À propos d’Absolut
Entretien avec Romed Wyder
Cet entretien a été réalisé au cinéma Spoutnik (L’Usine, Genève), le mercredi 15 décembre 2004. Sortie sur les écrans le 20 avril 2005
site : www.absolut-film.com
Biofilmographie du réalisateur
Né en 1967 à Brigue. Diplômé de la section cinéma de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Genève, en 1995. Membre actif du Cinéma Spoutnik ; fonde avec cinq amis cinéastes Laïka Films en 1993. Depuis 2001, vice-président de l’Association suisse des scénaristes et réalisateurs de films. Fonde Blow-Up Film Production SA en 2003.
1992 November am Meer , court métrage (fiction)
1995 Squatters , long métrage (documentaire)
1996 Excursion , court métrage (fiction)
1997 Ecran d’argile , moyen métrage (documentaire, coréalisé avec Maria Watzlawick)
1999 Pas de télé, pas de café, pas de sexe , long métrage (fiction)
2004 Absolut , long métrage (fiction)
Synopsis établi par l’auteur
Le jour où Alex tente d’installer un virus informatique dans une banque, un accident de voiture lui fait perdre la mémoire à court terme. En se réveillant à l’hôpital, on lui apprend qu’il est resté deux jours dans le coma. Que s’est-il passé ? Alex suit une thérapie, afin de recouvrer ses souvenirs de la journée de l’accident. Pour lui, visions et réalité se confondent en un nœud extrêmement troublant. Alex tentera de s’en extirper, d’autant plus que ce qu’il découvre s’avère plutôt inquiétant…
Ton troisième long métrage, Absolut, est un film de fiction. Il comporte un ancrage socio-politique contemporain qui est présent dans tes films antérieurs, indépendamment de leur genre. Pourtant, en Suisse romande, la vogue actuelle, c’est le documentaire narrativisé sur le mode fictionnel. Comment envisages-tu le rapport entre la fiction et l’ancrage réaliste de ton film ?
Précisons tout de suite que je n’exclus pas un retour au documentaire. Mais le travail en deux temps de la fiction m’intéresse particulièrement. A la base, il y a un scénario et une phase préparatoire d’écriture. Puis intervient la phase d’exécution, avec sa part d’aléa, qui permet d’éprouver après-coup la valeur du scénario. Nous sommes dans la même situation qu’un architecte qui dessine une maison : celui-ci établit d’abord un plan, puis il supervise la construction. La conception du plan doit respecter certaines règles, pour que la maison ne s’écroule pas. Mais la valeur architecturale de la construction et la qualité de son intégration dans l’espace n’intervient qu’à un second niveau. De la même façon, le film commence sous la forme d’un projet difficilement visualisable et prend fin en s’incarnant dans une forme concrète.Dans le documentaire, il en va tout autrement. Nous partons d’un thème ou d’un personnage central, sans vraiment savoir où il va nous conduire : tout dépend de la situation ou de la personne qui nous fait face. Le tournage, dans le documentaire, correspond à une phase de collecte d’éléments et d’images. Le film ne se fait vraiment qu’au montage qui constitue la véritable phase de la construction : le cinéaste réalise son film à partir d’éléments qui ne lui appartiennent pas, qu’il doit s’approprier. L’assemblage du film se fait sur un mode différent que celui de la fiction.
La fiction te permet-elle de tenir un propos plus précis et articulé sur la situation politique contemporaine que dans la pratique documentaire ?
Théoriquement, oui. Mais il y a un écart difficilement mesurable entre le propos que l’on veut tenir et le sens que va y voir le public. Dans le scénario, le début d’Absolut était plus long : à travers la mise en scène d’images du télé-journal de la TSR, on apprenait longuement le contexte de ces rencontres politiques, ce qui a pour effet d’exaspérer le spectateur, déjà au fait de ces événements. Il fallait plutôt entrer immédiatement dans l’histoire et retracer en parallèle le contexte dans lequel les personnages sont immergés.
Donc tu poses un canevas, tu construis un échafaudage, que tu modifies à vue en cours de route.
Effectivement. Comme on le dit d’habitude, il y a trois phases dans la fiction : le scénario, le tournage et le montage. Pour construire un film, nous intervenons sur ces trois niveaux. Mais au stade du montage, nous pouvons, tout au plus, modifier le cours de l’histoire : il n’est plus possible de la changer du tout au tout, à moins d’adhérer aux pratiques expérimentales. Pendant le tournage et le montage, nous sommes évidemment influencés par les couches de sédimentation précédentes du film. Mais c’est le travail de l’équipe qui s’avère prépondérant. En effet, les décisions sur la direction que le film doit emprunter se prennent sur le moment même. Il y a heureusement cette part d’improvisation qui nous détourne d’une exécution mécanique d’un plan.
Tu as parlé d’une prise de conscience progressive de ta part d’un trop-plein informatif vis-à-vis du spectateur. Comment la question du public s’est-elle posée durant les trois phases que tu as distinguées ? Vises-tu un type particulier de spectateur ?
Quand je fais un film, je cherche à tenir un propos que le spectateur doit être en mesure de comprendre. Je ne peux donc pas faire abstraction du public. Sa prise en compte a des répercussions sur les trois phases d’élaboration du film. Evidemment, il y a une marge d’erreur : les réactions du public sont très subjectives, elles ne peuvent pas être complètement anticipées. La présence d’un collaborateur extérieur, qu’il s’agisse du producteur ou du coscénariste, introduit une distance qui permet d’évaluer la bonne intelligibilité du film. Quand nous écrivons un film, nous sommes à la fois auteur et spectateur. Nous avons donc besoin d’un regard extérieur pour corriger et rectifier certains éléments. Quand je réalise un film, le spectateur fictif auquel je pense joue un rôle déterminant.
Ce film, tu l’as autoproduit et coécrit avec Maria Watzlawick et Yves Mugny.
Le scénario a été écrit par couches successives, suivant un jeu d’échange et de relance. J’écris une première mouture. Yves Mugny réécrit la scène. Suivant cette dynamique d’interaction, je propose une nouvelle version à Yves Mugny. Maria Watzlawick intervient dans un troisième temps, en occupant la place d’un regard extérieur, celui du producteur si l’on veut. Elle revient sur la direction des événements dans leurs grandes lignes, et apporte un regard féminin sur le film. Elle affine les dialogues et la psychologie des personnages féminins que nous avons construits.
Cette dynamique d’interaction entre le scénariste et le coscénariste a-t-elle une incidence sur le rapport aux genres, le film entremêlant les codes du film d’action, du film politique et certains motifs issus de la science-fiction ?
Je ne me suis pas posé la question du genre avant l’écriture du scénario. Ce mélange des genres s’est imposé lorsque je cherchais une forme satisfaisante pour raconter l’histoire à laquelle je tenais. Cette hétérogénéité va à l’encontre des conventions qui ont cours dans le cinéma et risque d’égarer le spectateur, de le lancer sur une fausse piste. Dans Absolut, je ne pense pas qu’il y ait de brusque rupture de genres, ceux-ci se superposent tout simplement. Mais à présent, quand il s’agit de faire la promotion du film et qu’on me demande dans quel genre s’inscrit mon film, j’ai de la peine à répondre : s’agit-il d’un thriller ou d’un film politique ? Je ne peux pas cocher la bonne case…
Á l’avenir, penses-tu tenir plus étroitement compte de ces réalités du marché, par exemple en travaillant avec un producteur qui peut remettre en cause cette indistinction entre les genres ?
Oui, je peux tout à fait l’envisager, le but étant de faire un film abouti qui peut rencontrer un public. Par ailleurs, je trouve que nous ne pouvons pas nous aliéner le public si nous avons recours à des budgets relativement importants.
Quel est le budget de ton film ?
Il est de l’ordre de 1,3 million. Dans ce cas, selon moi, nous ne sommes plus dans le domaine de l’art, de l’expression dans une absolue liberté. Nous devons penser à un public potentiel. Nous avons besoin d’un producteur qui occupe une position d’extériorité et une fonction de guide, pour mieux nous orienter. Cette carence me semble handicaper la plupart des réalisations en Suisse. La prochaine fois, je travaillerai sûrement avec un producteur. Mais il est très difficile de trouver un producteur en Suisse qui s’investit pleinement et avec sincérité.
Ce qui, par ailleurs, n’exclut pas un mélange des genres. Dans les années 1970, il y a une vogue de films qui mêlent thriller et politique, notamment aux Etats-Unis autour de la théorie du complot. As-tu consciemment réactivé cet héritage cinématographique ?
En fait, j’ai délibérément lié le thriller au politique depuis le début de mon travail sur le film. Le problème, c’est que le thriller, selon les attentes du public, est lié au cinéma américain à grand budget. Dans cette perspective, il est exclu de réaliser un thriller en Suisse, avec un budget relativement modeste. Une certaine forme, liée au cinéma horrifique et provoquant un effet d’épouvante, est exigée. Dans mon film, les effets horrifiques sont suspendus. Je voulais que le spectateur se sente proche du personnage principal, Alex, qui perd la mémoire, qui devient paranoïaque et qui confond le réel et l’imaginaire. Le spectateur doit se retrouver dans un même état de désorientation, ce qui ne correspond pas à la logique du thriller. A ma connaissance, il n’y a pas de genre privilégié qui permette de rendre cet état d’égarement. De plus, pour ne pas contrevenir aux codes du thriller, j’aurais dû personnifier le méchant. Dans Psycho, par exemple, le mal est peu caractérisé, il s’agit d’une silhouette qui se tient derrière une fenêtre, mais il est attaché à une personne, ce qui permet de susciter un sentiment d’effroi chez le spectateur. Alors que dans Absolut, le mal est omniprésent et diffus : c’est l’ICC, le pouvoir financier, l’économie mondiale… Ce qui correspond de fait à la réalité, où le mal s’identifie au système.
Ton film, dans son discours, entrecroise militantisme et courants anti-utopiques – identifiés, dans le champ littéraire, aux écrits d’Aldous Huxley et de George Orwell, entre autres.
Ces deux grands thèmes, les discours politiques et scientifiques, sont au cœur du film. C’était un défi pour moi que de croiser ces éléments a priori inconciliables. La notion de manipulation m’a permis de les réunir. Le personnage d’Alex est manipulé par les scientifiques. Lui-même, à travers son action politique (c’est-à-dire l’insémination d’un virus dans l’ordinateur d’une grande boîte), cherche à manipuler l’ordre économique global. Dans la société contemporaine, la manipulation est omniprésente. La dernière guerre du Golfe est un symptôme patent de cette manipulation généralisée : les raisons qui justifiaient l’intervention armée ont été inventées de toutes pièces et, aux Etats-Unis en tout cas, la population les a acceptées comme argent comptant. En fin de compte, c’est le spectateur de mon film, à l’image d’Alex, qui se fait aussi manipuler.
T’es-tu documenté sur les recherches les plus avancées en ingénierie cérébrale ?
Bien sûr. L’appareil de stimulation neuronale dans le film représente une anticipation par rapport à l’état actuel des recherches. Des cartographies cérébrales sont couramment pratiquées, le problème majeur reposant sur les difficultés à localiser les parties à stimuler. Dans ces recherches qui se sont avérées passionnantes, j’ai largement été orienté par un neurologue qui a mis à ma disposition le casque qui apparaît dans le film.
Dans le thriller politique américain des années 1970 (Alan Pakula, John Frankenheimer, Sidney Lumet), il n’y a pas d’identification de figures d’oppression : il est question d’individus instrumentalisés par un pouvoir qui les dépasse, l’oppression ne faisant pas l’objet d’une caractérisation.
Effectivement. Mais pour ma part, je me réfère plutôt au modèle de Casablanca, où il y a une forte interaction entre le contexte politique et l’histoire d’amour. Le personnage joué par Humphrey Bogart doit prendre une décision, c’est-à-dire rester avec sa compagne ou bien mener son combat politique. Absolut reproduit cette situation, mais en laissant planer une certaine équivoque quant au niveau de réalité de l’histoire. Je tenais aussi à jouer avec le spectateur, en l’aiguillant sur des fausses pistes pour qu’il se pose des questions, pour qu’il ne puisse plus distinguer les différents niveaux de réalité, contrairement au mode de narration qui prévaut dans les années 1940-1950.
Ce qui peut nous amener à la variété des régimes d’-images mises en scène dans le film… Il y a d’une part une partition entre les images de fiction et les images d’actualités, d’autre part différents degrés de mise en scène au sein des images renvoyant à l’actualité.
Au début du film, j’incorpore des images documentaires de policiers déguisés en casseurs qui prennent d’assaut le centre culturel associatif de L’Usine. Si j’avais dû tourner moi-même ces images, qui ont une fonction d’authentification du récit, je ne les aurais pas mises autrement en scène. Evidemment, les récupérer constitue un gain de temps et d’argent. Dans le film, ces images ont surtout pour fonction de présenter le contexte dans lequel les personnages principaux se trouvent et d’expliquer leurs visées altermondialistes. Elles permettent de justifier leur option pour une autre stratégie de résistance : plutôt que de lutter sur le plan de l’affrontement direct, ils décident d’inséminer un virus informatique dans les places fortes du pouvoir. Ces images, qui ont une fonction documentaire dans le film, sont d’ailleurs données comme telles, les personnages visionnant une cassette vidéo.D’autre part, il y a les images du télé-journal, à la Télévision Suisse Romande, avec le présentateur Darius Rochebin qui a accepté que je le mette en scène. Ces images sont là pour accréditer l’ancrage réaliste du film et pour délivrer un certain nombre d’informations. C’est par le biais et par le filtre du média que les personnages apprennent qu’il y a un problème à la bourse, par exemple : le virus qu’ils ont inséminé s’est apparemment propagé. Ainsi, on apprend encore qu’un informaticien a été enlevé, puis libéré : le personnage d’Alex, tout comme le spectateur, se demande : s’agit-il bien là de Fred ? Nous nous rendons compte que les médias fonctionnent ainsi : les informations qu’on nous donne sont incomplètes et impossibles à recouper. Enfin, il y a encore la cassette vidéo qu’Alex visionne, attestant la manipulation dont il fait l’objet de la part des scientifiques. L’ensemble de ces images documentaires est intégré de façon utilitaire dans le film : ces images n’ont pas d’autre fonction que narrative, elles font partie de l’univers fictionnel des personnages.
Les images officielles des médias sont remises en scène dans ton film, alors que les images provenant de médias indépendants sont citées en tant que telles. Pourquoi avoir opté pour ces deux modes divergents d’énonciation ? Voulais-tu que le spectateur en déduise des degrés de fictionalité différente ?
Je pense que le spectateur fait la différence entre le statut brut, pris sur le vif, des images que le générique du film attribue à Indymedia, et les images de la télévision qui a par ailleurs diffusé un bref extrait des documents d’Indymedia. Le film thématise cette opposition entre les médias officiels et les canaux de diffusion alternatifs (dont les images, échappant à la censure, se caractérisent par une durée insistante et une volonté d’exhaustivité) : les personnages d’Alex et de Fred gèrent un site Internet, sur lequel ils font circuler les images d’Indymedia.
Tu suis par ailleurs tes personnages à la trace : la caméra est toujours très proche d’Alex, lui attribuant le statut d’une figure identificatoire très forte. Il est très peu caractérisé, comme évidé de l’intérieur, permettant ainsi à un public très large de le prendre comme support d’identification, de l’investir depuis l’extérieur…
Pour que le film fonctionne, il faut effectivement s’identifier à Alex. C’est un personnage qui a des convictions politiques, mais qui met les pieds dans un dispositif qui lui échappe. Ce n’est pas un martyr prêt à mourir pour la cause qu’il défend, mais un simple quidam, comme toi et moi, qui se dit qu’il faut faire quelque chose. Son action, qui a des répercussions au-delà de ses attentes, le réduit à un rôle passif, où il subit les événements. La position du héros actif est renversée, ce qu’on a pu par ailleurs me reprocher. La seule scène où il redevient actif le représente volant une cassette vidéo à la doctoresse pour comprendre l’engrenage dans lequel il a été enrôlé. Sinon, il subit un accident, une perte de mémoire.
Quand Alex installe le virus sur l’ordinateur de la boîte où il travaille, il est programmé à l’action à tel point qu’il ne parvient pas à s’adapter à la situation présente : il agit alors qu’il ne le devrait pas, comme le lui fait remarquer Fred (« tu n’avais pas le temps d’installer le virus, pourquoi l’as-tu quand même fait ? »).
Il y a plus encore. Dans cette même journée, on le comprend rétroactivement, son amie l’a quitté, ce qui pousse sa passivité à son comble. Dès lors, il est poussé à agir, lorsqu’il se retrouve face à l’ordinateur. Il essaye d’installer le virus malgré le manque de temps, comme pour donner un sens aux événements qu’il vient de subir. Un doute subsiste quant à l’origine de l’accident de voiture qui suit, faisant basculer le destin du personnage et provoquant sa perte de mémoire : l’accident est-il organisé par les dirigeants de l’ICC ou est-il contingent ? Vraisemblablement, celui-ci n’est pas simulé : si l’ICC voulait le faire disparaître, Alex ne serait pas sorti vivant de l’entreprise.
L’identification au personnage est facilitée par le fait qu’on accède à ses pensées. Une opposition qui traverse le film a trait au clivage entre la réalité fictionnelle et les souvenirs du personnage. Comment as-tu articulé, sur le plan dramaturgique, l’indiscernabilité de plus en plus prononcée entre réalité et souvenir ?
Cette indiscernabilité est liée à l’invention de la doctoresse qui réalise le rêve de tous les scientifiques. Elle a mis au point un appareil qui permet de stimuler des sensations dans le cerveau, ce qui est théoriquement possible. Cette utopie constitue un thème cinématographique que l’on rencontre souvent dans le cinéma : il suffit de penser à Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999) ou à eXistenz (David Cronenberg, 1999). Ce dispositif permet de jouer avec le spectateur, en postulant qu’il n’y a plus de différence entre la réalité et le souvenir ou le rêve. Lorsqu’Alex quitte l’hôpital, nous l’accompagnons comme dans le réel. Ce n’est que lors de la scène d’amour dans la douche, lorsque nous réalisons qu’Alex est avec la doctoresse et non pas avec son amie, que nous comprenons que nous n’avions pas affaire à la réalité – et c’est alors que le personnage se réveille.
Tu finis toujours par désamorcer cette indiscernabilité, de telle sorte que le spectateur sache toujours faire la part de la réalité et du souvenir, que celui-ci soit réel ou fantasmé. Ce qui constitue une nouvelle opposition : il y a d’une part les souvenirs, d’autre part la projection de fantasmes dans les souvenirs, liés à une stimulation actuelle.
Nous pouvons effectivement exercer une influence sur le cerveau, mais il y a toujours des éléments qui résistent ou qui dysfonctionnent. Des stimulations provenant de l’extérieur s’immiscent dans les souvenirs. À l’origine, dans le scénario, la distinction entre souvenirs réel et fantasmé était très nette. Mais par la suite, nous avons un peu brouillé les pistes, pour que le spectateur perçoive l’état d’égarement du personnage. Les clôtures des scènes fantasmatiques sont facilement identifiables, mais nous avons parfois fait sauter les seuils d’entrée dans le fantasme.À la fin du film, lors des épisodes de cavale, un cauchemar intervient. Le bruit de la douche, lorsqu’Alex pénètre dans la chambre de la doctoresse, introduit cette scène cauchemardesque que nous avons déjà vue. Le cauchemar se fait sur le mode éveillé. Le réveil effectif d’Alex, qui se trouve dans une chambre d’hôtel, authentifie l’ancrage des scènes de fuite dans le réel.
Les événements, s’ils sont ancrés dans le réel, paraissent aussi volontairement invraisemblables. Peux-tu préciser le statut que tu accordes à ce cauchemar ?
Plusieurs éléments dans le cauchemar concourent à un effet d’étrangeté. Lorsque la scène de l’hôpital est reproduite, une musique, qui jusqu’alors était liée aux scènes en extérieur, intervient. De plus, lorsqu’Alex voit les doctoresses converser, leur dialogue n’est pas audible, contrairement à la scène initiale reproduite. Une fois à l’extérieur de l’hôpital, la femme avec son chien, qui était jusqu’à présent liée à l’atelier informatique, dévisage Alex avec insistance : ce dernier s’imagine alors dans son fantasme se jeter sous une voiture pour se suicider. Plusieurs éléments jettent donc le soupçon sur la réalité de cette séquence.
Plus généralement, il y a des invraisemblances au niveau de la narration : que la doctoresse fasse cause commune avec Alex et décide de s’enfuir avec lui constitue un coup de force scénaristique, qui ne se justifie pas en termes de motivation psychologique.
Un sentiment de trahison peut expliquer le comportement de la doctoresse : elle apprend que l’ICC finance leurs recherches en échange d’informations qu’ils extirpent du cerveau d’Alex. De plus, la responsable du projet demande à la doctoresse elle-même d’endommager irréversiblement la mémoire d’Alex, en le soumettant à un excès de stimuli, ce qui la contraint à prendre position. Tout le film est énoncé du point de vue d’Alex. Mais lors de cette scène, la doctoresse occupe le foyer de la focalisation. Après avoir lu le scénario, plusieurs personnes ont d’ailleurs soutenu que la doctoresse est le personnage principal du film. C’est elle qui prend la plus grande prise de risque et la décision la plus importante. Pendant le climax du film, toute l’attention est donc reversée sur un personnage secondaire qui n’en reste pas moins à l’arrière-plan.
Il y un net changement dans l’espace arpenté : jusqu’alors, l’espace quadrillé était relativement restreint et statique, avec une unicité du point de vue. La fuite en avant des personnages implique un parcours et un déploiement dans l’espace. La doctoresse prend l’initiative, relativisant ainsi l’importance d’Alex, mais elle demeure cependant encore à l’arrière-plan.
La prise de décision de la doctoresse est déterminante, mais elle scelle sa perte. Alex se trouve alors relégué à l’arrière-plan, comme un personnage secondaire. La situation est peu cinématographique. Je n’ai fait que suggérer l’effondrement de la doctoresse. Elle est désemparée : elle demeure muette, statique, à l’arrière de la voiture. La doctoresse et Alex sont assimilés à des personnages secondaires, pendant cette scène qui est menacée par une certaine fragilité.
Quel statut accordes-tu à l’épilogue, qui se détache du mode de représentation qui prévaut jusqu’alors ?
L’épilogue permet de recadrer les événements auxquels le spectateur a assisté sous un angle nouveau. L’interview de la « vraie Lucie » permet d’accréditer l’idée que l’histoire rapportée dans le film s’est réellement déroulée. Mais nous n’avons aucune possibilité de le vérifier puisque, par la force des choses, les événements sont étouffés. La « vraie Lucie » a donc la fonction d’un témoin qui est passé entre les mailles du filet. Elle confronte le spectateur à cette question : comment pourrais-je jamais avoir connaissance d’événements de cet ordre ?
Tu as l’intention de prolonger le film à travers un site Internet. Quelle est la fonction du site vis-à-vis de l’objet film ?
Le site Internet peut prolonger ou anticiper les événements rapportés dans le film. Il y a d’ailleurs un embranchement initial qui départage les spectateurs qui ont vu le film de son public potentiel. La gestation du projet du film est retracée, à travers une interview avec son réalisateur et le scénariste, et des textes revenant sur la rencontre avec la « vraie Lucie » et son témoignage qui constitue la base du film. J’intègre également les recherches que j’ai menées autour de cette histoire, telles que l’appareil technique de la scientifique, le déroulement du G8 à Evian et du Forum économique mondial. Je mets en place un répertoire de liens qui renvoient à d’autres sites, officiels ou altermondialistes. Sinon, il y a plus classiquement des interviews avec les acteurs, des extraits de making of du film. J’ai conçu le site en fonction d’une projection test avec des élèves. Ceux-ci m’ont posé une foule de questions : ils voulaient savoir si l’histoire était réelle. Le site Internet apporte quelques réponses mais, à l’image du film, il est là pour soulever des questionnements.