Train, cinéma et modernité : entre hystérie et hypnose
Nouvelles machines de voyage et de vision nées au XIXe siècle, le train et le cinéma ont fréquemment été étudiés sous l’angle de leurs affinités multiples, que ce soit au niveau historique, technologique, social, culturel ou esthétique1. Les auteurs ont notamment démontré le rôle crucial joué par le chemin de fer dans la construction d’un paradigme perceptif fondé sur l’appréhension d’une série d’images délimitées par un cadre et défilant rapidement devant un voyageur-spectateur immobile, paradigme que le cinéma absorbera quelques décennies plus tard pour offrir à un public déjà familier des spectacles de lanterne magique, une expérience cénesthésique dotée du pouvoir de le transporter artificiellement vers un ailleurs, « avec toute l’illusion de la vie réelle »2. Si la très forte impression de réalité produite par le Cinématographe constitue l’une des composantes majeures de sa réception critique, un autre aspect attire l’attention des premiers spectateurs qui soulignent la gêne, plus ou moins marquée, face au très fort clignotement de l’image. Georges Méliès, qui assiste à la projection des films Lumière à Paris en décembre 1895, se plaint d’une vibration fastidieuse qui oblige le public à se frotter les yeux3, geste qui pourrait métaphoriser la dimension ambivalente d’un média qui à la fois envoûte – on n’en croit pas ses yeux – et irrite – on se soulage d’un léger malaise oculaire.
Sur le plan psychophysiologique donc, le cinéma semble d’emblée provoquer deux effets contradictoires puisque, d’un côté, il happe littéralement le sujet percevant dans une représentation plus vraie que nature, annihilant ainsi toute conscience proprioceptive, de l’autre il génère une fatigue visuelle due, notamment, à une fréquence de fusion insuffisante pour éviter le scintillement de l’image4. Oscillant entre oubli de soi et hypersensibilité, le spectateur de cinéma apparaît comme le lieu où viennent se rejouer les sensations vécues par les voyageurs de chemin de fer placés dans un wagon susceptible autant de les bercer que de les bousculer, voire de les traumatiser à l’occasion d’une collision. En intégrant des machineries dont le fonctionnement dépend d’une série de mouvements à la fois continus et discontinus, intégrateurs et disloquants, ensorcelants et déstabilisants, le spectateur et le voyageur revêtent toutes les caractéristiques d’une subjectivité façonnée par la modernité. En effet, les conséquences d’une accélération inédite de l’industrialisation, de l’urbanisation, de la consommation, de la mécanisation des loisirs, ainsi que de la circulation des corps, des produits et des informations, obligent l’individu, et tout particulièrement l’habitant des grandes villes, à accommoder son système perceptif à un environnement spatio-temporel complexe. La prolifération d’images, de sons, de lumières, de mouvements et d’interactions en tout genre débouche, dès lors, sur la constitution d’un sujet dont les sens et les réflexes ont été affûtés afin de mieux répondre aux chocs physiques et psychiques en provenance du monde extérieur5.
Très souvent conceptualisé par les théories sociales en termes de réceptivité et de réactivité accrues6, le sujet moderne va aussi faire l’objet d’un discours médical qui tente d’élucider les causes de nouvelles pathologies se développant avec une ampleur notable à la fin du XIXe siècle. La neurasthénie et l’hystérie figurent au premier rang des maladies atteignant une population urbaine particulièrement exposée aux affres de la vie moderne, et dont les suites seront appréhendées de manière souvent mitigée par les spécialistes. Or, la mise en parallèle des histoires émergeantes du train et du cinéma s’avère particulièrement féconde si on la situe en regard des psychopathologies typiques de la modernité et des thèses auxquelles elles ont donné naissance. Il s’agira donc d’évoquer ici quelques aspects participant à la genèse du sujet moderne, et ceci à travers trois ensembles discursifs ayant tenté de définir, au tournant du XXe siècle, la spécificité d’états psychophysiologiques assumés respectivement par le voyageur, le spectateur et le névrosé dans sa variante aussi bien neurasthénique qu’hystérique.
Les pathologies du chemin de fer. La neurasthénie
Dans un passage de L’inconnu et les problèmes psychiques (1900) consacré à la « myopie intellectuelle » de certains savants, l’astronome Camille Flammarion rapporte une anecdote qui en dit long sur les peurs et les résistances suscitées par le chemin de fer dans les années 1830-1840 :
En Bavière, le collège royal de Médecine consulté déclara que les chemins de fer causeraient, s’ils étaient réalisés, le plus grand tort à la santé publique, parce qu’un mouvement aussi rapide provoquerait des ébranlements cérébraux chez les voyageurs et des vertiges dans le public extérieur, et recommanda d’enfermer les voies entre deux cloisons en planches à hauteur de vagons (sic).7
Si ce récit a pour fonction première de fustiger les préjugés de ses pairs hésitant à adhérer pleinement aux dogmes positivistes du progrès technologique et social, il évoque également les interrogations afférentes à une machine qui fait exploser les sens en raison de sa grande vitesse de déplacement. Wolfgang Schivelbusch, qui fournit une analyse précise de ces modifications de l’appareil perceptif du voyageur, précise que « la difficulté à distinguer quoi que ce soit dans le paysage traversé, en dehors des formes les plus grossières, est mentionnée dans toutes les premières descriptions de voyages en chemin de fer »8. Pris dans un flux accéléré d’images insaisissables et floues, le sujet envahi par un tel excès de stimuli encourt des lésions fréquemment signalées dans la presse spécialisée. Un article du journal médical From the Lancet explique en 1862 :
La vitesse et la diversité des impressions fatiguent nécessairement l’œil comme le cerveau. La distance des objets qui se transforme sans cesse exige un continuel travail d’adaptation de l’appareil oculaire à travers lequel ils s’impriment sur la rétine ; et la fatigue intellectuelle du cerveau à les recevoir est à peine moindre, même si elle est inconsciente ; car aucun fait n’est moins controversé dans le domaine de la physiologie que celui d’après lequel une activité fonctionnelle excessive entraîne toujours un dommage matériel et une transformation organique de la substance.9
La gymnastique visuelle et la tension psychique exigées par un voyage en train sont reconnues comme responsables de troubles nerveux qui affaiblissent l’organisme jusqu’au possible déclenchement d’une neurasthénie, maladie qui se traduit, entre autres symptômes, par une fatigue mentale et physique extrême10. Dans les années 1870-1880, le médecin physicien Georges Miller Beard institue la neurasthénie comme le trouble par excellence de la modernité occidentale, et plus spécifiquement de la société américaine jugée plus évoluée mais aussi plus sensible à certains maux, tel que le surmenage intellectuel accablant les élites du pays11. Plus sensibles aux idéaux démocratiques, égalitaires et libertaires que la vieille Europe paralysée par le poids d’une histoire pluriséculaire et d’un système de classes rigide, les Etats-Unis permettraient, selon Beard, à chaque individu de développer ses ambitions avec une marge de manœuvre encourageant l’émergence de nouvelles idées, entreprises, inventions ou projets destinés non seulement à la prospérité nationale, mais aussi à la transformation radicale d’un monde au bénéfice du rayonnement américain. Cet immense champ d’action mis à disposition de tout individu – par définition intelligent et vigoureux – vivant sous ces latitudes, a cependant comme contrepartie de le soumettre à une plus grande fragilité physique et psychique puisqu’il doit puiser ses forces dans un organisme qui peut rencontrer des limites face à un tel déploiement d’énergies créatrices. L’étiologie de la neurasthénie, selon Beard, est donc imprégnée d’un optimisme foncier fondé sur une confiance illimitée dans les ressources innées de l’homme civilisé, un optimisme qui tranche avec les théories médicales européennes plus enclines à intégrer des facteurs héréditaires dans le diagnostic des maladies nerveuses. Selon Beard, en effet, ce sont avant tout des causes environnementales et sociales qui déterminent la neurasthénie, pathologie qui atteint en priorité les classes moyennes et supérieures demeurant dans de grandes agglomérations et travaillant pour le bien commun. En tête de liste des origines possibles de la neurasthénie figure la « civilisation moderne » qui « consiste principalement dans ces cinq éléments – la vapeur, la presse écrite, le télégraphe, les sciences et l’activité mentale des femmes »12. Beard revient à plusieurs reprises sur le train comme générateur d’angoisses nouvelles – comme celle d’être en retard (problème lié à un besoin impératif de ponctualité) –, mais aussi d’incommodités telles que les « sons non rythmiques, non mélodiques et désagréables » produits dans « les manufactures, les moyens de transports, les voyages », et plus généralement « les grandes villes » qui sont bruyantes de nuit comme de jour13. Il consacre surtout une section aux voyages en train considérés comme « la cause directe de maladies nerveuses » en raison du « dérangement moléculaire occasionné par de longs trajets », notamment chez les employés du chemin de fer14. Le train peut aussi perturber l’équilibre mental des personnes qui développent une phobie du voyage en chemin de fer consécutivement à diverses péripéties, troubles visiblement très répandus à la lecture des nombreux témoignages et comptes rendus médicaux15.
Névrose traumatique et hystérie
Si la neurasthénie en tant que nouvelle catégorie nosologique aura des répercussions importantes dans les cercles scientifiques de l’époque qui se réjouissent de pouvoir fournir aux patients démunis un label définitoire de leurs problèmes, les thèses de Beard connaîtront un accueil mitigé en fonction des pays et des cultures rencontrés16. Alors qu’en Allemagne la « maladie de Beard » incorpore très vite le vocabulaire des neurologues et (un peu plus tard) des psychiatres réfléchissant aux répercussions de la modernité sur la santé17, en France les médecins émettent des réserves à l’égard d’une théorie qui non seulement défie avec arrogance les savoirs scientifiques, culturels et technologiques européens, mais aussi évacue un peu trop rapidement la dimension congénitale de toute maladie mentale18. Ces controverses sur l’origine exacte des névroses apparaissent avec clarté dans les débats concernant les désordres psychiques causés par les accidents de train, thème qui préoccupe très tôt les spécialistes19 autant que l’imaginaire populaire fortement imprégné par les récits de grandes catastrophes ferroviaires20. Si les médecins anglo-saxons formulent très tôt des hypothèses sur ce qu’ils appellent le « Railway Spine »21, deux célèbres neurologues, Hermann Oppenheim à Berlin et Jean-Martin Charcot à Paris, s’affrontent sur le terrain de l’identification exacte d’une pathologie reconnue par les deux savants comme due principalement à un choc extérieur plus ou moins violent (accident de train ou de travail, chute, incendie, secousses électriques, etc.) ou une très forte émotion psychologique entraînant une série de symptômes tels qu’insomnie, fatigue, maux de tête, désorganisation et hyperexcitabilité sensorielles, paralysie, angoisses, phobies, etc.
Alors qu’Oppenheim et ses collaborateurs proposent le terme de névrose traumatique pour désigner la pathologie touchant les personnes ayant survécu à une collision ferroviaire sans blessures apparentes22, Charcot préfère quant à lui inclure ces cas particuliers dans la famille de l’hystérie qui, selon lui, subsume toutes les déclinaisons possibles de névroses, notamment l’hystéro-neurasthénie23. Cette construction sémantique utilisée pour qualifier une maladie qui terrasse en majorité des hommes dans la force de l’âge va susciter de franches oppositions au sein des cénacles scientifiques soucieux de ne pas féminiser davantage des troubles plongeant les personnes dans un état de vulnérabilité habituellement imputé à la nature féminine. Or, Charcot démontre, contrairement à l’opinion commune, que loin d’être une aberration lexicale – à condition de la débarrasser de son étymologie première (utérus en grec) –, l’hystérie concerne autant les hommes que les femmes, ainsi que toute la pyramide sociale, et plus particulièrement les classes laborieuses considérées comme plus robustes que les couches éduquées, mais aussi plus sujettes aux heurts de la vie moderne. Dans ses leçons sur l’hystérie virile destinées à ses étudiants, Charcot expose un nombre important d’histoires morbides liées à des accidents de chemin de fer, d’omnibus ou de tramway qui fonctionnent comme facteur déclenchant, alors qu’une prédisposition héréditaire vient compléter le tableau pathogène, les professions ferroviaires (chauffeur de locomotives, garde-freins, etc.) étant surreprésentées24.
Ces discussions, loin de se réduire à des querelles d’initiés, doivent être replacées sur le fond d’un contexte socio-historique et idéologique européen empreint d’inquiétudes sur l’affaiblissement généralisé du corps social composé d’individus dont les performances physiques et mentales font l’objet de nombreuses études dans le champ scientifique25. Solidaires d’un projet éducatif et hygiéniste visant à lutter contre la dégénération de la race humaine occidentale, les milieux médicaux vont prendre en charge un discours sur la fatigue mentale et le surmenage intellectuel qui menacent chaque nation, et notamment leurs jeunes générations26. En France, l’étiologie des maladies nerveuses opère ainsi une synthèse entre les thèses d’Augustin Morel sur le déclin bio-physiologique de l’être humain civilisé27, celles de Lamarck sur l’hérédité des caractères acquis28 et la vision alarmiste des séquelles laissées par une société industrielle surdéveloppée29. Malgré la prégnance d’une vision qui accorde à l’asthénie congénitale une place décisive, les thérapeutes, comme Alexandre Cullerre, enregistrent l’importance des effets sur-stimulants de la modernité en observant que le XIXe siècle « est un siècle de mouvement accéléré. Nous sommes dans une perpétuelle effervescence ; nos systèmes nerveux restent dans un état de tension qui ne se relâche jamais »30. Pour sa part, le médecin Fernand Levillain, ancien élève de Charcot, reconnaît que la névrose traumatique « est peut-être la seule névrose qui puisse se développer accidentellement de toute pièce sans hérédité préalable » donnant à l’appui une série d’exemples tirés de sa pratique clinique, comme une pathologie occasionnée suite à une « rencontre de tramway », une phobie du voyage en train, mais aussi des tunnels, de la foule, du théâtre et des bals chez des personnes dont « l’hyperexcitabilité sensorielle et morale »31, peut être exacerbée par la lecture intensive de la presse à sensations relatant faits divers et incidents tragiques32. Pour le docteur François Foveau de Courmelles, le sujet neurasthénique n’est plus en mesure de faire face aux rythmes trépidants du climat urbain où « la foule, le mouvement, un bruit, un geste ou une broutille [lui] sont insupportables »33. Ainsi, on constate combien les pathologies neurologiques s’enracinent dans les chocs culturels d’une modernité qui agit comme un réservoir de menaces potentielles étayées sur le modèle de la collision qu’emblématisent parfaitement le train, sa mécanique de déplacement et ses déraillements possibles.
Le cinéma entre choc (électrique) et ennui (hypnotique)
Si le train est reconnu dès son invention comme coupable d’engendrer des tensions et des chocs nerveux irréversibles pour la santé publique, le cinéma comme agent de construction d’une « modernité neurologique »34 deviendra également la cible de recherches sur la nocivité des images en mouvement pour les nerfs et les yeux. La fréquentation régulière des salles obscures constitue, selon les mouvements de réforme du cinéma émergeant durant les deux premières décennies du XXe siècle, une menace pour le bien-être de l’homme, à l’égal de l’environnement urbain qui assaille le sujet percevant d’impressions perturbant à la longue certaines fonctions vitales. En effet, après 1900, les effets de la modernité continuent d’être ressentis en termes d’aliénation, de pression et d’attaque sur les psychismes continuellement sollicités sur le plan sensoriel au point d’être déréglés durablement35. En Allemagne, divers groupes d’éducateurs, de psychologues et de criminologues qui s’emploient à associer étroitement l’accroissement des maladies nerveuses (et des comportements déviants) aux phénomènes propres à l’urbanité, mènent notamment des enquêtes sur les réactions physiologiques induites par la vision d’un film projeté sur un écran très lumineux, dans une salle sombre, mal aérée, inconfortable et propice aux actes licencieux encouragés par la promiscuité sociale. Le réformateur Nado Felke, par exemple, estime que le psychisme doit se plier à des efforts contre nature afin de faire la synthèse d’une multitude d’images défilant à grande vitesse36. Rappelant les commentaires sur les nuisances du voyage en train, cet argument participe avant tout d’une stratégie qui vise à modérer l’assiduité des jeunes fréquentant régulièrement les cinémas. Si ces derniers reconnaissent d’ailleurs que le film peut occasionner des désagréments tels que l’inflammation des yeux ou les maux de tête, leur goût pour les stimulations visuelles et émotionnelles l’emporte largement37. Comme l’a démontré l’étude de Sabine Hake, dès les débuts de son histoire, le cinéma a été stigmatisé pour causer bien des dommages, allant des bouleversements perceptifs et nerveux à la cécité, la pneumonie, la folie ou les maladies vénériennes38. Il n’est pas indifférent de noter que les reproches adressés au cinéma recoupent ceux qui ont été soulevés bien avant son invention à propos du chemin de fer, également ressenti comme un espace mettant en danger l’intégrité physique et mentale de ses usagers via une image à la fois fuyante et trépidante qui dépasse les compétences oculaires humaines.
En 1917, dans un article consacré aux méfaits du cinéma sur les enfants, le psychologue Hugo Münsterberg évoque le risque d’une irritation dangereuse des nerfs et des yeux chez les jeunes spectateurs facilement impressionnables et structurellement plus délicats que les adultes39. De plus, dans sa théorie psychophysiologique du cinéma datant de la même année, il relève que la surstimulation sensorielle peut compromettre davantage la santé des personnes neurasthéniques, alors que le contenu des images porte en lui le germe d’une possible « infection psychique » chez des sujets facilement suggestionables40. Or, dans un autre passage, il met aussi en évidence les répercussions positives que peut avoir, par exemple, l’accompagnement musical sur le visionnement de films traînant en longueur, car il favoriserait à la fois le relâchement des tensions internes et le maintien de l’attention41. Münsterberg reconnaît donc implicitement la dualité d’un spectacle aux conséquences contrastées, même s’il se concentre principalement sur ses fonctions morales et pédagogiques.
Optant pour une approche sociologique, l’élève d’Alfred Weber, Emilie Altenloh établit dans sa thèse de doctorat une forte connexion entre le cinéma, la modernité, la nervosité et l’ennui, ce dernier résultant précisément d’un mode de vie saturé d’impressions sensorielles et de phénomènes éphémères :
Le cinéma et son public sont des produits typiques de notre temps qui se caractérise par des activités constantes et une agitation nerveuse. Enfermés durant toute la journée dans leurs lieux de travail, les gens ne peuvent s’empêcher de courir se détendre. En passant devant un cinéma, ils y entrent afin de chercher, pour un court instant, une diversion et une distraction, même s’ils sont déjà préoccupés de savoir comment ils rempliront les prochaines heures.42
Si le cinéma devient un espace de délassement pour le spectateur type de l’époque – un homme jeune, ouvrier d’usine, peu payé mais avide d’activités récréatives –, il attire également des femmes qui, selon Emilie Altenloh, se rendent au cinéma de manière parfois compulsive pour compenser le vide et la monotonie de leur existence43. En attribuant au cinéma une vocation à la fois stimulante et relaxante, Altenloh ne parvient pas vraiment à faire le partage entre le spectateur harassé en quête de rémission et celui qui trompe son ennui au travers d’une évasion sans cesse recommencée, allant jusqu’au développement d’une dépendance. Chez Münsterberg comme chez Altenloh, on découvre combien les vertus « thérapeutiques » du cinéma peuvent se combiner avec leurs opposés pour fonctionner sur un mode de complémentarité qui explique l’intérêt pour un médium qui à la fois envoûte (sur le mode de l’hypnose) et inquiète (sur le mode de l’excitabilité pathogène). Dans le discours médical de la névrose, cette pensée disjonctive – partagée sur les bienfaits ou malfaisances de la modernité – apparaît également lorsque les thérapeutes conseillent à leurs patients hystéro-neurasthéniques d’opter tantôt pour la distraction en s’immergeant dans un bain de foule ou en goûtant les plaisirs urbains44, tantôt pour le repos absolu hors des grandes agglomérations, au bord de la mer, à la campagne ou dans un sanatorium45. Beard, qui aime à comparer le fonctionnement du système nerveux à celui d’une machine électrique, explique que les pertes d’énergies nerveuses peuvent provenir autant d’une surcharge de tensions que d’un appauvrissement d’apport électromagnétique à l’organisme46. Identifié à une force vitale circulant dans les multiples ramifications et connexions du système nerveux, le tonus mental et physique doit, selon lui, atteindre un juste équilibre pour que la « machine animale »47 ne tombe pas en panne. Inspirée par l’invention de la lampe électrique à incandescence de Thomas Edison48, la métaphore électro-physiologique employée par le médecin américain permet de tirer deux conclusions préliminaires. Elle prouve, d’une part, combien la pensée du corps médical est contaminée de toutes parts par cette modernité qui fonctionne à la fois comme cause et effet d’une maladie protéiforme dont la systématisation scientifique vise à maîtriser des phénomènes qui, pourtant, ne cessent de l’excéder. D’autre part, elle va justifier le recours à l’électrothérapie comme remède aux divers dysfonctionnements neurologiques traités par le biais de courants localisés ou généralisés qui agissent comme des « frictions » tantôt excitatives, tantôt décontractantes49. Dans cette perspective, l’électricité pourrait bien avoir servi de paradigme aux différentes pratiques discursives qui tentent de saisir la spécificité du sujet moderne.
Les dispositifs ferroviaire et cinématographique vont précisément constituer des sortes de « laboratoires » permettant d’éprouver les thèses marquées par le sceau de la modernité, cristallisant ainsi autant les peurs que les espoirs liés à la transformation d’un monde auquel, comme le note Ben Singer, il faudra du temps pour s’habituer50. Les moyens de défense déployés face à cette « hydre » aux effets multiples et contradictoires ont maintes fois été théorisés, comme le démontrent les propositions de Georg Simmel – avec sa notion d’« attitude blasée » caractérisant le citadin51 – ou de Walter Benjamin – avec sa relecture de Poe et de Baudelaire au travers du Freud des années 1920 et de son concept de pare-excitations52. La distraction, toutefois, n’est pas la seule échappatoire qui s’ouvre au sujet moderne conditionné par son biotope, puisqu’au sein des trains et des cinémas se sont développées d’autres tactiques de résistance aux surstimulations sensorielles comme la somnolence, l’apathie, le sommeil et l’ennui53, conditions parfois connues du sujet névrosé. Parallèlement, une partie de la communauté médicale, et particulièrement de la psychiatrie, découvre les ressources de l’hypnose qui, à défaut d’efficience thérapeutique véritable, devient un instrument herméneutique proposant une alternative au paradigme électro-physiologique qui domine la neurologie54. Cet état hypnotique peut aussi à l’occasion gagner le voyageur de train, comme le spectateur de cinéma, s’ils choisissent d’abaisser leur seuil de vigilance coutumier afin de naviguer entre la veille et le sommeil, et de s’abandonner à la captation imaginaire. Pris dans un mouvement d’oscillation constant, à l’instar du pendule usité par l’hypnotiseur, le sujet moderne peut facilement basculer de l’hystérie à l’hypnose, du choc à l’ennui, de l’apathie à la versatilité, de la réactivité à la suggestibilité. Les discours accueillant les arrivées certes différées, mais homothétiques, du train et du cinéma, semblent emprunter les mêmes cheminements le long de cette ligne qui relie le pôle de l’hystérie au pôle de l’hypnose, tensions permanentes dont le va-et-vient et le balancement incessants du voyage en train – mais aussi de la pensée et du désir, essentiels au cinéma55 – pourraient être les symboles.