De la nécrose technologique au gouffre métallurgique. Darth Vader ou le choc de la conscience post-industrialisée
Selon Marshall McLuhan, « l’homme devient, pourrait-on dire, l’organe sexuel de la machine, comme l’abeille du monde végétal, lui permettant de se féconder et de prendre sans cesse de nouvelles formes »1. Pour polémique qu’elle soit, l’allégorie utilisée par McLuhan n’en attire pas moins l’attention sur un renversement graduel du rapport de force imaginaire qui structure la relation de l’humain à la machine. Participant de ce courant de pensée propre à la culture des sociétés modernes qu’est le déterminisme technologique2, ce propos renvoie en effet plus largement au sentiment de décentrage qu’a nourri l’économie des changements technologiques au cours des deux derniers siècles. Or, si la subsidiarité du rôle qu’il confère à l’espèce humaine peut passer inaperçue aux yeux de femmes coutumières de la passivité immanente à la place que leur octroie le patriarcat, il en va autrement de l’individu mâle dans sa conception hégémonique. En renversant des positions traditionnelles de sujet et d’objet, la formulation de McLuhan prive l’homme de la prééminence « naturelle » qu’il revendique, l’évinçant du même coup de son surplomb social. Défait, relégué à la fonction accessoire de rouage de la croissance technologique, celui-ci se voit astreint à une activité de reproduction que la culture occidentale perçoit le plus souvent comme éminemment féminine. Ainsi, la contingence de la tâche qui lui est assignée permet de prendre la juste mesure de l’atteinte symbolique que la prépondérance machinique a pu porter à l’homme au cours de l’histoire, expliquant entre autres l’impression d’impuissance qui a fondé le caractère traumatique de bon nombre de réactions masculines consécutives à l’industrialisation.
Traduit en termes « genrés »3, l’avènement de la machine – parallèlement à l’enthousiasme ou au culte qu’elle a pu susciter à diverses époques – participe de la crise de la masculinité4 qui a commencé à se faire jour en Occident à la fin du XIXe siècle, au sens où la puissance de la technologie et son pouvoir de prolifération ont abondamment contribué à une dévirilisation fantasmatique de l’homme5. Mais il ne faudrait toutefois pas donner pour autant à penser que les bouleversements résultant de l’apparition de moyens matériels inédits n’ont été que d’ordre symbolique. L’histoire des voyages en train, telle qu’a pu la relater Wolfgang Schivelbusch, suggère même que ces lésions narcissiques prennent en partie leur source dans l’intensité très concrète d’accidents techniques comme ceux provoqués, dans un premier temps, par le développement de la machine à vapeur et, dans un second temps, par celui du train6. Pour Schivelbusch, dont le travail s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus vaste sur les conséquences physiologiques, psychologiques et culturelles de l’apparition du train, la notion de « choc » est consubstantielle à la modernité, dans la mesure où son émergence semble indissociable des névroses traumatiques que ces nouveaux types d’accidents ont occasionnées. Il n’est d’ailleurs sans doute pas fortuit que les appareils techniques fassent l’objet d’une certaine méfiance en 1854 déjà, époque au cours de laquelle s’amorce l’essor industriel nord-américain et où Henry David Thoreau écrit dans Walden que « les hommes sont devenus les outils de leurs outils. »7 Par la suite, ce sentiment de mise en danger de l’homme par la modernité ira s’exaspérant, devenant une conception largement répandue dès le début du XXe siècle8.
En dépit des promesses technologiques qu’il actualise via la mise en œuvre de ses potentialités hallucinatoires, le cinéma est, en tant que média de masse, rapidement devenu un site privilégié de l’expression de cette anxiété masculine vis-à-vis de la « tyrannie des machines », au point où les figures et les artefacts associés à la modernité (trains, villes, voitures, inventeurs, robots, ordinateurs, cyborgs, etc.) en sont vite venus à remplir une fonction d’obstacles ou d’opposants au sein du récit initiatique qui caractérise généralement le parcours-type du héros de film de genre hollywoodien. Ce constat, Vivian Sobchack en précise certains termes lorsqu’elle avance :
[…] les articulations issues de l’évolution de la technologie ont toujours été très présentes dans le cinéma nord-américain. Dès lors, ces articulations ne sont jamais aussi évidentes que dans les films de science-fiction, surtout en considérant que la science-fiction a toujours eu, parmi ses exigences génériques, le devoir de représenter les relations sociales telles qu’elles sont constituées ou modifiées par des développements technologiques.9
Véhiculant des discours d’une veine fréquemment technophobe, un grand nombre de films de science-fiction, mais aussi catastrophes 10, apparaissent ainsi comme autant de commentaires paranoïaques sur la centralité de la place que l’homme blanc digne de ce nom devrait occuper au sein d’une société industrialisée. En contrepoint, de l’urbanité imposante des films de Buster Keaton à l’insurrection des machines prophétisée par Terminator 3 (Terminator 3 : Rise of the Machines, Jonathan Mostow, 2003), la technologie constitue le plus souvent sous ses multiples aspects un défi périlleux au contact duquel le protagoniste masculin peut se mesurer, puis réinstituer sa supériorité au plan de l’imaginaire11. L’usage de cette rhétorique androcentriste et de l’iconographie anti-industrielle qu’elle convoque apparaît notamment dans plusieurs productions à petit, voire moyen budget des années 1930 et 195012. Mais c’est sans doute l’exploration de l’imaginaire cinématographique de la fin des années 1960 aux années 1980 qui dévoile l’emploi le plus courant de cette structure discursive. L’histoire de l’identité masculine américaine conçoit en effet généralement la seconde moitié du XXe siècle comme une époque de crise importante dans les rapports de genre, et en particulier pour les modèles traditionnels de masculinité blanche. Après une relative accalmie assurée par deux guerres mondiales et le renforcement de la culture sportive, les codes de l’imaginaire masculin ont été profondément malmenés par les conflits politiques, sociaux et économiques qui ont caractérisé la seconde moitié des années 196013. Durant cette période d’incertitudes, le cinéma va, précisément via une reformulation de genres tels que la science-fiction14 et le film catastrophe, participer d’un espace de redéfinition de la masculinité américaine, s’appuyant sur l’imagerie d’un ensemble machinique ou technocratique aux connotations assujettissantes afin de révéler une virilité nouvelle, expurgée des stigmates de la guerre du Vietnam et capable de résister à la supposée décadence conformiste issue du renforcement fordiste des systèmes de production ainsi que de la soumission croissante à l’univers matériel. Cette tendance s’exprime par une série de films aussi différents que 2001 : L’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, Stanley Kubrick, 1968), Airport (George Seaton, 1970), THX-1138 (George Lucas, 1970), L’Aventure du Poseidon (The Poseidon Adventure, Ronald Neame, 1972), Mondwest (Westworld, Michael Crichton, 1973), La Tour infernale (The Towering Inferno, John Guillermin, 1974), L’Age de cristal (Logan’s Run, Michael Anderson, 1976), Superman (Richard Donner, 1978), Alien (Ridley Scott, 1979), Saturn 3 (Stanley Donen, 1980), Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Tron (Steven Lisberger, 1982), Runaway (Michael Crichton, 1984), Terminator (The Terminator, James Cameron, 1984) ou encore RoboCop (Paul Verhoeven, 1987).
Inaugurée en 1977, la première trilogie de Star Wars (1977, 1981, 1983) procède ostensiblement de cette mouvance, les différents épisodes de la série célébrant avec nostalgie l’ascension d’un héros de culture paysanne face à la dégénérescence d’un Empire totalitaire fondé sur le recours obsessionnel à la technologie15. Les aventures de Luke Skywalker forment à ce titre une fable initiatique au sein de laquelle le jeune fermier se change progressivement en chevalier Jedi, digne héritier de la virilité « naturelle » de son père symbolique, l’affable Obi-Wan Kenobi, par opposition à la violence outrancière et la raideur mécanique de son véritable père, l’impitoyable Darth Vader. Dans ce contexte, le corps-machine de Vader renvoie aux caractères aliénant, rigide et froid de la modernité technologique, exprimant la menace d’un individu hypervirilisé, un être qui aurait été dépouillé de ses émotions et laissé en proie à une haine génocidaire. Aujourd’hui, la seconde trilogie de la saga (1999, 2002, 2005) semble reprendre cette rhétorique technophobe, mais en usant de connotations de genre différentes, indubitablement plus en phase avec la signification émasculante associée à la modernité. En effet, si la technologisation du corps d’Anakin demeure la marque d’une masculinité défaillante, dont les valeurs, les codes et les pratiques contreviendraient aux normes promulguées au sein de l’espace social, ce n’est plus parce qu’elle fait écho aux dérèglements d’une virilité excessive et destructrice, mais, au contraire, à cause de la faiblesse de caractère qu’elle dénote ; et cela en vertu d’une équivalence sémantique construite par le texte filmique entre technicité, féminité et fragilité psychique. Pour mieux saisir la complexité de la symbolique qui sous-tend une telle représentation de la mécanisation du corps comme ultime signe de dévirilisation, j’entends considérer ici la transformation du personnage d’Anakin Skywalker en Darth Vader dans La Revanche des Sith (2005). Mon ambition est d’examiner le postulat selon lequel Vader, à l’instar d’autres figures négatives contemporaines comme le Dr. Doom (Les Quatre Fantastiques / Fantastic Four, Tim Story, 2005), le Dr. Octopus (Spider-Man 2, Sam Raimi, 2004) ou encore Gollum (Le Retour du roi / The Return of the King, Peter Jackson, 2003), incarnerait l’échec paradigmatique d’un ajustement aux normes post-industrielles, le contre-modèle prothétique et contingent d’une masculinité dont les émissaires les plus puissants se distinguent tant par leur ingéniosité mentale que par leur agilité et leur résistance physiques.
Le travail d’analyse que j’effectuerai sera de nature « symptomatique », au sens où il visera principalement à dévoiler les conceptions des rapports de genres qui sous-tendent la série. Dans ce cadre, les modes de représentation seront envisagés via leur manifestation la plus tangible, à savoir dans leur imbrication avec les partis pris esthétiques et les pratiques narratives qui les expriment.
Naissance d’un monstre mécanique
C’est sur le fond d’un conflit intergalactique opposant un groupe de rebelles à un Empire dictatorial que la première trilogie de Star Wars articulait la recherche d’identité de Luke Skywalker avec la rédemption de son père, Anakin / Darth Vader, tombé au sein du côté obscur de la « Force ». Dans le cadre des rivalités entretenues par le récit, Vader apparaissait comme l’au-delà barbare et déshumanisé de la masculinité à laquelle aspirait Luke, tandis que le concept mystique de la « Force » – avec l’accent qu’il met sur l’adresse et la puissance physiques, le spiritualisme, l’ascétisme, le contrôle de soi, la discipline et la sacralité des armes blanches – constituait l’essence du modèle de virilité plébiscité par la série16. Dès lors, pour devenir un Jedi, c’est-à-dire un homme dont les traits moraux et physiques auraient une valeur signifiante propre à résoudre les contradictions socioculturelles de la période17, le Jedi néophyte devait accéder au champ de la masculinité positive par la maîtrise de la « Force »18.
Centrée après coup sur l’avènement de l’Empire galactique, la seconde trilogie de la saga conte l’histoire de la déchéance d’Anakin, de son recrutement sur Tatooine à sa mutation en Darth Vader. Dans cette perspective, le travail du récit consiste principalement à exposer les motifs psychologiques qui président à la trahison de l’apprenti, une chute qui est essentiellement associée à son incapacité à prendre ses distances vis-à-vis des femmes en général, de sa mère et de Padmé en particulier. La saga reconduit ainsi une conception relationnelle et oppositionnelle des sexes en Occident, conception qui dans ses schèmes dominants fonde le développement psychique de l’identité hétérosexuelle masculine sur un double processus négatif de séparation et d’individualisation19. En effet, contrairement à la fille dont l’identité sexuelle ne repose pas sur une rupture d’avec la mère, le garçon doit, pour devenir un homme, se conformer à un schéma qui l’enjoint entre autres à rompre le lien préœdipien privilégié qu’il entretient avec sa génitrice. Né d’une femme qui l’aurait en quelque sorte souillé/féminisé, il ne peut accéder au champ de la masculinité – au cercle très fermé de l’Ordre des chevaliers Jedi – que par un rejet net de la féminité maternelle, une extraction douloureuse de la dyade mère/fils dont il résulte originairement. Dès lors, au sein de Star Wars, seule une domestication de la « Force », c’est-à-dire des valeurs, pratiques et codes antagonistes à ceux de la féminité, est désignée comme étant à même de concourir à la formation d’une identité masculine autonome et stable.
De ce fait, si La Menace fantôme (1999) et L’Attaque des clones (2002) faisaient déjà état des difficultés précoces qu’éprouve Anakin à se séparer de sa mère et à se défaire du sentiment amoureux qui le lie à Padmé, c’est dans La Revanche des Sith que son inaptitude à s’individualiser apparaît de la façon la plus flagrante. Vers le début du film, Anakin apprend en effet de Padmé qu’il va bientôt devenir père, annonce qui signale symboliquement pour lui la nécessité d’achever son passage à l’âge adulte en se délivrant de ses « servitudes d’enfant ». Or, tout au long du récit, Anakin est hanté par le cauchemar prémonitoire de la mort de Padmé pendant son accouchement, un pressentiment morbide qui, suite au décès de sa mère dans le second épisode, place l’apprenti devant son inhabilité à endurer une nouvelle rupture d’avec le féminin. Il faut de surcroît relever que, sur le plan des connotations de genre, Anakin est un personnage très instable, situé à la lisière de l’indétermination identitaire. Doué d’un talent hors du commun dans le domaine traditionnellement « masculin » du combat et du maniement des armes, il est simultanément représenté comme un individu inféodé à ses émotions et psychologiquement impulsif, deux traits à valence féminine qui, apposés à ses performances guerrières, le structure d’une manière ambivalente, en infraction permanente avec les limites de la différence des sexes. En outre, le caractère antinomique de cette posture peut être mis en relation avec d’autres enjeux narratifs développés par le récit. L’accession d’Anakin au Conseil des Jedis, instance suprême de l’Ordre homonyme, contrebalancée par sa privation du grade de Maître d’ordinaire afférent à cette promotion, souligne encore davantage le caractère contradictoire de la situation du jeune Skywalker qui, métaphoriquement admis au sein de la sphère de l’hégémonie masculine, se trouve simultanément frustré de ses prérogatives. Mais l’aspect équivoque de ce dernier événement se conçoit mieux si l’on retient qu’il s’agit là d’un avancement artificiel, imposé aux Jedi par l’autorité du Chancelier Palpatine. L’évolution d’Anakin s’inscrit en effet dans le cadre d’un réseau d’influences interpersonnelles qui, plutôt que de favoriser sa différenciation identitaire via l’adoption d’une filiation claire ou d’une attitude homogène, va exacerber l’indétermination de la dimension sexuée de son statut. Pris entre les injonctions contradictoires de ses deux figures tutélaires, Obi-Wan d’un côté et Palpatine de l’autre, Anakin est prisonnier d’un entre-deux d’où il peine à élire un mentor unique, aussi bien qu’à opérer une distinction entre les deux types de féminité mis en concurrence par le récit. En dernière instance, il rejettera la paire « normative » formée par Padmé et Obi-Wan en faveur de la double figure insidieuse représentée par Palpatine/Darth Sidious. En effectuant ce choix, Anakin trahit in fine ses déficiences endogènes ainsi que son incapacité à se conformer aux codes de la virilité prônés dans le monde du film. Il se place sous la coupe d’un être trouble dont l’ancrage a priori masculin est en réalité simultanément démenti par son allure de sorcière et sa duplicité. Ici, la soumission de l’apprenti à une figure malade dont l’existence même nie la séparation de sexes garante de l’Ordre symbolique se donne comme le reflet de son immaturité psychologique. Si en tant que Chancelier, Palpatine peut encore se réclamer d’une identité à dominante masculine, son alter ego Darth Sidious (l’Empereur), notamment en raison du parricide symbolique qu’il insinue avoir commis en assassinant son Maître, s’inscrit, lui, incontestablement au sein de la part la plus pernicieuse du paradigme féminin. Seigneur du côté obscur de l’identité, il personnifie, suivant cette logique, l’interdit patriarcal, l’équivalent de la Mère archaïque et toute-puissante20. A l’opposé, Padmé incarne quant à elle le pendant maternel et idéalisé de la féminité. En la faisant passer du statut de reine, puis de sénatrice actives dans les deux premiers épisodes à celui de mère passive dans le dernier, le discours misogyne construit par la série en vient à ne la définir qu’à l’aune de sa fonction reproductrice, une fonction si fondamentale que Padmé peut mourir, de manière « inexpliquée », une fois qu’elle a accompli ce destin.
D’un point de vue filmique, l’hypothèse interprétative que j’ai développée jusqu’ici peut être étayée par l’emploi du montage alterné qui, à la fin du film, conjugue l’accouchement de Padmé avec l’opération d’Anakin. En considérant le régime comparatif instauré par ce dispositif d’agencement des plans, on note que le récit produit un effet de contraste saisissant entre les deux scènes couplées dans la simultanéité diégétique. Ainsi, à la transformation d’Anakin grièvement mutilé en Darth Vader, le montage répond par la naissance de Luke et de Leia sous les auspices d’Obi-Wan. Alors que le caractère naturel de l’enfantement de Padmé et la présence rassurante du « bon père » autorisent une existence dissociée du féminin et du masculin figurée par l’arrivée successive des jumeaux garçon et fille, la dimension artificielle des moyens engagés dans l’intervention sur Anakin et la supervision de l’Empereur dénotent, dans une logique de symétrie inverse, le caractère vicié de la situation, l’impossibilité d’arracher de même le masculin au féminin et, par voie de conséquence, la fatalité d’une réintégration régressive de l’homme fragmenté dans le ventre maternel, sa refonte au sein d’une matrice robotique. En confrontant ces instants où l’affranchissement tranche avec l’aliénation, la maturation avec la régression, le film continue d’insister sur le degré de dépendance infantile d’Anakin vis-à-vis de l’Empereur, son inaptitude à s’extraire du giron de cette mauvaise marâtre qui se matérialise au travers de l’annexion d’une armure prothétique dorénavant vitale à sa survie. C’est tout le système symbolique binaire édifié par le film qui se concentre dans la mise en relais de ces deux scènes : le cadre clair et sécurisant de la salle d’accouchement rétorque à la pénombre inquiétante et utérine du siège de l’opération chirurgicale, le faciès calciné d’Anakin s’oppose au visage satiné de Padmé et, de même que l’apaisement se substitue à la souffrance, la naissance (des jumeaux) fait écho à la mort (d’Anakin) avant que le trépas (de Padmé) n’entre à son tour en résonance avec la naissance (de Darth Vader) ; enfin, la parfaite lisibilité de l’identité sexuée respective d’Obi-Wan et de Padmé, insignes défenseurs de l’ordre patriarcal21, renvoie à l’indifférenciation d’un Anakin technologisé, désormais dominé par l’altérité féminine.
Essayons maintenant de revenir aux sources de notre questionnement. Ce premier aperçu des enjeux de genre véhiculés par la seconde trilogie de Stars Wars devrait permettre de pousser plus avant l’examen des fondements de la symbolique qui lie la technologisation du corps à la dévirilisation. Pour y parvenir, je vais notamment m’appuyer sur les études que Klaus Theweleit et Monique Schneider ont consacrées à l’identité masculine occidentale.
Corps mécanisé / corps encodé
La réflexion conduite par Wolfgang Schivelbusch sur les « répercussions mentales » des changements liés à l’expansion des voyages en train jette les bases d’un examen plus large des caractéristiques de l’acclimatation humaine aux phénomènes industriels. En effet, si la technique crée à ses yeux « un environnement artificiel auquel les hommes s’habituent comme à une seconde nature »22, l’enjeu consiste dès lors pour lui à décrire de quelle manière ces bouleversements trouvent une expression au sein de la psyché humaine. C’est dans ce dessein que Schivelbusch convoque le concept freudien peu usité de « pare-excitations »23, concept qui lui permet de donner corps à la zone qui se dessinerait à la surface de l’individu au fur et à mesure de ses interactions avec les données sensibles de la vie moderne24. Le pare-excitations, en s’incorporant à l’individu sous l’effet de ces « brûlures », représenterait l’appareil psycho-physiologique par le truchement duquel le sujet apprivoiserait les mutations de son milieu. L’auteur l’envisage comme le mode de régulation d’un choc distinctement moderne, une cuirasse protectrice et civilisatrice façonnée à partir d’une prolifération de télescopages sensoriels inédits qui acculerait la conscience à s’adapter aux normes « industrielles », sous peine de se voir contrainte à une forme de destruction en cas d’échec.
D’un point de vue sexué, l’enveloppe imaginaire décrite par Schivelbusch n’est pas sans rappeler, par certains aspects, l’armure corporelle propre à la masculinité occidentale telle que Klaus Theweleit a pu la définir25. Prenant appui sur les travaux psychanalytiques de Melanie Klein, mais aussi de Wilhelm Reich, Gilles Deleuze et Felix Guattari, Theweleit a tenté d’identifier certains des invariants de la psychologie masculine moderne en se penchant sur les écrits emblématiques d’un groupe de soldats des Freikorps, les Corps Francs allemands, qui a joué un rôle central dans l’avènement du parti nazi en 193326. A travers l’examen de 250 de leurs romans et mémoires, et grâce à la mise en relation de leur contenu avec les caractéristiques de la société allemande de l’époque, l’auteur porte au jour la perception altérée que ces fascistes ont de la réalité, notamment l’association que leur imaginaire opère entre tout ce qui relève du féminin, des émotions, du désir et des plaisirs que la sexualité procurent, et l’inconscient, un inconscient schématiquement assimilé à une machine désirante ainsi qu’à des flots de liquides, des torrents de lave ou des fluides corporels. Il montre de la sorte que, dans un contexte toujours plus marqué par une séparation entre l’intériorité et l’extériorité du corps, l’affirmation de l’identité de sexe précaire de ces soldats passe non seulement par une désactivation de leur « machine psychique », mais aussi par une répression des désirs et donc des fluides tant corporels et intérieurs (construction d’une armure physique) que sociaux et extérieurs (canalisation des foules, contrôle de la sexualité féminine, etc.)27. Il se dégage de ces descriptions une dialectique fine où la masculinité s’érige dans une double lutte contre la crainte de la dissolution du corps d’une part et la peur de sa complète pétrification d’autre part28. Et si Theweleit voit dans le mépris que voue la bourgeoisie allemande au mode de production industriel une des sources d’un tel encodage, il explique que c’est surtout le caractère vivant, la force émotionnelle et l’intensité sexuelle que ces hommes prêtent aux femmes qui préside à son élaboration29. A ce titre, les parades militaires réalisent pour eux au plan de la société la captation des fluides que ces soldats se doivent d’opérer en leur sein. Bien que la place impartie à cette discussion ne permette pas de restituer le raisonnement de Theweleit dans toute sa complexité, il faut néanmoins souligner qu’une des forces de son travail est d’avoir montré que ces militaires ne constituent ni une « aberration » à considérer avec dédain, ni même une exception, mais tout au plus la version terminale, voire pathologique de la masculinité occidentale ordinaire, une masculinité qui, à des degrés variables, se construit systématiquement par opposition à une altérité féminine envisagée comme un gouffre engloutissant, une puissance liquéfiante, changeante et de prime abord dévastatrice. Face à cette menace potentiellement létale, seul subsiste alors pour l’homme le recours à l’édification d’un corps-armure, une enveloppe ferme, élevée dans le déni de toute fluidité, de toute fragilité, et dont la robustesse imperméable atteste l’emprise exercée sur la mécanique inconsciente et sur ses flots fantasmatiques. Egalement d’inspiration psychanalytique, les travaux que Monique Schneider consacre à la généalogie du masculin complètent avantageusement la conceptualisation de Theweleit. Partant de la vulnérabilité supposée de l’organisme humain ainsi que des exigences de vigueur propres à la virilité occidentale, l’autrice conçoit la peau à la manière d’une région féminine, une « plage sensible » qui, chez le mâle, engage la nécessité de l’obtention d’une « fortification cutanée »30. Citons-la sur ce point :
Sans doute est-ce cette négation portant sur l’épiderme qui conduit à renforcer l’enveloppe socialisée à l’intérieur de laquelle on enferme le masculin. […] Qu’il s’agisse de bouclier ou de cuirasse, une urgence se fait sentir ; si l’être masculin se doit d’ignorer le revêtement cutané qui l’enveloppe, il devient nécessaire de recourir à un épiderme solidifié et socialisé, interposant entre le corps et l’atteinte externe l’équivalent d’une peau inorganique.31
A l’instar des auteurs précités et en dépit de perspectives dissemblables, Schneider fait du corps le réceptacle d’afflux, de décharges et de heurts d’origine exogène qui, s’ils sont adéquatement incorporés ou compensés, le convertissent en un territoire insulaire, en un lieu où s’affirme la part spécifiquement masculine ou moderne de l’identité. Mais la formulation de ce premier constat en appelle immédiatement un autre : la symbolique déployée au sein de la seconde trilogie Star Wars peut à l’évidence être perçue comme redevable, en grande partie, des schémas évoqués supra, au sens où elle instaure une relation directe entre la réification d’Anakin – la progression de sa « nécrose technologique » – et son inaptitude à se viriliser, à s’émanciper de sa conjonction avec le féminin et le technique. Signalons à ce titre que la déliquescence psychologique de l’apprenti, son incapacité à se désolidariser des désirs qui le submergent et à résister à sa féminisation corrélative, est signifiée par l’entremise de deux motifs concomitants, chacun indexé sur le canevas mis en évidence par Theweleit et Schneider : la mécanisation de son corps et sa destruction par des fluides incandescents (pétrification /dissolution)32. Le fait que l’avant-bras robotique du Jedi, pièce inaugurale de l’armature de Darth Vader, apparaisse pour la première fois dans L’Attaque des clones, au terme de la scène de célébration des noces secrètes de Padmé avec Anakin et en prélude à leur baiser, n’a rien d’anodin à mon sens. Alors que le couple scelle une union défendue dans un plan d’ensemble marqué par l’harmonie d’un décor idyllique et les tonalités lyriques de la musique, l’insertion inopinée d’un gros plan révélant le membre prothétique d’Anakin introduit une rupture qui, adjointe à la luminosité crépusculaire de la scène, préfigure sur un mode troublant la future allégeance de Vader à l’égard de l’Empereur. En passant du général au particulier à la faveur de deux changements d’échelle de plans, en associant la main mécanique du Jedi au contact charnel avec la femme par la voie d’un mouvement ascendant d’appareil, le film attire l’attention sur le rapport de causalité qui unit ces phénomènes. De ce fait, la persistance de la collusion avec l’altérité féminine renvoie ici à une transgression de la Loi du père, à une dénégation des codes de la masculinité dont la mécanisation du corps – dans le sillage de son anéantissement par les torrents de lave – devient l’expression manifeste.
Pour bien saisir la force évocatrice de la symbolique attachée à cette scène de clôture – sorte de prolepse narrative misant sur notre savoir intertextuel –, il faut de surcroît rappeler que tous les éléments d’apparence strictement technologique de la saga, que ce soit Darth Vader, le Général Grievous, l’armée des clones, Coruscant ou l’Etoile Noire, participent d’une forme de décadence physique ou politique qui est irrémédiablement ramenée à l’influence tendanciellement dévirilisante, mais à chaque fois implicite, de l’Empereur. En témoigne en outre le fait que l’enveloppe robotique de Vader soit une « offrande » de Lord Sidious. Comme Monique Schneider l’explique à l’occasion d’un détour par l’univers grec, la « peau substitutive » du héros apparaît nécessairement, au sein de ces récits initiatiques, comme un don de provenance féminine, celui-ci instaurant une équivalence entre « tomber amoureux et se trouver enfermé dans une peau donnée par une femme. » A cet égard, il faut bien remarquer que la signification métaphorique que La Revanche des Sith confère à l’armure de Vader se calque aisément sur celle que perçoit Schneider dans le revêtement des héros mythiques :
Se retrouver désespérément enclos dans une peau féminine infernale, tel sera le destin terminal du héros. Une fois de plus, cette peau correspond à un présent offert par une femme. […] Le vêtement s’empare ainsi de sa proie comme s’il constituait une gigantesque bouche aspirante, un habitacle animé de la gloutonnerie d’un ventre.33
Je l’ai suggéré plus haut, dans le contexte de cette emprise maternelle, le pacte que noue Anakin avec Padmé dénote un état de faiblesse psychologique vis-à-vis duquel la technologie joue aussi bien le rôle de révélateur que de catalyseur. Inapte à la construction de son armure musculaire, c’est-à-dire à la complétion d’une mue reposant sur l’incorporation d’un choc spécifique à l’ère post-industrielle, Anakin requiert l’adjonction d’une cuirasse artificielle à même de compenser/signifier son déficit de masculinité. Toutefois, la double hybridation de l’apprenti avec le féminin et le technique ne doit pas surprendre, puisque La Menace fantôme le représentait déjà à la manière d’un mécanicien d’exception (il a notamment construit C-3PO), vivant en symbiose avec une mère qui l’avait conçu toute seule. « Fils de la veuve »34, Anakin trouve refuge dans des fantasmes narcissiques d’omnipotence (désir d’immortalité, de domination de l’univers, etc.) parce qu’il ne parvient ni à dépasser les insatisfactions que lui impose la réalité, ni à se substituer à la figure paternelle (Obi-Wan) qui finira par le châtrer. Toujours en vertu de la symbolique exposée par Theweleit, le motif des courants incandescents qui intervient à la fin du film figure les dangers, matériels et fantasmatiques, encourus par celui qui tend à céder aux flots de ses désirs inconscients, avant d’induire, au plan de l’imaginaire, l’échec de son adaptation aux exigences d’une identité de sexe fondée sur le contrôle de ces désirs, et notamment celui du retour réconfortant dans le ventre de la mère. Le teint sommairement safrané des yeux d’Anakin ne traduit-il pas, à l’heure de sa défaite, l’effervescence émotionnelle, les flots de laves intérieurs que l’apprenti peine à réprimer ? Outre leurs connotations dantesques, les torrents de laves expriment l’engloutissement hystérique de l’homme qui n’est pas parvenu à devenir homme, la mécanisation et la liquéfaction de son corps avisant de l’imminence de sa régression intra-utérine. A ce titre, l’ancrage de l’affrontement final dans un lieu d’exploitation métallurgique – établi dans le prolongement de la scène de L’Attaque des clones où Anakin se retrouve physiquement solidaire d’une chaîne de montage industrielle – réactive le lien historique, relevé par Kimmel, entre modernité et dévirilisation, conférant cette fois à la menace imaginaire les traits de fluides industriels.
Il faut cependant noter d’emblée que le schéma qui vient d’être mis en lumière et les motifs qu’il convoque ne limitent pas leur influence à la seule saga Star Wars. Visibles dans Terminator 2 (Terminator 2 : Judgement Day, James Cameron, 1991)35, ils structurent actuellement les tensions dramatiques de plusieurs productions hollywoodiennes à succès comme Les Quatre Fantastiques, Spider-Man 2, X-Men 2 (Bryan Singer, 2003)36, Le Retour du roi ou encore Robots (Chris Wedge, 2005)37. Les exemples fournis par le Dr. Doom (Les Quatre Fantastiques) et le Dr. Octopus (Spider-Man 2), deux variations sur le stéréotype du savant fou, sont à cet égard symptomatiques. Situés en tant que personnages malfaisants, ces deux « monstres » endurent une mécanisation radicale alors qu’ils viennent de subir une rupture contrainte d’avec le féminin. Incapables d’accepter cette scission, ils se retrouvent aliénés à l’espace social, portés par un désir de puissance tyrannique qui les conduit jusqu’à leur anéantissement par/dans un mélange de liquides et de feu. Mais c’est sans doute dans Le Retour du roi que le lien entre technologisation et régression infantile est mis en exergue de la manière la plus fascinante. Agent de changement, artefact de la modernité technologique par excellence, l’Anneau est montré au début du film comme un objet maléfique qui, par les émotions qu’il provoque, le sentiment de convoitise et les désirs extrêmes qu’il suscite, divise les hommes et les inscrit du côté du féminin38. Après sa découverte dans la rivière, l’Anneau pousse en effet Smeagol à tuer son ami Deagol. Puis, l’objet conduit son détenteur à opérer un repli régressif sur lui-même, jusque dans le tréfonds sécurisant et destructeur d’une caverne humide, retraite aux connotations utérines dont la forme de l’entrée rappelle immanquablement celle d’un vagin. Reclus dans sa grotte, Smeagol se transmute peu à peu en Gollum, un être violent au corps recroquevillé et atrophié. Comme dans LaRevanche des Sith, le récit finit par sanctionner Gollum en le précipitant avec la bague dans la lave d’un volcan. Seulement, son porteur dissout, l’Anneau ne fond pas immédiatement. Flottant sur la nappe de lave, ce n’est que lorsque Frodo donne la main à Sam et renouvelle ainsi le pacte masculin qui avait été mis à mal par le pouvoir de l’objet, que ce dernier se désagrège dans les flammes.
Du déterminisme androcentrique
En 1974, Marc Feigen Fasteau publie, sous le titre programmatique The Male Machine, une critique militante de l’idéal de virilité auquel nombre d’Américains seraient inféodés à cette époque39. Dans son ouvrage, le recours à la métaphore mécanique se rapporte à la vision réprobatrice d’un mâle insensible dont « l’armure est virtuellement impénétrable », un individu « programmé pour prendre sa tâche à bras-le-corps » et être « sans cesse sur l’offensive. »40 En 1977, le corps robotique de Darth Vader semble puiser ses connotations dépréciatives dans un champ sémantique analogue à celui de l’homme stigmatisé par Feigen Fasteau. Archétype de la machine de guerre, Darth Vader constitue, à l’instar du Terminator quelques années plus tard, l’exemple paradigmatique du mâle déshumanisé par la société moderne et ses conflits meurtriers, un être à la respiration haletante, à la limite de l’asphyxie (de l’humanité ?), dont la part mécanique tend à dénoncer l’absence d’affects et la brutalité hypervirile. Comme j’ai pu le montrer, près de trente ans plus tard, la genèse de cette même figure monstrueuse affuble la technologie de significations sensiblement différentes. Au corps-machine pointant l’excès de masculinité et l’inexpressivité émotionnelle s’est substituée la technologisation du corps en tant qu’indice d’un surplus passionnel doublé d’un manque de virilité. Là où la première trilogie de Star Wars affectait à la précarité de la chair une authentique valeur d’espoir, inscrivant la possibilité d’une rédemption dans la perception de la vulnérabilité corporelle, la seconde trilogie encense l’avènement d’une corporéité nouvelle, celle d’un organisme dont la surpuissance égale l’improbabilité, une enveloppe imaginaire débarrassée des marques féminisantes de la faiblesse humaine et qui, par voie de conséquence, entérine la destitution du corps pronostiquée par David Le Breton41.
En guise de remarques conclusives et dans une perspective spéculative, je propose d’esquisser quelques pistes quant aux causes historiques de l’évolution du paradigme technophobe propre au cinéma hollywoodien. Une telle transformation peut en effet se comprendre en regard de l’évolution qu’a subie, ces dernières années, la nature des technologies. Ainsi que Claudia Springer a pris soin de le noter, après une époque marquée par les technologies de production « industrielle » ou « de la production » – dont l’automobile reste aujourd’hui la plus représentative – s’est faite jour une ère des technologies dites « post-industrielles » ou « de la reproduction », ère caractérisée par l’émergence de l’ordinateur et des microprocesseurs, puis par celle d’Internet, du téléphone cellulaire et maintenant des bio- et nanotechnologies42. En se basant sur le modèle de la division des sexes émis par Thomas Laqueur43, l’autrice suggère que les principes sous-jacents aux technologies post-industrielles – miniaturisation, dissimulation, omnipotence, silence, etc. – associent de préférence ces dernières à des stéréotypes féminins, tandis que ceux afférant aux machines industrielles – puissance, robustesse, violence, efficacité – font traditionnellement écho à des stéréo-types masculins :
Les cyborgs phalliques constituent l’antithèse de l’autre métaphore contradictoire relative à la technologie électronique contemporaine : l’ordinateur « féminisé » avec son fonctionnement caché, passif et interne. […] De plus, les utilisateurs d’ordinateurs font souvent l’expérience d’une union psychologique avec leurs terminaux qui favorise l’effondrement des frontières identitaires.44
Pour Springer, l’intimité et l’empathie qui découlent d’un tel estompement des limites du Moi sont conventionnellement associées à la subjectivité féminine qui, réciproquement, instruit la figuration cinématographique de ces nouvelles machines. Toutefois, on ne peut que constater le décalage qui a persisté entre l’évolution de la représentation sexuée de la technologie dans les productions hollywoodiennes et le développement de l’électronique au sein de la société américaine45. Un anachronisme discursif à propos duquel Springer remarque :
En dépit de l’intrication mystérieuse et dissimulée des ordinateurs, la représentation du cyborg dans la série des RoboCop et des Terminator repose sur un concept de mécanisation externe plutôt qu’interne. Robocop et le Terminator, comme des robots, se distinguent par leur grande taille et leur pouvoir physique, et cela malgré le fait que la technologie soit devenue plus petite et plus passive que les machines industrielles qui avaient inspiré l’idée du robot.46
En outre, les vues de Leo Marx sur l’évanescence et l’autonomie croissantes des systèmes électroniques ainsi que leur propension à dominer la majeure partie des sphères de l’existence semblent accréditer la thèse d’une perception schématique de plus en plus féminine de la technologie, perception qui selon l’auteur présiderait du reste à la montée du pessimisme et du déterminisme post-modernes47. C’est dans les mêmes conditions qu’en 1996, Claudia Springer insistait sur le fait qu’avec « les technologies électroniques et industrielles toutes deux présentes dans nos vies, nous assistons à un conflit entre les façons de conceptualiser la technologie en termes de genre : les métaphores masculines s’opposent aux métaphores féminines. »48 Une décennie plus tard, comme en témoigne le changement de signification qui s’est opéré sur l’enveloppe de Darth Vader, la représentation de la technologie paraît avoir achevé sa mue, adhérant maintenant en grande partie à des stéréotypes féminins hérités de manifestations réelles49.
Au vu de ce qui précède, on peut en dernière analyse se demander si cette « revanche des Sith », ajoutée au discours technophobe de nombre de films actuels, ne constitue pas le « retour de l’angoisse refoulée » à laquelle se réfère Wolfgang Schivelbusch lorsqu’il examine la période transitoire d’adaptation liée à l’apparition de toute nouvelle technologie. En effet, dans sa théorie de la résorption du choc traumatique propre à la modernité et en amont de son recours au pare-excitations, Schivelbusch montre dans quelle mesure ce choc est, par le sentiment de frayeur qui le sous-tend, le produit incident d’une angoisse primitive née des bouleversements caractéristiques des changements techniques50. Considérée sous cet angle, la seconde trilogie de Star Wars correspondrait à une résurgence des peurs refoulées – sensibles dans des titres comme La Menace fantôme ou L’Attaque des clones – de la première série51, de même que les relents anti-matérialistes du cinéma contemporain ne seraient que la reformulation tardive mais inéluctable des craintes qu’exprimèrent les productions filmiques des années 1970-1980 à l’endroit de la révolution électronique d’alors. Une révolution qui de nos jours se prolonge par l’intermédiaire du perfectionnement de ses machines et l’émergence de nouvelles technologies.
Enfin, sur le plan de la représentation filmique des relations entre les sexes, on constate que ces technologies, qu’elles renvoient à la féminité ou à la survirilité, constituent invariablement le contrepoint d’une masculinité prompte à s’ajuster aux circonstances changeantes afin de naturaliser les significations qui légitiment l’état normé des rapports entre femmes et hommes52. En exploitant la vision technologiquement déterminée d’une dégénérescence sociétale, en misant sur la spectacularité de l’exhibition d’un corps masculin héroïsé par sa lutte contre diverses formes d’adversité, ces films et notamment ceux de la saga Star Wars procèdent d’une redéfinition des codes de la virilité qui, in fine, restitue leur spécificité élective à des hommes que le technicisme ambiant avait supposément privés de leur singularité. Dès lors, le seul fatalisme que cet imaginaire cinématographique cultive semble être celui d’un dévoilement de la supériorité masculine dans un contexte de faillite technologique, un androcentrisme dont le caractère naturel est aujourd’hui éprouvé par l’exposition filmique d’un corps endurant aux tensions et aux chocs post-industriels. Ces récits offrent de la sorte, au fil de leurs mouvements narratifs et du lot d’épreuves qu’ils apportent, un renouvellement de la figure du héros associé à la révélation d’une corporéité inédite, la conception doloriste d’un corps dont l’immunité se fonde sur la performance et la maîtrise physiques ainsi que sur une pugnacité et une solidité périphérique hors du commun. A cet égard, le cinéma américain contemporain ouvre sans doute moins l’accès, selon la formule de Walter Benjamin, à « l’inconscient visuel » qu’il n’autorise une visualisation de l’inconscient patriarcal53.