Tableaux pour une expédition cinématographique au pays du panorama : Captain Deasy’s Daring Drive
(Mutoscope & Biograph Co., Emile Lauste et W. R. Booth, GB, 1903)
« Allons, on ne doute plus de rien à notre époque et rien ne paraît impossible. »1
« Sensational FilmsMotor Mountaineering in the Alpsas shown at the Palace Theatre.Captain Deasy’s Daring Drivein his Tourist Martini Automobile on the ballastof the cogwheel railway from Cauxto Rochers de Naye, above thelake of Geneva.A Unique Motoring Feat.A Sensational Mountain Ascent.A Picturesque Panorama of Alpine Scenery.Standard Gauge Film £ 1.1s. Od. per Fifty Feet.Total length, 620 ft.A satisfactory length can be made up showing bestparts of ascent and descent, of 350 ft. »2
1. Préliminaire
En 2002 à Vevey, le festival Images ’02 projeta avec l’accompagnement musical du trio Tolck l’une des plus remarquables réalisations effectuées durant les premières années du cinéma en Suisse : l’enregistrement de l’exploit du capitaine Deasy roulant vers les Rochers-de-Naye sur le ballast de la voie ferrée au volant d’une automobile Martini licence Rochet-Schneider. L’événement avait été filmé en octobre 1903 par deux caméramans de la British Mutoscope and Biograph Company, venus exprès de Londres. Tout y était du dernier moderne – le palace, la voiture, le train, le cinéma –, et le panorama y régnait sous toutes ses formes, y compris celles que nous nommons aujourd’hui « panoramique » et « travelling ».En 2004, le festival montra ces images à un public de spécialistes, les conducteurs et passagers du Tour du Léman, un événement commémorant la première course automobile suisse, qui avait eu lieu le 17 et 18 septembre 1898. Condition de participation : rouler sur un véhicule automobile datant authentiquement d’avant le 31 décembre 1904.
L’ensemble des vues ou des plans qui constituent Captain Deasy’s Daring Drive, titre attribué par les catalogueurs du National Film and Television Archive, fait l’objet, depuis sa restauration en 1993, d’une attention et d’une circulation effectives. Des tirages nouveaux, au format standard 35 mm, ont rejoint les collections du Nederlands Filmmuseum, déjà riche en films Mutoscope & Biograph, et celle du Département audiovisuel de la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds, en raison de l’établissement neuchâtelois de l’entreprise Martini, un pionnier de la construction automobile suisse3. Avec le répertoire suisse des vues Lumière, c’est le corpus le mieux documenté des vestiges de la production des premiers temps du cinéma qui aient à voir avec notre territoire4.
2. De l’attrait de certains paysages
Des premières listes du Cinématographe Lumière éditées en 1897 au répertoire « documentaire » des maisons Pathé ou Gaumont à la veille de la Première guerre mondiale, sans oublier les tournages autochtones, les bandes réalisées en Suisse représentent probablement une filmographie de quelques centaines de titres, tout sujet confondu. Elles font de la contrée un motif recherché de cette catégorie de films que l’on appelait alors de « plein air », en opposition aux œuvres de fiction, réalisées en atelier. Que la Suisse le disputât en fréquence à l’Italie, celle des fameux lacs du Nord surtout, indique bien la nature de l’intérêt qui poussait les grandes maisons de productions européennes à envoyer assez régulièrement leurs opérateurs dans ce pays si pittoresque et si accessible à la fois. Les vues qu’ils en ramenaient à l’usage d’un marché international s’insèrent dans l’énorme production d’images — affiches, albums photographiques, cartes postales — liée au « décollage » touristique de certaines régions des Alpes et de leur périphérie immédiate à partir des années 1880. Dans une perspective plus large, cette production prolonge une tradition inaugurée par les ateliers d’aquarellistes du XVIIIe, relayée par les dioramas, la lanterne magique et la photographie, comme il serait aisé de le montrer en étudiant par exemple la représentation des chutes du Rhin, dont deux « vues », prises par Constant Girel sous la direction de Lavanchy-Clarke, figurèrent très tôt dans le catalogue Lumière. Chutes du Rhin vues de loin (cat. Lumière no 318) adopte la perspective d’ensemble cultivée par les védutistes, et Chutes du Rhin vues de près (cat. Lumière no 317) resserre la composition pour ne garder, sous un mince bandeau de ciel, que l’énorme flot en mouvement : d’une image à l’autre, la tradition reconduite et l’innovation formelle fondée sur les propriétés du moyen jouent un jeu de continuité et de rupture beaucoup plus subtil que ne le veut la légende d’une originalité absolue du cinéma. Les catalogues des maisons de production, les filmographies, les revues corporatives, le fichier géographique des rares archives parvenues à ce raffinement de l’indexation permettent une première appréhension du domaine. L’approche des sources primaires, soit le repérage des copies existantes, leur visionnage et leur étude reste encore une démarche embryonnaire5. Fortement stimulée par un colloque Domitor tenu à New York en 1994, la réappropriation de la production dite de « non fiction » des premières années du cinéma a mis en évidence l’importance du film de voyage, du travelogue. L’étude de la collection Joye (Londres), de la collection Desmet (Amsterdam), l’intérêt porté aux films coloniaux ou aux applications didactiques du cinéma ont largement démontré l’importance d’un genre multiforme dans la « fabrique » du regard cinématographique6.
3. La superposition des voies
Pour la Suisse, notre thèse est la suivante : la production cinématographique européenne des travelogues se superpose à la dense carte ferroviaire du réseau touristique établi dans le pays entre 1880 et 1914 – voies internationales des liaisons européennes et multiples moyens d’accès à des sites alpins spectaculaires, décalquant les principaux itinéraires des grands guides, Cook ou Baedeker7. Certes, la relation entre train et travelogue n’est pas exceptionnelle, comme on le saisit en lisant Gunning pour les Etats-Unis ou Convents pour l’Afrique, sans parler évidemment des multiples premiers travellings qui furent réalisés par tous les producteurs dès 1896 depuis tout ce qui roulait sur rail et, accessoirement, naviguait sur l’eau calme des fleuves et des lacs8. La singularité du cas suisse tiendrait à deux éléments. D’une part, la superposition des deux médias – le ruban de celluloïd et les voies ferroviaires – est quasi systématique ; d’autre part, le voyage panoramique prédomine largement sur d’autres types de vues de plein air. Cette caractéristique tient naturellement à la configuration d’un site aussi typé que le paysage alpestre, dont la Suisse proposait un réservoir particulièrement riche, renommé et accessible par la locomotion mécanique.
Le corpus des premiers films à sujet suisse permet une observation qui renvoie à l’évolution générale du film de plein air entre 1896 et 1914, lui-même déterminé par les changements à l’échelle de l’ensemble de la production. C’est en fait à partir de 1907-08, époque du passage du spectacle périodique à la salle permanente, qu’un répertoire se dessine de manière fortement consistante et concurrentielle chez les maisons de production étrangères qui se partagent quasi exclusivement le marché suisse et dominent le marché européen. Les Français (Pathé, Gaumont, Eclipse, Raleigh & Robert), les Anglais (Urban), les Italiens (Ambrosio), les Allemands (Welt Kinematograph Film) sont de la partie dans ce phénomène essentiellement européen de la permanence d’une production importante de films non-fictionnels, une permanence dont témoigne la composition des programmes de cinéma jusqu’à la guerre9. Les années antérieures, le phénomène est apparemment plus sporadique et, si l’on passe aux réalisations autochtones, ce que l’on sait de la production propre des forains et des tourneurs suisses, qui filment déjà avant la fin du siècle, semble indiquer que leur intérêt va plutôt à des événements dont le caractère national, identitaire ou spectaculaire (Festspiele, cortège historique, fête de gymnastique, manœuvres militaires, etc.), leur assure de figurer assez longtemps à l’affiche, plutôt qu’à des travelogues, dont par ailleurs la réalisation suppose une mobilisation et une infrastructure particulières10. Toutefois, d’une certaine manière, tout est là très tôt déjà, sur le plan iconographique. Il suffit de considérer les lieux choisis par Albert Promio et Constant Girel sous la houlette de Lavanchy-Clarke, concessionnaire suisse du cinématographe Lumière, pour alimenter le répertoire des vues Lumière en 1896 : Le Village suisse de l’Exposition nationale de Genève, un artefact littéralement pittoresque et hyperboliquement helvétique, fait l’objet de quatre numéros inscrits au catalogue de la maison lyonnaise. Reconstruit en partie à Paris en 1900, dans l’enceinte de l’Exposition universelle, le Village sera filmé à nouveau, comme en témoigne l’existence de deux sujets Edison et de quatre titres du catalogue Pathé. Restons-en à la production Lumière de 1896-1900, pour citer les sujets directement en rapport avec notre propos : les deux vues des chutes du Rhin près de Schaffhouse évoquées plus haut, trois vues montreusiennes, dont un travelling avant depuis le tramway électrique (Montreux, panorama, cat. Lumière no 1135), Interlaken (Interlaken : procession, cat. Lumière no 135), un tronçon de la ligne Viège-Zermatt en travelling (Zermatt : panorama dans les Alpes, cat. Lumière no 630). Outre les effets de mouvement, ce sont autant de parcours ou de hauts-lieux du tourisme cosmopolite grand-bourgeois de l’époque qui venaient inauguralement figurer à l’écran, un choix qui ne relève certainement en rien du hasard offert par le vif de la nature saisi au vol11…
N’oublions pas une vue Lumière hors-catalogue particulièrement significative pour notre propos, qui fut longtemps considérée par les catalogueurs comme prise depuis l’ascenseur de la Tour Eiffel… On s’y élève bien, pendant les quelques dizaines de secondes qu’elle dure, mais c’est au dessus de Territet et nous sommes sur le funiculaire qui mène à Glion. Le 9 ou le 10 octobre 1903, Lauste et son compagnon, Walter R. Booth, envoyés par la Mutoscope & Biograph Co., se rendront à Caux par cette voie que les touristes pratiquaient depuis vingt ans. La description tardive que fera Lauste de ce trajet est passablement embellie et son paysage remémoré excessivement panoramique, mais la légende d’une photographie de la ligne par Boissonnas Genève n’est pas loin de sonner comme un boniment illustrant l’effet recherché sur le spectateur par ce raide travelling ascendant :
Sur une distance de 680 mètres la voie s’élève de 320 mètres, et les personnes impressionnables ne peuvent se défendre d’un sentiment d’effroi.12
4. De l’événement à son image
Les photogrammes reproduits ici mettent en valeur un tournage daté de l’automne 1903 qui se situe d’un point de vue formel à la charnière entre deux périodes. La première est définie par la vue unique, la suivante par le film multi-plans, qui relève, ne serait-ce qu’en raison de la simple succession de prises de vue différentes, d’une nouvelle organisation spatio-temporelle de la description. En terme de genre, ces images de plein air présentent des éléments combinant des motifs de travelogue (site renommé, voie ferroviaire, parcours « physique » du paysage, panora-mique) et un sujet, l’automobile, qui relève alors, comme le sera bientôt l’avion, de vues dites sportives.
Rappelons brièvement quelques faits. En octobre 1903, la presse suisse et étrangère se fit l’écho d’un exploit sportif accompli le lundi 5 octobre entre Caux et les Rochers-de-Naye, au-dessus de Montreux. A la suite d’un pari, une automobile Martini 14CV de fabrication suisse, appartenant à un « sportsman » vaudois, le banquier veveysan Ernest Cuénod, conduite par le capitaine écossais Henry Hugh Peter Deasy, connu pour ses explorations dans le Tibet et le Turkestan chinois, atteignait la station supérieure de la ligne de montagne Glion Rochers de Naye en roulant sur le ballast. Si l’événement semble avoir eu lieu dans la discrétion, la résonance que lui donna l’annonce de sa répétition, publiée via l’agence Reuter par le Times du 6 octobre 1903, mobilisa sur les hauteurs de Montreux, le lundi 12 octobre 1903, journalistes, photographes professionnels et curieux. Mieux encore, l’événement annoncé fit l’objet d’un tournage cinématographique dont la complexité permet d’imaginer que l’entreprise, d’« a-filmique » qu’elle était avant sa publicité, était en quelque sorte devenue « pro-filmique », bien qu’à ce stade de la recherche aucun élément ne soit encore apparu qui atteste l’existence d’une relation d’intérêt effective entre la maison de production et les principaux acteurs de l’exploit13.
En même temps, les circonstances de la répétition entraînèrent un singulier paradoxe. Toutes les images de l’événement que nous connaissons, et elles sont aussi nombreuses que variées en genre (illustrations de presse, cartes postales, photos privées, vues filmées) furent réalisées lors de la répétition, à l’exception peut-être d’une photographie du 5 octobre, retrouvée en 2002 aux Archives de Montreux14. Or cette fois-ci l’exploit proprement dit, soit la montée jusqu’à la station ultime, à 1970 m, ne put être réalisé en raison de la neige survenue précocement ! Le véhicule revint au point de départ, mais les images enregistrées ce jour allaient désormais valoir comme des documents de l’exploit lui-même, bien qu’aucune d’elles n’attestât effectivement sa réussite, l’arrivée au sommet. Toutefois, comme le dit l’anonyme correspondant du Daily Graphic :
…although, owing to the heavy snow falls on the upper slopes, it was impossible to cover more than a portion of the route, the section traversed provided sufficiently thrilling emotions, and, as it included as steep and as dangerous a course as any on the line, it amply proved, if proof were necessary, Captain Deasy’s claim to have accomplished the whole trip.
Et la mise à l’épreuve de l’automobile – résistance des pneus, capacité du moteur et solidité des freins sur une déclivité maximale de 220 ‰ – n’en fut pas moins renouvelée avec succès 15 .
5. Un cinéma des sensations
Notre matériel appartient à un corpus dont la redécouverte est une des plus intéressantes récupérations faites durant les années 1990 de l’héritage des débuts du cinéma, aux multiples formats d’avant la standardisation du 35 mm. Il s’agit de films en 68 mm, non perforés, produits et exploités par la British Mutoscope & Biograph Company. Filmées par une caméra de marque Mutograph, ces bandes de grand format étaient à double usage. Reportés sur des feuilles cartonnées montées en rouleau et feuilletées mécaniquement selon le principe du « flip-book », les photogrammes se prêtaient à un visionnement individuel sur le Mutoscope, où l’image de 50 mm de hauteur était légèrement agrandie par une lentille (manufacturé vers le début de 1897, brevet américain déposé par Herman Casler en 1894). Elles pouvaient également être projetées par le Biograph, un appareil de même format 68 mm, exploité entre l’automne 1896 et 1904 environ, à la mise au point duquel avaient collaboré Herman Casler et W. K. Laurie Dickson, deux des fondateurs de l’American Mutoscope Company (Dickson est connu pour avoir auparavant développé pour Edison le Kinetograph et le Kinetoscope). Le répertoire général du Biograph était alimenté par la production de diverses filiales installées notamment en Angleterre, en France, en Allemagne et en Hollande.
Curieusement, Brown et Anthony, les auteurs d’une très complète monographie sur la maison britannique, considèrent le film comme une production de la Mutoscope & Biograph Co. allemande, arguant qu’en 1903 la maison britannique ne produisait plus de sujets en 68 mm, contrairement aux filiales continentales et en particulier la firme allemande. Ils attribuent à celle-là les vues montreusiennes en se fondant probablement aussi sur le monopole de principe qu’elle exerçait sur le territoire suisse. Entre-temps, l’identification formelle des deux opérateurs, Emile Lauste et W. R. Booth, ne permet plus de douter que ces derniers furent envoyés par la maison londonienne et qu’il s’agit effectivement d’un cas exceptionnel, puisque la filmographie de Brown et Anthony permet de constater le peu de tournage de la British Mutoscope Biograph sur le continent et l’absence complète de vues suisses, à part celles qui nous occupent ici16.
Parmi ces films, le fait que notre ensemble se présente sous la forme d’une série élaborée de vues, plutôt que de sujets isolés ou rattachés entre eux par une simple identité thématique, apparaît comme une étonnante exception dans cette ampleur. Le résultat du tournage se présente en effet sous la forme de quinze vues réparties en deux séries, neuf plans décrivant la montée de l’automobile sur la voie ferrée (105 m en 35 mm) et six plans la descente (60 m en 35 mm), soit au total quelque onze minutes de projection. Pour la plupart des images, c’est la figure cardinale du travelogue qui est utilisée : le « panorama », soit le travelling avant et arrière, pris depuis le train17. Le terme de « vue » est ici d’un usage délicat, car en général il laisse entendre que chaque image constituerait une entité autonome. Or nous sommes en présence de deux véritables ensembles, qui décrivent d’un plan à l’autre, en opérant des ellipses, l’aller et le retour d’un trajet spatial linéaire (toutefois, l’ordre du catalogage est discutable : une vue reste flottante, la première – voir fig. 1 – et une succession improbable, voir fig. 7-8). Le terme de « plan » peut également prêter à confusion, dans la mesure où il entraîne l’idée d’une coïncidence systématique entre la prise et l’image éditée : or deux « plans » sont en fait le résultat d’une opération de montage (« jump cut »). Plus ou moins perceptible, la coupe synthétise la description en éliminant un temps jugé informativement mort (voir fig. 3-4 et 5-6). Ce procédé de raccordement, souvent invisible, est une des caractéristiques du « phantom ride », comme en témoignent de nombreuses vues de ce genre produites par Mutoscope & Biograph, qui exploitent notamment la facilité d’escamoter la discontinuité en profitant de l’obscurité des tunnels. Leur durée « spectatorielle », apparemment monolithique, peut varier ainsi entre 60 et 190 secondes18.
L’exploitation des vertus spectaculaires d’un format comme le 68 mm du Biograph pourrait paraître un élément d’archaïsme, caractéristique d’une situation antérieure à la standardisation des formats, si les salles Imax installées aujourd’hui parfois aux abords mêmes des sites naturels les plus pittoresques (Grand Canyon !) ne nous rappelaient le pouvoir d’attraction permanent de procédés employés précisément pour cultiver les chatouillements du toboganning visuel. Fondamental pour apprécier cette montée et cette descente du Capitaine Deasy et de ses passagers, l’effet sensationnel de la pénétration frontale du paysage, le sentiment du vide et l’approche de la montagne sont des éléments que nos illustrations ne permettent évidemment pas de faire éprouver. Nos deux séries complémentaires, du moins telles qu’elles ont été conservées, présentent une approche à la fois linéaire et globale de l’événement. Non seulement elles en déroulent la succession, mais elles en organisent l’approche visuelle en faisant alterner les prises « panoramiques » (travelling avant) et les prises fixes effectuées depuis le terrain. Mieux encore, en intégrant au spectacle de l’exploit celui de son filmage, elles proposent l’image d’un deuxième exploit : celui de l’entreprise cinématographique que constitua le tournage lui-même. Prenons au mot le slogan londonien accompagnant la présentation de ces vues : « sensational ». C’est en effet un cinéma des sensations – et à partir de ce mot on pourra déployer l’éventail contemporain de l’éloge du cinématographe, de la connaissance par la vue au langage universel de l’image en passant par l’objectivité intrinsèque de l’objectif, ou alors soulever le couvercle de la boîte de Pandore : la sensation court-circuitant la raison, sollicitant les instincts, engendrant la confusion du vrai et du faux.
A la sensation panoramique mouvementée, notre terrain est des plus propices : tramway électrique de la ligne Vevey-Villeneuve (Montreux : panorama), funiculaire de Territet (vue Lumière hors catalogue), ligne Brig – Zermatt, pour les années initiales ; films tournés dans l’Oberland bernois et à Zermatt par Ormiston-Smith pour Charles Urban Co. entre 1903 et 1910 ; train à crémaillère de Suisse centrale qu’un plus patient que nous finira bien par identifier (La Suisse par le train, Pathé 1905, visible sur www.pathearchives.com), fraiseuse ferroviaire engadinoise filmée tel hiver des années 1910 par Burlingham – à chaque fois, le panorama/travelling entraîne le voyageur vicariant dans la scène changeante qui se déroule sous ses yeux. Et tant mieux s’il se présente un tunnel. L’obscurité, propice au raccourcissement subreptice du plan, permet comme un changement à vue, se prêtant à un jeu de couvrement et de découvrement accentué par la netteté et la profondeur du champ. L’attraction du « phantom ride » perdurera dans les films de montagne romanesques, la montée de la vallée vers les cimes chargée désormais d’une valence morale. Quant au « panoramique », moment obligé de l’appropriation visuelle du paysage, il est alors associé à l’effort d’une conquête accomplie par les protagonistes de la fiction.
Dans la série de vues de Captain Deasy’s Daring Drive, le sentiment de la vitesse est un élément-clé du spectacle, et cela sur un triple plan : la vitesse visible des véhicules ; la vitesse éprouvée par l’effet du « travelling », dont le support est escamoté du champ, laissant jouer au vide son rôle dramatique ; enfin, la vitesse de succession des vues à la projection, si souvent relevée à l’époque, à notre grande surprise d’ailleurs, car aujourd’hui nous épuisons d’un coup l’action du « plan », ne sachant plus que l’on regardait le « tableau ». Outre cet élément, qu’il faut faire venir au jour au moyen d’une sorte d’archéologie de la sensation et de la représentation, nous dirons pour conclure que les vues ou le film de Captain Deasy’s Daring Drive présentent un étonnant concentré de motifs qui dessinent les contours d’une modernité alors conquérante :
un site de renommée internationale fréquenté par une clientèle de luxe, mis à portée du regard ;
un équipement touristique (hôtels et infrastructure ferroviaire) qui exploite au maximum les potentialités panoramiques du paysage et qui ne cache pas l’« ingéniérie » nécessaire à cette fin, quitte à susciter l’ire des premiers protecteurs du paysage ;
un exploit physique et un test d’endurance mécanique touchant à un sport et à un produit industriel de pointe, l’automobile associant performance technique, innovation et aventure ;
peut-être aussi une opération publicitaire, qui participerait à ce titre d’une forme alors très controversée de la modernité : la réclame ;
Enfin, last but not least, l’auto-représentation du moyen de reproduction qui passe alors pour un des produits les plus caractéristiques du jeune siècle, le cinématographe.