David Lynch : figure de l’auteur.
Réception critique dans la presse spécialisée française
Au vue de l’unanimité que Mulholland Drive (2001) a faite dans la presse spécialisée française, nous pouvons dire que David Lynch est l’un des cinéastes que l’on ne remet plus en question. L’étude de la réception critique de ses films dans quelques revues françaises permettra de mettre en évidence les stratégies auteurisantes mises en œuvre par la construction de la figure de l’auteur.
Caractérisation des revues du corpus
Notre corpus comprend neuf revues spécialisées. S’il est difficile d’établir une ligne éditoriale propre à chacune d’elle et stable dans la durée, nous pouvons néanmoins les classer en quatre groupes. Les revues de la première catégorie se caractérisent par le fait qu’elles visent un très large public et que leurs critiques reposent plus sur un jugement de valeur que sur une analyse à proprement parler. Il s’agit de Première (dès 1976) et de Studio Magazine (dès 1987). Les revues de la seconde catégorie (Cahiers du cinéma, Positif et La Revue du cinéma) ont un tirage relativement important, bien que leur lectorat soit nettement moins large que celui de la première catégorie. Elles se veulent plus « intellectuelles » et tentent d’offrir une analyse de qualité, cherchant parfois à intégrer une composante théorique. La troisième catégorie se distingue très nettement des deux premières par le fait qu’elle réunit des revues dont le contenu n’est pas spécifiquement tributaire de l’actualité (sorties, festival, DVD, etc.) et de l’urgence médiatique, mais tend plutôt à bénéficier du temps nécessaire à la réflexion. Ces revues proposent des numéros thématiques biannuels qui, bien qu’offrant des analyses de qualité, relèvent plus de l’essai que d’une forme véritablement académique. Il s’agit de Vertigo (dès 1987) et Cinergon (dès 1995). Enfin, L’Écran fantastique (dès 1977 pour sa nouvelle formule) et Mad Movies (dès 1972) sont deux revues qui traitent du cinéma fantastique et qui permettront donc de réfléchir à la réception de Lynch par rapport à ce genre.
La « fonction-auteur » de Foucault
C’est dans le contexte de la fin des années 1960 où l’auteur est malmené jusqu’à être déclaré mort « en tant qu’institution » par Barthes que Foucault prend la parole pour tenter de poser les bases d’une réflexion globale autour de cette problématique. Il propose de s’attacher à
« […] étudier les discours non plus seulement dans leur valeur expressive ou leurs transformations formelles, mais dans les modalités de leur existence : les modes de circulation, de valorisation, d’attribution, d’appropriation varient dans chaque culture et se modifient à l’intérieur de chacune ; la manière dont ils s’articulent sur des rapports sociaux se déchiffre de façon, me semble-t-il, plus directe dans le jeu de la fonction-auteur et dans ses modifications que dans les thèmes ou les concepts qu’ils mettent en œuvre1. »
La notion de « fonction-auteur » rendra donc compte de ces phénomènes. L’« auteur » devient une fonction attribuée socialement à certains textes et non à d’autres. Foucault constate que cette attribution peut varier pour un même discours selon le moment historique qui le considère. La vision de l’auteur comme conscience expressive qui garantit l’unité sémantique de l’œuvre doit donc être relativisée. Il ne s’agit dès lors plus d’un critère absolu d’analyse, bien qu’il soit dominant au XXe siècle2. D’autres variantes sont possibles pour la fonction-auteur, Foucault allant jusqu’à envisager sa complète disparition (« qu’importe qui parle »3). La fonction-auteur pourrait n’être ainsi qu’une spécification non nécessaire de la fonction-sujet. Envisager les textes sous l’angle du « qui parle ? » n’est alors qu’une possibilité parmi d’autres (« qui lit ? », « qui produit ? », etc.).
La « fonction-auteur » au cinéma
Etudier le jeu de cette fonction-auteur au cinéma implique d’emblée un constat : la figure de l’auteur y est très instable. Deux faits essentiels permettent de l’expliquer. D’abord le champ cinématographique n’est pas balisé par un système de valeurs stable, comme cela est le cas dans le champ littéraire par exemple. Ensuite, le mode de production du cinéma fait intervenir plusieurs compétences différentes qui sont généralement fournies par une diversité de personnes. Le réalisateur n’est donc pas le seul maître de son film comme l’écrivain semble l’être de son livre. Pour pouvoir envisager le cinéaste comme auteur, Prédal4 propose de se le représenter comme un architecte, filtre de conscience par lequel transitent toutes les pièces de l’œuvre, lui permettant ainsi de la signer.
Le terme « auteur »
Une remarque terminologique doit être formulée à propos du terme « auteur ». Celui-ci s’est aujourd’hui banalisé et la connotation littéraire qu’exploita Truffaut s’est estompée. Si le terme avait une certaine fraîcheur lorsqu’il était utilisé dans les années 1950 pour désigner un cinéaste important, il porte aujourd’hui les traces de son histoire et l’on ne peut ignorer le débat qui eut lieu à son entour et qui perdure encore. De ce fait, le terme induit d’une part un certain flou puisque plusieurs définitions en ont été données, d’autre part il s’est peu à peu vu chargé d’une nouvelle connotation négative puisque l’on peut se faire taxer d’« auteurisme ». Aujourd’hui, le terme n’est plus beaucoup utilisé dans les revues « intellectuelles », soit qu’il paraisse avoir perdu de sa clarté signifiante, soit qu’il paraisse trop connoté. Les termes « metteur en scène », « réalisateur », « cinéaste », ou encore le nom propre « David Lynch » peuvent revêtir la même fonction que le terme « auteur » ; leur valeur se donnent alors en usage.
Nous devons cependant remarquer que Michel Chion dans les Cahiers du cinéma et Jacques Zimmer dans La Revue du cinéma utilisent régulièrement le terme « auteur ». De ce point de vue, il est significatif que ces deux critiques soient à l’origine de monographies (sur Lynch pour Chion et sur Hitchcock, Welles et Melville pour Zimmer), un genre d’écrits qui a directement trait à l’auteurisme. Sinon, le recours à ce vocable dans les Cahiers du cinéma et Positif est relativement rare.
Le terme est plus usité dans les revues d’information où, palliant une argumentation généralement mince, il permet d’attester de facto l’importance du réalisateur.
« Tout amateur de cinéma peut reconnaître un morceau d’un film de Kubrick, de Fellini, etc. sur la simple foi de 5 minutes de pellicules. Il en va de même pour David Lynch. Quelques secondes après le début de The Elephant Man, on sait qu’on est en présence d’un film de l’auteur de Eraserhead5. »
Premières occurrences
Le nom de Lynch apparaît dans notre corpus dès 1978 où le cinéaste se fait remarquer avec Eraserhead (1976) à Avoriaz. Dès cet instant, Première va donner de l’importance à Lynch en le qualifiant d’« auteur » à l’origine de « chefs-d’œuvre ». Mais les lignes que lui consacre cette revue sont relativement minces. Si La Revue du cinéma publie des notices plus longues qui présentent des analyses succinctes du film, c’est l’entreprise des Cahiers du cinéma qui se révèle la plus ambitieuse. Un dossier est en effet consacré au réalisateur dans le numéro 322 d’avril 1981. Il comprend une analyse de Elephant Man (1980) d’une page, quatre pages autour de la réception publique de Eraserhead aux États-Unis et quatre pages d’interview. La volonté de mettre Lynch en avant est clairement affichée, puisque l’on considère qu’il y a déjà « œuvre » alors que Lynch n’a alors tourné que deux longs métrages.
Délimitation de l’œuvre
Avec l’arrivée de Dune (1984), il devient pour les critiques difficile de défendre Lynch. Au constat que le film n’est pas réussi vient s’ajouter le fait qu’il s’agit d’une grosse production, alors que ses deux premiers films étaient plutôt « intimistes ». La critique doit donc se positionner face à ce cinéaste dont l’œuvre est alors composée d’un premier film dont l’exploitation en salle semble difficile (il est donc très peu vu), d’un second qui est un succès public (mais qui peut paraître facile) et d’un troisième qui est un grand échec. Les deux premiers films seront défendus comme noyaux unitaires de l’œuvre tandis que Dune sera considéré comme une erreur de parcours. Or, exclure le dernier film d’une œuvre qui n’en comprend que trois nuit fortement à l’image de l’auteur. La critique compense ce problème en disculpant Lynch de l’échec de Dune. Le seul tort qu’on lui attribue est celui d’avoir choisi de réaliser un tel film, mais on le lui pardonne en voyant là une erreur de jeunesse. Ailleurs, on précise que le roman-fleuve de Frank Herbert est de toute façon impossible à adapter, ou alors on accuse la production d’avoir économisé les quelques millions qui auraient été nécessaires à la réussite du projet. Ainsi la valeur artistique de Lynch est relativement bien préservée.
On constate que, à partir de Blue Velvet (1986), la réception de Lynch devient homogène dans le sens où on postule systématiquement l’unité de son œuvre. Ainsi, Une histoire vraie (A Straight Story, 1999), fort éloigné d’un film comme Lost Highway (1997), se voit rapproché de celui-ci sur la base d’une parenté thématique (par exemple celle de la route ou de l’« inquiétante étrangeté »).
La Palme d’or
Alors qu’avec la consécration cannoise de Sailor et Lula (Wild at Heart, 1990), le nombre de pages consacrées à Lynch connaît une progression fulgurante, les Cahiers du cinéma, qui jusque-là défendaient ardemment Lynch, changent de cap. Nicolas Saada succède à Serge Daney ; Charles Tesson et Michel Chion signent une demi-page de critique négative, suivie d’une page d’interview avec Lynch et d’une autre page avec Nicolas Cage dont la performance constitue le seul aspect que les auteurs valorisent, dénonçant l’auteurisme comme une façade qui cacherait le manque d’intérêt du film, alors que Serge Toubiana fustige « la recherche maximale du sensationnalisme esthétique » que viserait Lynch lors de la sortie en salle du film. L’« aura d’auteur » de Lynch masquerait ainsi une structure, un récit et un scénario des plus classiques.
Mais d’autres critiques tels que Serge Grünberg vont prendre la relève aux Cahiers du cinéma en attaquant cette fois « la critique ‹ humaniste › » qui, selon lui, est offusquée du fait que Lynch ne respecte pas les traditions du 7e Art. L’un des interdits que Lynch transgresse est la non-cinéphilie qu’il revendique avec force. La manière dont il évince les comparaisons avec d’autres films ou auteurs est frappante. Il ne connaît pas Jacques Tourneur, ni Le portrait de Dorian Gray et répète dès ce jour6 et jusqu’à aujourd’hui qu’il vient de la peinture et que ses influences sont Francis Bacon et Edward Hopper.
Inversement, l’impasse faite par les revues dites « intellectuelles » sur sa formation picturale (en tout cas jusqu’à Dune) est, elle aussi, très marquée. On cherche dans un premier temps à établir le statut de l’auteur dans un cadre strictement cinématographique, alors que par la suite l’activité picturale de Lynch est utilisée dans la constitution de l’aura artistique du cinéaste. Lynch devient le peintre qui, voulant transcender la peinture, en est venu au cinéma. Première, contrairement à ces revues, exploite pour sa part dès le début la plus-value de la référence à la peinture.
Peu à peu, la multidisciplinarité de Lynch est mise en avant, principalement en ce qui concerne les pratiques qui sont liées au cinéma : ainsi évoque-t-on la musique, ou même la menuiserie puisque les meubles de la maison de Lost Highway ont été construits par Lynch. Par contre, la bande dessinée ou la sculpture sont passées sous silence. Quant à l’activité publicitaire, elle reçoit un traitement mitigé. A quelques rares exceptions près, les revues « intellectuelles » ne la mentionnent pas, tandis que Première n’hésite pas à rappeler régulièrement que Lynch tourne beaucoup de films publicitaires, allant jusqu’à publier un article sur son travail pour la maison Giorgio Armani. La revue voit une qualité artis-tique dans le fait que la conception de ces cinq minutes s’est étendue sur sept années. Pour sa part, le cinéaste explique qu’il trouve dans la publicité un intérêt financier, mais aussi artistique puisqu’il peut apprendre à utiliser les dernières techniques de réalisation qu’il mettra à profit dans son travail de cinéaste. La vente de son image d’artiste ne pose apparemment pas de problème à Lynch7, qui posera pour American Express, avec sa fameuse coiffure (voir fig.).
La nouvelle génération américaine
Lynch, en niant toute influence cinématographique (il n’aurait par exemple pas vu Freaks [Tod Browning, 1932] avant de tourner Elephant Man, et ne saurait rien de l’expressionnisme allemand) travaille à l’image d’un « génie » qui crée tout de lui-même et ne s’appuie sur rien. La critique travaille quant à elle à son image d’auteur en l’insérant dans la tradition pour montrer qu’il la transcende. C’est le cas tout particulièrement de Cinergon et de Vertigo dont certains titres sont évocateurs : « Les promeneurs de la nuit (Nosferatu, The Addiction, Dracula, Lost Highway) »8, où l’on montre comment Lynch transcende le genre du film de vampire, ou encore « L’évolution Lynch-Eustache-Bergman »9. De manière plus générale on rattache Lynch depuis 198310 à la « nouvelle génération américaine » ou aux « nouveaux auteurs »11. Ceux-ci se définissent en particulier par la place active qu’ils redonnent au spectateur, et que La Revue du cinéma souligne dès Elephant Man en la qualifiant d’« assez rare ».
Le scénario
L’écriture scénaristique est un gage d’auteurisme, mais elle sera relativement peu mise en avant par la critique à propos de Lynch. Cependant, dans un premier temps, la critique voudra l’exploiter pour asseoir le statut d’auteur sans finalement très bien y parvenir. Ainsi lorsque Lynch co-signe le scénario de Elephant Man, les Cahiers du cinéma (no 322, avril 1981) s’interrogent : « Vous ne vous sentiez pas capable de le faire seul alors que vous aviez écrit l’histoire et les dialogues de Eraserhead ? » Lynch explique qu’en un sens il ne se sentait pas capable, s’il travaillait seul, de s’en tenir aux règles d’un monde un peu trop « traditionnel » ou « normal » pour lui. Il explique donc la collaboration scénaristique comme une forme de concession et les deux interviewers n’insistent pas.
Les sept versions du scénario de Dune font couler quant à elles beaucoup d’encre car il s’agit de l’adaptation d’un best-seller. Mais le résultat final de Lynch déçoit et on étouffe l’affaire en excusant Lynch (voir supra). A partir de ce moment-là, l’activité scénaristique de Lynch n’est que rarement soulignée. La critique est même indifférente au fait que Lynch ne participe pas à l’écriture du scénario de Une histoire vraie. Alors qu’en 1981 il était important pour les Cahiers du cinéma que Lynch s’explique sur sa collaboration, ils publient en 1999 un dossier de plus de 40 pages sur Une histoire vraie sans véritablement discuter ce point.
On jouera par contre beaucoup du paradigme /production indépendante vs production des grands studios hollywoodiens/ pour affirmer le statut d’auteur de David Lynch. Rappelant la production artisanale de Eraserhead en insistant sur l’autonomie créative dont Lynch bénéficia (La revue du cinéma, no 424, février 1987), la critique souligne par la suite l’exigence de Lynch d’avoir le final cut, qu’il reçoit sous certaines conditions. Le fait qu’il soit un cinéaste indépendant qui n’ait jamais travaillé pour un studio est aussi mis en avant, et l’on ne manque pas de souligner que la super-production Dune était financée par l’« indépendant » Dino de Laurentis. Première intitule d’ailleurs un article « La palme aux indépendants » en 1990. Ce type d’ambiguïté est aussi exploitée avec Mulholland Drive que l’on dit sauvé par la France et son exception culturelle, alors que c’est Bouygues qui rachète les droits du film et qu’il n’y a finalement pas beaucoup de différences entre deux multinationales, qu’elles soient américaines ou européennes.
Lynch crée son image d’auteur
La critique donne beaucoup la parole à Lynch en publiant ses interviews et on ne peut que souligner la constance avec laquelle il construit son image de cinéaste-artiste. Il commencera par faire tomber la première barrière qui pourrait s’opposer à l’image d’auteur, celle de la diversité des intervenants. Après deux films plutôt intimistes et l’arrivée de Dune, la critique craint que Lynch ne « laisse sa personnalité au vestiaire »12. Il précisera donc qu’il « trouve que le réalisateur doit être impliqué dans toutes les phases pour que tout ce qui concerne le film passe par son propre filtre »13, et non pas seulement au niveau de la réalisation, mais aussi du casting, des repérages et de la production. Avec le concept de « filtre », Lynch signifie ainsi son engagement total dans le projet comme gage de personnalisation.
Au cours des années, Lynch va affiner son discours : il ne parlera plus de « filtre » – un terme qui induit certes l’idée d’une épuration, mais aussi celle d’une perte, d’une séparation entre le filtrant et le filtré –, mais préférera mettre en avant quelque chose qui est de l’ordre de la communion dans le travail entre ses collaborateurs et lui-même14.
Mode de création
Si David Lynch semble aller dans le sens d’une prise de distance avec le mythe de l’inspiration, il le reconduit finalement en le modernisant. La récurrence et la manière dont les termes « travail » et « idée » reviennent dans son discours semblent, à première vue, aller à l’encontre de la conception romantique de l’inspiration. En insistant sur le fait que ses œuvres sont le fruit d’un « travail », Lynch suggère l’idée d’un effort, et qui plus est un effort dans la durée, idée complètement étrangère au concept d’inspiration qui relève pour sa part au contraire du don spontané. Son utilisation du terme « idée » plutôt que celui d’« inspiration » contribue aussi à la distanciation. Mais il se plaît par ailleurs à entourer ces deux termes d’une certaine mystique. Il dit dans son interview pour L’écran fantastique lors de la sortie de Dune qu’il faut pour un film « être fidèle à l’idée originale qui avait présidé à sa naissance. Lorsqu’on a une idée pour la ‹ première fois ›, elle recèle une puissance intrinsèque. Il faut essayer de ne pas oublier le sentiment que l’on éprouvait au moment où l’on a eu cette idée, et y rester fidèle ». On peut souligner ici la conception romantique de la puissance particulière (« intrinsèque ») de la première fois et de son inévitable estompement avec le temps. C’est encore une conception chrétienne dans le sens d’une perfection perdue et de la « fidélité » qu’il faut lui vouer.
Il créera par la suite une véritable mythologie des idées qu’il propose de se représenter comme des poissons qu’il s’agit d’« attraper ». Un réceptacle premier (un aquarium) recèle donc, baignant, l’ensemble des idées auxquelles certains hommes pourront avoir accès de par leurs dispositions (la méditation permet d’y arriver par apprentissage, la musique aussi). Ainsi, bien que Lynch n’utilise pas le terme « inspiration », si ce n’est dans son acception faible de « suggestion » (il dit par exemple que tel paysage l’a inspiré), il reconduit cependant clairement son mythe. Les idées sont « un phénomène magique sans lequel nous ne serions rien… ». Le travail qui les fait advenir l’est aussi.
Réception par rapport au genre fantastique
Dune est reçu comme film ressortissant à la catégorie du « fantastique », la « science-fiction » étant d’emblée considérée par Mad Movies et L’Ecran fantastique comme appartenant au genre15. Mais d’autres films de Lynch comme Une histoire vraie se détournent complètement du genre16 tandis que Elephant Man ou Blue Velvet jouent par exemple avec les frontières de cette catégorisation. Comment ces deux revues spécialisées dans le cinéma fantastique reçoivent-elles cette œuvre par rapport au genre qu’elles promeuvent ? S’accordent-elles avec Jacques Valot qui, dans La Revue du cinéma (no 403, mars 1985), écrit que « les trois films réalisés à ce jour par David Lynch explorent des contrées fantastiques aux antipodes l’une de l’autre » ?
Dès son premier long métrage, Lynch se fait remarquer en France dans un festival dédié au cinéma fantastique. En effet, Eraserhead remporte le Prix spécial du Jury d’Avoriaz ; le même festival attribue son Grand Prix à Elephant Man en 1981 et à Blue Velvet en 1987. Nous n’avons accès à aucune trace qui rend compte de la projection de Eraserhead à Avoriaz en 197817 dans nos deux revues, mais on peut constater que les quelques notices ou articles qui seront publiés par la suite ne remettent pas en question l’appartenance du film au genre fantastique.
Avec Elephant Man et Blue Velvet, la question du genre devient plus problématique car le lien de ces films avec le fantastique ne semble pas d’emblée évident pour la critique, alors qu’ils sont récompensés par une institution qui défend le cinéma fantastique. La critique pose alors clairement la question du rapport de ces deux films au genre. En 1981, Jean-Marc Lofficier écrit dans L’Ecran fantastique que « The Elephant Man n’appartient pas vraiment au Fantastique », et la notice publiée en janvier 1988 par Mad Movies à l’occasion de la sortie vidéo de Blue Velvet affirme que « rattacher ce film au cinéma fantastique est une affaire personnelle ». On s’étonne d’ailleurs qu’Avoriaz lui ait décerné son Grand Prix. Mais le traitement des deux films se révèle différent, car si l’on établit sans trop sourciller une parenté avec le fantastique pour Elephant Man, Blue Velvet n’est pas considéré comme appartenant au genre.
Jean-Marc Lofficier met en avant ce qui constitue pour lui le message de Elephant Man, c’est-à-dire le thème de « ces ‹ Monstres Tragiques ›, nos frères » ; or, il serait semblable à ceux de nombreux « Grands Classiques » du genre tels que Frankenstein (James Whale, 1931) ou The Creature From the Black Lagoon (L’étrange créature du lac noir, Jack Arnold, 1954). Mad Movies (en septembre 1983) insiste plutôt sur la forme et en particulier sur « certains décors et paysages industriels et le choc émotionnel à la limite du fantastique qu’ils peuvent provoquer par leurs formes ». La forme narrative est aussi évoquée pour confirmer l’appartenance de Elephant Man au genre fantastique, puisque, jouant de la « présence cachée de l’homme-éléphant », celle-ci est décrite comme relevant « presque » du film d’horreur.
Les critères avancés pour rattacher Elephant Man au genre fantastique sont relativement flous, mais ils dénotent la volonté de L’Ecran fantastique et de Mad Movies de cautionner le Grand Prix décerné par Avoriaz. On se plaît par exemple à souligner la participation du chef opérateur Freddie Francis, « réalisateur de plusieurs fleurons du cinéma fantastique anglais » (The Skull, Le crâne maléfique, 1965). Le fait que Lynch le mandate alors que celui-ci n’a plus touché à la photographie depuis 1964 confère une sorte de nécessité à son intervention qui contribue à augmenter l’importance de sa collaboration.
On rapproche par ailleurs Elephant Man de Eraserhead, film plus évidemment fantastique aux yeux de certains critiques. Jean-Marc Lofficier considère ainsi que les points de rencontre entre les deux films sont nombreux, au même titre qu’Yves-Marie Le Bescond (Mad Movies, no 26, avril 1983). Ce dernier ajoute que la seule différence significative entre les deux films est celle de leur statut (cult-movie vs large distribution). Gérard Lenne va plus loin encore et dépasse le rapport d’inférence qui allait de Eraserhead vers Elephant Man en notant au chapitre « fantastique » d’un dossier consacré à Lynch que « Elephant Man est plus nettement encore dans le champ du fantastique : thème traditionnel, collaboration d’éminents spécialistes pour l’esthétique »18.
Etablir la parenté d’Elephant Man avec le genre fantastique semble donc finalement ne pas poser de grandes difficultés. Il en ira autrement pour Blue Velvet à propos duquel la question se complique. Même si les deux revues s’accordent sur le fait que le film n’appartient pas au genre fantastique, elles lui réservent un accueil positif. Ainsi Maitland McDonagh le rattache-t-il au genre du film noir en le décrivant comme « l’apogée d’un genre, c’est LE film noir absolu »19. D’autre part, lorsque Lynch déclare à L’Ecran fantastique que son film relève pour lui du « pur fantastique », le journaliste rétorque significativement : « Le décorum de Blue Velvet n’est pas aussi fantastique que dans vos autres films, est-ce un signe de votre part vers des films plus réalistes ? ».
Á partir de Blue Velvet, les conceptions du fantastique s’énoncent plus clairement dans la critique. Pour comprendre l’orientation de ces revues, nous pouvons mesurer celles-ci à l’aune de la définition du genre théorique du fantastique établie par Todorov20. Selon sa conception, la première condition est l’assise d’un univers diégétique réaliste dans lequel pourront survenir des événements bizarres. Il est ensuite nécessaire qu’une hésitation quant à la nature de ces événements perdure au-delà de la fin de l’histoire, car si une explication naturelle peut être donnée, on verse alors dans « l’étrange », tandis qu’on se retrouve dans le « merveilleux » si la résolution se donne explicitement comme surnaturelle. Raphaëlle Moine21 note que, si l’on suit cette définition, peu d’œuvres cinématographiques peuvent être rattachées au genre fantastique, mais que, justement, Lost Highway et Mulholland Drive peuvent l’être.
Nos revues ne se réclament en aucun cas de cette définition très restrictive et semblent même l’ignorer puisque Mad Movies oppose l’étrange au fantastique (no 70, mars 1991) et que Jonard stigmatise précisément chez Lynch l’indécision quant à la nature de l’explication. Il affirme ainsi dans L’Écran fantastique lors de la sortie de Lost Highway (no 157, janvier 1997) que Lynch « n’utilise pas les ressorts classiques du genre » mais que son imaginaire est plutôt « d’une subjectivité pathologique » où l’indécision entre « enfermement mental ou réalité cauchemardesque » ne se résout pas. La conception du fantastique qu’énoncent les critiques de Lynch dans nos deux revues se rapporte finalement à un regroupement de genres bien définis tels que par exemple les films d’horreur, les films gore ou encore la science-fiction. Selon ces critères et dès Blue Velvet, la critique ne verra plus une appartenance première des films de Lynch au genre fantastique. Elle manifestera cependant toujours une attention particulière pour Lynch dont les films fournissent des scènes gore qui mêlent violence et humour, à l’instar de Sailor et Lula.
Les critiques ne renoncent donc pas complètement au lexique du fantastique puisque si Mad Movies ne rattache pas Blue Velvet au fantastique, elle le compare malgré tout à une « fantasmagorie »22. Le terme sera aussi utilisé dans la critique de Sailor et Lula. Lynch est finalement vu comme un « auteur » plus que comme un « cinéaste de genre », ce qui signifie pour Jonard qu’il recourt au matériau fantastique pour l’intégrer à son œuvre sans se plier aux lois du genre. Mad Movies et L’Écran fantastique vont donc continuer à consacrer des articles à Lynch en soulignant que parmi la diversité des genres qu’il fait intervenir dans ses films, le fantastique occupe une certaine place. Mulholland Drive est ainsi décrit comme « retour au fantastique » dans un « univers fantastique et onirique », mais aussi comme « polar » et « rêve » d’où naît « l’étrange, le tragique, l’absurde » (L’Ecran fantastique). On trouve le même ton insistant dans Mad Movies où le dernier film de Lynch est perçu « entre film noir, comédie loufoque, fantastique décalé et une multitude d’autres genres encore ».
Mes remerciements à Philippe Ney pour la mise à disposition des revues Mad Movies et L’Ecran fantastique.