent exclusivement à un support dessiné, mais de nombreuses mutations socio-économiques sont intervenues (dont l’examen dépasse l’ambition du présent article). Ainsi faudrait-il considérer par exemple la place accordée à l’enfant dans la société et au divertissement dans l’éducation (ainsi que le mouvement corrélatif de laïcisation/mercantilisation d’une fête comme Noël), les effets du confort économique d’une certaine couche de la population occidentale durant les années 1980, la question des processus de concentration de l’industrie du jouet et de ses réseaux de diffusion, l’évolution des techniques utilisées, etc. Certes, la fin des années 1960 s’inscrivait déjà dans un paradigme similaire à celui dans lequel le merchandising Star Wars vit le jour, mais il s’agissait d’une période où les studios hollywoodiens s’essoufflaient, peinant notamment à toucher la plus jeune clientèle. Il fallut l’exacerbation de la culture de masse par les productions cinématographiques elles-mêmes pour que les marchandises dérivées puissent connaître un tel essor et inonder le marché. Les têtes blondes de l’immédiat après-guerre ne rejouaient pas à l’infini la scène de l’arrestation de Casablanca en manipulant un Peter Lorre ou un Humphrey Bogart miniature. Quelque chose de nouveau est advenu avec Star Wars – ou plutôt à l’époque de l’émergence des blockbusters dont sa sortie est contemporaine – qui tient à la supplantation du film par le monde qu’il offre (et dans lequel il permet de s’immerger totalement), et à l’éviction subséquente de l’acteur au profit du personnage.
Il faut préciser en effet qu’aucune boîte de figurines Star Wars ne comporte la mention « Harrison Ford » ou « Mark Hamill », bien que le portrait de ces acteurs apparaisse systématiquement dans une image du film collée sur le carton de l’emballage23. Ainsi, même lorsqu’il s’agit de personnages humains et non d’interprètes dissimulés sous un masque, l’objet commercialisé ne se réfère pas aux acteurs, se contentant de faire figurer les noms fictionnels 24. Il se peut également que le produit désigne le film dans la réalité de son support matériel : les diapositives livrées avec certaines figurines de la série « Power of the Force » (Kenner/Hasbro, 1997) peuvent être considérées comme des répliques de photogrammes (fig. 12-13)25.
Dans un entretien filmé de L’Empire des rêves26, l’actrice Carrie Fisher (qui interprète Leia Organa dans la trilogie de 1977-1983) plaisante à propos de cette dépossession de soi imposée par Lucas à ses acteurs : « Nous avons abandonné notre droit à notre image. Donc quand je me regarde dans le miroir, je dois quelques dollars à George… »27 Elle relativise néanmoins la place effective de l’acteur dans ce phénomène : « Je ne suis pas vraiment célèbre, c’est la princesse Leia qui l’est… et je lui ressemble ». Nous sommes aux antipodes du star system sur lequel Hollywood avait capitalisé durant des décennies (voir les remarques d’Edgar Morin sur la « star-marchandise », dont les principes industriels sont en fait décuplés avec le merchandising inauguré par Star Wars)28. A Hollywood, les acteurs étaient pourtant déjà, d’une certaine manière, des « figurines » entre les mains de « moguls ». Sans entrer dans la psychologie de comédiens qui n’ont pas réussi à faire carrière après Star Wars (contrairement à Harrison Ford) tout en voyant foisonner le commerce de leurs avatars miniaturisés et accompagnés de leur photographie (il suffit à Carrie Fisher de jeter un œil au « Toys Are Us » du coin pour tomber sur une image d’elle-même la représentant avec vingt années de moins), on peut constater que la remarque de l’actrice quant à l’éviction des personnes réelles au profit des personnages correspond à la stratégie adoptée par les fabricants de jouets. En effet, la facture et la taille des figurines interdisent souvent que le visage de l’acteur soit vraiment reconnaissable dans son imitation, alors que nombre d’attributs (habillement, équipement, etc.) permettent d’identifier sans équivoque le personnage représenté. De plus, une grande part de la gamme vendue par les fabricants Kenner ou Hasbro est consacrée à des protagonistes du film auquel il n’est pas possible d’associer un acteur : la majorité des spectateurs n’a aucune idée de la personne qui se cache derrière les masques en latex des monstres, et ne sait pas si les armatures d’apparence métallique des robots contiennent un être vivant. La « réification » du jeu d’acteur soumis aux contraintes imposées par le travail des techniciens chargés des effets spéciaux prédispose les personnages à leur autonomisation sous forme de figurines. Avec la trilogie bouclée récemment, l’infographie dont résulte un grand nombre d’aliens consacre cette disparition de l’acteur, même s’il y a généralement toujours quelqu’un pour « incarner » ce type de personnage sur le plateau. Les doublures ou les cascadeurs n’ont jamais été des stars : c’est l’aura attaché au personnage qu’ils interprètent brièvement qui est reversée sur l’acteur célèbre. Si l’on considère Star Wars du point de vue des figurines, ce dernier chaînon est rompu, comme si les acteurs n’étaient eux-mêmes que la doublure de leurs personnages. Cet aspect correspond à ce que j’ai dit dans l’introduction de ce dossier sur le primat de l’« effet-monde » de Star Wars : l’univers graphique conçu par les collaborateurs de Lucasfilm Ltd. continue de susciter l’intérêt du public en dehors du récit filmique. Outre cette dimension proprement visuelle, on peut ajouter la façon passablement sommaire dont Lucas traite la psychologie de ses personnages. En effet, leur importance est relativisée dans les films mêmes, où ils correspondent plus à des « places » au sein d’un schéma narratif qu’à des représentations crédibles et riches d’êtres de chair et de sang. Ce primat du stéréotype sur la singularisation tend également à amoindrir l’impact de la performance des acteurs.
Avant la sortie d’Un nouvel espoir, le responsable de la promotion du film, Charles Lippincott, essuie le refus de tous les fabricants de jouets auxquels il avait proposé de souscrire pour une licence relative aux produits dérivés de Star Wars. Ces réactions prouvent que, même pour un film de « science-fiction », cette stratégie commerciale n’était pas du tout entrée dans les mœurs. Peu avant la sortie en salles, Kenner Toys décide néanmoins d’acquérir les droits, mais ne sera pas capable de faire face au succès phénoménal du film. C’est pourquoi, à l’occasion des fêtes de Noël 1977, la firme commercialise un produit aujourd’hui connu sous le nom de « boîte vide » : les enfants reçurent une boîte sur laquelle figuraient les représentations photographiques de figurines qu’ils ne recevraient qu’en mars 1978. Celle-ci contenait un bon à remplir, substitut provisoire garantissant la possession prochaine desdits objets29. Cette stratégie anticipait en quelque sorte autant la pratique de certains collectionneurs d’aujourd’hui (l’intérêt pour les boîtes, pour le « péritexte » de ce paratexte filmique) que, ironiquement, la virtualisation des personnages de Star Wars à l’écran. Le succès de cette boîte vide30 est révélateur de l’interdépendance de ce type de figurines envers le film : la référence au monde diégétique garantit à elle seule la valeur ajoutée du produit, si bien que la transaction peut même se passer de la présence effective des figurines. Les fabricants de ce type de produits n’ont d’ailleurs jamais rien fait d’autre que de « vendre du vide », car ce ne sont aucunement les quelques dizaines de grammes de ces poupées de plastique fabriquées en Chine qui justifient ne serait-ce que le 10 % de leur coût, mais uniquement l’estampille « Lucasfilm Ltd. » et l’appartenance de leur référent à un univers célèbre. Ce phénomène de plus-value exige donc que nous effectuions quelques allers-retours entre les composantes du monde des films et leurs effigies.
Question d’échelle(s)
Ce n’est pas un hasard si les Star Wars ont suscité l’un des marchés de la figurine les plus rentables qui soit : la façon dont George Lucas conçoit son travail correspond tout à fait au fantasme d’omnipotence satisfait chez l’enfant via la manipulation d’engins miniatures dans un monde qui « s’accorde à [ses] désirs »31. Cet aspect est d’ailleurs thématisé dans L’Attaque des clones : lorsqu’Anakin avoue avoir massacré les hommes des sables dans une séquence qui prend significativement pour cadre l’« espace de jeu » qui fut le sien lorsqu’il avait une dizaine d’années, l’adolescent affirme ne pouvoir supporter le fait que les choses de la vie ne soient pas aussi simples que les jeux de construction pratiqués enfant, où il s’agissait simplement de « réparer » des mécanismes (l’épisode I nous a montré combien ce gamin était habile en la matière)32. Au moment où il cède pour la première fois au « côté obscur », Anakin manifeste, après avoir évoqué ses activités enfantines, un désir de toute-puissance que seul Palpatine prétendra être en mesure de satisfaire. Sachant que ce politicien occupe par ailleurs en tant que Darth Sidious une position de « narrateur » dans ce récit dont il tire toutes les ficelles, on peut rapprocher le pouvoir auquel aspire Anakin de la création d’un monde sur un mode ludique (de la feintise systématique de Palpatine à la fiction, il n’y a qu’un pas). De plus, le jeune Jedi qui vient de perdre sa mère vise avant tout à surpasser la contrainte suprême, celle d’être confronté à la finitude. Or cette conjuration de la mort me semble inscrite dans la logique régressive de l’intérêt porté aux jouets par les collectionneurs adultes.
George Lucas fait indubitablement partie de ces derniers, déclarant par exemple dans un entretien réalisé au début du mois de mars 1977 (c’est-à-dire avant la sortie du « premier » Star Wars ) :
Un jour, j’ai eu une grande discussion avec George Cukor qui faisait une conférence et qui me disait détester l’expression ‹ film-maker › et qu’il était, lui, un ‹ film-director ›, qu’il dirigeait les acteurs. Et moi j’ai alors revendiqué l’expression ‹ film-maker ›. Je me suis rendu compte que si je n’avais pu l’être, j’aurais sans doute alors fabriqué des jouets.33
L’exemple final est on ne peut plus éclairant dans le contexte qui est le nôtre. Si Lucas n’est pas devenu un modeste marchand de jouets comme le fut Méliès à la fin de sa vie, son rapport au cinéma est fortement marqué par cette dimension ludique que ses films s’emploient à transmettre. D’ailleurs qu’est-ce qu’un plateau de tournage chez ILM à l’époque de la première trilogie, si ce n’est un vaste grenier dans lequel s’amoncèlent des joujoux improbables ? Les vaisseaux spatiaux résultent parfois de la combinaison ou de la transformation d’objets du quotidien, soit au niveau de leur design (souvent complètement invraisemblable pour des tels objets volants, à l’exemple de la navette du chasseur de primes Boba Fett, espèce de fer à repasser)34, soit au niveau de leur conception proprement dite, dominée par un esprit dont rend compte Robert Benayoun, comme toujours enclin à relever ce qui participe au cinéma d’une dimension « surréalisante » :
[…] on apprendra sans surprise que les décorateurs, pour fabriquer les engins interplanétaires du film, ont piraté des centaines de modèles réduits soudés et comprimés en une seule vision aérodynamique, comme autant de collages futuristes à base de mécano, de tracteurs miniatures et de bolides en plastique pour enfants.35
Bien sûr, cette remarque s’appuie sur des informations relatives au making of (dès lors véhiculées par l’instance de production même), non sur des observations résultant du seul visionnage. Toutefois, on peut faire le constat suivant : les jouets (du moins les engins auxquels sont associées les figurines 33/4) préexistent en quelque sorte au film, ils constituent le support matériel du profilmique – l’existence concrète de modèles réduits – qui disparaîtra ensuite au sein de l’univers diégétique36. L’Etoile de la Mort (« Death Star », appelée également « Etoile Noire » dans les versions doublées des premiers épisodes) fut par exemple le résultat d’un assemblage de pièces standardisées (six carreaux différents réalisés à trois échelles)37 qui conduisit les techniciens d’ILM à s’adonner à une activité similaire à celle des jeunes usagers d’une boîte LegoTM. Certes, ces maquettes n’apparaissent pas en tant que telles dans les films, comme cela est le cas dans le récent Superman Returns (Bryan Singer, 2006), où il semble que l’artifice des séquences catastrophes des épisodes plus anciens consacrés au super-héros est dévoilé lorsque le « Méchant » expérimente les fléaux dont il concocte la diffusion massive en les reproduisant sur son « train électrique » (filmé en très gros plan comme pour se substituer à des vues réelles). Il y a toutefois dans Un nouvel espoir une exception à la dissimulation de la facticité des reproductions, bien que cet exemple n’entrave ni la diégétisation de l’élément profilmique ni l’impression de réalité : il s’agit du moment où le jeune Luke Skywalker joue avec une réplique miniature du vaisseau qu’il dit plus tard savoir piloter (appelé T-16 ou « skyhopper » dans l’univers étendu), et dont on aperçoit de façon partielle l’aile et une turbine dans l’encadrement de la porte du garage située à l’arrière-plan38 (fig. 14). Ce plan montre donc simultanément le même engin à deux échelles différentes, comme si le principe du produit « dérivé » existait dans le monde même du personnage auquel les plus jeunes sont incités à s’identifier. Du reste, le T-16 fait partie des produits de la gamme Hasbro de 1997 (fig. 15) : il s’agit d’un jouet dont les dimensions correspondent à la maquette que manipule Mark Hamill dans le film. De plus, il existe une figurine de Luke qui représente précisément le moment où il joue avec sa maquette (fig. 16). Les différentes échelles sont déclinées, et ne correspondent plus seulement aux dimensions relatives de l’objet, mais au rapport de « proximité » qu’il entretient avec l’univers du film, le tournage de ce dernier ou les étapes de pré-production. En effet, les concepteurs de maquettes réalisent des prototypes à différentes échelles en fonction de certaines exigences liées à la composition du plan. Selon les cas, les modèles préparatoires se voient ensuite distribués sur plusieurs objets diégétiques. Ainsi le T-16 de Luke constitue-t-il lui-même l’esquisse du vaisseau transportant l’Empereur (« Imperial Shuttle ») au début du Retour du Jedi39. Par ailleurs, certains jouets reproduisent des véhicules absents des films, mais représentés dans des albums de croquis : par exemple, l’apparence du « AirspeederTM » (Hasbro « Power of the Force », 1997) ne correspond pas tout à fait à celle des biplaces à harpons à l’aide desquels la Rébellion tente de parer l’attaque des quadripodes impériaux dans la première partie de L’Empire contre-attaque, mais constitue une variation sur le même concept graphique qui n’a pas été retenue par les maquettistes. Le portfolio du designer Ralph McQuarrie est alors exposé sur un support très différent du poster ou de la page d’un « Art of… ». Il existe par exemple plusieurs éditions d’un personnage désigné sur la boîte comme le « McQuarrie Concept StormtrooperTM » qui auteurisent le dessinateur des environnements de la première trilogie (voir l’introduction), et cela même de façon ritualisée (Hasbro sort chaque Noël un « Pack Holiday Edition » inspiré des illustrations du graphiste).
Le « monde Star Wars » qui décline par ailleurs constamment des figures de nains et de colosses se commercialise donc à différentes échelles (avec des invraisemblances induites par la nécessité de pouvoir introduire une figurine dans les engins, et de concevoir des reproductions maniables)40. A l’intérieur des films, cette logique qui est liée à la réalisation des effets spéciaux se concrétise dans certains motifs visuels qui sont déclinés ou complexifiés à partir d’un concept de base identique (comme, à un autre niveau, le récit s’échafaude à partir d’un ensemble de schèmes narratifs préexistants). Prenons un seul exemple, celui d’un objet sphérique qui, parsemé de petites lumières et flottant dans l’espace, est associé à un élément machinique hostile susceptible d’agresser celui qui s’en approche. Ces caractéristiques valent dans Un nouvel espoir pour trois éléments diégétiques aux dimensions variables : le mécanisme de simulation de combat avec lequel Luke s’entraîne à parer des coups au sabre ; le robot qui accompagne Vader dans la cellule de la princesse Leia afin de la faire parler (la machine s’avance avec une seringue pointée comme un dard) ; enfin l’Etoile de la Mort, base spatiale au canon destructeur (voir ce motif sur la couverture du présent numéro). Sur le plan diégétique, le premier objet tient dans la paume de la main, le second est large comme le casque de Vader alors que le troisième a la grandeur d’une planète. Du produit manufacturé au « monde », voilà une trajectoire qui caractérise l’usage des produits dérivés de Star Wars destinés à une utilisation ludique, où la matière commercialisée est un support de l’imaginaire. Or, dans le film Un nouvel espoir, l’Etoile de la Mort nous apparaît successivement sur la surface de l’écran à différentes échelles lorsque le vaisseau de Han Solo s’en approche et que ses occupants découvrent progressivement le caractère gigantesque de l’« arme absolue » de l’Empire. Sa taille effective (sur l’écran ou devant l’objectif lors du tournage) est celle des deux autres objets sphériques qui s’inscrivent, du point de vue de certains attributs, dans une même série41. Certains détails de cette séquence méritent d’être rappelés. A peine sortis de « l’hyper-espace », les héros qui voyagent avec le Faucon Millénium tentent de gagner Alderaan, une planète qui vient d’être pulvérisée par l’Etoile de la Mort. Ils poursuivent un chasseur isolé de l’Empire qui les attire jusqu’à l’énorme base spatiale. La séquence est composée d’une alternance entre une première série de plans consacrés à l’équipage dans le cockpit et une seconde composée d’images filmées à travers la verrière de cet habitacle, comme si le spectateur se trouvait à la place du pilote. Dans le dialogue, les scénaristes mettent l’accent sur la disproportion de l’arme impériale (Luke dit que le chasseur s’approche de « cette petite planète [moon] », Obi-Wan rétorque que « ce n’est pas une planète, c’est une base spatiale », alors que Han affirme que « c’est trop grand pour être une base spatiale »). Dans la série des contrechamps dédiés à l’Etoile de la Mort, celle-ci croît progressivement dans l’espace de la verrière qui redouble l’espace écranique, comme le visage de L’Homme à la tête de caoutchouc (1901) de Méliès (on ne s’étonnera donc pas que la base finisse également par exploser à la fin du film). La musique qui dramatise la séquence à partir du moment où Obi-Wan manifeste son appréhension, en accord avec le léger travelling avant des plans stellaires, souligne la crainte des protagonistes devant une menace « surdimensionnée » et imparable (la base attire le vaisseau grâce à un champ magnétique)42.
La cohérence visuelle respectée dans l’usage d’effets spéciaux divers nous incite à prêter attention à ces questions d’échelle durant la (seconde) vision du film, ne serait-ce qu’inconsciemment. L’« attraction » résulte aussi de l’enthousiasme du spectateur envers la qualité des effets : on oublie que ces vaisseaux ne sont pas réels tout en sachant qu’il s’agit de maquettes. L’exhibition paratextuelle des conditions de réalisation de tels films contribue à exacerber ce type de lecture, le spectateur activant, pour reprendre l’expression de Jean-Marie Schaeffer, son « savoir de l’arché »43.
Le hors-champ du film comblé par le jouet
Non seulement les objets placés devant la caméra doivent être réalisés « à l’échelle », mais un autre paramètre influe sur les caractéristiques diégétiques d’éléments profilmiques : l’échelle des plans. En effet, la part de l’« univers étendu » qui entretient la plus grande relation de proximité avec la diégèse filmique est évidemment cet espace qui jouxte ce qui apparaît à l’image : le hors-champ. La question du cadrage, fondamentalement corrélée à la présence d’une personne dans le champ44, est donc importante si on analyse la représentation que le film nous donne de l’individu à partir duquel le fabricant de jouets concevra une figurine. Certains personnages reproduits n’apparaissent en effet que dans de (brefs) gros plans, de sorte que la latitude laissée au concepteur de la figurine est inversement proportionnelle à l’ampleur du champ couvert par la caméra. Une anecdote relatée dans Lucasfilm Magazine à propos du personnage de Sly MooreTM (l’acolyte féminin de Palpatine durant les réunions du Sénat) permet de prendre la mesure de la contribution du fabricant de produits dérivés à la caractérisation de l’univers Star Wars, mais aussi des limites strictes fixées par Lucasfilm Ltd. :
[…] comme nous ne voyons jamais les main de Sly Moore dans l’épisode II, Hasbro avait souhaité faire preuve de créativité et lui donner des serres comme celles d’un oiseau. Mais l’expérience n’a pas été autorisée car il était toujours possible que l’on voie ses mains dans l’Episode III.45
Après la sortie de La Revanche des Sith, on peut toutefois dire que l’apparence des personnages a été définitivement établie par les films (sauf caprice du cinéaste au gré d’un « lifting » ultérieur), si bien qu’une certaine marge de « créativité » est accordée au fabricant. On peut illustrer ce point avec la figurine de KetwolTM, personnage présent dans la séquence du saloon telle qu’elle apparaît dans l’édition spéciale d’Un nouvel espoir (1997)46. Quoique le film se contente de nous montrer cet alien de profil dans un unique gros plan, Hasbro s’est permis de prolonger librement le reste du corps, notamment en le tronquant : le monstre se dresse sur des prothèses métalliques fixées à ses deux moignons (fig. 17-20). Cette façon de compléter le monde ébauché dans le film n’a pas seulement trait à l’apparence corporelle choisie, car le produit commercialisé par Hasbro contient également, comme tous ceux de la série « Power of the Jedi », un fascicule dans lequel on nous décrit qui est ce personnage. Ce texte d’accompagnement, une sorte de mode d’emploi pour jeu de rôles, précise par exemple que KetwolTM « a fourni en secret du matériel et des informations à l’Alliance Rebelle »47, suggérant des aventures aucunement ébauchées dans les films. Ce texte oriente également la façon dont on perçoit le physique du personnage, puisqu’on nous dit qu’il utilise des « échasses ». On fait ainsi passer un cul-de-jatte semi-mécanisé pour un nain monté sur échasses ; le personnage est dès lors plus proche de Walt Disney que de Crash de Cronenberg.
Notons que le dénommé KetwolTM (innommé, voire innommable sur le plan filmique) n’apparaît que trois secondes à l’écran, et ne prononce pas un seul mot. En effet, si le nombre de figurines différentes mises en vente par Hasbro est à ce point élevé relativement à une série de films où le nombre de protagonistes principaux n’est somme toute pas exceptionnel, c’est parce que certains personnages reproduits ne font que de très brèves apparitions. On peut dire qu’une pléiade d’acteurs s’en tiennent dans Star Wars à faire de la « figuration », au sens où, littéralement, ils constituent « déjà » des figurines.
Comme le montre cet exemple, les choix des concepteurs de figurines ainsi que les informations verbales périphériques contribuent à construire l’univers Star Wars dans le sillage des films, et même parfois en prolongeant d’autres productions visuelles : il en va ainsi de neuf miniatures de robots sorties en 2002-2003 qui se réfèrent spécifiquement au Star Tour de Disneyland (voir l’introduction), ou de figurines imitant des personnages apparaissant exclusivement48 dans des films d’animation (les séries Droids et Ewoks de 1985), voire dans des bandes dessinées comme Le Cycle de Thrawn (fig. 21-22) et Les Ombres de l’Empire. Dans ces deux derniers cas, la confection de la figurine s’inspire elle-même d’un modèle dessiné, ce qui donne lieu à un « photoréalisme » plus faible au profit d’une composante plus graphique. Les figurines fabriquées à l’effigie des personnages associés au téléfilm d’animation Clone Wars diffusé sur « Cartoon Network » présentent par exemple un faciès aux lignes tranchées qui les rapproche de caricatures. Toutes ces variations « stylistiques » s’inscrivent dans les ramifications qui prolifèrent à partir de l’univers diégétique des Star Wars. On peut dès lors se demander comment ce type de produit dérivé fait référence aux films et contribue à assurer l’expansion de leur monde.
La nomination comme individualisation extrafilmique
On pourrait penser que l’appellation du personnage constitue le point d’ancrage principal de la figurine dans le film, les noms propres constituant pour les logiciens des « désignateurs rigides »49 qui ne varient pas d’un monde à l’autre (par exemple en passant de la fiction des films à la réalité du produit dérivé). Néanmoins, un phénomène s’observe qui est valable pour un grand nombre de figurines Star Wars : jamais nommé dans le film, le personnage n’hérite d’un nom qu’à travers le détour parafilmique. Cette intervention « baptismale » du langage verbal obéit en fait à la logique de l’étiquetage, utile pour distinguer les différents produits (comme elle l’est durant la pré-production du film ou lors du tournage : les appellations n’échappent donc pas au contrôle de Lucasfilm). Les principes de l’élaboration onomastique sont de divers ordres : il peut s’agir d’une allusion à un intertexte cinématographique (trois des gardes présents sur la barge de Jabba dans Le Retour du Jedi sont prénommés Klaatu, Barada et Nikto)50 ou à des personnalités politiques (les leaders de la Fédération du Commerce)51, d’une référence littérale à une caractérisation stéréotypée du personnage (le précepteur de Jabba dans Un nouvel espoir s’appelle Greedo, de « greedy »/« vorace »), voire simplement de private jokes, par exemple lorsque des mots hybrides sont créés à partir des patronymes de collaborateurs de l’équipe du film. Lorsque le personnage appartient à un bestiaire, l’appellation fait parfois directement référence à l’apparence physique de l’animal dont il emprunte certaines caractéristiques physiques (Yak FaceTM, E[le]phant MonTM, Squid HeadTM, etc.)52. L’emploi de noms communs ainsi associés à un univers distinct du nôtre contribue à naturaliser chez les enfants l’assimilation d’expressions anglaises : l’Amérique du Nord ne s’exporte pas seulement à travers l’idéologie véhiculée par les films, mais aussi à travers le vocabulaire utilisé pour désigner leur univers.
La galerie de monstres exceptionnellement étendue que présente Star Wars – foisonnement fort propice à la conception de figurines aisément identifiables en raison de leur altérité par rapport au canon humain – s’inspire parfois sur le plan physionomique de stéréotypes qui ne sont pas sans frôler une certaine xénophobie (voir le personnage verdâtre et ailé de Watto le ferrailleur, véritable « marchand de tapis » dont la gestuelle et la mimique s’appuient sur les pires clichés associés aux Juifs ou aux Arabes). La vision de Lucas est sur ce point (comme sur beaucoup d’autres) ambivalente : elle procède simultanément d’une admiration pour un cosmopolitisme pluriethnique qui permet une représentation chargée d’individus grouillants et, de par cet effet cumulatif même, d’une dépréciation de ces êtres qui, s’écartant de la norme du valeureux chevalier blanc-blond, sont représentés comme des Untermenschen plongés dans la fange, grimaçant et ricanant de façon barbare. Certes, il faut faire le départ entre ce qui relève du pur décalque d’archétypes cinématographiques (notamment en ce qui concerne la saleté outrancière des brigands dans les westerns spaghettis auxquels la première séquence « à monstres », celle de la provocation au bar du « saloon » dans l’épisode IV, se réfère explicitement) et une idéologie qui s’avère plus spécifique à l’univers d’Un nouvel espoir. Cette question est complexe dans le cas d’une analyse interne à chaque film, notamment à partir du Retour du Jedi (1983), puisque des êtres au physique ichtyoïde ou de batracien (Nien NumbTM comme un « numb fish », ou l’Amiral AckbarTM) apparaissent alors parmi les défenseurs de la cause juste ; de même, il faut tenir compte de la diversité « raciale » des Jedi des épisodes I à III, l’ordre des chevaliers comprenant par exemple un NiktoTM qui, cape et sabre exceptés, ressemble à s’y méprendre à l’être féroce qui hante la cour de Jabba dans l’épisode VI (voir supra). Les produits dérivés introduisent toutefois une nouvelle donne. En effet, le fait de sélectionner un alien pour en tirer une figurine implique une nécessaire individualisation qui s’oppose au motif, récurrent dans les Star Wars, de la « horde sauvage ». Car le marché des figurines n’incite pas seulement à nommer les personnages, mais aussi à les rattacher à une catégorie d’individus.
La classification : de l’individu au peuple. L’exemple de la femme à l’enfant
Les informations livrées à travers l’« univers étendu » permettent des phénomènes d’hyperonymie qui atténuent le caractère monolithique de la représentation de l’altérité (plus on en sait sur quelqu’un, plus il nous est proche : l’Autre devient « un autre »). Or les informations péritextuelles fournies par les commentaires écrits sur les cartons des boîtes estampillées Hasbro (c’est-à-dire à une époque où l’univers Star Wars s’est enrichi à travers les productions parallèles aux travaux de Lucas) contribuent à catégoriser les êtres du bestiaire en les rattachant à une espèce, à un peuple, voire à une civilisation, alors que l’opposition « civilisé » vs « barbare » sous-tend l’ensemble de l’hexalogie (rappelons que la toute première manifestation des pouvoirs d’un Jedi réside dans l’assourdissant rugissement animal que Ben Obi-Wan Kenobi imite pour effrayer les primitifs « Tuskens » de Tatooine). Le langage verbal y est exploité dans une fonction catégorisante dont les supports iconiques sont passablement dépourvus (l’« image » qu’ils nous donnent d’un référent est toujours singulière). Aux attributs matériels de la figurine (armes, vêtements, etc.) s’ajoutent ainsi les éléments de qualification fournis verbalement53.
L’opération de catégorisation s’opère selon les cas dans le choix même du personnage auquel le jouet se réfère. L’une des figurines tirées de La Revanche des Sith joue à cet égard un rôle important : il s’agit d’une boîte comprenant deux membres de la tribu des « Tusken Raiders », une femme et un enfant (fig. 23)54. Dans le film, ces deux personnages apparaissent subrepticement dans deux plans d’ensemble assez sombres d’une durée totale de quatre secondes qui font suite à l’agonie de la mère d’Anakin, Shmi, prisonnière des Tuskens (le décès de cette captive attachée les bras en croix consacre la mort symbolique de l’enfant né de la Vierge, Messie désormais conquis par le Mal). Ces deux images sont corrélées par un raccord dans l’axe qui correspond précisément au moment où l’on entend hors-champ le déclenchement du sabre laser d’Anakin (véritable « cut-in » dans tous les sens du terme) qui s’apprête à massacrer cette communauté d’êtres qui tiennent à la fois des Indiens et de nomades orientaux55, mélange du passé et du présent de l’Amérique comme une Nation de violence xénophobe. Au moment du raccord, l’enfant qui courait et la femme courbée devant le feu s’immobilisent comme des victimes implorantes après s’être tournés en direction de la caméra (sans provoquer à proprement parler de « regard-caméra », leurs yeux étant dissimulés), alors que dans le plan suivant nous voyons Anakin décapiter deux sentinelles56. Le reste du massacre est élidé au gré d’un passage à une piste narrative parallèle comme Lucas sait en (ab)user, mais réapparaît plus tard verbalement : « Je les ai tous tués. Tous sans exception. Et pas seulement les hommes, mais aussi les femmes et les enfants », confesse le jeune apprenti-chevalier à Padmé. Cette fois, dans une logique de renversement du point de vue qui sous-tend les épisodes II et III57, la barbarie a changé de camp, et l’existence de la figurine d’une femme et de son enfant vient nous rappeler que ce peuple ne peut être réduit à la représentation monolithique qui fait d’eux des guerriers cruels affairés à tendre des embuscades au fond d’un canyon pour dépouiller les colons. Comme dans la fresque Guernica où Picasso exprimait son indignation face au bombardement nazi des civils de la bourgade basque, le motif de la « mère à l’enfant » évoque les conséquences du carnage. En passant de la première trilogie à ce prequel récent, Star Wars s’inspire de deux types antithétiques de la représentation de l’Indien qui ont traversé bien plus que le seul genre du western58.
Le produit commercialisé par Hasbro exhibe la culpabilité dont la figuration passe à la trappe dans le film en raison de l’ellipse. A force de juger un génocide « irreprésentable », on finit par en dire trop peu (ce qui a récemment amené Georges Didi-Huberman à prôner des « images malgré tout ») ; d’ailleurs, dans La Menace fantôme, les camps dans lesquels est supposée périr la population de la planète Naboo occupée par les forces séparatistes ne sont jamais visualisés. En vendant conjointement la femme Tusken et un enfant que l’on peut loger dans la hotte de cette dernière, l’accent est par contre mis sur la dimension domestique de la vie de la peuplade des sables, alors que dans le film (et son adaptation en comic book)59 l’agression d’Anakin est passablement justifiée par la vision que l’on nous donne des Tuskens – l’époux de Shmi dit notamment que s’ils « marchent comme des hommes, ce sont des monstres vicieux et dépourvus d’intelligence ». A travers le produit dérivé, les victimes sont considérées dans leur singularité et leur humanité, et non comme ces images abstraites obtenues à l’aide de caméras infrarouges censées visualiser des « frappes chirurgicales » (rappelons que, dans le premier plan de cette séquence, Anakin observe depuis une position surélevée les tentes de ses futures victimes à l’aide de jumelles électroniques)60. Même si les raisons pour lesquelles Hasbro a commercialisé la « femme à l’enfant » sont probablement sans rapport avec ce dont j’ai discuté ici – il s’agit peut-être pour le fabricant d’une opportunité de fournir un support adéquat à la reproduction du schéma familial type associé aux jeux de poupées (papa/maman/bébé) –, la prise en compte du référent filmique renforce obliquement la valeur idéologique attribuée dans le film à ce ressort narratif, comme le fait, de façon plus ouvertement discursive, la bande dessinée intitulée La Tempête après la tempête en racontant comment Anakin, en proie à une frénésie meurtrière, manque d’assassiner un Maître Jedi qu’il prend pour un Tusken61. Il arrive donc que certains produits dérivés de personnages marginaux développent ou exhibent des réseaux de connotations ébauchés par les films.
La figurine comme « clone »
Remarquons que les avantages financiers d’une catégorisation générique comme celle de « Tusken » sont indéniables, puisqu’un monstre identique peut dès lors être acheté plusieurs fois, à l’instar des soldats uniformisés que l’enfant peut multiplier à l’envi sur son espace de jeu (fig. 24). Afin de bénéficier simultanément de la multiplication du même objet répondant à des besoins ludiques (le personnage est réduit à son uniforme et inclus dans une armée) et de la singularisation qui augmente l’offre destinée aux collectionneurs, Hasbro a récemment décliné un grand nombre de clones différents en faisant reposer les variations (couleurs, équipement, etc.) sur la hiérarchie militaire établie dans les épisodes II et III, ainsi que dans les dessins animés Clone Wars (voir fig. 25).
La généralisation est également le gage de récits supplémentaires : l’univers Star Wars se voit plus peuplé, chaque espèce pouvant donner lieu à sa propre histoire. L’homogénéisation menace par contre de reconduire le stéréotype de la « horde » qui justifie la violence en déshumanisant les individus (il ne s’agit plus de « victimes », mais de composantes d’un « environnement » irrémédiablement hostile). Le passage du singulier au multiple a parfois de quoi surprendre dans l’univers Star Wars : par exemple, le représentant au faciès humain du « Clan bancaire » que l’on voit attablé avec le comte Dooku (Christopher Lee) dans L’Attaque des Clones a tout de la caricature de presse (visage exagérément émacié et nez crochu de vautour, boîte crânienne surdéveloppée, bouche fendue dans une grimace cynique jusqu’aux oreilles atrophiées, etc.) qui renverrait à un individu spécifique. Or le film d’animation Clone Wars nous montre que ce clan est composé d’une ribambelle d’individus strictement identiques. Car dans Star Wars, l’ennemi est toujours, métaphoriquement ou concrètement, le produit de l’industrie, et donc soumis à une massification. Ironie du sort, celle-ci correspond précisément aux conditions d’existence des figurines qui, à l’instar des droïdes de combat de la « Fédération du Commerce » (Hasbro ?) ou des clones achetés par la République pour d’obscures raisons, proviennent d’une chaîne de montage. Le texte de certaines boîtes souligne d’ailleurs cette dimension en précisant par exemple que les armes des Neimodiens sont « produites massivement [mass-produced] pour leur usage dans la Guerre des clones »62.
Le pendant comique de la scène de la chaîne de montage dans L’Attaque des clones où C-3PO perd littéralement la tête (elle est greffée par les machines sur un corps de droïde de la Fédération, et inversement) a d’ailleurs donné lieu à une figurine63 : elle est composée du tronc traditionnel de C-3PO et de deux têtes amovibles. Au verso de la boîte, en plus d’un résumé de la séquence concernée, quelques spécifications sommaires sont données : « Droïde de protocole accidentellement fusionné avec un droïde de combat ; résultat : robot à personnalité schizophrène ». Ce bref descriptif d’Hasbro est tout à fait révélateur du paradoxe de la représentation de l’élément machinique dans Star Wars (voir l’introduction), d’autant plus que la logique industrielle de la production de masse est au cœur même de la diffusion de ces jouets réalisés à l’effigie de personnages valorisés parce qu’ils luttent contre la fabrication de robots destructeurs. Les produits dérivés ne font que perpétuer et amplifier la nature paradoxale de l’univers Star Wars. Cette figurine hybride suggère que l’on puisse s’interroger non seulement sur la nature du référent (filmique ou bédéique, situé partiellement hors-champ, suggéré verbalement, etc.), mais également sur la façon dont la figurine et son conditionnement établissent un acte de référence. Le jouet C-3PO présente deux états qui correspondent à l’avant et à l’après d’une séquence spécifique, de sorte qu’il est plus fortement inscrit dans une narration qu’en l’absence de pièces amovibles.
Ainsi, certains attributs facultatifs des figurines font référence à des événements nodaux de La Revanche des Sith : Anakin peut être changé en Vader (fig. 26), et il existe une version de l’Empereur en Janus (l’usager peut actionner la tête de l’affable Palpatine, qui pivote alors pour se transformer en un visage de vieillard, celui de Darth Sidious, renvoyant au moment où, dans le film, les intentions maléfiques du Chancelier se révèlent à travers sa difformité physique)64. On peut donc établir un degré de précision dans la détermination de la « portion » de film dont s’inspire la conception de la figurine.
Du référent générique à l’instant prégnant
Si l’on compare sous un angle narratologique une figurine 33/4 avec l’un des films de la saga dont elle est dérivée, la différence est flagrante : alors que chaque événement du film est inscrit dans une temporalité fixe qui correspond sur le plan matériel à un point du défilement pelliculaire et sur le plan de l’imaginaire à un moment donné de la chronologie diégétique (qui touche autant le temps que la logique : l’instant est inséré dans une concaténation de rapports de cause à effet), la figurine est en quelque sorte intemporelle. Extraite de l’action en tant qu’élément figé (bien que susceptible d’être animé), la miniature se contente d’être, non de faire. Elle acquiert toutefois une dynamique virtuelle par le biais de son acte de référence : elle se présente comme le substitut d’un personnage agissant.
On peut dire que toutes les figurines sont rattachées à un récit, celui de l’hexalogie filmique ou des productions parallèles. Lorsqu’elles reproduisent l’apparence de pilotes, de soldats, de gardes, de représentants d’un peuple, etc. dans une posture « neutre », le référent est restreint à une valeur générique. Dans ce cas, aucun moment particulier de l’histoire des films n’est sélectionné, si ce n’est la somme des apparitions de ces groupes de protagonistes à l’écran. Le produit dérivé peut néanmoins résulter d’un ancrage dans un moment diégétique plus ou moins précis. Ainsi les différentes tenues qui caractérisent les héros permettent non seulement d’étendre la gamme des produits, mais aussi de rapporter l’effigie à une partie spécifique de l’un des films. Parmi l’offre proposée par Kenner dans les années 1980, on trouvait déjà Luke Skywalker habillé en fermier, en pilote, en Jedi, etc.65. Précisons qu’à l’exception de quelques pièces de vêtement, la caractérisation vestimentaire n’est pas facultative comme sur les « Barbies » de Mattel, que l’enfant peut vêtir à sa guise. Pour obtenir un usage identique à celui d’une poupée avec les rares personnages féminins de la saga, il faut multiplier les achats. C’est pourquoi le nombre et la sophistication des tenues officielles de la reine Amidala dans La Menace fantôme et sa suite – costumes inspirés des films hongkongais et japonais – sont autant de points d’ancrage potentiels pour la fabrication de figurines. Si un critique des Cahiers du cinéma souligne à propos de l’épisode I la désexualisation des personnages féminins en faisant remarquer que « Natalie Portman [est] étouffée sous le maquillage et d’extravagantes robes masquant entièrement son corps »66, c’est probablement parce qu’il s’agit pour Lucasfilm d’« étoffer » par avance le produit dérivé. Une série de vignettes incluse dans le dossier de presse de L’Attaque des clones (fig. 27) donne d’ailleurs l’impression de présenter des variantes miniatures de Natalie Portman (voir comparativement l’une des figurines Hasbro, fig. 28).
D’autres attributs que l’habillement permettent d’ancrer l’effigie dans un moment donné du film, notamment en étendant le référent à une portion de l’environnement caractérisant une séquence spécifique. Il peut alors s’agir d’une image qui apparaît derrière la figurine pour reproduire l’espace occupé par le personnage représenté dans le film, ou d’un élément matériel que jouxte cette dernière (par exemple le pilier sectionné auquel la sénatrice est attachée par une chaîne dans « Padmé Amidala. Arena EscapeTM », Hasbro 2001), voire de la combinaison de ces deux éléments, à l’exemple de « Hem DazonTM » (Hasbro 2006) que l’image situe dans le contexte du bar de la cantina de l’épisode IV, décor qui connaît par ailleurs un prolongement physique dans une table en plastique. Précisons que l’arrière-plan ne fait office d’ancrage qu’à la condition que l’on n’extraie pas la figurine de sa boîte, conçue pour être exposée. Il s’apparente dès lors fortement à la technique des fonds peints systématiquement utilisés dans les films de la première trilogie (voir fig. 29). La situation inverse se présente avec les figurines issues de personnages de l’univers étendu, où une « scène de jeu 3D » se construit en dépliant la boîte67. Le déploiement de l’univers s’effectue alors dans la troisième dimension dont le support des comics est dépourvu. Les éléments du décor ne sont pas des photographies, mais des dessins, ce qui rappelle le support d’origine du personnage.
Un dernier aspect qui a précisément trait à la représentation d’un moment diégétique donné est oblitéré par l’ouverture de la boîte : il s’agit de la pose conférée au personnage dans le bulbe de plastique. En effet, dans les produits commercialisés à partir des années 1990, les figurines sont enfermées dans une armature plastique transparente dans laquelle se découpe leur silhouette, et qui les maintient dans une position (de face, de profil, incliné, etc.) et une posture (en ne dépliant pas complètement certaines articulations) prédéterminées par le fabricant. Tout d’abord peu exploitée, cette possibilité de sélectionner un instant prégnant68 dans le déroulement d’une action (ou par rapport à une série d’actions d’un personnage donné) détermine la facture de l’emballage des figurines à partir de celles qui illustrent L’Attaque des clones (ainsi que, rétrospectivement, toutes les autres à partir de 2002), c’est-à-dire d’un épisode caractérisé par des duels au sabre plus chorégraphiés qui appellent une dynamisation de la (re)présentation des personnages. Il peut s’agir de détails qui n’affectent qu’une partie du corps : par exemple, l’inclinaison de la tête du « Captain AntillesTM » (Hasbro, 2004) telle qu’elle est figée dans le bulbe plastique du produit renvoie clairement au moment où, dans Un nouvel espoir, le personnage auquel ce jouet fait référence est saisi à la gorge et soulevé au-dessus du sol par Darth Vader. Or non seulement cet instant correspond à l’image qui accompagne la figurine, mais il renvoie à l’ensemble du film tant sur un plan symbolique (l’étau se ressert sur la Rébellion, qui risque d’être anéantie) que narratif (l’étranglement, qui se fera ensuite à distance grâce au pouvoir de la Force, est l’un des actes par lequel le personnage central de Darth Vader affirme continuellement sa supériorité).
Hasbro commercialise d’ailleurs depuis quelques années des figurines 33/4 dépourvues d’articulations, mais campant une sorte d’élan figé qui suggère un ample mouvement. Labellisées « Unleashed » (c’est-à-dire livrées à un déchaînement de violence, comme « détachées » de leur support pétrifié)69, les premières figurines de cette gamme imitèrent principalement des maîtres Jedi ou leurs adversaires Sith dans des postures guerrières. Les gestes, l’orientation du corps et des bras tendus, les plis des étoffes ou les galbes des tuniques censées enfler dans le vent connotent avec emphase les stades antérieur et postérieur d’un mouvement-type qui synthétise diverses actions du film. Nous sommes donc à la convergence de deux tendances antithétiques : la figuration d’un moment précis et l’inscription plus générale dans un déroulement narratif. Parfois, l’exacerbation esthétique de la première peut nuire à la seconde, ainsi que le note un fan interloqué (qui se verra comme de coutume rassuré par le garant de l’immunité totale de Lucasfilm) dans le courrier des lecteurs du magazine officiel français : « En regardant Le Retour du Jedi, j’ai remarqué que Han brise le jetpack de Boba Fett. Or, la figurine ‹ Star Wars Unleashed › de Fett le montre utilisant son jetpack et ses blasters pour s’échapper du Sarlacc. »70 On comprend qu’Hasbro ait tenu à conserver le réacteur dorsal en dépit de l’éventualité d’une incohérence avec l’inscription précise de l’action dans le déroulement du film : la présence de cet équipement motive la représentation d’un personnage figé en plein élan au-dessus du sol dans une position acrobatique qui est caractéristique de ce personnage. La synthèse prime donc sur la représentation d’un moment donné. Ce que l’on considère comme prégnant dans les actions de ce protagoniste, c’est sa capacité à voler. L’élément saillant au niveau de la diégèse et du récit filmiques se voit ainsi isolé dans la figuration miniature du personnage en actes.
Un dernier élément contribue à un ancrage déterminé dans le déroulement de l’histoire des films : la parole. La première gamme de produits lancée par Hasbro à l’époque de la sortie de La Menace fantôme renoue en effet avec les « machines parlantes » que s’employèrent à construire les fabricants d’automates depuis le XVIIIe siècle71, sans toutefois proposer de synchronisme vocolabial72 : la bouche de la figurine demeure figée, mais cette dernière peut être disposée sur une puce électronique qui, lorsqu’elle est mise en contact avec un lecteur vendu séparément (le « CommtalkTM »), déclenche une série de phrases « citées » du film. L’imitation est alors parachevée par la dimension acoustique, comme cela fut le cas (dans une proportion supérieure) avec les premiers jeux vidéo d’arcades dérivés de Star Wars73. Du reste, le cinéma parlant lui-même fait reposer en grande partie l’effet de réel sur la visualisation et l’audition simultanées d’êtres humains. Dans son célèbre article « Le mythe du cinéma total » (1946) où il discute le statut anthropologique dominant que constitue l’aspiration prométhéenne de l’art occidental à créer un réalisme absolu, André Bazin évoquait d’ailleurs le roman L’Eve future (1886) de Villiers de l’Isle-Adam, dont le personnage éponyme est l’une des incarnations de la jonction qui s’opère en termes de figuration de l’humain entre les « machines parlantes » et les projections animées74. Il n’est donc pas étonnant de voir s’inscrire dans la filiation de ces simulacres de l’humain certains produits dérivés des Star Wars, films qui proposent un riche éventail d’effets sonores inédits et de personnages partiellement mécanisés sur le plan de l’émission vocale.
L’emplacement des répliques dans le déroulement narratif ainsi que le temps de la profération verbale permettent de délimiter précisément le moment du film qui est reproduit sous forme de jouet. De plus, le procédé est prévu pour une interaction des figurines dans des jeux de questions-réponses, ce qui permet de simuler la piste-sons du film et de restituer la temporalité d’une « scène ». Le système « CommtalkTM » implique par conséquent d’injecter dans un espace ludique faiblement contraignant un réglage partiel de la temporalité. On voit que le fabricant Hasbro a exploité différentes voies pour faire en sorte que ses produits puissent se référer le plus précisément possible au récit filmique.
Avant le jouet, le film : la salle du trône de Jabba (Le Retour du Jedi)
Les liens instaurés avec les films par les concepteurs de produits dérivés dont j’ai donné un aperçu peuvent également se concevoir, du moins à partir de 1978, dans le sens inverse. On peut en effet s’interroger sur la façon dont certaines séquences sont construites en vue de la fabrication ultérieure de figurines. Que cette démarche soit concertée ou non (on pourrait aussi l’appréhender comme une composante de l’esthétique de ces films), elle me paraît particulièrement manifeste lorsqu’il s’agit d’un certain type de situation narrative pour lequel George Lucas semble avoir une prédilection : celle de la « mise en spectacle » diégétique d’actions héroïques75. Qu’il s’agisse de la course de « pods » (épisode I) durant laquelle chaque concurrent est successivement présenté (et donc nommé), du combat dans l’arène de Géonosis à partir duquel se déploie le champ de bataille (II), de l’altercation au bar de la cantina (IV) ou de la mise à mort des membres de l’Alliance condamnés à se jeter dans la gueule d’un monstre des sables (VI)76, le récit procède d’un rapprochement, dans un espace identique, d’un public massifié et de héros démontrant leur bravoure. Les interactions entre ces deux sous-ensembles d’un espace commun favorisent la multiplication des personnages qui se contentent parfois d’apparaître fugitivement en spectateurs muets et passifs. Deux figures de montage principales régissent alors leur intégration au déroulement de l’action : le contrechamp non dialogué et l’insert d’un détail (par exemple d’un gros plan sur l’un des observateurs). C’est toutefois majoritairement par la composition dans le plan que Lucas crée un effet d’accumulation.
Pour aborder cette question, je propose d’étudier le représentation filmique d’un espace donné, celui de la salle du trône du palais de Jabba the Hutt – un lieu de forte concentration en personnages « dérivables », puisque l’on y découvre (ou retrouve) pas moins d’une vingtaine des 92 figurines réalisées par Kenner entre 1977 et 1985 – au début de l’édition spéciale du Retour du Jedi, dont les sorties en salles (1983 et 1997) correspondent pour l’une à une période d’essor décisif en termes de diversification de l’offre, pour l’autre à la reprise d’une production massive chez Hasbro. Cet espace diégétique est propice à l’analyse de la mise en scène d’un spectacle dans la mesure où le statisme du corps lombricoïde de Jabba contraint ce personnage à la passivité d’un spectateur (il n’agit véritablement que par procuration en usant d’une parole injonctive, ou en agitant sa langue, signe métonymique à la fois de l’ensemble de sa corporéité et de son pouvoir). Dans la course de « pods » de La Menace fantôme, il incarne même le « spectateur par excellence », puisque tous attendent qu’il donne le signal du départ, ce qu’il fait significativement en crachant un morceau de nourriture contre le gong.
Le segment que je propose d’examiner débute par un coup de blaster provenant d’une source située hors-champ (sorte de « percussion » indiquant une entrée en scène, comme au cirque où dans l’arène de la course susmentionnée). Un chasseur de primes qui s’avérera être Leia dissimulée sous un masque pourvu d’un modulateur vocal apporte Chewbacca dont la tête a été mise à prix par le chef de « gang » Jabba. Au moment de la détonation, un plan d’ensemble nous montre cinq habitants de cet antre à monstres (dont quatre donneront lieu à une figurine) filmés frontalement et placés à équidistance sur toute la largeur du cadre, comme s’ils étaient disposés dans une boîte de jouet. La séquence est ensuite ponctuée d’un autre moment de surprise qui motive l’agitation ambiante propice à exhiber les figurants : le chasseur de primes menace Jabba avec une sorte de grenade électronique. Les négociations aboutissant finalement à un accord, une ellipse intervient et nous retrouvons le même espace, cette fois silencieux et plongé dans la nuit. L’alternance de la saturation en figurants et du vide laisse présager un danger lorsque Leia s’insinue dans la salle du trône pour y libérer son amant Han Solo : alors qu’elle a retiré son masque pour être reconnue de Han, des rideaux s’ouvrent devant et derrière elle, dévoilant une meute de monstres qui éclatent de rire à la suite de Jabba. Les connotations liées à la configuration spatiale s’inversent : Leia qui croyait fureter dans les coulisses se trouve en fait sur le devant de la scène. Si l’on fait exception de Jabba et de la bestiole posée sur sa panse, aucun personnage de ce public n’est filmé en gros plan (comme l’était auparavant Boba Fett, futur personnage-clé de l’hexalogie dont l’importance qu’il a prise dans les films est sans doute liée au succès de la figurine qui le représente)77. A l’instant où Jabba lance un ordre (« Amenez-la-moi ») qui destine la princesse à un contact physique peu ragoûtant avec la bête, un effet d’oppression est provoqué visuellement grâce à l’entassement des personnages à l’arrière-plan (onze figurines sont tirées à ce jour de ce public diégétique confiné dans un espace pourtant relativement exigu).
Le même procédé est répété ensuite avec l’arrivée prestigieuse de Luke Skywalker. Comme Jabba est une sorte de longue larve visqueuse étendue sur un socle, le cinéaste exploite le format large pour l’inscrire horizontalement dans l’entièreté du champ. Lors de la discussion entre Jabba et Luke, les deux protagonistes sont filmés frontalement dans une série de champs/contrechamps, la distance à la caméra demeurant à peu près égale. Ce type de prises de vues implique que Luke, plus filiforme que son interlocuteur, n’occupe qu’une faible partie du champ, le reste de l’image étant encombré de monstres qui se tiennent derrière lui. La profondeur de champ très importante et un arrière-plan clôturé par le rassemblement des gueux provoquent un aplatissement de l’image qui illustre visuellement combien Luke est écrasé par la horde. En outre, ces figurants sont constamment présents à l’image, alors qu’un gros plan sur le héros les eût exclus. Lorsque le Jedi est précipité dans la « fosse au lion » tel un gladiateur, l’assistance s’attroupe bruyamment autour de la grille ; c’est dès lors le montage alterné qui nous fera passer des actions du chevalier Jedi aux réactions du public. On le voit, George Lucas n’a pas attendu l’image numérique pour recourir à des pratiques filmiques favorables à des effets d’accumulation de protagonistes secondaires à l’aspect monstrueux. Cette esthétique et ce type d’univers s’apparentent à certains dessins de la série bédéique des Valérian, pour laquelle Jean-Claude Mézières n’hésitait pas, au début des années 1970 déjà, à multiplier dans de larges cases le nombre de figurants extra-terrestres78.
Alors que, dans la séquence du saloon d’Un nouvel espoir, l’insertion d’aliens s’opère principalement par l’intermédiaire de raccords sur les regards et de gros plans (en novice, Luke observe ceux qui l’entourent), les deux entretiens avec Jabba devant sa cour sont régis dans Le Retour du Jedi par une logique de plans d’ensemble saturés – on nous montre dans cet épisode que Luke, qui incarne désormais le « retour » de l’ordre Jedi, a acquis une expérience qui le rend indifférent à l’hostilité de son environnement. C’est pourquoi certains consommateurs peuvent être amenés à se demander si le personnage reproduit sur la boîte de la figurine en plan rapproché est bien présent dans le film, tant il y est perdu dans la foule.
En retour, la lecture de « plans-tableaux » centripètes par le spectateur de cinéma est informée par la reconnaissance de figurants individualisés à un niveau extra-filmique. C’est là le caractère singulier du merchandising et de l’univers étendu liés à Star Wars, qui permettent à d’obscurs inconnus entr’aperçus dans un film de continuer à « vivre » en dehors de ce dernier, influençant de manière rétrospective notre perception du récit filmique, dès lors considéré comme ouvert à d’autres possibles…