Rhétorique et esthétique de la vidéosurveillance dans la culture contemporaine : Secrets for Sale (2003) d’Elodie Pong
« ADN/ARN (Any Deal Now / Any Reality Now) : une installation interactive filmée où chaque visiteur était amené à confier puis vendre un secret personnel. Durant le parcours de l’installation (composé de 4 modules –> salle d’attente, sas de préparation, studio, et cabinet), le visiteur/acteur répondait à un système sous l’œil attentif de 8 caméras. Arrivé à un certain point, il avait la possibilité (anonymement ou non) de vendre à Elodie Pong un secret personnel. Ce secret était enregistré sur un support audio-visuel (vidéo). Dans le dernier module, Pong intervenait en tant que performer, négociant le prix de cet achat dans la mesure où le secret l’intéressait, afin de l’ajouter à sa collection. Secrets for Sale est le film qui dévoile cette expérience ».
Tel est le synopsis d’un moyen métrage constituant la phase 2 – succédant au projet ADN/ARN (phase 1), et précédant l’installation/performance I will not K.Y.S.S. (K-eep Y-our S-ecrets S-ecret) anymore (phase 3) – d’une recherche pluridisciplinaire menée sur le long terme (2001-2003) par la plasticienne américano-suisse Elodie Pong. Bien que son travail exigerait d’être analysé dans ses multiples facettes, je concentrerai ici mon propos sur la bande vidéo réalisée à partir de l’installation conçue dans le cadre du festival lausannois « Les Urbaines » (décembre 2001) et donnant lieu à une expérience qui se prolongera quatre mois durant lesquels quatre cents personnes s’engageront à vendre une part de leur intimité à l’artiste1.
Je commencerai d’abord par situer le film Secrets for Sale dans le cadre d’un phénomène culturel plus vaste, à savoir la réappropriation du dispositif de la vidéosurveillance par la « haute » culture (l’art contemporain) et surtout la « basse » culture (la télé-réalité) afin d’esquisser le champ dans lequel s’inscrit une œuvre qui travaille une série de thématiques (le contrôle, la pulsion scopique, la confession de soi, le marchandage de l’intimité, etc.) reprises, sur le plan théorique, par une réflexion référée bien souvent à l’épistémé panoptique de Michel Foucault2. Dans un deuxième temps, il s’agira d’étudier le statut particulier de ce « documentaire expérimental »3 qui, en abordant les questions du travestissement, de la manipulation et de l’authenticité aussi bien au niveau du contenu que de la forme, pose du même coup le problème des conditions de vérité d’un discours vidéographique tiraillé par des exigences contradictoires.
Le paradigme de la vidéosurveillance
Les enjeux esthétiques, culturels et sociaux soulevés par la prolifération des différentes techniques de surveillance durant les dernières décennies du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ont mobilisé autant des artistes que des penseurs de tous bords intéressés par l’analyse de l’image ou des mass media. Ce domaine étant amplement arpenté par des essais d’ordre « médiologique » ou philosophique (Michel Foucault, Gilles Deleuze, Régis Debray, Jean Baudrillard, Paul Virilio, Félix Guattari, Niklas Luhmann, Michel de Certeau, etc.), je me contenterai de souligner l’importante production d’œuvres et de textes prenant le pouls d’un paradigme au cœur de notre quotidien4. Qu’elle envisage les technologies de surveillance de manière globale, la vidéosurveillance en particulier ou encore l’art vidéo intégrant ce dispositif, cette pensée critique s’emploie souvent à avancer quelques hypothèses sur les spécificités d’une technique d’enregistrement ayant offert, dès son apparition, une alternative au cinéma. Ainsi, on rencontre souvent l’idée selon laquelle, jusque dans les années 1980, les images vidéo bénéficiaient d’une aura d’authenticité exploitée, par exemple, par une contre-culture désireuse de retrouver une virginité du regard sur le monde environnant, mais aussi d’interroger l’ambivalence d’un médium à la fois libérateur et coercitif5. Avec l’avènement de l’ère digitale, toutefois, les paramètres habituellement usités pour tenter de cerner l’« ontologie » de l’image indicielle (photographie, cinéma, vidéo) ont dû se soumettre à des processus de révision.
En effet, la possibilité de coupler les techniques analogiques à des logiciels informatiques traitant l’image numériquement fait basculer la vidéo (autant que le cinéma et la photo) dans le règne des « images de surface »6 où les notions d’apparence, de superficialité et d’inauthenticité entraînent une certaine forme de désincarnation de la représentation. Car « l’opération numérique procède objectivement à un déracinement, à une sorte de coupure ombilicale projetant la forme-image dans un mouvement de déterritorialisation sans précédent »7 qui arracherait ainsi l’image à sa matrice sise dans le réel. Comme le suggère Thomas Y. Levin, les nouveaux médias périment la question de la véracité de l’image, de son « réalisme » photographique – et donc du « ça a été » de Roland Barthes – pour générer de nouvelles modalités de représentation audiovisuelle, dont le paradigme de la surveillance constitue un cas de figure possible8. Si l’analyse des fonctions rhétoriques de la surveillance menée par Levin se limite aux films contemporains, on peut l’extrapoler sans difficulté à l’art vidéo qui, très rapidement, s’est emparé de ce « penchant naturel » de la vidéo pour l’observation et le quadrillage d’un espace particulier dans un temps continu, et surtout pour la transmission d’images en temps réel.
Des artistes comme Bruce Nauman (Video Surveillance Piece : Public Room, Private Room, 1969-1970), Dan Graham (Video Monitor on Time Delay Room, 1974), Julia Sher (Productive Engineering, 1993 ; Security Land, 1995)9, Frank Thiel (City TV Berlin, 1997-1999), Sophie Calle (Unfinished, 2003), parmi beaucoup d’autres, ont proposé leur propre lecture de la vidéosurveillance et de ses corollaires. Basée sur une série de composantes structurelles et formelles – hiérarchisation des espaces, des regards et des pouvoirs ; aporie d’une visibilité totale ; indifférence de l’œil-caméra ; « esthétique de l’ennui »9 ; etc. – la vidéosurveillance ne se contente pas d’envahir les espaces publics, mais continue d’occuper l’aire de la culture contemporaine qui ne cesse d’interroger ses fondements idéologiques, esthétiques et sociaux10.
Alors que « la métaphysique de la trace »11 de l’image photo-cinématographique traverse une zone de turbulences sans précédent, le paradigme de la surveillance semble ouvrir, à suivre Levin, une voie inédite aux pratiques audiovisuelles. Il permet notamment de déplacer le « souci de l’analogon »12 – c’est-à-dire de la conformité de l’image au réel – vers la question de la diffusion en temps réel d’un fragment de réalité en action. Partageant avec la télévision ce statut d’« énoncé indexique » défini comme un discours « fondé à pouvoir dire quelque chose de la réalité »13 – discours d’autant plus convaincant que celle-ci est prise et (idéalement) restituée sur le vif –, la séquence de vidéosurveillance, à l’instar du direct télévisuel, s’offre au spectateur comme un lieu riche en promesses événementielles, comme « un terrain privilégié à l’émergence » d’un « instant-réel »14. Certes, la télé-réalité naissante avait déjà destitué le vraisemblable au profit de l’authentique, mais l’image de vidéosurveillance semble repousser encore plus loin l’urgence d’une capture à l’état brut d’une réalité vécue15, posant ainsi le problème de la mimesis avec une acuité et en des termes inédits.
L’image électronique (vidéo, télévision) de la surveillance, tout en participant au même régime iconique que la photographie ou le cinéma, construit un autre rapport à l’espace, mais surtout une autre relation au temps qui devient un temps de l’actualité16. Forte de cette impression d’instantanéité (et d’ubiquité) produite sur le spectateur, cette imagerie va permettre de « réinjecter » dans la représentation une dose d’indicialité contribuant à cimenter le contrat de croyance passé avec celui-là. D’une part, le recours – typiquement télévisuel mais aussi cybernétique – à ce stratagème de l’image diffusée en temps réel concourt à détacher la représentation de son adhérence (trop stricte) aux catégories de l’espace pour l’ancrer dans le primat de la temporalité17. D’autre part, l’emploi du vocabulaire technique et visuel fourni par la vidéosurveillance fonctionne comme le garant d’une illusion de réalité redéfinie par les nouvelles technologies18, remplaçant, pour ainsi dire, le rôle joué par le « savoir de l’arché »19 attaché à l’image « classique » qui permet d’attester de l’adéquation à son référent.
Télé-réalité et surveillance : connivences
Il existe de nombreux points de convergences entre l’histoire de la vidéo, de la vidéosurveillance et celle de la télévision qui ont, par ailleurs, fréquemment été investigués par des artistes vidéo soucieux de dénoncer, par exemple, les effets pervers de ces dispositifs coupables d’aliéner l’individu, d’exercer une hégémonie idéologique ou un contrôle massif sur l’information20. À l’inverse, les jeux de télé-réalité, au lieu d’en dresser une critique, représentent l’expression la plus achevée d’une synthèse harmonieuse entre la société de contrôle décrite par Michel Foucault et Gilles Deleuze21 et l’institution télévisuelle. Si l’art et le cinéma contemporains ont exploité largement cette thématique de la vidéosurveillance22, la télé-réalité, en suivant l’exemple de la culture « webcam », l’a érigée au rang de principe structurel et formel23.
De la télé-vérité dont la vocation consistait à révéler la vie de Monsieur-tout-le-monde dans les années 1950, on est passé à une télé-réalité animée par une « prétention à parler au nom du réel »24 et en temps réel du quotidien de gens ordinaires25. Pour cela, les producteurs équipent des lofts de caméras de surveillance quadrillant l’espace, à l’affût d’un incident qui pourrait faire saillie – donc faire spectacle – dans un flux d’images réglé par « le présent continu de la transmission »26. Telles sont les limites d’une observation qui avance « à l’aveuglette » dans un champ ouvert à de potentielles péripéties qui fourniraient spontanément la matière première d’un récit reposant, cependant, sur le « paradigme de la mise en scène »27. Car la télévision récupère volontiers des images de vidéosurveillance, mais à condition d’en expurger le caractère foncièrement itératif et monotone pour ne retenir que les instants prégnants, c’est-à-dire les « débordements imprévus »28 d’un système conçu pour pratiquer une maîtrise absolue du perçu. La phénoménologie de l’image de vidéosurveillance est donc double puisqu’elle se déploie à la fois dans l’exercice contraignant d’une vigilance ininterrompue et dans le prélèvement ponctuel, à l’intérieur d’une étendue (spatio)temporelle, de moments particulièrement signifiants du point de vue d’une dramaturgie non concertée.
Récupérant ce statut ambivalent de l’image de vidéosurveillance, la télé-réalité va susciter une série de discussions sur le régime de crédibilité qui sous-tend la création et la réception de ces nouvelles formes de divertissement. Comme le note François Jost29, si le débat sur la restitution de la réalité par les médias audiovisuels connaît une longue histoire, dans le cas de la télé-réalité nous sommes confrontés à un phénomène qui, en oblitérant la distinction entre fiction et réalité, nous oblige à repenser les questions du vrai/faux, vraisemblable/invraisemblable, possible/impossible, probable/improbable, etc. Que l’on envisage les séquences visionnables en (pseudo-)direct sur le Net ou les résumés quotidiens diffusés par ondes hertziennes, le spectateur consomme des images qui s’insèrent au carrefour de trois principaux genres télévisuels définis par Jost comme étant le « mode fictif » (film, téléfilm, série), le « mode ludique » (variétés, jeux) et le « mode authentifiant » (journaux télévisés, débats en direct).
Bien que la télé-réalité entrecroise ces trois genres, elle paraît s’articuler de manière plus ferme au mode authentifiant qui caractérise les émissions délivrant au téléspectateur des faits et des paroles non truquées, même si cette « réalité » est le fruit d’une élaboration minutieuse. Dans le cadre d’une tendance généralisée de la télévision à superposer les temporalités (vrai direct, faux direct, direct différé, etc.), l’imaginaire de la vidéosurveillance génère le fantasme perceptif d’une saisie directe de l’instant présent, procurant ainsi une illusion de réalité qui semble primer sur tous les indices de facticité inscrits dans la représentation30. La rhétorique et l’esthétique de la « télé-surveillance » apparaissent ainsi comme décuplant la capacité d’enregistrement-restitution d’une réalité objective prise sur le vif, capacité propre à un médium – la télévision – bien plus indiciel que le cinéma, et plus encore que la photographie.
Secrets for Sale à l’aune de la télé-réalité
Le dispositif de caméra-surveillance à l’œuvre dans le film Secrets for Sale présente, au premier abord, bien des analogies avec ceux habituellement conçus par la télé-réalité. Le candidat au système ADN/ARN commence par céder les droits de sa propre image. Il traverse ensuite des espaces qui n’échappent pas à « l’œil attentif de 8 caméras »31. Cet espace est lui-même subdivisé en modules de deux types qui instaurent un rapport différencié du visiteur/acteur avec la caméra : il y a, d’un côté, des modules panoptiques invitant le sujet à ignorer la présence des objectifs destinés à capturer une phénoménologie du corps (et du comportement) dans sa naturalité ; il y a, de l’autre côté, des modules-confession qui provoquent un face-à-face entre le dispositif de captation et la personne filmée. Les caméras sont donc investies d’une double fonction, instituant tantôt le tabou du regard-caméra, appelant tantôt le regard dialogique. Le parcours dans le système est partiellement contrôlé par une voix off qui se confond avec l’instance de production-énonciation. Celle-ci cherche à obtenir des candidats une partie de leur intimité livrée sous la forme d’un secret qui, une fois formulé, passe du domaine privé au domaine public. Ceux qui refusent de se prêter au jeu sont priés de garder le secret (précisément) quant au dispositif. Les séances de confidences créent un « espace imaginaire de relation »32 constitué symétriquement comme une interface liant un espace réel (le studio d’enregistrement) à un espace virtuel (l’espace des spectateurs). Le régime phatique régissant le fonctionnement de cette interface produit une esthétique de la présentation33 basée sur une relative fixité et frontalité du cadre. De plus, les signes d’auto-réflexivité sont omniprésents : en sus des regards-caméra, on nous montre des plans sur des caméras qui panoramiquent, sur des micros et autres appareils de prise de vue, des zooms appuyés, etc. Le discours entourant l’installation/performance rappelle celui du Loft34 : il est question d’une « expérience » (ou d’une « aventure ») – notion clé de la télé-réalité – qui fascine les « candidats » qui la trouvent « intéressante », mais qui inquiète ceux qui accusent un « système fascisant » ressenti comme « manipulateur ».
Cependant, ces correspondances, aisées à établir, n’épuisent pas totalement l’analyse d’un dispositif artistique singulièrement en phase avec son temps, et notamment avec une forme de récréation télévisuelle fortement débattue, parfois sur le mode de la controverse, par des intellectuels de tous bords. Il semblerait que, tout en reprenant certains principes essentiels de la télé-réalité, ADN/ARN opère sur celle-ci une série de renversements qui mettent le doigt sur l’envers du décor. En effet, si les productions des grandes chaînes de télévision se réclament d’une honnêteté et d’une transparence absolues, beaucoup d’éléments restent dissimulés à la vue et au savoir du téléspectateur. À certains égards, l’installation (et donc aussi le film vidéo) permet de démasquer la logique à la fois mercantile, répressive et factice qui gouverne ces programmes. En montrant quelques « ficelles » indispensables (mais médiatiquement gênantes) au bon fonctionnement de ces appareillages ludiques, elle lève le voile qui contribue parfois à anesthésier l’esprit critique du téléspectateur d’une émission comme Loft Story.
Secrets for Sale, effectivement, commence par exhiber le processus de sélection fondé sur la volonté de participation du sujet à un projet qui préserve une part de mystère, même après la signature du contrat. Il faut donc des candidats coopératifs, disposés à prendre des risques, à livrer une fraction d’eux-mêmes dont la valeur marchande sera jaugée à l’issue de l’itinéraire. Les phases d’entrée (intégration au système via une adhésion écrite aux règles du deal) et de sortie (offre de compensation financière après satisfaction du « client ») apparaissent sans détour dans le film. Après avoir manifesté leur désir de progresser dans l’installation, les visiteurs s’avèrent contraints de répéter des phrases dictées par la voix off masculine qui les accueille dans le premier module, abdiquant ainsi symboliquement, non seulement l’accès à leur image, mais aussi leur liberté de pensée et de parole. Le simulacre s’affiche, quant à lui, à travers la série d’accessoires (postiches, perruques, masques, etc.) et de procédés techniques (voix déformée électroniquement, bande blanche horizontale, floutage, etc.) destinés à travestir l’identité du candidat qui désire conserver l’anonymat. Il est également assumé par les participants eux-mêmes qui jouent volontairement avec le dispositif – en refusant de jouer le jeu justement – ou avec Elodie Pong elle-même qui dote le système d’une présence (et d’une voix) humaine incarnant l’autre pôle interactif.
Alors que les programmes de télé-réalité, tout à la fois, gardent une certaine discrétion sur les compensations financières accordées aux non-gagnants, déguisent la simulation sous la forme d’une fête perpétuelle, censurent les opinions contraires et se débarrassent des individus rétifs, Secrets for Sale arbore clairement cette série de mécanismes qui doivent habituellement rester dans l’ombre pour préserver la viabilité de ces dispositifs. Il offrirait ainsi une version plus sincère d’une télé--réalité pour laquelle l’autorité d’une observation totale dépend du partage entre des zones de visibilité et d’invisibilité. Si la télé-réalité transforme toute réalité en image, c’est toujours au prix d’une opacité nécessaire à la survie de tels programmes enclins à la dérobade et à la « feintise »35.
Le jeu de la vérité
Toutefois, Secrets for Sale (autant que le système ADN/ARN) n’est pas exempt d’un certain nombre de contradictions reflétées, entre autres, dans les propos de son producteur, Thierry Spicher, qui le présente comme « un film, un document, un documentaire, une fiction, une vidéo d’art et le titre d’un film présenté en installation ». Il continue en précisant que « tout cela est vrai simultanément, ou plutôt tout cela est vrai ou faux selon l’horizon d’attente généré chez le spectateur, ou encore selon le mode de présentation choisi… »36. Il ne s’agit pas ici de trancher dans la pluralité des propositions avancées par Spicher, mais de mettre en exergue, non seulement les notions de fiction et de documentaire, mais encore l’une des questions attachées au paradigme de la surveillance évoqué plus haut, à savoir celle de la vérité et de l’authenticité. Si le maintien d’une certaine indécidabilité entre points de vue fictionnalisant et doumentarisant s’avère salutaire, la récurrence de références à une représentation fidèle de la réalité comme gage de vérité du discours vidéographique vient compliquer passablement la donne.
Le titre de l’installation/performance – en français : « Tout deal, toute réalité, maintenant » – nous place d’emblée sur la piste d’une recherche d’authenticité nichée dans la réalité elle-même, et plus précisément dans les secrets37 révélés par les candidats. C’est cette collection amassée au fil des rencontres qui permettra de déboucher sur la « construction d’un document »38 fonctionnant comme une « troublante radiographie39 d’une époque où tout est à vendre »40. On aspire donc à une logique de transparence et d’hyperlucidité, aussi bien au niveau psychologique des liens intersubjectifs41, qu’au niveau technologique des « yeux électroniques » des caméras de surveillance douées d’une omni-voyance autrefois attribuée à l’œil divin42. Même si le système connaît parfois des courts-circuits, idéalement, c’est le maintien d’une « vérité » de l’expérience (mais aussi d’une sincérité réciproque) qui est convoitée par les deux parties du deal, et plus spécialement par la performer qui, à plusieurs reprises, prend soin de s’assurer de la véracité du secret de son candidat. Il n’est pas étonnant de constater que cette préoccupation concerne tout particulièrement les secrets qui ont trait à l’intimité, comme le garçon qui avoue se masturber avec ses excréments43.
Comment comprendre, dès lors, ce souci de concilier, d’une part, une réaction « [authentique] face à des propos souvent surprenants »44, et, d’autre part, la reconnaissance d’une relativité des propos des candidats en termes de vérité ?45 Comment comprendre la cohabitation, au sein d’un même projet, entre deux exigences paradoxales (tolérer le mensonge, tout en vérifiant la véracité des secrets) ? C’est comme si la nature même de ce dispositif panoptique inférait, en vertu de ses diverses propriétés (omnivoyance, contrôle, transparence, aveu, pouvoir, etc.), le déploiement d’un discours vériste, parfois en dépit de la volonté des uns et des autres46. Pris au piège d’une machinerie dont les effets encouragent l’émergence d’une injonction tacite au respect d’une vérité vraie, la « présentation de soi et l’engagement à jouer sa présence dans un dispositif de vidéosurveillance »47 entraînent un besoin de jouer à être soi-même (par ailleurs, leitmotiv des candidats du Loft), à jouer une partie de soi-même dans une partie qui ressemble au jeu de la vérité.
Ce principe de toute-puissance du discours authentifiant se vérifie aussi bien dans l’installation que dans la bande vidéo elle-même : alors que les individus intégrés au système ont assimilé l’autorité du regard disciplinaire (Michel Foucault), les obligeant à jouer franc jeu (et à être sages comme des « images » de télé-réalité, c’est-à-dire pittoresques et touchantes), le film (composé d’images de vidéosurveillance) reprend à son compte certains traits stylistiques du reportage télévisuel annexé plus haut aux énoncés indexiques. En effet, Secrets for Sale peut être envisagé comme un reportage sur l’installation ADN/ARN qui en retracerait les moments forts, la médiation audiovisuelle visant la restitution vraie d’un événement réel, et ceci en soulignant l’existence des faits montrés à l’image par quelques procédés authentifiants souvent utilisés à la télévision : un panel restreint de cadrages, une limitation de l’espace représenté, la présence d’une instance d’énonciation (là le journaliste, ici les candidats ou Elodie Pong), un son direct, des « mouvements de caméra consciencieusement approximatifs » (zooms maladroits), l’exhibition du dispositif technique (affectée là, voulue ici), les regards-caméra48.
Ainsi, le discours vériste semble contaminer tous les éléments constitutifs du film, à commencer par l’usage d’images de vidéosurveillance appréhendées ici dans leur fonction première d’observation d’une « intrusion hasardeuse de l’indice de réel »49. Cependant, en dépit d’une parenté frappante du film avec le langage de la vidéo/télévision, son statut effectif reste problématique car il condense des messages contradictoires qui rendent difficile le cheminement interprétatif. On peut, certes, trouver certaines traces d’une « écriture cinématographique » dont parle Spicher, comme, par exemple, du côté de l’espace de lecture où l’idiome esthétique de la vidéosurveillance incite le spectateur à entretenir avec le perçu un rapport fondé sur l’expectative d’un pic narratif. Mais l’ambiguïté entre l’« hyperindicialité » temporelle de l’image vidéo – qui rapproche le film de la télévision – et la tentative d’articuler ces fragments de vidéosurveillance en une structure narrative cohérente – qui l’apparente au cinéma –, ne fait que dérouter davantage le spectateur ou l’analyste50. À force de conjuguer simultanément les codes de l’art vidéo, du cinéma documentaire, du cinéma de fiction et de la télévision, Secrets for Sale finit pas en perdre son latin et à n’appartenir à aucun d’entre eux. D’où la multivalence d’un objet qui tente de dire « la vérité des choses » à travers « une vérité qui est de l’ordre du discours »51, d’un discours croisant des modalités esthétiques et narratives hétérogènes. Par son inscription dans une culture visuelle encline aux métissages sémiotiques et formels, Secrets for Sale constitue ainsi l’occasion de saisir une partie des enjeux esthétiques et théoriques qui fondent le débat actuel sur le phénomène multimédiatique.