Retour à Bad Ragaz. Entretien avec Christophe Marzal
Cet entretien a été réalisé dans les locaux de Light Night Production à Genève le samedi 18 décembre 2004.
Le titre de ton film ne confine-t-il pas à l’oxymoron, en ce qu’il combine localisation géographique précise et une notion d’éloignement qui a plus à voir avec la mer qu’avec le milieu lacustre ?
J’ai eu l’idée de faire accomplir à mes personnages une traversée d’ouest en est de la Suisse après avoir constaté sur une carte qu’à partir du lac de Thoune il n’y a jamais plus de trente kilomètres entre deux lacs, et qu’il est donc possible de faire cette traversée en passant par les lacs, jusqu’à celui de Wahlen. Une fois là, j’avais deux possibilités, soit d’aller vers le Nord, en direction du lac de Constance, soit d’aller vers le Sud, vers Coire et Bad Ragaz. Le fait d’aller à l’Est est lié à un article de journal que j’avais lu (il y était question de caisses d’or immergées dans un lac autrichien), et qui est un peu le prétexte fictionnel du film. Il me fallait un lieu assez près de l’Autriche pour pouvoir imaginer qu’un camion ait pu se tromper à la frontière. Le nom de Bad Ragaz m’a aussi retenu pour sa sonorité que je trouve étonnante. « Au large », c’est prendre un terme marin pour un pays de lacs et de montagnes. (D’ailleurs, il n’existe pas de traduction en suisse allemand pour cette expression.) « Au large de Bad Ragaz » signifie pour moi un lieu dont on s’éloigne, qui pourrait tout aussi bien ne pas exister, qui disparaît bientôt à l’horizon pour ne plus être qu’un mirage, une utopie.
Tes personnages ne prennent-ils pas aussi le large par rapport à un programme narratif (retrouver l’or) qui fonctionne rapidement comme un MacGuffin hitchcockien ?
Au début, le film est « réaliste » ; et plus on avance, plus les personnages eux-mêmes perdent de leur concrétude, pour s’intégrer aux paysages et devenir de pures images. Le « prologue » du film, comme plongé dans les brumes de l’histoire, préfigure ce que va être la fin, beaucoup plus visuelle et fantasmagorique. Le début est plus réaliste. Je procède à la mise en place d’éléments fictionnels selon des mécanismes « connus » et relevant du thriller pour ensuite m’en délester progressivement.
La première apparition du personnage masculin ne le fait-elle pas émerger des limbes du rêve, voire des brumes de l’alcool… ?
Au début, on avait hésité un moment à faire fonctionner le film comme un souvenir ou un rêve du personnage pour que le spectateur puisse croire ou non en la « véracité » de ce qui lui était montré. Le personnage est dans un état second. Résigné, il se morfond et dépérit sur place dans la perte de toutes ses illusions. C’est alors qu’il est bousculé par cette fille venue d’ailleurs qui lui insuffle de l’énergie en initiant la chasse au trésor. La femme apporte du sang neuf à un personnage masculin qui finira même par la relayer sur le plan de l’énergie physique, lors d’une scène où celui-ci énoncera lui-même, de l’intérieur du film, le caractère prétextuel de l’intrigue qui les anime.
Dans ton rapport au thriller, ou plutôt au film « criminel », avec couple en perpétuel déplacement, sinon en cavale, la « médiation » godardienne a-t-elle joué un rôle ? Nous pensons au rapport entretenu par Godard avec le film de genre, notamment dans Pierrot le fou (1965).
Je n’avais pas revu ce film avant d’entreprendre le mien. C’est Badlands (Terence Mallick, 1974) qui pour moi était une référence forte, avec aussi, mais dans une moindre mesure, Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967). Mais je suis surtout un passionné de romans noirs américains ; je ne lis pratiquement que ça, ce qui influence forcément l’écriture de mes scénarios. Comme Godard, je suis fasciné par le polar et par une certaine forme de cinéma américain, de série B. Les liens passent par là. Ensuite, on a forcément un décalage. Faire un polar en Suisse, ça ne coule pas de source. Ça ne fait pas partie de l’histoire de ce pays d’avoir des histoires comme celle de mon film. En fait, je suis davantage inspiré par le roman noir que par la série B. Je me nourris de ça. Quand j’écris un scénario, j’essaie de retrouver la concision des Thompson, des pulp , où la relance narrative se fait par surprise, par un certain nombre de techniques que je reprends dans l’écriture, même si c’est moins visible dans mon dernier film que dans le précédent, Attention aux chiens (1999), qui est une sorte de grand jeu ludique très compliqué avec beaucoup de personnages. L’histoire de Au large de Bad Ragaz est plus simple, très linéaire, un peu comme dans Badlands qui peut faire éprouver des sensations similaires, avec ses personnages qui se perdent, qu’on voit s’ennuyer, ne rien faire, où l’on perd la réalité du temps et des lieux.
Comment s’est faite l’élaboration de la voix off ?
Elle est là pour appuyer le côté conte, le côté « Il y a un narrateur, c’est une histoire qu’on vous raconte ». Le film se donne comme un livre d’images dont on tournerait les pages. La voix off donne un recul, accentue le fait qu’on est dans de la fiction. Je voulais aussi retrouver (je n’y suis d’ailleurs pas spécialement parvenu) la voix de Jules et Jim (François Truffaut, 1962), une voix « littéraire » qui soit là par-dessus et qui entraîne, qui fasse moteur. En fait, j’ai eu beaucoup de problèmes avec cette voix off . Il y a des moments où les séquences ont été construites pour, d’autres moins. C’est toujours la difficulté de ne pas raconter ce qu’on voit, que la voix off ait une vraie place. Je n’en suis pas totalement satisfait. Je voulais que ce soit moins la voix du personnage masculin que celle de quelqu’un qui les regarde, elle et lui, qui soit au-dessus d’eux. Elle change de statut au cours du film : au début, on a le réflexe de l’attribuer à lui mais, telle qu’elle est écrite, elle est toujours en décalage avec l’image qui est ainsi donnée comme telle. La voix off fonctionne comme la voix d’un autre personnage, qui a une place, mais invisible. Au début, elle donne le rythme du filmage : la fusillade est filmée dans sa durée par rapport à l’intervention de la voix off . Au départ, j’avais prévu les deux-trois premières interventions, ainsi que la dernière. La disparition rapide de la voix m’ayant semblé ensuite bizarre, j’ai rajouté des interventions pour équilibrer le film, mais je n’en suis pas très satisfait. La voix finit par devenir artificielle, elle ne semble être là que pour maintenir un fil sur la durée du film. Si c’était à refaire, je ne garderais que les interventions prévues initialement.
La disparition de la voix, avant son retour in fine , ne se fait-elle pas au profit du couple Bideau-Schneider, qui prend en quelque sorte le relais en termes de point de vue ?
Ce moment de bascule correspond à celui où Alex renaît, redevient le moteur : il reprend pied dans l’histoire, vue alors par le personnage de Jean-Luc Bideau. On lâche Alex qui peut vivre tout seul.
L’histoire d’Alex et de Sacha ne fonctionne-t-elle pas comme un modèle pour le couple Bideau-Schneider, comme l’objectivation de ce que ce dernier aurait pu être ?
Effectivement. Cette histoire permet au couple de vivre au présent et par procuration ce qu’il a peut-être déjà vécu de par le passé. Cette qualité de présent a son contrepoint dans la disparition de la voix off et de ses temps verbaux au passé (qui conféraient un tour rétrospectif classique au récit), au profit d’une histoire vécue par Sacha et Alex comme une sorte de pur présent, dès lors vidé de tout enjeu narratif. Plus on avance vers une sorte de non-réalité, plus l’image est chaude, trafiquée : c’est une image-cinéma qui accentue l’artificialité du support et le caractère fictionnel de l’histoire. Je crois que les filtres interviennent tout doucement vers la moitié ou les deux-tiers du film, puis il y a une montée exponentielle de cette couleur orangée, dorée. En multipliant les effets d’image, il s’agit de montrer que le véritable enjeu ne correspond pas au postulat de départ de la fiction, de la dramaturgie. Alex et Sacha ne sont pas là pour trouver l’or, histoire-prétexte, mais pour vivre leur histoire à eux.
Le corps de Sacha devient lui-même un paysage, exploré par le regard d’Alex, en un mouvement de recadrage en plan rapproché qui est peut-être le contrepoint localisé du décadrage général que tu imprimes à la progression de ton film.
C’est ce à quoi je voulais arriver : parfois je suis très content, parfois je ne fais que l’effleurer. Plus le récit avance, plus on est dans une sorte de documentaire avec les personnages : la caméra prend progressivement ses distances avec eux, ils se fondent dans le paysage, et le spectateur prend du recul vis-à-vis d’eux. On les laisse vivre, on n’est plus là à les observer, à les regarder avancer ; tout se passe comme s’ils devenaient autonomes dans ce paysage, dans leur propre histoire, alors qu’au début, la caméra est beaucoup plus proche d’eux. Le début du film est en effet beaucoup plus monté, plus serré, sur des systèmes classiques de champ/contrechamp. Plus ça avance, plus ils sont les deux à l’image ; puis, on s’écarte progressivement d’eux, pour aboutir à un grand livre d’images : ils sont là, tout petits au fond d’un paysage qui est comme un tableau. Quant aux dialogues, ils n’ont plus pour fonction de faire avancer l’histoire, qui jusque-là reposait sur un système où les personnages étaient en danger et où ils se devaient de réagir. Ce que j’aurais voulu, c’est qu’ils finissent presque par m’échapper, par prendre le large, en sortant du plan à la fin, en disparaissant derrière une butte. Je voulais aussi parvenir à imposer le côté un peu lyrique et onirique de la fin, ce qui n’est pas simple, parce que le film s’appuie beaucoup sur la musique, les espaces, les cadrages. Je voulais qu’à ce moment-là le film prenne de l’espace, s’envole.
À la fin, lorsque la voix off fait retour, le conditionnel s’ajoute à l’imparfait, « Ils étaient blessés, mais ils reviendraient »…
Dans le scénario initial, il était écrit que les deux personnages mouraient. Pendant le tournage, l’idée s’est fait jour en moi qu’ils pourraient en réchapper, qu’ils reviendraient effectivement, dans deux ans comme dans trois mois. Mais je ne me pose même plus la question de savoir s’ils meurent ou non à la fin. J’ai fait une fois un test dans une salle en Allemagne, lors d’un festival, pour savoir ce que les gens pensaient. C’est extrêmement partagé : un tiers des spectateurs pensait qu’ils allaient mourir, un tiers qu’ils s’en sortaient, un tiers s’abstenait. La fin du film, non clôturée, ouverte, prend un tour légendaire, « Ils purent traverser et eurent beaucoup d’enfants »…
Tout au long de leur périple, les deux héros sont confrontés à des éléments de nature folklorique.
Cela fait une quinzaine d’années que j’habite à Genève. Chaque fois que je vais en Suisse alémanique, j’ai vraiment le sentiment de me retrouver dans un pays étranger, totalement exotique pour moi, dont je ne comprends pas les codes. La Suisse est encore un pays de paysans – cela dit de façon non péjorative –, de gens qui sont encore très liés à la terre, où il y a encore énormément de rites. Chaque région a son propre carnaval, avec ses propres figures, généralement toutes liées à la terre, au rythme des saisons, aux moissons. Il y a toute une imagerie qui reste encore très développée en Suisse et qui peut avoir des côtés effrayants. Pour quelqu’un qui vient de l’extérieur, il y a là un côté sacré, rituel, qui prend énormément de place, et on peut se sentir étranger à ce qui se passe.
Toutes ces « imageries » qui sont un peu dans le film, j’aurais souhaité qu’elles soient même plus effrayantes, plus présentes.
La mafia, introduite en force au début du film, se manifeste ensuite de manière intermittente et sur un mode qui semble l’irréaliser.
Je voulais effectivement la rendre de plus en plus abstraite et lointaine. Elle perd de sa réalité et n’est là que pour donner un petit coup d’aiguille dans le pied. Le scénario était à l’origine beaucoup plus du côté du thriller. Les mafieux étaient plus importants, ou plutôt leur présence était davantage justifiée et identifiée, et on pouvait suivre pas à pas les enjeux de la traque. Le scénario sert à trouver l’argent, d’où l’importance d’avoir un scénario très structuré. Mais j’ai toujours eu l’idée de vider les mafieux de leur substance au tournage, où il s’est agi de trouver le bon équilibre pour qu’ils deviennent de plus en plus abstraits.
Pour moi la difficulté, c’est la relation entre le scénario et le tournage qui sont vraiment deux choses différentes : à quoi sert le scénario ? Comment on fait durant le tournage ? Même si je me suis dit au départ que je voulais écrire très peu, j’ai passé beaucoup de temps sur le scénario. Le problème, c’est qu’il faut convaincre des commissions. On est donc obligé d’avoir un scénario très structuré, à moins de s’appeler Godard ou Straub-Huillet : ils peuvent laisser deux pages et on leur fait confiance parce qu’on sait ce qu’ils ont fait, et encore 1 … À mon niveau, c’est mon deuxième long métrage, on est obligé de convaincre par le scénario, et après la grosse difficulté consiste à savoir comment oublier le scénario, comment se détacher de lui, comment évacuer ces personnages de mafieux auxquels j’avais fini par m’attacher, comment s’amputer d’un bras pour aller vers ce qui m’intéressait. C’était presque la plus grosse difficulté pour moi dans la relation entre scénario et tournage. Idéalement, j’aimerais ne pas écrire pour ne faire que de la réalisation, de la mise en scène. Là je pense que j’étais encore trop accroché au scénario. Il y a des choses que je regrette qui sont liées au fait que j’avais ce « boulet » du scénario. Il est vrai que le scénario sert toujours de référence quand on est un peu perdu dans un tournage, mais c’est aussi un poids, une charge, qui est lourde, parce que l’assistant va faire le plan de travail par rapport au scénario, que tout est construit par rapport au scénario. Donc c’est toujours très difficile de s’en défaire.
Ton film nous semble clairement inscrire ce travail d’évacuation de stéréotypes génériques, et partant modifier « à vue » le pacte de lecture avec son spectateur. Même la séquence de la fusillade n’est pas traitée de manière « classique », elle est plutôt allusive en termes de représentation : on est tout de suite dans l’après-coup, ce qui peut évoquer le début de A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959).
Je ne sais pas. La critique a dû partir de l’idée qu’il allait s’agir d’un thriller, puisque les bases y sont. Après, le film est tel qu’il est : il a sa fragilité, sa durée, sa dramaturgie, je m’y reconnais totalement. Même si parfois j’ai l’impression de ne pas avoir été au bout de quelque chose, je pensais que l’empathie qu’on pouvait avoir par rapport aux personnages allait être suffisamment contagieuse…
Revenons au statut du paysage dans ton film et à ce qui constitue pour toi une référence très forte, à savoir le cinéma de Mallick. Chez ce dernier, la nature revêt souvent une dimension cosmique et perd alors quasiment toute fonction narrative pour s’autonomiser par rapport aux personnages. Il nous semble qu’il n’en est pas de même dans ton film, puisque la nature y est toujours « habitée », en rapport constant et étroit avec l’expérience vécue par les personnages.
Moi, je suis comme le personnage de Jean-Luc Bideau, je suis peu sensible au paysage. Ce que je voulais avant tout éviter, c’était la carte postale. Tous les paysages qu’on a traversés étaient somptueux. Il a fallu éviter de les rendre caricaturaux, ne pas les voir pour regarder les personnages, pour les y intégrer. J’ai été aidé en cela par le fait que je ne tombe pas par terre devant un paysage… Filmer en Suisse pour moi, c’était éviter les montagnes pour ne pas me retrouver dans un film de montagnes, pour être le plus plat possible, à hauteur des personnages. Les montagnes sont au loin : on est quasiment tout le temps sur des surfaces horizontales.
Venons-en au couple incarné par Jean-Luc Bideau et Maria Schneider et au rapport qu’il entretient avec le couple en fuite…
On peut prendre la scène où Jean-Luc Bideau et Maria Schneider observent Alex et Sacha dans ce lieu théâtral que constitue le cirque de montagnes. Si Jean-Luc Bideau les observe comme un chercheur avec un microscope, Maria Schneider est plutôt dans la position d’un spectateur qui regarde cette histoire, à l’instar de la voix off qui prend acte de ce qu’on voit, qui met de la distance et qui n’est pas dans l’histoire, qui n’est pas agent de l’histoire.
Le personnage de Maria Schneider non seulement identifie la nature de l’histoire qui se joue entre Alex et Sacha (une histoire d’amour plutôt qu’une association de malfaiteurs), mais aussi exprime le désir que cette histoire finisse bien, ce que l’attitude de Jean-Luc Bideau, peu orthodoxe pour un policier, va permettre.
L’histoire d’Alex et de Sacha occasionne en eux comme la vision rétrospective de ce qu’ils ont peut-être vécu. Pour moi, c’est un couple qui a sûrement eu une histoire passionnelle à un moment et qui s’est gentiment détériorée. Et c’est pour eux un bain de jouvence que de revoir ce qu’ils ont peut-être été, de voir ce qu’ils auraient pu être, ou d’entrevoir ce qu’ils pourraient encore être.
Comment s’est fait le casting ?
C’est toujours un mélange de choix et de hasard. Je n’ai pas écrit le scénario en pensant à des acteurs en particulier, si bien qu’à la fin je me suis retrouvé devant un grand vide en me demandant qui pourrait bien incarner les différents personnages. Comme il s’agissait d’une coproduction avec la France, il fallait trouver un certain équilibre dans la distribution. Pour le personnage du policier, j’avais d’abord pensé à Hugues Quester. Ensuite, Jean-Luc Bideau s’est rapidement imposé du fait qu’on avait coproduit (avec Light Night 2 ) Ce jour-là (2003) de Ruiz. Il a lu le scénario et a accepté tout de suite. Pour les deux jeunes, j’ai longtemps cherché. Deux mois avant le tournage, j’ai trouvé le personnage masculin. Pour le personnage féminin, je n’avais pas besoin de quelqu’un qui soit très connu ; j’ai donc simplement épluché des fichiers et cherché toutes les actrices de Suisse romande qui avaient des origines slaves. J’ai également cherché en France et c’est par casting que j’ai trouvé Julia Batinova. Un mois avant le tournage, l’acteur pour le personnage masculin me lâche pour x raisons, et c’est donc un peu dans l’urgence que j’ai trouvé Mathieu Amalric. Cela s’est fait très vite et c’était parfait. Pour le personnage incarné par Maria Schneider, j’ai longtemps cherché aussi en me posant la question : quel couple possible constituer, Jean-Luc Bideau étant déjà choisi. Comme la femme a finalement peu de séquences, il fallait une actrice qui ait une vraie présence, ne serait-ce que pour faire face à Jean-Luc Bideau. Le choix de Maria Schneider s’est fait par un hasard heureux : deux personnes qui ne sont pas liées (le directeur de production et le coproducteur français) ont toutes deux pensé à elle, alors je me suis dit : pourquoi pas ? On prend toujours les signes très au sérieux avant un tournage. J’ai découvert ensuite qu’ils avaient déjà tourné ensemble, sur Le dernier tango à Paris (1972), mais que le rôle de Jean-Luc Bideau avait été coupé au montage. Bertolucci lui avait demandé de faire une sorte d’imitation de Michel Simon.
Le rapport entre Bideau et Schneider est plutôt énigmatique…
J’avais hésité un moment à rendre ça moins énigmatique. Après, c’est comme beaucoup d’autres éléments du film, comme les deux jeunes qui commencent à avoir les cheveux roux. Pas besoin d’expliquer. Beaucoup de gens pensent que Jean-Luc Bideau empoisonne sa femme. Pour moi, c’est un couple qui s’est passionnément aimé. Lui n’a plus les arguments amoureux pour maintenir leur relation telle qu’elle a pu être, et il n’a qu’une crainte, c’est qu’elle s’en aille. Ce personnage, qui a l’air d’un roc, qui est d’abord très cassant dans son rôle de policier, est complètement fissuré, et si sa femme part, il s’écroule. C’est un géant aux pieds d’argile. Le liquide qu’il met dans son verre, quel qu’il soit, lui permet de la garder sous sa dépendance. Comme elle n’est pas dupe et qu’elle reprend de plus en plus son autonomie, il lui offre sur un plateau la liberté de ce jeune couple, en un geste ultime et désespéré d’amour.
Pourrais-tu nous parler des conditions de production de ton film ?
Le film a coûté un peu moins de 2 millions, soit à peu près l’équivalent du budget d’un téléfilm de la TSR. Je voulais avoir l’équipe la plus légère possible, avec cette idée de se perdre dans le paysage. Le tournage s’est fait presque en deux parties, celle avec Bideau-Schneider essentiellement à Genève, avec une équipe traditionnelle, dans les vingt-cinq personnes. Mon souhait était qu’à partir du moment où on part dans la nature, on se rapproche de plus en plus d’une équipe documentaire, avec le minimum de gens pour être le plus souple, le plus mobile possible. On a quand même toujours été entre dix-huit et vingt personnes, ce qui est déjà moins qu’une équipe normale (environ trente-cinq personnes, avec deux ou trois assistants pour chaque poste). On a tourné dans la continuité de l’histoire, dans cette idée de suivre le jeune couple dans son équipée, d’être avec lui. On évitait par là même tous les problèmes de raccords météo ou maquillage (il n’y a pas de poste maquillage sur le tournage). Si un acteur prenait un coup de soleil, il était rouge le lendemain. On avait seulement une costumière, tenue de respecter la chronologie des fringues sales. L’équipe a donc été réduite aux seules personnes nécessaires, d’où une masse salariale réduite. Mais tourner un road movie en Suisse reste cher, puisque c’est un des pays les plus chers au monde (au niveau de l’hôtel, de la nourriture, de l’infrastructure régie, etc.). Si j’avais tourné en Mongolie, on n’aurait pas dépensé 20 % de ce que ça a coûté. Idéalement, j’aurais voulu qu’on se retrouve dans la même situation que les personnages, dans une situation d’hébergement instable, mais c’est impossible parce qu’on est une vingtaine et qu’il faut réserver un hôtel, avec deux repas par jour et qu’il y a une sorte de postulat plus ou moins conscient qui veut que les techniciens doivent être bien nourris et logés pour bien travailler. Le cinéma, ça reste cher. En France, le prix moyen d’un film est de 6 à 7 millions d’euros. En Suisse, rares sont les films dont le budget dépasse 2,5 millions. Donc, quand on écrit un scénario, on doit penser au cadre de production, avoir une réflexion sur la faisabilité du film.
Y a-t-il eu beaucoup d’improvisation avec les acteurs ?
Finalement assez peu, et aucune au niveau des dialogues.
Mathieu Amalric, qui est aussi réalisateur, a-t-il été facile à diriger ?
On a tourné en continuité, et la complicité grandissante entre les personnages est aussi celle des acteurs qui se sont apprivoisés au fil du tournage. La postsynchronisation s’est aussi faite en continuité, avec un maximum de trois-quatre prises : le premier jour, Mathieu Amalric, qui avait la gueule de bois, avait une voix rauque. On n’a pas refait la prise, si bien que sa voix s’assouplit réellement au cours du film, et rejoue cette complicité progressive dont j’ai parlé. J’ai adoré faire de la postsynchro. J’ai très envie par la suite de pousser plus loin l’expérience de la remise en scène au niveau de la postsynchro, d’y consacrer plus de temps, même si c’est compliqué par rapport au cadre budgétaire.
La voix off est la tienne ?
Finalement oui. J’avais fait des essais avec ma propre voix pour des raisons pratiques, afin d’avoir le minutage pour le tournage, pour la construction des séquences, notamment pour celle dans le bar, puisque c’est la voix qui en détermine le rythme. Le piège est que je me suis habitué à ma voix, qui fonctionnait. J’ai refait la voix off avec des comédiens, mais je n’arrivais pas à trouver la couleur que je voulais. Alors je l’ai refaite moi-même, mais je n’en suis pas complètement satisfait. J’en ai bavé, m’étant réenregistré à douze reprises. Ce fut un véritable supplice.
Une dernière question : comment le film a-t-il été distribué ?
Il a été distribué par Frenetic Films. La projection de presse s’est très mal passée. Très peu de journaux en ont parlé, ou s’ils l’ont fait c’est en mal. Le film a tout de suite été inscrit dans une spirale négative. Très peu de gens l’ont vu la première semaine, notamment au Scala à Genève dont le public est très influencé par la presse. Un film qui ne marche pas en première semaine est un film mort.
Comment a marché le film de Ruiz, Ce jour-là (2003), qui affiche quant à lui son helvéticité ?
Relativement mal pour un film qui a été présenté à Cannes. C’est toujours la grande inconnue : comment se fait-il qu’un film « prend » ou pas. En tout cas, il se doit de marcher la première semaine, de façon à ce que le bouche à oreille puisse fonctionner. Pour Au large de Bad Ragaz, le distributeur alémanique est embêté : il a fait ce qu’il fallait et ne comprend pas ce rejet des Romands pour leur cinématographie. Quand on dépense plus d’un million d’argent public pour un film qui n’a pas du tout marché, on ne peut pas échapper à la question : qu’est-ce que j’ai fait de faux ? Ce film, c’est cinq ans de travail, entre l’écriture du scénario et la recherche de fonds. On rêve tous de faire un film populaire, qui marche et qui rende très riche, un bon film qui puisse avoir plusieurs niveaux de lecture.
En Suisse alémanique, il y a un réflexe identitaire qui fait que des grosses machines comme Achtung, fertig, Charlie ! (Mike Eschmann, 2003) ou Micmac à la Havane (Sabine Boss, 2002), marchent, réalisent des scores monstrueux3. Ici, cela n’existe pas, bien au contraire. Peut-être faut-il tricher, et se faire passer pour Mongol, Inuit ? Je ne sais pas. Mais quitte à faire un film pour sept cents personnes, soyons plus radical, essayons moins d’avoir une dramaturgie qui puisse être suivie par n’importe qui. Je suis un peu tenté maintenant de faire un film beaucoup moins cher et plus radical. Je vais continuer, faire, faire et battre le fer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’énergie.