L’éclatement du personnage chez Lynch.
Les « mondes possibles » dans Lost Highway et Mulholland Drive
Rares sont les films qui, comme Mulholland Drive (2001), provoquèrent auprès du public, dans la presse et dans les ouvrages spécialisés une telle soif d’interprétation d’une structure narrative. Dans ce film, Lynch renoue après le récit très linéaire d’Une histoire simple (1999) avec les ambiguïtés narratives de Lost Highway (1997)1. La chaîne Canal+, coproductrice de Mulholland Drive, a même proposé à l’occasion de la première diffusion du film sur ses ondes un court métrage explicatif (Retour à Mulholland Drive, réalisé en 2003 par Philippe Rouyer, critique à Positif) censé livrer les clés requises pour une « bonne » compréhension de l’œuvre2. L’interprétation proposée dans ce reportage se base notamment sur les indices livrés dans la presse par le Maître lui-même une semaine après la sortie du film3.
Á force d’être constamment affichée dans le film et entretenue par les discours qui en ont accompagné la sortie, cette prétendue complexité pourrait sembler lassante, voire surfaite. On pourrait être tenté d’y voir une stratégie commerciale consistant à produire un film que les spectateurs doivent revoir pour lui extirper des « secrets » dont l’Auteur souligne l’importance tout en se retranchant, pour éviter toute explication, derrière le mythe de l’inspiration créatrice. Toutefois, Lost Highway et Mulholland Drive résistent aux assauts répétés de cette herméneutique effrénée. Ils n’en sont pas moins, au vu de leurs particularités narratives, emblématiques du « bon objet » académique. Alain Bergala prenait récemment comme exemples canoniques d’étudiants entreprenant un travail universitaire ceux qui « vont entrer pour un 137e sujet exaltant sur la structure de la narration chez Lynch »4.
La narratologie et les films de Lynch font en effet (trop) bon ménage. On a presque l’impression que l’analyste se trouve enfermé dans une grille de lecture déterminée par les films eux-mêmes qui l’amènent à « découvrir » des principes auxquels ils obéissent explicitement, à l’instar du sémiologue qui croit fournir une description originale du fonctionnement d’un message publicitaire alors qu’il recourt exactement aux mêmes outils théoriques qui ont été utilisés en amont par les concepteurs du produit. Néanmoins, je crois qu’une énième étude narratologique des films de Lynch peut s’avérer d’un certain intérêt dans la mesure où il n’est pas aisé d’épuiser les interrogations soulevées par leur agencement narratif. Il y a du « jeu » dans les rouages huilés du récit lynchien qui procède d’une combinatoire ludique, voire aléatoire. S’il est vrai que Lynch semble vouloir « piéger les tentatives et les tentations d’une interprétation univoque », cet aspect de sa démarche ne soulève pas, à mon avis, « le problème de la pertinence, voire de la possibilité d’un commentaire explicatif »5, mais ouvre au contraire une brèche salutaire dans une entreprise a priori balisée.
Plutôt que de concevoir Lost Highway et Mulholland Drive, à l’instar de la plupart de leurs exégètes – dont les propositions n’en sont pas moins éclairantes à de nombreux égards –, comme la juxtaposition d’une partie « réelle » (les vingt dernières minutes de Mulholland Drive, les cinquante premières de Lost Highway) et d’une partie « rêvée », je préfère éviter d’épuiser le potentiel énigmatique de ces films en renonçant à une interprétation livrée « clé en main »6, forcément trop rassurante et réductrice. La dichotomie rêve/réalité me semble insuffisante pour aborder de tels films éclatés qui rendent caducs de nombreux principes de la narration traditionnelle. En outre, le rétablissement d’une temporalité diégétique supposée (notamment en ce qui concerne les deux flash back de la seconde partie de Mulholland Drive) conduit à une linéarisation qui occulte la question du positionnement du spectateur durant le visionnement du film, et de ce fait certains procédés de déstabilisation auxquels il est confronté. Par conséquent, il me semble plus adéquat d’opter pour un cadre d’analyse qui offre la latitude nécessaire à la prise en compte du caractère dynamique des processus mis en œuvre par les films et actualisés in fine par le spectateur. J’abonde dans le sens de Michel Chion lorsqu’il affirme que « la seule constante du cinéma de Lynch, son postulat, est l’existence de plus d’un monde »7. Dans cette optique, je propose de considérer le basculement dans le rêve comme un mode parmi d’autres de redistribution des données narratives, comme la mise en place d’un nouveau monde possible8. L’économie narrative de tels films repose sur des opérations telles que la permutation, la variation, l’ajout ou la suppression9. Je la considérerai dans sa dimension cyclique en mettant l’accent sur les modalités de circulation des objets et de certains traits physiques et psychologiques des personnages. Lost Highway débute et se termine par un rapide travelling avant sur une route, l’horizon incertain des possibles s’évanouissant dans la nuit, puisqu’on ne sait pas quel visage prendra le héros après les dernières convulsions qui l’assaillent. Dans Mulholland Drive, le cadavre décomposé de Diane ne peut pas être celui de la rêveuse étant donné que, si tel était le cas, elle ne serait plus capable de rêver ; toutefois, sa position est strictement identique à celle qui sera la sienne après son suicide. Ce corps étendu, pivot du film, est à la fois le sien et celui d’une autre (comme en témoignent les variations sur la couleur de la nuisette) dont elle imite sans le savoir le parcours sentimental et professionnel. La répétition renvoie au processus de destruction de l’individu à l’œuvre au sein de « l’usine à rêves » de Hollywood, où le « rêve » n’est jamais unique et individuel, mais résulte d’une production organisée sur le modèle de l’industrie. Lorsque, à la fête dans la villa du cinéaste, Rita/Camilla embrasse sur la bouche une nouvelle venue blonde, on comprend que cette invitée est une future victime du système comme Diane, ou une autre incarnation de la femme fatale comme Camilla. D’ailleurs, Betty aurait pu faire carrière si, comme Camilla, elle avait courtisé le réalisateur Adam Kersher10, ce qui lui aurait permis, à elle qui n’a jamais pu être la vedette de ses films, d’inverser les rôles. Cette opportunité est suggérée lorsque, durant le casting du film L’histoire de Sylvia North, Adam se retourne et fixe Betty, un zoom avant nous rapprochant d’elle jusqu’au gros plan, alors que retentit l’air d’une chanson d’amour11. Cette représentation stéréotypée du coup de foudre s’avérera déceptive puisqu’elle ne donnera lieu à aucun développement. La scène où se manifeste l’attirance d’Adam pour Betty ne fait qu’exposer un possible demeuré inexploité. Betty, située dans l’espace du public et des machinistes, est opposée spatialement à l’heureuse élue qui chante sur scène, l’actrice Camilla Rhodes dont Rita reprendra le nom lorsque le possible de la concurrence avec Betty/Diane sera actualisé. Or, l’actrice qui interprète cette première Camilla est également celle qui, vêtue d’une robe aux mêmes tons pastel, embrasse devant Diane la seconde Camilla lors du souper chez Adam. Si l’on s’en tient aux noms, on peut dire que Camilla « s’embrasse elle-même », la blonde de la seconde partie n’étant pas nommée. La négation homosexuelle de l’altérité atteint alors son paroxysme.
Mulholland Drive, reformulation d’un projet avorté de série télévisuelle – un mode de représentation qui demeure généralement latent dans le film, mais fait saillie çà et là –, présente une structure qui tend à reproduire la standardisation induite par la diffusion de masse. L’évolution de la candeur admirative12 à la désillusion suicidaire n’est pas propre à Betty, ni même à son double, mais à toutes celles13 qui sont abusées par les attraits factices du milieu hollywoodien. Lorsque Betty aspire à faire carrière, elle oublie que la star est avant tout une construction de l’industrie du spectacle. Le film nous le rappelle en exhibant le caractère construit du personnage lui-même.
Le générique de Mulholland Drive exprime de façon littérale et gra-phique cette multiplication anonyme des êtres. On y voit des couples danser, leurs ombres stylisées découpant sur un arrière-fond mauve des surfaces noires qui laissent percevoir d’autres couples auxquels les premiers se superposent dans la fausse perspective de cette image à la planéité affichée (fig. 1). Après avoir été réduits dans un plan liminaire à d’indistinctes formes mouvantes colorées, les individus accèdent ensuite à une représentation figurative, mais continuent d’être perçus comme des surfaces géométriques qui se croisent, s’interpénètrent et s’évanouissent pour resurgir, identiques, ailleurs dans l’image. Ces couples, à la fois fondus dans l’agitation de l’ensemble et reconnaissables à certains traits vestimentaires (qui donnent lieu à des combinaisons spécifiques), sont emportés par un rythme jazzy répétitif. Chaque plan de l’image tend à s’autonomiser comme s’il était indépendant des autres. Ajout, suppression, répétition du Même ou de variantes posent les fondements du film. Le personnage de Betty naît de cette image et de ce contexte, son visage se dessinant fragilement en surimpression, baigné de lumière. Bien que Betty n’apparaisse pas parmi les danseuses – elle est déjà une autre, ou plutôt une série d’autres –, elle semble faire face à un public, alors que des applaudissements retentissent. Ce prologue assume également une fonction narrative dans la mesure où Diane affirme que son succès lors d’un concours de danse l’a incitée à se lancer dans une carrière d’actrice. Le désir de l’héroïne s’origine donc dans une prestation associée au simulacre et à l’aliénation de l’individu dans une masse indifférenciée. « Tout le monde peut être une star » : tel est l’imaginaire, récemment réactivé par de nombreuses émissions TV14, qui a bercé les rêves de Betty. La seconde partie du film révèlera le caractère utopique de ce projet en montrant que ces possibles sont soumis à une même impossibilité cristallisée dans l’image du corps en décomposition de Diane/Betty.
En dépit de disparitions subites ou de modifications radicales qui exhibent leur nature construite et composite, les personnages de Lynch constituent des repères essentiels dans la compréhension du récit. L’éclatement qu’ils subissent peut selon moi être appréhendé à l’aune d’un modèle pluristratifié du personnage, celui de la « figure actorielle » proposé par André Gardies15. Les niveaux considérés par Gardies me semblent convenir particulièrement bien à la discussion du fonctionnement de tels films qui, en procédant à une dissociation des différentes facettes du personnage généralement imbriquées en un tout d’apparence homogène, opèrent dans une visée créatrice une démarche analogue à l’entreprise analytique de Gardies. Le modèle sémiologique de ce dernier comprend, dans un ordre croissant d’abstraction, les quatre niveaux suivants : le comédien, être de chair et de sang auquel peuvent être associés d’autres films dans lesquels il a joué16, voire une partie de son vécu ; le personnage, élément de l’univers diégétique identifié par un patronyme fictionnel ; le rôle, renvoi intertextuel à un ensemble de codes propres à un genre ; enfin l’actant, c’est-à-dire la position occupée par le personnage au sein du « schéma actanciel » greimasien17. Dans les deux films de Lynch, comme dans Smoking / No Smoking (1993) d’Alain Resnais18 ou dans Cet obscur objet du désir (1977) de Luis Bunuel19, l’effacement du comédien derrière le(s) personnage(s) qu’il incarne est enrayé par une logique de dissociation entre ces deux niveaux de la figure actorielle : Patricia Arquette est Renée et Alice dans Lost Highway, Naomi Watts et Laura Helena Harring incarnent successivement Betty et Rita, puis Diane et Camilla dans Mulholland Drive, alors que trois personnages (Fred/Pete et l’individu nommé « Mystery Man » au générique de fin), interprétés par trois acteurs fort différents, semblent n’en faire qu’un seul dans Lost Highway. Dans les sillages de ces variations, d’autres personnages périphériques subissent également des modifications. Les interactions entre les différentes instances de la figure actorielle sont exploitées par Lynch comme de véritables générateurs de récit.
Les seuils de nouveaux possibles
Lost Highway et Mulholland Drive connaissent tous deux un point de basculement où s’opère une redistribution des données diégétiques, notamment les attributs des personnages et, par conséquent, les différentes composantes de la figure actorielle. Dans Mulholland Drive, cette césure est d’autant plus surprenante pour le spectateur qu’elle intervient après ce qui constitue la durée standard d’un long métrage de fiction (env. 1h50’). C’est significativement après la mise en scène, au club « Silencio », du dévoilement du statut illusoire de la représentation que se déroule la séquence-pivot de la boîte bleue à l’issue de laquelle l’innocente Betty devient Diane la vengeresse. Dans cette séquence, Betty et Rita rentrent côte à côte comme deux sœurs – Rita porte d’ailleurs la perruque blonde modelée sur la coupe de cheveux de Betty –, proches et unies pour la dernière fois. Rita possède la clé bleue qu’elle avait trouvée dans son sac à main, alors qu’elle y cherchait avec Betty un indice de son identité ; Betty vient de découvrir, également dans son sac à main (lieu de l’intimité féminine), la boîte que cette clé semble pouvoir ouvrir. L’alliance des deux objets mènera à la dissociation du couple, visualisé par un double escamotage des protagonistes, puis par la disparition des objets eux-mêmes. Lorsque la clé réapparaîtra dans la seconde partie du film, elle aura une apparence beaucoup plus réaliste : la grosse clé en plastique qui ressemble à un jouet d’enfant deviendra une clé de consigne courante, comme on en trouve dans nombre de films policiers. L’éviction successive des deux personnages féminins, tabula rasa nécessaire à un nouveau départ, s’opère sans coupe apparente. En effet, Betty disparaît durant un plan-séquence, la caméra qui l’avait rejetée hors-champ ne la retrouvant plus lorsqu’elle retourne à son point de départ ; Rita, quant à elle, semble s’être évanouie lors d’un zoom avant vers l’intérieur de la boîte dont l’obscurité, qui occupe l’entièreté de l’écran, masque le changement de plan (fig. 2-5). La forte continuité induite par les mouvements d’appareil (comparativement au montage) rend ces disparitions particulièrement étranges, car le spectateur croit partager la même temporalité que les personnages, puis prend soudainement conscience qu’il n’a pas subi la « saute » qui les affecte. Ce principe est fondamentalement différent de celui qui prévaut dans Lost Highway, où la substitution s’insinue systématiquement entre les plans. Par exemple, c’est au gré d’un contrechamp que, soudain, Renée apparaît à Fred avec le visage mortifère de l’Homme-mystère. Lost Highway joue sur la fragmentation, visualisation concrète de l’inaccessibilité de l’objet du désir et de l’impuissance à le satisfaire. Le récit est voué à une répétition infinie parce que Fred/Pete ne réussit jamais à « posséder » sa conjointe qui lui échappe toujours, en dépit des changements identitaires20.
Le passage d’un monde à l’autre s’effectue sur le mode de la suture dans Lost Highway et du flux dans Mulholland Drive21. Les deux films font par contre usage d’une même figure, déjà évoquée à propos de la scène de la boîte bleue : le plan noir.
Juste avant que Fred ne se transforme en Pete dans la prison22, la lampe de sa cellule s’éteint, comme si elle menaçait de provoquer l’arrêt du projecteur même du film. De l’obscurité émerge la route du générique que nous empruntons à toute allure jusqu’à ce que nous nous arrêtions devant le nouveau personnage de Pete, debout au bord de la route, éclairé par les phares de la voiture que nous sommes censés occuper (fig. 6-8). Ce trajet nocturne et imaginaire fait office de transition entre les deux personnages. Il sera suivi de plus de vingt secondes d’une image non figurative montrant une sorte de lueur jaunâtre sur un fond noir, puis de quelque seize secondes d’image totalement noire. Lynch utilise fréquemment l’image noire pour nous faire passer d’un monde à l’autre23, mais Lost Highway, particulièrement travaillé dans sa dimension plastique, en fait l’utilisation la plus radicale. Dans la scène de prison, les noirs endossent dans un premier temps la fonction traditionnelle d’inter-calaires entre différents moments considérés comme itératifs ; ensuite, ils s’autonomisent et pourraient correspondre à ce que le personnage « voit » intérieurement (ou, précisément, ce qu’il ne peut ou ne veut voir), tout en continuant de fonctionner comme ponts interséquentiels. Chez Lynch, le noir se fait le point de convergence de l’univers diégétique et de sa mise en forme filmique : il est à la fois « procédé de ponctuation »24 et partie intégrante de l’environnement des personnages.
Lost Highway est un film hanté par la peur du noir. Les recoins obscurs de l’appartement de Fred et Renée sont autant d’espaces soustraits à toute cartographie du réel. Lorsque Fred disparaît dans l’ombre, on ne sait s’il va s’y perdre ou s’il ressortira avec le visage d’un autre. Pourtant, c’est lui-même qu’il rencontre dans le miroir qui émerge de l’obscurité comme du néant (fig. 9), mais cette image se répétera (inversée, le personnage se trouvant alors à gauche de l’écran) dans la seconde partie, lorsque Pete, la nuit tombée, palpe son visage devant la glace comme s’il s’agissait de celui d’un autre (fig. 10). Après une dizaine de secondes de noir complet, un autre « miroir » nous est révélé par un zoom arrière : il s’agit de l’écran du téléviseur sur lequel les époux visionnent les images vidéo qu’un intrus a filmées chez eux à leur insu, représentations objectivées de l’une des facettes du Moi de Fred qui, lors de la révélation du meurtre au spectateur, feront office d’images subjectives.
Au-delà de leur signification conventionnellement symbolique (la « face cachée » du Dr. Jekyll), ces noirs participent à l’insertion invisible mais sensible de non-dits, de lacunes et de refoulements. La non-vision, qui suspend momentanément la nécessité propre au médium de donner une apparence physique aux personnages, permet toutes les mutations, tous les tours de passe-passe. Le noir est le lieu d’origine du double, il annonce l’imminence d’un personnage en devenir. Dans Mulholland Drive, l’accident nocturne mène à l’opacité totale de l’amnésie, qui touche également Pete dans Lost Highway puisqu’il ne sait rien de « l’autre nuit » dont ses parents craignent de lui parler, avant qu’ils ne disparaissent définitivement à l’issue d’une discussion téléphonique entre Pete et l’Homme-mystère. Les conditions de leur disparition me conduisent à aborder brièvement un troisième point relatif aux modalités du passage entre les mondes.
La négation de la vision imposée par les plans noirs trouve en effet une transposition diégétique dans la représentation de la technologie du son, par exemple le téléphone. L’écoute à distance ou l’enregistrement « phonographique » implique une disparition de la source de la voix. Celle-ci est alors qualifiée par Michel Chion d’« acousmatique »25. Cette voix désincarnée correspond à la présence-absence de ces protagonistes en sursis, susceptibles de disparaître ou de se métamorphoser à tout instant. Le don d’ubiquité de l’Homme-mystère qui se fait appeler au téléphone par Fred alors qu’il se trouve à côté de lui s’applique également à d’autres facettes du même personnage : Fred entend à l’interphone une voix (qui s’avérera être la sienne) lui chuchoter que « Dick Laurent est mort » ; c’est à la radio que Pete entend le concert de Fred ; dans Mulholland Drive, lorsque Rita téléphone chez une certaine Diane en espérant qu’il s’agisse d’elle-même, elle tombe sur la voix d’un répondeur automatique qu’elle ne reconnaît pas. La communication par des moyens technologiques est un facteur de transfert des personnalités qui s’opère de manière totalement invisible, à l’image d’un courant électrique qui se déplace. Juste avant de disparaître sans laisser de trace, l’agent Desmond de Twin Peaks venait de s’approcher d’un poteau téléphonique dont le bourdonnement électrique était amplifié sur la piste-son du film. Lynch réactualise de façon personnelle une conception qui, au début du XXe siècle, associait sciences exactes et spiritisme, technologie du son et surnaturel26.
La blonde et la brune
Ne pouvant aborder dans le cadre de cet article toutes les combinaisons auxquelles les personnages des deux films de Lynch donnent lieu, je me contenterai de pointer quelques phénomènes emblématiques en mettant l’accent sur les figures de la blonde et de la brune dont Lynch ne cesse d’exploiter, depuis Blue Velvet, le potentiel différentiel et fantasmatique, comme l’avait fait avant lui Hitchcock dans Sueurs froides (Vertigo, 1958). L’opposition ou la fusion de la blonde et de la brune est en effet un point commun entre Lost Highway et Mulholland Drive. Dans le premier, les deux personnages féminins, Renée (l’épouse brune) et Alice (l’amante blonde, située « de l’autre côté du miroir »), sont interprétés par la même actrice, Patricia Arquette ; dans le second, deux actrices, l’une blonde (Naomi Watts), l’autre noiraude (Laura Helena Harring), jouent successivement deux personnages, Betty/Diane et Rita/Camilla. Dans Lost Highway, les deux femmes n’existent que dans leur rapport au personnage masculin (Fred/Pete) dont elles semblent être une émanation imaginaire (souvenir de la perte ou fantasme d’un recommencement). Le passage de l’une à l’autre s’effectue d’ailleurs autour de la charnière narrative que représente la transformation de Fred en Pete. La brune Sheila, petite amie de Pete, fait office d’intermédiaire, mais elle incarne, comme la Sandy de Blue Velvet, le quotidien, une « normalité » dépourvue de perversion dont Pete se débarrasse vite au profit du crime dans lequel l’embrigade Alice la vamp. Cette focalisation sur le protagoniste masculin implique que le spectateur en sache peu sur Renée. Montrée dans des scènes peu loquaces, elle ne lui apparaît pas beaucoup plus « construite » que Rita l’amnésique. Lynch fait débuter ses deux films avec des personnages « vides » sur lesquels tout peut encore être greffé (ou « projeté ») et qui sont appréhendés rétrospectivement au travers de leur double interprété par la même actrice. Toutefois, Lost Highway procède à une permutation de la blonde et de la brune, alors que Mulholland Drive se concentre sur la première.
La cohérence de ces films est notamment assurée par la référence aux lieux, qui font office de repères. Dans Lost Highway, c’est le bar « Moke’s » qui tisse un lien entre les deux femmes : Renée déclare à son mari qu’elle y a rencontré Andy, et que c’est à cette occasion qu’il lui a proposé un job à propos duquel elle reste fort vague. Plus tard, Alice propose à Pete de cambrioler la villa d’Andy, ancien « client » et réalisateur de films pornos dont elle a fait la connaissance au « Moke’s ». Jamais visualisé, ce lieu insaisissable – l’appellation s’apparente d’ailleurs au terme « smoke », la fumée étant un motif visuel récurrent chez Lynch – renvoie au passé brumeux des personnages. Le fast-food « Winkie’s » de Mulholland Drive, désigné par écrit dans un plan d’ensemble où l’on aperçoit son enseigne (fig. 11) puis sur le badge d’une serveuse (fig. 12) – il est associé à la mythique rue des stars, « Sunset Blvd », et donc au film noir homonyme de Billy Wilder – joue un rôle identique de carrefour des possibles. Betty, qui y mange avec son amie Rita, remercie la serveuse appelée Diane alors que, plus tard dans le film, la même Naomi Watts, assise au même endroit mais cette fois sous le nom de Diane (la serveuse se prénommant alors Betty), engagera un tueur pour se débarrasser de Camilla. C’est aussi dans ce restaurant que se déroule la scène périphérique de l’homme confiant à un interlocuteur son effroi devant un clochard monstrueux tapi derrière le bâtiment, scène qui peut se comprendre comme un déplacement de la relation Betty/Rita (la première rassurant la seconde en proie à une crise identitaire), mais aussi comme une manifestation de l’angoisse de Betty/Diane27. Par ailleurs, ce fast-food connaît un petit frère dont l’appellation présente une forte ressemblance phonétique avec le « Winkie’s », et renvoie également à l’une des couleurs dominantes des scènes de « film dans le film » : il s’agit du « Pink’s », restaurant dont l’enseigne mobile apparaît dans le premier plan (fig. 13) d’une brève séquence au cours de laquelle le tueur demande à une prostituée junkie de l’informer si une nouvelle recrue se montre sur le trottoir. Il est important de noter que cette séquence devant le « Pink’s » est insérée au milieu de la discussion entre Betty et Rita qui fait suite à la découverte de la clé bleue. Cet emplacement28 renforce l’association entre la présence de la clé et les événements liés au tueur, et souligne leur fonction de médiation dans la relation Betty/Rita. Toutefois, l’insertion n’intervient pas entre le champ sur Betty et son contrechamp sur Rita : de part et d’autre de la séquence du « Pink’s », la caméra fixe Betty. Cette mise en évidence du personnage interprété par Naomi Watts pourrait insinuer un lien entre Betty et la prostituée, qui est également blonde et dont le look (jeans et T-shirt gris délavé) sera celui de Diane à partir du moment où Camilla se refusera à elle. Cette variante nous inciterait à considérer ce personnage secondaire comme un avatar de la provinciale qui rêvait de faire carrière à Hollywood, mais que la désillusion a poussé au tapin et à la drogue. Ce possible n’est toutefois pas véritablement actualisé par le film, notamment par le fait que la prostituée n’est pas nommée. On l’a compris, l’onomastique constitue un facteur essentiel de l’organisation narrative de Lost Highway et de Mulholland Drive. Toponymes et anthroponymes sont omniprésents dans les répliques des personnages, mais aussi sous forme écrite, ce qui accentue leur prégnance, le lire se distinguant de la modalité dominante de la perception cinématographique (à l’exception des génériques)29. Certes, l’écrit désigne, individualise, authentifie parce qu’il est un élément fixe et récurrent. Toutefois, ce qui varie chez Lynch dans le cas des noms propres de personnages, c’est leur référent. Rien n’y est plus arbitraire que le signe. « Betty » n’est pas le nom juste pour qualifier le personnage qu’incarne Naomi Watts, mais juste un nom, pourrait-on dire en déplaçant l’objet de la formule godardienne de l’image au verbal. Les noms propres, qui sont pourtant, sur le plan linguistique, des « désignateurs rigides »30 qui ne devraient subir aucune variation, acquièrent dans les fictions de Lynch le statut strictement fonctionnel d’étiquettes que le cinéaste colle et décolle pour mieux coller son spectateur. Le personnage est le nom, il se réduit à lui.
Parallèlement, les autres facettes de la figure actorielle entrent dans la danse des transformations. L’actant-sujet /Diane/ ne vise plus, comme Betty, à découvrir l’identité de sa compagne, mais à la faire abattre : elle est donc également le destinateur et le destinataire de cette funeste entreprise. Alice, contrairement à Renée qui était littéralement « l’objet » de Fred, occupe également une place d’actant-sujet relativement à l’intrigue du cambriolage. La position actancielle de Camilla (sujet dans la relation de vouloir avec l’objet /carrière/, opposant du sujet /Diane/ relativement au même objet) est induite par son rôle qui est annoncé dès la première partie de Mulholland Drive, puisque l’amnésique en fuite s’approprie le nom qui figure sur une affiche de film, « Rita » (pour « Rita Hayworth » dans Gilda, le film réalisé par Charles Vidor en 1946)31. Les prénoms en « a », suggérés ou actualisés dans un personnage « réel » (Rita, Camilla) ou fictif (Sylvia, Gilda) dans la diégèse, se multiplient pour renvoyer de manière diffractée à la figure archétypale de la « femme fatale » – et au genre cinématographique du « film noir » auquel elle est rattachée – qui contribuera à construire la Camilla de la seconde partie. L’amnésie de Rita est déjà une expression symbolique de cet archétype, la « femme fatale » incarnant celle dont on ne sait rien, l’Inconnu par excellence. Il faut à la « femme sans nom » un dispositif réflexif pour qu’elle adopte le prénom « Rita » : l’affiche du film Gilda apparaît en effet dans un petit miroir amovible situé à côté du miroir mural de la salle de bains dans lequel se mire l’amnésique (fig. 14). Un zoom avant dans l’axe du plus petit miroir se fait l’expression visuelle de l’opération de substitution, car il fait sortir progressivement Rita du champ (fig. 15), celui-ci étant alors envahi par l’image doublement secondarisée de Rita Hayworth (l’image peinte de l’affiche et son reflet dans le miroir). La star prend la place du personnage sans nom, mais apparaît dans une image inversée qui convient bien à la première partie du film où le rôle de la « femme fatale » est suggéré tout en étant nié par les attitudes de Rita, naïve et soumise à son amie qui la guide. Plus tard, après la découverte du cadavre d’une blonde, Rita repousse l’issue tragique associée au rôle de manipulatrice qu’elle a endossé au travers de son identification au film Gilda, et prend Betty comme modèle, demandant à celle-ci de l’aider à ajuster une perruque32. Or, lorsque les deux femmes se regardent dans la même glace murale que celle évoquée précédemment, le miroir amovible a disparu : il est remplacé par Betty qui se tient sur la gauche de l’écran (fig. 16).
Rôles, fonctions, attributs des personnages et choix des interprètes sont soumis à un principe de circulation qui crée diverses combinatoires entre le nom et l’apparence physique. L’usage de la photographie en témoigne : chez Andy, Pete découvre une image noir/blanc sur laquelle Renée et Alice posent, debout entre Andy et l’énigmatique Mr. Eddy (fig. 17). Or, tout est affaire de point de vue : lorsque les agents de police observent cette même image sur le lieu du crime, elle ne montre qu’un seul personnage féminin, la brune Renée (fig. 18). Une femme (brune) peut en cacher une autre (blonde). Pour le spectateur, ces agents livrent des repères utiles à la compréhension du changement de monde : ce sont eux qui reconnaissent dans Mr. Eddy le fameux « Dick Laurent » (qui est plus une expression autonome qu’un personnage), un nom qui résonne, paré de mystère et associé à la mort, depuis le début du film.
Dans Mulholland Drive, la photographie est liée à l’expression qui la désigne (« this is the girl ! »), répétée à trois reprises : le mafieux l’utilise pour imposer l’actrice blonde en présentant au réalisateur Adam une photographie noir/blanc qui porte la légende « Camilla Rhodes » ; le cinéaste reprend cette formule pour exprimer son choix de l’actrice (toute désignée pour le rôle) lors du casting ; enfin, Diane prononce la même phrase lorsqu’elle tend une photo similaire au tueur, mais, cette fois, l’image montre le visage de Laura Helena Harring. Le plan est cadré de sorte à laisser hors-champ une partie de la légende, le spectateur devant se contenter de lire les cinq lettres « ODHES » pour en inférer le nom « (Camilla R)odhes ».
Lost Highway et Mulholland Drive reposent pour une grande part sur des interactions aléatoires entre des mots et des images qui, en convoquant des phénomènes intertextuels, complexifient les films en leur ouvrant d’autres possibles. Le spectateur est invité à un jeu sur les mots qui, heureusement, se prolonge au-delà de la vision du film.