Charles-Antoine Courcoux

You Have a Train to Catch !

Notes sur le spectacle d’une masculinité aux prises avec la modernité

Spider-Man et M. Indestructible respectivement crucifiés sur le devant d’une rame de métro dont ils tentent d’enrayer la course (Spider-Man 2 ; Les Indestructibles, 2004), Ethan Hunt agrippé au toit d’un TGV lancé à toute vitesse (Mission impossible, 1996), James West aux prises avec les accessoires mécaniques d’un train à vapeur (Wild Wild West, 1999), Batman piégé au sein du métro aérien de Gotham (Batman Begins, 2005), etc. L’évocation conjointe de ces quelques scènes issues du cinéma hollywoodien à grand spectacle est pour nous révélatrice de la valeur symbolique, à la fois traditionnelle et inédite, attribuée par la culture nord-américaine à l’image de la rencontre entre le train et l’homme. A leur vue, il apparaît en effet que la figure du train s’est récemment muée en théâtre, sinon en agent d’un conflit fantasmatique opposant le héros solitaire à la modernité technologique. Qu’il soit super-héros ou agent spécial, le représentant de la masculinité y est invariablement malmené par la machine, projeté dans un décor métallique infernal, une épreuve de force à l’issue de laquelle se dévoile, au plan de l’imaginaire, sa virilité authentique. Il est à noter que le recours obsessionnel au motif du train en tant qu’antagoniste à la trajectoire du héros ou site d’affrontement ne peut être considéré comme anodin au sein du champ culturel américain. Mon propos est ici d’éclairer la signification de cet usage en le mettant en relation avec la construction, socialement et historiquement déterminée, de l’identité masculine hégémonique1 aux Etats-Unis2.

Des machines dans le jardin d’Eden

Dans son étude de la pensée et de la littérature américaine du XIXe siècle, Leo Marx a mis en évidence le fait que cette société se caractérise, depuis la Révolution, par une contradiction profonde entre les notions de nature et de culture, entre « le mythe rural et le fait technologique »3. Selon l’auteur, la prégnance de ce conflit culturel tient au fait que, fermement attaché à une conception transcendante de l’Amérique vue comme une sorte d’Eden précapitaliste, l’imaginaire collectif nord-américain s’est malaisément accommodé d’une modernité envahissante et dont certaines spécificités (foule, anonymat, urbanisation, industrialisation, etc.) renvoient à la vénalité ainsi qu’à la décadence des cités européennes. En effet, à l’époque où les Etats-Unis jettent les bases aussi bien politiques que fantasmatiques de leur culture, l’image du pays est essentiellement celle du Nouveau Monde, une terre providentielle composée d’étendues inhabitées, un paradis terrestre dont les vertus régénératrices sont propices à la renaissance de la société élisabéthaine. Pour Marx, la contradiction engendrée a posteriori par la rencontre de cette vision semi-primitiviste avec la technologie ne s’explique que par la prise en compte du poids de l’industrialisation extraordinairement rapide de cette société encore peu développée au début des années 1800.

En moins d’une seule génération, un paysage rustique et en grande partie sauvage a été transformé en site de la machine industrielle la plus productive au monde.

Etant donné la place considérable qu’y tenait déjà le mythe agraire, « il est difficile d’imaginer des contradictions de valeur ou de signification plus profondes que celles rendues manifestes par ces circonstances »4.

Inscrit donc au cœur de la culture américaine, cet antagonisme entre nature et technologie est particulièrement perceptible au sein des œuvres littéraires et picturales de la seconde moitié du XIXe siècle. Toujours d’après Marx, ces dernières résolvent les tensions générées par de telles contradictions en soumettant l’idéal bucolique de la pastorale à la pression du changement via « l’image récurrente de l’entrée soudaine de la machine dans le paysage »5. Synonyme de progrès, la technologie présage d’un mal oppressant dès qu’elle excède le cadre restreint d’une dialectique à prédominance agreste6. L’objectif « était celui, en théorie du moins, d’une société au paysage du juste milieu, une nation rurale qui afficherait un équilibre prospère entre l’art [la civilisation] et la nature. »7

C’est dans ce contexte singulier que le train apparaît comme emblématique des technologies de la modernité. Que ce soit chez le peintre George Inness (The Lackawanna Valley, 1856) ou chez les écrivains Henry David Thoreau (Walden ou la vie dans les bois, 1854), Nathaniel Hawthorne (The American Notebooks, 1868), ou Frank Norris (La Pieuvre, 1901), Marx relève que le chemin de fer figure immanquablement la marque des bouleversements inhérents à l’industrialisme et à l’avènement de la vie moderne, un motif inquiétant dont la fonction culturelle est d’accentuer le contraste entre deux états de conscience. Paradigmatique des machines, le train est rapidement devenu une figure thématique associée à un style de vie plus complexe et sophistiqué que celui promulgué par le transcendantalisme naturel. Ses passagers sont des citadins affairés, tandis que son bruit et ses séries de wagons identiques évoquent les grandes métropoles et leurs manufactures ouvrières. De plus, les connotations historiques liant le train aux aspects propres à la modernité et à ses changements ne se limitent pas au seul espace urbain. Mary Ann Doane fait notamment allusion à la dimension « tayloriste » du chemin de fer lorsqu’elle soutient que

la rationalisation du temps trouva sa plus complète réalisation dans une standardisation mondiale qui tira son élan du développement des voyages en train et de la télégraphie. La standardisation du temps fut originellement effectuée par les compagnies ferroviaires elles-mêmes, qui trouvaient extraordinairement difficile de garder des horaires compréhensibles face aux marques des temps locaux divergents.8

Le train, une affaire de genre

Comme le rappelle à bon droit Lynne Kirby, le chemin de fer fut, en termes d’identité sexuée, initialement et en majeure partie associé au masculin :

bien que la représentation occidentale du train en tant qu’objet spécifiquement mâle ait pu atteindre son expression esthétique la plus complète au cours des premières décennies du XXe siècle […], le train a depuis longtemps véhiculé cette signification au sein de l’imagerie populaire.9

A cet égard, la représentation prototypique de pâturages verts traversés par un convoi ferroviaire peut être comprise comme une métaphore à caractère sexué où l’apparition du phallus mécanique illustre la menace que la civilisation moderne fait peser sur l’esprit de communion avec la nature, fondateur des mythes édéniques nationaux.

Toutefois, en dépit de cette symbolique à dominante masculine, le train a, au plan de l’imaginaire, peu à peu acquis un statut plus ambigu, une identité de genre ambivalente. Apparenté à l’univers urbain en tant que principal outil de son expansion ou mode usuel de transport (le métro, mais aussi le tramway), le train a pu être mis en relation avec le sentiment de dépersonnalisation spécifique à la métropole ainsi qu’avec l’uniformisation mécanique du paysage. Il s’agit d’une

perception du chemin de fer comme un démon dont les effets destructeurs affaiblissaient la culture et la masculinité et féminisaient l’individu mâle10.

En renvoyant à l’aliénation des villes, au pouvoir homogénéisant de cet espace à forte connotation féminine, le train s’est vu affublé d’une signification dévirilisante, contraire à son sens premier. Suivant Lynne Kirby,

[…] un changement culturel aussi énorme que la mécanisation et l’urbanisation du XIXe siècle – assisté par le rail – a traumatisé ses victimes, les laissant dans une condition proche de l’hystérie féminine. En d’autres termes, il a ‹ émasculé › les hommes…11

Cet apparentement fantasmatique entre modernité et dévirilisation est confirmé par Andreas Huyssen pour qui la représentation de la technologie en général et celle du train en particulier sont passées du côté féminin dès lors que les machines ont été perçues comme dangereuses12. S’appuyant sur les travaux de Wolfgang Schivelbusch13, mais aussi de Léo Marx, Huyssen affirme que cette perspective

caractérise typiquement beaucoup de réactions du XIXe siècle face aux chemins de fer […]. Les peurs et les anxiétés perceptuelles qui émanent de machines de plus en plus puissantes sont refondues et reconstruites dans les termes de la peur qu’a l’homme de la sexualité féminine, reflétant, dans l’explication qu’en donne Freud, la crainte masculine de la castration. Cette projection était relativement facile à faire ; bien que la femme ait pu traditionnellement être vue comme étant dans une relation plus proche d’avec la nature que l’homme, la nature elle-même, depuis le XVIIIe siècle, en était venue à être interprétée comme une gigantesque machine. La femme, la nature, la machine étaient devenues un réseau de significations qui avaient toutes une chose en commun : l’altérité ; de par leur existence, elles généraient des peurs et menaçaient l’autorité et le contrôle masculin.14

Des éphémères mystères de l’Ouest

Ces considérations sur les représentations propres à la fin du XIXe siècle nous engagent à examiner maintenant le sens de certaines des séquences ferroviaires, mentionnées supra, sous l’angle du rapport entre masculinité et modernité. Prenons, à titre d’exemple, les cas voisins, mais pourtant différents, de Wild Wild West et de Spider-Man 2. Loin d’être des « films de train » à proprement parler, chacune de ces productions inscrit, au passage, le train ou le métro dans un ensemble de significations au sein desquelles il participe des connotations dévirilisantes de la vie moderne.

Adaptation humoristique d’une série télévisée éponyme des années 1960 mêlant des éléments de science-fiction au western, Wild Wild West procède, à travers certains de ses aspects, d’un regard ironique sur les tentatives de réforme de la masculinité qui se sont opérées aux Etats-Unis, par les voies de la fiction, dès la fin de la Guerre froide 15. Will Smith y interprète James West, un agent gouvernemental qui, comme son nom l’indique, incarne à lui tout seul les valeurs pragmatiques associées à l’Ouest sauvage. Archétype du cow-boy solitaire, ce personnage hypermasculin16, ancré du côté de la nature, va progressivement se redéfinir à l’aune de deux contre-modèles. D’un côté, le Dr Loveless, vétéran réduit à l’impuissance physique (il a perdu ses deux jambes) et ennemi juré de West, et de l’autre, Artemus Gordon, inventeur farfelu et équipier du héros. Si l’entourage exclusivement féminin du Dr Loveless ainsi que sa dépendance vis-à-vis de la technologie le placent du côté d’une masculinité malade, dominée par la féminité, Gordon occupe, quant à lui, une position plus intermédiaire qui, informée par son penchant pour la science et son refus de la violence, le situe du côté efféminé de la masculinité. A ce titre, le train à vapeur qui sert de véhicule aux deux partenaires constitue, en tant que lieu éminemment technologique, un espace de prédilection pour Gordon autant qu’une machine incontrôlable pour West. Reprendre l’équivalence symbolique, établie par Andreas Huyssen, entre l’engin à vapeur et le féminin permet d’expliquer une telle divergence dans l’adaptation des deux personnages à cet instrument de la modernité. Associé au féminin, le scientifique connaît parfaitement les rouages des gadgets mécaniques dont le train est agrémenté et apparaît très à l’aise au sein de son salon à la décoration soignée. Identifié au masculin, West est, par opposition, perpétuellement tourné en dérision par les accessoires techniques du wagon. C’est notamment le cas dans une scène où le cow-boy tente de rejoindre le train à cheval après s’être gaussé des techniques novatrices employées par Gordon. Alors qu’il peine, au galop, à atteindre la hauteur du convoi, West pose enfin ses pieds sur le plancher du train pour se retrouver immédiatement expulsé par un ressort qui le projette jusqu’à l’intérieur du wagon. Incompatible avec cette logistique fine, la virilité désuète du héros est ainsi mise à mal par une technologie qui reste, pour lui, incompréhensible.

Toutefois, face à ces méconnaissances et la menace industrielle représentée par Loveless, West va peu à peu s’allier à Gordon afin de s’ajuster aux enjeux de son époque17. Dans ce contexte, notre héros devient le vecteur d’une réflexion, toute étasunienne, sur la nécessité constante de se repositionner au sein d’une dialectique oscillant entre nature et culture, masculinité et féminité, pureté et corruption, sauvagerie et civilisation, puérilité et maturité, en somme West (le représentant de l’Ouest indompté) et Gordon (le dépositaire d’une science garante des progrès de la civilisation). Les actions qui se rapportent à cette réforme modérée sont disséminées au fil du récit : outre les tonalités homoérotiques des échanges verbaux et gestuels qui tendent à « féminiser » West (comme par exemple la scène où le dispositif visuel tend à faire croire que le cow-boy palpe, non sans plaisir, le buste de Gordon), on le voit finalement abandonner son cheval au profit du train, accepter de grimper sur le vélo volant expérimental de son partenaire, adopter les adjonctions techniques faites à son costume, etc. Enfin, la valence féminine assignée au train devient spécialement flagrante quand, après être revenu au wagon qui a été dépouillé de ses armes, West se travestit en danseuse orientale à la poitrine armée de lance-flammes pour sauver Gordon. En se parant de cet accoutrement qui articule parodiquement des éléments technologiques et féminins, le héros atteste de sa compromission avec des valeurs modernes, ainsi que de sa compréhension de la nature quelque peu éphémère d’une virilité rigide, conçue comme le seul produit des vastes plaines américaines.

A la recherche du temps perdu

Six ans après Wild Wild West, le second volet des aventures de Spider-Man comporte, quant à lui, une séquence ferroviaire spectaculaire dans laquelle l’homme-araignée affronte son ennemi, le Dr Octopus, sur le toit d’un métro roulant à pleine vitesse. A la fin de leur combat, le super-héros tente d’arrêter la rame que son adversaire vient de faire accélérer, afin qu’elle se précipite dans le vide. Pour comprendre la signification de cette séquence, il est nécessaire de la replacer dans le cadre plus évasé du discours construit par le film. En effet, loin des excès de masculinité manifestés par James West, Peter Parker/Spider-Man renvoie à un individu châtré par la modernité. Originaire des banlieues paisibles, il incarne un jeune homme inadapté aux vicissitudes de la vie urbaine, dont la virilité est affaiblie par le rythme de la ville. Licencié de son travail, épuisé physiquement, incapable de s’acquitter de son loyer, parfois même humilié, Parker est montré à travers les premières minutes du film comme quelqu’un pour qui la responsabilité de super-héros est ostensiblement trop lourde aux vues des exigences citadines. Et par super-héros, il faut entendre ici le représentant légitime d’une masculinité hégémonique, un homme qui, à l’image de Spider-Man, serait à même de se distinguer de l’anonymat propre à la densité métropolitaine18. Or, ce manque de virilité se retrouve également chez son alter ego qui, en proie à des crises périodiques d’impuissance, subit la perte chronique des pouvoirs surnaturels qui reflètent ses attributs masculins (difficulté à faire surgir ses jets de toile blanche, diminution de sa force ainsi que de sa pilosité arachnéenne, etc.). Incapable de pleinement vivre l’une ou l’autre de ses existences, Parker va chercher à retrouver un équilibre en se réappropriant le modèle auquel il aspire, réaffirmant ainsi la primauté de la nature sur la culture, de sa vie privée sur la vie publique, et surtout de l’homme sur la machine, c’est-à-dire, toujours selon Huyssen, sur la femme19. La thématique de la temporalité, qui comme on l’a vu est historiquement liée à celle du train, joue un rôle déterminant dans la manière qu’a le film de signifier cette reconquête. Perpétuellement en retard, Parker ne cesse de courir après le temps, au point où ses manquements journaliers apparaissent comme les marques tangibles des entraves propres à la modernité : Peter est soit retenu par la densité du trafic automobile, soit par des violences urbaines, soit par un accident, etc. Produit de cet environnement dégénérescent, son inaptitude à la ponctualité entre en résonance avec les troubles d’ordre physique éprouvés par Spider-Man pour exprimer le caractère dévirilisant de la vie moderne. Dans ce contexte, la capacité de Parker à maîtriser le temps, à rattraper « le train de la modernité » qui le devance constamment20, devient un enjeu narratif sous-jacent aux actions du héros. Enjeu qui prend une tournure très explicite au moment où, dans la scène qui précède celle du métro, Spider-Man doit affronter les aiguilles d’une imposante horloge projetées sur lui par le Dr Octopus. A ce titre, la course poursuite sur/contre le métro ne constitue que le prolongement logique de la lutte engagée par Parker à l’encontre de la temporalité. Parvenir à esquiver les indicateurs du temps, à rattraper le train dont il a été délogé, puis à l’immobiliser, c’est non seulement réaffirmer sa puissance masculine sur une technologie féminisante, mais également réussir à arrêter le temps, à finalement le contrôler21. En outre, cette scène de métro est d’autant plus évocatrice des douleurs inhérentes à la modernité que Spider-Man doit littéralement se crucifier sur le devant de la rame pour parvenir, in extremis, à la bloquer. Enfin, il n’est pas fortuit que ce soit au terme de cette séquence, où le filmage magnifie la souffrance du super-héros, que celui-ci apparaisse à découvert au sein de la foule, démuni de son masque. Peter Parker et Spider-Man ne font alors plus qu’un, symbole unifié d’une masculinité qui résout, en elle, les contradictions propres à la culture nord-américaine22.

Il faut en effet rappeler qu’à travers la lutte qu’il orchestre, Spider-Man 2 met une nouvelle fois en scène l’affrontement d’une nature identifiée au masculin avec une culture imprégnée de féminin. Considéré à la lumière des rapports de sexe, le Dr Octopus apparaît comme une figure classique de savant fou, un scientifique chevronné qui, à la suite d’une expérience ratée, a perdu sa femme et s’est retrouvé prisonnier de quatre tentacules mécaniques. Endeuillé, voire inconsolable, Octopus est passé sous l’emprise de sa machine pour incarner une masculinité tragique, dominée par la technologie et le souvenir de son épouse. Dans l’incapacité de se séparer du féminin23, il est un produit de la culture face un Spider-Man dont les pouvoirs sont, rappelons-le, issus de la morsure d’une araignée modifiée génétiquement, à savoir d’une nature aux connotations technologiques. De plus, contrairement à son adversaire, Parker a toujours marqué ses distances vis-à-vis des femmes et notamment de Mary Jane. Assimilé, en quelque sorte, à une cinquième tentacule du Dr Octopus, le métro représente dans le film un substitut urbain au pouvoir mécanique sur lequel Spider-Man doit symboliquement réaffirmer sa prééminence.

Signs of our times

Au terme de cette brève réflexion engagée sur les correspondances entre le train, considéré en tant que technologie de la modernité, et des enjeux de politique sexuelle typiquement étasuniens, je souhaiterais invoquer, en dernière instance, Leo Marx. Selon lui, le pouvoir émotionnel des grandes fables américaines procède avant tout de « l’ampleur du conflit changeant figuré par la domination croissante de la machine sur le monde visible. Cette métaphore récurrente de la contradiction rend très net, comme aucune autre figure, l’influence d’événements publics sur des vies privées. »24 En effet, les représentations sur lesquelles nous nous sommes penchés sont bien héritées d’une tradition culturelle qui remonte aux origines mythiques de l’Amérique, et surtout des œuvres littéraires et picturales du XIXe siècle où l’irruption de la technologie, et notamment du train, dans un cadre de vie harmonieux constitue le signe du malaise que l’homme entretient vis-à-vis de la civilisation moderne. Mais elles devraient aujourd’hui être envisagées plus comme une réplique à des réalités contemporaines. On pense bien évidemment à l’important essor technoscientifique qui s’est produit aux Etats-Unis et en Occident depuis le milieu des années 1990, que ce soit l’irruption d’Internet, la propagation du téléphone cellulaire et des technologies numériques ou encore l’avènement de la biologie du développement. Autant d’avancées techniques qui ont profondément affecté une société dont les structures et la pérennité des valeurs, entre autres patriarcales, sont intimement liées à une maîtrise des effets de la modernité.

Tandis qu’en 1999, Wild Wild West s’interrogeait encore sur la place grandissante occupée par le « machine dans le jardin » de l’Ouest américain, six ans et une révolution technoscientifique plus tard, Spider-Man 2 cherche, quant à lui, à faire renaître « le jardin dans la machine », à reconstruire une masculinité empreinte de valeurs originelles au sein de l’Amérique néomoderne25.

1 Suivant Robert Connell, la masculinité hégémonique se définit comme étant « la configuration de pratiques de genre qui incarne la réponse actuellement admise face aux problèmes de légitimité du patriarcat et qui garantit (ou du moins croit garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes. » Voir Robert Connell, Masculinities, St Leonards, Allen & Unwin, 1995, p. 77. [Toutes les citations sont traduites par l’auteur]

2 Précisons que la présente discussion s’inscrit dans un pan de la recherche en études genre qui, via l’analyse des différentes conceptions de la virilité, vise à une meilleure compréhension des forces sociales et culturelles qui fondent et pérennisent le patriarcat.

3 Leo Marx, The Machine in the Garden. Technology and the Pastoral Ideal in America, London, Oxford/New York, Oxford University Press, 1964, p. 354.

4 Id., p. 343.

5 Ibid.

6 Hormis les origines spécifiquement culturelles de ce phénomène, on pense, d’emblée bien évidemment, à l’essai que consacra Freud à la culture comme site de renoncement pulsionnel. Somme de tout ce qui nous éloigne de la nature, la culture agirait notamment comme une entrave au développement individuel, développement que nous considérons ici en tant que base de la masculinité moderne. Voir Sigmund Freud, Le Malaise dans la Culture, Paris, PUF, 1995 [1948].

7 Leo Marx, The Machine in the Garden, op. cit., p. 226.

8 Mary Ann Doane, The Emergence of Cinematic Time. Modernity, Contingency, the Archives, Cambridge et Londres, Harvard university Press, 2002, p. 5.

9 Lynne Kirby, Parallel Tracks. The Railroad and Silent Cinema, Exeter, University of Exeter Press, 1997, p. 77.

10 Id., p. 9.

11 Id., p. 67.

12 L’ancrage de la masculinité américaine dans le champ de la nature remonte loin. Dans Notes on the State of Virginia, Thomas Jefferson inscrit déjà la valorisation de la masculinité américaine dans le cadre d’un plaidoyer anti-industriel où l’auteur vante les vertus morales conférées par le paysage et le travail de la terre. Voir Leo Marx, op. cit., pp. 122-33.

13 Wolfgang Schivelbusch, Histoire des voyages en train, Le Promeneur, Paris, 1990. [1re édition allemande : Geschichte der Eisenbahnreise. Zur Industrialisierung von Raum und Zeit, Munich, Hanser, 1977].

14 Andreas Huyssen, After the Great Divide. Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Indianapolis, Indiana University Press, 1986, p. 70.

15 Voir Susan Jeffords, Hard bodies. Hollywood Masculinity in the Reagan Era, New York, Rutgers University Press, 1994.

16 Il ne faut, à cet égard, pas manquer le jeu de mot proposé par le titre du film qui anticipe sur son projet narratif en mettant l’accent sur la brutalité excessive du personnage de West.

17 On est ici en présence d’une tradition discursive hollywoodienne qui tend à résoudre artificiellement des contradictions d’ordre socioculturel en les ramenant à des enjeux individuels. Signalons, par ailleurs, que le personnage de Gordon fait également, bien que sur un mode plus discret, l’objet d’une réforme personnelle allant dans le sens d’une revirilisation.

18 On le voit bien dans la représentation traditionnelle qui en est faite – les images de Superman, Batman ou de Spider-Man surplombant la ville, scrutant le tumulte des hauteurs d’un gratte-ciel –, grâce à sa capacité à, d’une part, revendiquer sa citoyenneté et, d’autre part, à se singulariser, à s’extraire de la masse chaotique, le super-héros personnifie la quintessence de la masculinité moderne, l’image ajustée du contrôle imaginaire de la culture par l’homme originellement issu de la nature.

19 Norma Pecora a déjà rendu compte du caractère sexiste, voire anti-féministe des comics relatant les aventures de super-héros tels que Superman, Spider-Man et Wolverine. Voir Norma Pecora, « Superman/Superboys/Supermen. The Comic Book Hero as Socializing Agent » in Steve Craig (dir.), Men, Masculinity, and the Media, London, Sage, 1992, pp. 61-77.

20 Au moment où il dérègle le train et concrétise les angoisses liées au caractère immaîtrisable de la modernité, le Dr Octopus lance d’ailleurs à Spider-Man sur un mode ironique : « You have a train to catch ! »

21 Rappelons que Peter Parker exerce le métier de photographe dont le propre est justement de figer le temps.

22 Susan Jeffords a montré dans quelle mesure la redéfinition du corps et de l’identité masculines hégémoniques pouvait être consubstantielle de la restructuration de l’identité nationale. Voir Susan Jeffords, The Remasculinization of America : Gender and the Vietnam War, Bloomington, Indiana University Press, 1989.

23 Il faut, à ce titre, remarquer que le destin du Dr Octopus est très analogue à celui d’un autre monstre technologique, Dark Vador (Star Wars, 1977-2005). Au plan psychanalytique, on peut schématiquement dire que tous deux refusent d’admettre la séparation d’avec « la mère » et de renoncer complètement à leur fantasme d’omnipotence. Caractérisés par une inaptitude à dépasser les frustrations infligées par la réalité, ils se réfugient dans une matrice technologique, un corps aux appendices prothétiques qui leur permet de poursuivre leur quête de pouvoir. Enfin, tous deux trouvent le salut dans un sacrifice rédempteur qui vise à sauver leur fils, réel ou spirituel, et donc l’humanité.

24 Leo Marx, op. cit., p. 364.

25 Un tel dessein est également décelable dans la récente adaptation du roman de Roal Dahl Charlie et la Chocolaterie (2005). Prisonnier d’un univers industriel, peuplé de clones, l’entrepreneur Willy Wonka part en quête d’un successeur en la personne d’un jeune garçon aux valeurs traditionnelles et qui semble justement immunisé contre les influences « néfastes » de la vie moderne.