Sens vibratoire et sens giratoire : la fantasmatique sonore dans l’œuvre de David Lynch
Á l’origine était le son. Une musique ou un bruit, souvent les deux, ne formant qu’un seul registre de perception sonore. Passé le générique du film, le bourdonnement inquiétant ne s’arrête pas. Au contraire, il semble définir l’espace de la représentation, installer les personnages et instaurer d’emblée un régime sensoriel dont le spectateur devine déjà qu’il sera aussi déroutant qu’épuisant. C’est le bruit sourd dans lequel naît l’univers de Eraserhead (1976), la contamination de la délicieuse chanson country Blue Velvet par le timbre sépulcral de la pression d’eau dans un tuyau d’arrosage, c’est la rumeur sourde qui envahit l’écran de télévision avant de le faire imploser, provoquant les cris d’un premier meurtre dans Fire Walk With Me (1992), c’est le grondement sourd qui jaillit du générique de Lost Highway (1997) pour plonger de manière vertigineuse Fred Madison dans les méandres de son identité, c’est encore le fracas de la chute d’Alvin dans A Straigt Story (1999), ou le bruissement qui enfouit le spectateur dans les ténèbres de la Mulholland Drive. Les films de Lynch commencent dans une sorte de chaos originaire du son, qui relève, selon les cas, du cri et de la détonation catastrophique, ou du murmure intime et secret, fiévreux et paranoïaque. Evoquant les premières minutes de Lost Highway, Guy Astic écrit que le réalisateur, en refusant de filmer les sources sonores, donne au bruit une forme d’autonomie qui dépasse l’aspect fonctionnel de sa provenance et lui confère un rôle d’enclencheur, comme un lever de rideau sonore pur : « Partant, il se rapproche du clap d’un tournage ou, combiné avec la basse, au ronronnement de caméra. »1. Cette fonction énonciatrice du récit, qui montre souvent l’enfantement du film par sa bande son, constitue une caractéristique définitoire du cinéma de Lynch.
Très fréquemment interrogé sur les passerelles entre ses activités de peintre ou de musicien et ses œuvres de cinéaste, Lynch rappelle toujours qu’il est avant tout un sound designer. Il n’est pas interdit de penser que le son est à la naissance de ses images et que les plans peuvent être considérés comme des évocations visuelles de sonorités précises. Pour cette raison, la bande sonore des films de Lynch, à la fois souterraine et insistante, subtile et poussive, se soucie peu de la cause originelle des bruits et des musiques, et se trouve toujours principalement composée d’éléments acousmatiques. Pour une large partie de la critique, le vocabulaire permettant d’appréhender l’œuvre du cinéaste relève d’ailleurs couramment du lexique de la composition musicale2. Décrivant ses méthodes de travail, Lynch a souvent insisté sur la méticulosité avec laquelle il choisit ses musiques – qui sont fréquemment à la base de la conception des personnages et des situations3 – et la précision avec laquelle il ordonne les dialogues au rythme de la musique (la faisant diffuser, soit au casque, soit sur le plateau, durant le tournage)4. Malgré son apparente autonomie, la bande son perturbe toujours le champ visuel, elle le fait naître, le soutient, le redouble, le contredit (rarement) et, surtout, le pousse à certains paroxysmes formels. Cette étrange perméabilité entre la bande image et la bande sonore, qui empêche toute discrétion de cette dernière, éloignant Lynch de la conception classique hollywoodienne des rapports entre images et sons, est le lieu précis où s’exerce toute la fantasmatique propre au réalisateur. Elle est aussi celle qui permet la présence, en définitive peu incongrue car tellement allégorique, d’une oreille au milieu du champ de Blue Velvet (1986), une oreille comme oubliée dont il s’agit de retrouver l’origine.
Excursion sensorielle au pays du noir
La première phrase de Lost Highway est chantée par David Bowie : « Funny how secrets travel ». Si le spectateur ne sait jamais très bien d’où proviennent les secrets et quelle est leur destination, il voit et entend leur trajet tout au long des films, parfois incarné dans un motif cantonné à un seul film (le bébé de Eraserhead, l’image pornographique de Lost Highway, la petite boîte de Mulholland Dr., 2001) ou récurrent et transfilmique (les images d’autoroute filmées de nuit). Mais le secret lui-même échappe, peut-être parce qu’il n’est qu’un leurre, comme dans Le Faucon maltais (The Maltese Falcon, 1941) de John Huston. Á travers ce mode de fonctionnement filmique, c’est le régime insolite du film noir que Lynch rejoue, tant dans son projet narratif que figuratif. Trois films au moins semblent avoir considérablement marqué le réalisateur, devenant les hypothétiques matrices sensorielles de son œuvre5.
Du film Detour (1945), réalisé par Edgar George Ulmer, quintessence même du film noir, Lynch retient une quête obsessive vouée à l’échec, reposant d’une part sur l’image fantasmée d’une femme inaccessible, et d’autre part sur la puissance hypnotique de la musique. Lost Highway révèle toute la fascination pour l’œuvre d’Ulmer : même personnage de musicien (l’un est pianiste, l’autre saxophoniste), même situation de fébrilité (la musique qu’ils jouent favorise une introspection douloureuse, démente), mêmes personnages féminins (une blonde convoitée, une brune assassinée), même motif d’une route infinie et perdue. Mais Detour, avec son cortège de dédoublements des personnages, de situations mortelles insolites, de perturbations des circuits spatial et temporel, et son travail sensoriel sur le son et l’image conjoints (la confusion du bruit et de la musique, les variations d’intensité lumineuse et de mise au point) traverse la plupart des films de Lynch.
De Kiss me Deadly (Robert Aldrich, 1955), dont Mulholland Dr. semble rejouer le prologue, Lynch retient essentiellement l’extrême début et l’extrême fin, l’un pour sa force sonore, l’autre pour sa puissance visuelle. Tout le cinéma de Lynch peut se lire dans la volonté de faire se rencontrer ces deux fragments extatiques. Le film d’Aldrich commence par une respiration haletante, au rythme excessif, à la limite de la rupture ou de l’étouffement, le souffle hyperbolique d’une jeune femme doté d’une tension érotique et morbide. Une chanson de Nat King Cole accompagne le générique qui défile à l’envers, tandis que la pauvre tente de reprendre son souffle. Bientôt rattrapée par quelques gangsters, elle sera brutalisée jusqu’à la mort (cris de torture suivis d’un silence terrifiant). La scène, particulièrement peu éclairée, et cadrée principalement sur les jambes des personnages, donne peu à voir mais énormément à entendre. La collusion de la paisible chanson du crooner avec la respiration irrécupérable de la jeune femme aux abois, et le terrible fracas de sa mort peu après, ouvrant un insondable récit noir6, est un modèle que les films de Lynch n’ignorent pas. La dernière scène consiste en l’ouverture d’une sorte de boîte de Pandore nucléaire mystérieuse et explosive, qui laisse s’échapper une forte lumière dont la blancheur éclatante envahit l’écran de projection7. Ces dernières images brûlantes composeront le programme stroboscopique de bien des œuvres de Lynch.
Enfin, dans Mulholland Dr., le réalisateur avoue son tribut à l’un de ses films fétiches. Une femme amnésique décide de s’appeler Rita en croisant dans le reflet de son miroir l’affiche du film Gilda (Charles Vidor, 1946). Le dispositif est bien sûr lourd de sens : l’image de Rita Hayworth incarnant Gilda lui apparaît dans son dos, comme si cette position signalait tout le background référentiel du personnage, comme si elle révélait tout son héritage noir, comme si ce personnage ne pouvait pas non plus vraiment lui tourner le dos, l’oublier et lui échapper. Laura Elena Harring, plus que nulle autre actrice lynchienne avant elle8, a la lourde charge de succéder à Rita Hayworth dans le rôle de Gilda. De ce film, Lynch garde l’incroyable charisme du personnage féminin, infiniment désirable et pourtant mal désiré, perdu dans ses contradictions et ses paradoxes, prisonnier du regard des hommes qui s’y projettent. Mais, plus encore, c’est l’idée du corps féminin mis en spectacle qui marque Lynch, avec ce que cette situation ambivalente comporte de charme pervers et d’insupportable aliénation, et la distance irrémédiable qu’elle implique entre la femme et son public. Par ailleurs, Gilda, comme de nombreux films de Lynch, évoque la peur panique de la femme. Le personnage féminin est une sirène et son chant un piège dont nul ne réchappe.
Le son mis en spectacle
Une scène de Gilda est sans cesse reprise par le cinéma de Lynch. Il s’agit de la fameuse scène de cabaret, où Gilda interprète Put the Blame on Mame en narguant sensuellement son nouveau mari à qui elle se refuse. Trois éléments structurent cette séquence : le chant envoûtant, voire ensorcelant, l’érotisme du jeu de scène (le fameux strip-tease des gants), et la clôture abrupte (Johnny Farrel se lève pour venir la gifler). Les scènes de spectacles nocturnes, logées au cœur des films de Lynch, obéissent à cette construction tout en la pervertissant un peu plus encore.
Dans Eraserhead, Henry, qui ne trouve pas le sommeil en raison des cris incessants du bébé monstrueux, se laisse intriguer par le son strident du radiateur : il découvre les petits chuintements d’ampoules électriques qui bordent une scène de café-théâtre. Apparaît une chanteuse de cabaret des plus cocasses. Cette blonde platine, aux joues exagérément boursouflées, est la première réincarnation lynchienne de Gilda9. Elle se bornera dans un premier temps à éviter puis écraser du pied, en une chorégraphie ubuesque, de petites créatures organiques dégoûtantes, aux formes vaguement phalliques. Plus tard elle reviendra chanter, d’une voix ténue, presque tremblante, un air faussement apaisant10. Henry montera sur scène la retrouver. Quand il touchera ses mains nues, l’image brûlera pour atteindre un blanc aveuglant. Henry en perdra la tête, littéralement. Musicalement, la « dame du radiateur » est portée par le son lointain de l’orgue Hammond de Fats Waller, celui qui guidait déjà les pas d’Henry dès le début du film, alors qu’il rentrait chez lui, le réconfortant tout en l’accablant d’être ce qu’il est. La musique émise en spectacle chez Lynch fonctionne toujours comme un miroir pour ses personnages, qui s’y projettent et s’y reconnaissent. En leur mettant sous les yeux ce qu’ils peinaient à entendre, ces spectacles émeuvent les personnages, parfois jusqu’à la dévastation.
Dans Blue Velvet, Jeffrey est pétrifié par le numéro glamour de Dorothy Vallens qui chante de vieux standards dans un improbable piano-bar de routiers, vêtue d’une robe de star qui laisse ses bras nus, seulement habillés de lumières aux tonalités chaudes. Il n’est pas le seul ; le très instable Frank est également médusé par la chanteuse de cabaret. Tous les deux la gifleront ensuite, à plusieurs reprises, pour qu’elle se taise, pour qu’elle ne les regarde pas, et, aussi, parce qu’elle le demande. En attendant, les gros plans de leur visage les montrent hors d’eux-mêmes, le regard plongé dans la scène, projeté vers Dorothy, avalé par elle. Et dans le même temps, ils paraissent glacés ; leurs traits ne découvrent aucune intimité, pris comme dans une forme d’extériorité à eux-mêmes. Cette même indescriptible expression se retrouve sur le visage de Laura Palmer dans Fire Walk With Me, lorsqu’elle assiste, peu avant qu’elle ne se prostitue, au concert de Julee Cruise dans le sordide bar « Bang Bang ». Ici aussi, la fragilité de la voix trouve une insondable résonance dans le corps de Laura. Un pas supplémentaire est encore franchi dans la boîte de nuit11 de Mulholland Dr. où le maître de cérémonie parvient à faire résonner le bruit du tonnerre dans le corps de Betty (Naomi Watts), soudainement prise de convulsions. Puis, le chant gracieux de Rebekah del Rio prendra possession de Rita et Betty pour consacrer leur fusion, entamée quelque temps auparavant par une relation sexuelle. Rien n’arrêtera la force du chant, pas même l’effondrement sur scène de la chanteuse.
Chez Lynch, chaque pièce d’une maison peut également devenir potentiellement un théâtre d’exhibition pour le corps féminin. L’appartement de Dorothy dans Blue Velvet, dont les rideaux rouges, les sièges et même les garde-robes, fonctionnant comme des coulisses lorsque l’on s’y cache, ne demandent qu’un spectacle pour révéler tout leur potentiel dramatique. C’est aussi ce qu’exige Franck lorsqu’il se met à genou devant Dorothy, le respirateur à portée de bouche, et qu’il lui demande d’écarter les jambes avant d’infantiliser à outrance sa sexualité12. Dans Lost Highway, M. Eddy, installé dans un fauteuil, contraint Alice à se dévêtir au milieu de la pièce et de l’assemblée. La blonde ne chante pas, mais la chanson I Put a Spell on You, interprétée par le tonitruant Marilyn Manson, impose le rythme de l’effeuillage, qui se finit par la mise en contact des deux corps initialement tenus à distance par le dispositif13. Cette scène trouve un écho dans le même film lorsque Pete découvre le film pornographique, accompagné de la musique de Rammstein, qui le sidère sur place. Troublé, il tue Andy, se laisse de nouveau stupéfier par la projection, et se met à saigner du nez. Cherchant une salle de bain, il ouvre une pièce dans laquelle la même musique est poussée à un volume si puissant que l’image elle-même en est déformée tant du point de vue des couleurs (tout est rouge) que de la perspective (distorsion des formes).
Comme le disent toutes ces séquences, le spectacle du son se cristallise dans le spectacle du corps féminin, dont le dévoilement et l’exhibition laissent surgir une forme d’altérité qui provoque le saisissement du sujet écoutant. Ce n’est là qu’un des aspects de l’intervention de la bande son sur la bande image, transformant tout corps féminin en inquiétante sirène, témoignant d’une étonnante fonction giratoire du sonore, dont l’un des buts est la désorientation identitaire.
Du fantasme de l’onde sonore visualisée
Dans l’intense circulation des réseaux acoustiques aux fonctions hallucinogènes qui empêchent le spectateur, prisonnier d’un perpétuel conditionnement, de spatialiser les sons et de les rapporter à une cause ou à un statut (les bruits et les musiques « in », « hors-champ », « off » et « intérieurs » ne cessent de se confondre, même dans un film plus clas-sique comme Elephant Man (1980)14), David Lynch réactive le fantasme ancestral de la visualisation de l’onde sonore. A quoi ressemble un son, ou, plutôt, comment le montrer, est la question cruciale qui sous-tend la plupart de ses films et constitue un véritable programme de figuration dont, faute de place, on se bornera ici à évoquer quelques scènes matricielles sous la forme d’une chronologie elliptique.
Grésiller. Premier trouble d’Eraserhead, le bruit permanent et inquiétant qui accompagne chaque plan sans pour autant jamais jouer de leur continuité (il y a rupture sonore, tant dans le timbre que dans la tonalité, entre la plupart des plans). Les changements de tonalités sont abrupts, Lynch étant davantage sensible à l’idée de présence que d’ambiance sonore. Les sons appartiennent-ils au personnage, au plan, ou au lieu ? Le brouillage est généralisé. Si, comme l’écrit Smolders15, l’origine ponctuelle de certains sons (industrielle, ferroviaire, organique) se laisse deviner, la bande sonore du film est majoritairement constituée de longs souffles que rien ne justifie, se succédant en variantes de hauteur et de timbre, au risque de fréquentes saturations. Les images semblent alors contaminées par les différents bruits composites et parasites. C’est évident dans ce célèbre plan où Henry, filmé à partir des épaules, apparaît auréolé de particules poussiéreuses en mouvement, le son venant corrompre l’image. C’est aussi le cas dans la séquence du repas de famille. Henry, révélant l’hymen ensanglanté du poulet en le découpant, provoque une crise familiale. Les basses en sourdine deviennent un grésillement prééminent qui court-circuite l’image : les ampoules de l’appartement se mettent à faiblir, hésitent, puis brûlent pour finalement exploser. La mère annonce à Henry qu’il est le père d’un bébé prématuré. Henry se met à saigner du nez, comme le fera Pete dans Lost Highway après un moment sonore violent16. Le sonore s’empare des circuits électrique et organique17, fait crépiter les corps et libère leur flux (la naissance du bébé, le sang du poulet et du nez d’Henry). Plus jamais les grésillements de Eraserhead ne quitteront le cinéma de Lynch.
Osciller. Avec Blue Velvet, l’image devient le dessin du son. Le premier mouvement est mémorable : la caméra, sous les grondements de l’eau dans le tuyau d’arrosage, quitte le paisible lotissement américain pour s’intéresser au microcosme de la pelouse, découvrant l’abomi-nable grouillement d’insectes repoussants. Ces créatures sont nées de la structuration de l’auditif (de la musique vers le bruit) dont la force d’impression acoustique bouleverse le champ de la représentation. Tout le film insiste d’ailleurs sur l’importance de l’écoute, capable de modifier le rapport aux apparences18. Mais une scène plus que les autres insiste sur la déformation de l’image par le son et fait subir au visuel une série de fluctuations : Jeffrey et Dorothy font l’amour. Elle lui demande s’il veut lui faire mal. La musique monte en un frénétique crescendo, comme pour pousser les personnages à libérer leur violence. Dorothy s’énerve, hurle. Le plan d’une flamme surgit. Elle lui demande encore de la frapper, il finit par la gifler, une fois, puis, hésitant, une deuxième fois. La claque fait l’effet d’une déflagration, comme les allumettes grattées dans Wild at Heart. D’ailleurs, à partir du gros plan des lèvres de Dorothy, un fondu enchaîné embrase toute l’image de flammes gigantesques. Cris animaux au ralenti en sourdine : le couple fait l’amour, mais la bande son, qui déroute depuis la gifle, fait osciller les corps et les images, au point de les faire se dédoubler, de leur donner des fantômes, comme des traces laissées par des flammes dansantes19. Le sonore n’atteint plus seulement les circuits, mais la totalité des corps qu’il fait osciller pour rendre compte de ses ondulations20. Ces mouvements ondulatoires sont fréquents dans Twin Peaks (1992), où la rumeur sourde du ventilateur, annonciateur d’un sombre rituel, celui du viol de Laura, modifie les perceptions spatiales et identitaires (les corps eux-mêmes apparaissent de manière stroboscopique, révélant d’ailleurs la nature double du père de Laura)21.
Vibrer. Deux scènes de métamorphoses se produisent sous la pression acoustique dans Lost Highway. Fred, en prison pour le meurtre de Renée, se tient la tête. Il est vrai que dans un effet sonore vertigineux, la musique Song to the Siren22 retentit en un lointain écho23. Une ampoule grésille puis explose, comme dans Eraserhead. Terribles fracas suivis d’éclairs dans la cellule. Á nouveau la saturation de la bande son implique la distorsion de l’image, mais plus encore, Fred est pris de convulsions extatiques rapides, au point qu’il se met à vibrer sur lui-même, comme une corde tendue que l’on anime en pinçant. Au réveil, Fred est remplacé par Pete. Plus tard, en fin de film, Fred fuit la police le long d’une autoroute perdue. La bande son se fait encore une fois assourdissante : musique endiablée, bruits infernaux de moteurs, sirènes hurlantes, cris inhumains : Fred recommence à vibrer. Son visage est pris de tremblements annonçant une nouvelle métamorphose. Lynch révèle ici toute sa fascination pour le phénomène physique de covibration en vertu duquel une partie de notre corps vibre par sympathie avec le son, notamment pour les fréquences graves24. Emises à un certain niveau d’intensité, ces vibrations peuvent imprimer des déformations sur les tissus corporels. Mieux que quiconque, Lynch sait que le son est bi-sensoriel, qu’il relève autant de l’ouïe que du toucher.
Vaciller. Le générique de Mulholland Dr. est une sorte de clip musical dans lequel une série de couples s’animent au son d’une chanson populaire : les corps de Lynch dansent enfin. Le mouvement donné par la bande sonore semble à présent complet et épanoui. Pourtant, la réapparition des « drones »25 dès la séquence d’ouverture crée le déséquilibre : les silhouettes vacillent puis s’effondrent, comme le fait d’emblée Rita, projetée hors de la voiture et déboulant dans la vallée depuis la route, avant de s’évanouir dans la maison de la tante de Betty. Plus tard, un homme succombe soudainement en face d’un clochard énigmatique et une chanteuse de club s’effondre en plein numéro. Cette fois, la portée sonore déstabilise le sujet au point de le désagréger, sans doute parce que dans ce film, l’idée de la perte d’énergie relative à la propagation sonore semble intéresser Lynch. Mulholland Dr. propose à ce jour la plus grande dispersion des réseaux narratifs dans l’œuvre du cinéaste ; le motif de l’épuisement (sentimental, sexuel26, ou même cinématographique) y est porté à son comble. Les répercussions de l’évanouissement sonore deviennent alors un enjeu figuratif. Pénétrant par effraction dans la chambre d’une hypothétique ancienne colocataire, Rita et Betty découvrent son corps putréfié. Rita veut hurler d’effroi, mais Betty étouffe son cri qui explose tout en étant silencieux. Elles sortent. L’image se dédouble, se multiplie par effet de surimpression, comme en écho d’un cri improbable et ultime. Plus tard, tout le film s’évanouira, lorsque Rita ouvrira une petite boîte secrète, une boîte musicale d’inanité sonore, remplie de néant, comme celle de Kiss Me Deadly27.
David Lynch s’inscrit dans une longue passion de la mise en image de l’invisible onde sonore. Fasciné, comme dans la légende de Pantagruel, par l’inquiétude qui peut naître de bruits dont la cause n’est jamais définie, et par une imagerie éolienne du sonore28, Lynch imagine le visuel sonore, et renoue, d’une manière artistique, avec l’obsession de nombreux expérimentateurs et physiciens du son qui ont tenté de le rendre visuel pour le comprendre, principalement au XIXe siècle où ces travaux se sont polarisés autour de la compréhension du mouvement vibratoire du son. Parmi eux, les recherches de Thomas Young sur l’utilisation de la lumière pour analyser les vibrations sonores, d’Ernst-Florens-Frédéric Chladini qui recourrait aux grains de sable pour saisir les modalités vibratoires, de Rudolph Koenig et de son appareil à flammes lui permettant de visualiser la pression acoustique, ou encore d’August Tœpffer qui développe une méthode stroboscopique d’analyse de la périodicité ondulatoire29, trouvent des réminiscences troublantes dans le cinéma de Lynch, où le sable, la lumière, le feu et l’effet stroboscopique assument des fonctions semblables. Ses films, comme les films expérimentaux de Len Lye, les dessins animés de Norman McLaren ou même de Disney (la célèbre séquence d’animation de la piste sonore dans Fantasia), sont l’incarnation d’une fantasmatique sonore extrêmement riche.
L’image cinématographique s’origine pour Lynch dans le son. Il n’est pas étonnant dès lors de constater que ses films, depuis Eraserhead, finissent par un bref moment de calme dans la bande son. Mulholland Dr., son dernier long métrage, se clôt par une injonction prononcée par la femme aux cheveux bleus du club de nuit30, une injonction capable de figer tout le cinéma de Lynch : « Silencio ! ».