Alain Boillat

Au large d’une réception critique hostile.

Remarques sur Au large de Bad Ragaz de Christophe Marzal

Le second long métrage du cinéaste genevois Christophe Marzal, Au large de Bad Ragaz (2004), est passé totalement inaperçu sur les écrans romands, indifférence qui peut trouver une part d’explication dans le fait que le film ait été exécuté quasi collectivement par la presse locale. Un tel consensus de la critique cinématographique lausannoise et genevoise autour d’un film qui, selon moi, est d’une facture nettement plus intéressante que les standards des (co)productions helvétiques, me paraît sinon suspect, du moins révélateur de certaines attentes formulées envers les réalisations suisses. Il faut dire que Marzal ose se confronter au tabou de la Fiction (et il récidive après Attention aux chiens, 1999), un domaine qui s’attire plus fréquemment les foudres de la critique régionale, celle-ci ayant tendance à assimiler le cinéma suisse au documentaire. En effet, elle ne tarira pas d’éloges concernant un long métrage comme Le génie helvétique (Mais im Bundeshuus) – un film neutre, modeste et aisément convertible en support pédagogique (qui témoigne il est vrai d’une incontestable habileté dans son travail de narrativisation)1 –, du moment que son ambition ne dépasse pas celle d’un reportage télévisuel de haut niveau. Le critère de la bipartition fiction/documentaire est particulièrement évident dans l’article de Norbert Creutz2 consacré au festival « Genève fait son cinéma » : dressant un bilan des sorties de la production locale des mois précédents, Creutz constate « trop de désillusions du côté des longs-métrages de fiction réalisés par des jeunes cinéastes », mentionnant notamment le film de Marzal qu’il considère comme l’une de ces « cruelles déceptions, tant artistiques que commerciales ». Par contre, Creutz affirme à propos des documentaires que, « a priori, ces derniers devraient constituer le plus intéressant du programme ». C’est justement de tels « a priori » dont il sera question ici. En démontrant qu’une fiction intéressante est possible en Suisse, Au large de Bad Ragaz me semble aller contre ce préjugé. En quoi ce film peut-il déplaire à ce point ? Ne tolère-t-on la fiction en Suisse que dans la mesure où elle se cantonne à un usage brouillon de l’image DV ou recourt à des « acteurs » médiocres ? Une chose est sûre : dès lors qu’il s’agit d’un film comme celui-ci, tourné en pellicule avec Mathieu Amalric et, qui plus est, soigné au niveau de la photographie, on se braque. Quel est ce Genevois prétentieux qui veut jouer dans la cour des grands ? Les comparaisons fusent : Marzal n’arriverait pas à la cheville d’un Desplechin, d’un Godard ou d’un Hitchcock. Peut-être un film comme Au large de Bad Ragaz, avec le champ de références qu’il convoque, nous renvoie-t-il trop frontalement l’image de l’inexistence d’une véritable industrie du cinéma en Suisse. Toutefois, ce film illustre une possibilité d’échapper aux deux extrêmes que sont Achtung, fertig, Charlie ! (l’étude de marché sur le modèle d’un certain cinéma hollywoodien)3 et On dirait le Sud (le film fait avec des bouts de ficelle)4. Qu’on me comprenne bien : je ne crie pas au chef-d’œuvre, mais je suis surpris de constater l’écart entre un résultat plus qu’honorable et l’aversion manifestée par les journalistes et les spectateurs. L’influence des premiers sur les seconds ne constitue pas, j’en suis conscient, l’unique facteur expliquant l’échec du film (on connaît le pouvoir du bouche à oreille), mais le discours critique se fait l’écho de manière assez représentative d’un cadre évaluatif dominant dans l’espace de la réception cinématographique en Suisse romande dont l’examen me paraît productif. C’est pourquoi je me propose d’entrer dans Au large de Bad Ragaz au travers d’une discussion des critères qui sous-tendent les jugements de valeur de certains de ses (re)censeurs. Cet ancrage d’ordre discursif me fournira une base pour aborder quelques aspects spécifiques du film.

Le ton de déception dont Norbert Creutz fait preuve dans son article publié trois semaines après la sortie en salles de Au large de Bad Ragaz correspond à l’accueil que lui a réservé la critique suisse romande début novembre : « Le Genevois Marzal déçoit avec son second long métrage », titrait l’importante instance locale, La Tribune de Genève5, alors que Le Temps6, L’Hebdo7 et L’Express8 exprimaient simultanément la même opinion dépréciative. Seul Rafael Wolf du Matin9, plus sensible aux qualités plastiques du film, terminait son article sur une note positive. Malgré leur brièveté (en elle-même révélatrice du peu d’importance accordée au film), ces textes présentent un semblant d’argumentation qui pointe de façon récurrente deux aspects : l’utilisation de la voix off, jugée encombrante, voire « redondante » – une façon d’envisager les rapports entre le verbal et l’image qui prévaut au cinéma depuis la fin des années 1920 –, et le caractère stéréotypé des situations.

Quelques voies pour une voix

On peut effectivement s’interroger sur l’usage de la voix off. Ce qui semble gêner les critiques, c’est son inutilité, puisqu’elle énonce ce que, supposément, l’image donne à voir. Il faut cependant remarquer que le langage verbal présente des caractéristiques dont l’image est dépourvue, et inversement ; il ne peut donc y avoir que complémentarité entre l’un et l’autre. Quand bien même le commentaire se contenterait de décrire l’image le plus platement possible, il n’en orienterait pas moins le sens en sélectionnant certaines informations. La plus pure « redondance », toute utopique qu’elle soit, est en elle-même signifiante. Par ailleurs, certaines caractéristiques vocales (timbre, diction, accent, intonation, etc.) ainsi que le choix même de la voix off donnent inévitablement lieu à une série de connotations qui s’ajoutent à celles de l’image. Sans contester le fait que l’usage de la voix off n’est pas totalement abouti dans le film, j’aimerais envisager quelques-unes des implications de sa présence. De prime abord, on constate que cette voix n’est pas celle d’un personnage (il s’agit en fait de Marzal lui-même) ; par ailleurs, le texte est écrit au passé (à l’exception du conditionnel de l’épilogue qui ménage une ouverture interprétative : « ils étaient fatigués, mais se reposeraient ») et à la troisième personne. Ces caractéristiques entraînent des conséquences narratives et intertextuelles : l’exhibition d’une certaine « littérarité » – à laquelle s’ajoute, pour ceux qui connaissent Marzal, le choix d’utiliser la voix du cinéaste – connote un statut de « film d’auteur » ; les temps verbaux et l’absence d’un « je » fictif créent une distance avec les événements représentés ainsi qu’avec le personnage central. Remarquons que le personnage n’est pas inconsistant par suite d’éventuelles carences scénaristiques, mais parce que le cinéaste veut suggérer son passé, ses « quinze années d’un vide entretenu » (comme le dira la voix off ultérieurement). La distance introduite par ces commentaires, en phase avec les plans d’ensemble où les protagonistes sont noyés dans le paysage, constitue un élément relevé par les journalistes : « on s’attache hélas peu à ce qui leur arrive », déplore par exemple Gavillet10. On reproche donc au film de ne pas faciliter l’identification à ses personnages. Il faut toutefois reconnaître que ce rapport au spectateur résulte d’une intention de réalisation, et qu’il participe d’une progression à l’échelle du film : alors qu’Alex s’ouvre aux joies de la liberté et de l’amour, la voix off se fait toujours plus discrète. Les moments de non-intervention de la voix off sont donc également signifiants : la relation entre Meyer (Jean-Luc Bideau) et son épouse Anna (Maria Schneider) apparaît d’autant plus vide et superficielle qu’elle ne donne pas lieu à ce procédé d’intériorisation qui comblerait les silences. Graduellement, le couple vieillissant dont l’histoire est montée en parallèle à celle du couple en cavale se fera le propre commentateur des pérégrinations d’Alex et Sacha, se substituant par le regard – le mari policier, puis le couple les observent à distance avec des jumelles – à l’instance auctoriale off, qui réapparaît seulement pour un bref épilogue. Cette substitution de la parole par la vue n’est pas étrangère à la fonction des paysages que j’étudierai plus loin : l’explicatif aboutit au contemplatif. Ce lien à l’environnement naturel permet de préciser une référence cinématographique que la voix off contribue à suggérer : l’histoire du couple en cavale rappelle La balade sauvage (Badlands, 1973) de Terrence Malick, le cinéaste américain dont les trois longs métrages, qui comprennent tous une ou plusieurs voix off, confèrent une place si essentielle aux paysages que les personnages tendent à s’effacer devant eux. Je pense aux champs de blé des Moissons du ciel (Days of Heaven, 1978) sur lesquels passent les saisons comme autant d’éclairages grandioses, aux digressions sous forme d’inserts animaliers et d’images de la forêt vierge dans La ligne rouge (The Thin Red Line, 1998), ou à la végétation de La balade sauvage dans laquelle les amants trouvent refuge. Toutefois, alors que chez Malick les images de la nature sont seulement juxtaposées au déroulement de l’intrigue, n’entretenant avec elle que les liens d’extériorité d’un commentaire muet et désabusé qui rappelle l’indifférence immuable de Mère nature face aux vains agissements humains, les paysages helvétiques me semblent être parties prenantes du développement narratif de Au large de Bad Ragaz. Par ailleurs, Marzal ne fait pas une exploitation aussi complète de la voix off que Malick : non seulement la voix de Badlands, attribuée à un personnage féminin naïf (Holly, joué par Sissy Spacek), recèle de nombreuses ambiguïtés qui incitent à une distance critique, mais elle travaille fondamentalement le film au niveau de sa temporalité (itérativité des actions du couple retiré, chape de plomb fataliste du récit rétrospectif). Quoi qu’il en soit, la voix off de Bad Ragaz ne peut pas être uniquement considérée en tant que telle, indépendamment du réseau intertextuel qu’elle contribue à tisser. Le Bad suisse aurait pour Marzal quelque chose de la sauvagerie des terres américaines : voilà un regard nouveau sur l’un des fleurons du tourisme en Suisse !

La question des genres : mixité et stéréotypie

L’intrigue du film de Marzal relève du genre policier, mais elle est conçue à partir d’une posture de type « Nouvelle Vague » qui amène le cinéaste à la traiter avec une certaine désinvolture, au profit d’un développement d’éléments annexes, tels que l’évolution parallèle du couple formé par le policier et son épouse ou l’errance des jeunes gens dans les plaines helvétiques. « L’objet de la quête » – autour duquel les approches structuralistes ont montré que tout récit s’organise – se présente dans Au large de Bad Ragaz sous la forme d’un MacGuffin au sens d’Hitchcock11 : les caisses de lingots d’or enfouies dans le lac importent peu comparativement au trajet qui conduit à celles-ci. Le rapprochement avec Pierrot le fou (1965), proposé dans le titre de l’article de Jobin, me semble tout à fait pertinent, même si le cinéaste lui-même ne se réclame pas explicitement de Godard. Au-delà de ressemblances superficielles (le T-shirt rayé de marin porté par Alex et Ferdinand-Pierrot, l’accent de l’Est de Julia Batinova et celui, danois, d’Anna Karina), certains passages évoquent les pratiques de montage du Godard des années 1960. Par exemple, un plan du lac embrumé montrant Sacha ouvrir le feu sur ses poursuivants est brutalement suivi en cut par un plan d’ensemble montrant les amants courir dans la nuit. Cette alliance d’une ellipse subite d’un moment-clé avec un bruit de détonation qui souligne la saute est récurrente chez Godard, par exemple dans la célèbre scène du meurtre du policier de Á bout de souffle (1959). Ce n’est pas seulement le procédé en tant que tel qui est repris, mais plus généralement une esthétique déterminée par le surgissement presque accidentel de la violence qui relance la fuite éperdue des personnages, transposition diégétique de l’avancée même du film. Cette parenté formelle avec un « faux polar » comme Pierrot le fou ne signifie pas pour autant que l’intrigue de Au large de Bad Ragaz relève totalement d’une déconstruction narrative : pastiche désabusé du film de genre – à l’image de son policier las réduit à la passivité du voyeur –, le film de Marzal ne procède pas à un éclatement total du récit. C’est peut-être cette position intermédiaire qui a embarrassé les critiques, trop souvent prisonniers d’une conception binaire élémentaire. Pour Rafael Wolf, le film « entremêle sans harmonie love story et polar mal assimilé » : c’est donc l’harmonie qui prime dans le système de valeurs du critique, critère classique par excellence, non seulement dans le domaine du récit au cinéma12, mais plus largement dans les arts en général ; il semble impossible d’envisager, dans ce cadre d’interprétation, qu’une juxtaposition de paramètres dissemblables (autrement dit « l’-entremêlement » !) puisse produire une œuvre intéressante. Par ailleurs, la dimension policière est elle-même, selon l’auteur, « mal assimilée », sans que cela paraisse devoir remettre en cause les nécessités même de « l’harmonie » : Au large de Bad Ragaz ne semble pas avoir été le « vrai » polar qu’on attendait. D’autres recenseurs ont émis les mêmes réserves en relevant le caractère stéréotypé de l’histoire : il est question de « tous les poncifs du genre policier »13 ou de « caricatures de mafieux »14 dans un sens péjoratif, comme si, justement, des réalisations comme À bout de souffle ou Bande à part, qui datent pourtant d’une quarantaine d’années, n’avaient jamais existé, ou du moins – puisqu’il faut bien les citer comme des incontournables pour attester le « savoir » du critique – n’avaient instauré aucun rapport nouveau aux genres. Le film de Marzal semble donc mal convenir aux schèmes évaluatifs étriqués de ceux qui sont censés en parler. L’inadéquation des critères appliqués, conjointe à une absence totale de prise en compte des paramètres de l’analyse filmique, est illustrée de manière exemplaire dans l’article de Thierry Jobin à propos d’une scène-clé du film qui se déroule dans un café de Montreux : « Une fusillade dans un café jette, hélas, toutes les ambitions à terre et le film avec. […] Dans un café qui sent le décor, la succession des événements, qui exigeait une patte hitchcockienne, paraît avoir été organisée depuis la régie des Pique-Meuron »15. Il va sans dire que la médiocre sitcom citée par Jobin – dans l’intention de rabaisser, non sans démagogie, un montage dont apparemment il ne saisit pas les enjeux – utilise couramment les procédés auxquels Marzal recourt dans cette scène subtilement travaillée : un mouvement d’appareil circulaire continu qui, en suivant différents personnages, parcourt l’entièreté de l’espace du bar et qui est encadré par deux raccords dans l’axe qui se répondent de manière symétrique (fig. 1-9). De toute évidence, cette construction de l’espace basée sur des jeux de regards qui introduisent progressivement la menace de l’inconnu au sein du premier rapprochement entre Sacha et Alex, puis sur un détachement énonciatif qui se fait l’équivalent visuel de la voix off (qui, pour la première fois, « vole » la parole à ses personnages), ne correspond pas aux canons du découpage attendus par le journaliste. Le film devrait selon lui lorgner du côté d’Hitchcock, alors que, justement, la durée et le calme induits par le panoramique posent exactement l’inverse : Hitchcock dirait qu’il s’agit là d’une scène basée sur la surprise, et non, comme souvent dans ses propres films, sur le suspense16. Le spectateur n’en sait pas plus que les personnages, mais il est projeté avec eux dans le tourbillon d’un tempo narratif qui s’accélère. La rupture inattendue de la continuité du mouvement d’appareil au profit du rythme haché conféré par le montage convient parfaitement à cette scène qui fait office de pivot. Et si, selon l’argumentation de l’article, il fallait donner à cette séquence une allure hitchcockienne, pourquoi lui reprocher la facticité (assumée) de son décor, c’est-à-dire justement l’élément17 qui pourrait apparenter le film de Marzal à ceux du réalisateur de North by Northwest (voir la scène des Nations Unies, qu’il serait inapproprié de juger en termes de vraisemblance des décors ou du jeu des figurants) ? En exhibant la théâtralité de cette scène matricielle, Marzal la singularise par rapport aux scènes d’extérieurs qu’elle déclenche ; en faisant littéralement le tour du futur lieu du crime, puis en y revenant avec l’inspecteur Meyer, il circonscrit le point de départ comme une entité close, alors que les espaces traversés par le couple seront principalement filmés en travelling, avec une ouverture sur le hors-champ de la fuite. Le peu de rigueur dont témoigne la brève analyse de l’article du Temps – le seul à faire précisément référence à une séquence du film – suffit à mon sens (et je pourrais user du même « hélas ») à expliquer l’accueil réservé par la presse locale au film de Christophe Marzal.

Une certaine traversée des espaces helvétiques

Les personnages de Au large de Bad Ragaz traversent des espaces et le film se voit traversé par la question de l’espace au cinéma, au-delà de la sempiternelle problématique de l’identité suisse. À l’instar des étendues désertiques des road movies yankee, les lacs suisses s’offrent aux aventuriers comme un espace de liberté où les frontières s’abolissent. Ces trajets lacustres trouvent une motivation diégétique dans la nécessité d’éviter les barrages routiers : le couple recherché par la police et la maffia opte pour un autre terrain au sein duquel ils peuvent circuler à leur guise. Alex, qui n’est pas par hasard guide touristique – c’est-à-dire le représentant d’une maîtrise d’un espace balisé (lié à la voiture, puisqu’il est aussi chauffeur) –, se voit contraint de prendre des chemins de traverse pour suivre l’étrangère. Alex tente d’abord de couper à travers champs, puis abandonne l’automobile au bord du lac pour continuer à pied et en bateau. Ce moment d’éviction de la voie routière, et donc du sous-genre institué du road movie, est marqué par un jeu sur la temporalité qui est unique dans le film : la scène où Alex évite le barrage en lançant sa voiture dans le champ est encadrée par un dialogue continu entre l’inspecteur Meyer et son adjoint qui, comme on l’apprend dans la seconde partie de la scène dialoguée au gré d’un mouvement d’appareil qui dévoile la présence de la Chevrolet rouge à l’arrière-plan, se situe en fait après l’abandon du véhicule. Ce bouleversement chronologique donne l’impression d’une fuite en avant du couple qui s’oppose à l’immobilisme des poursuivants. Le film se construit sur l’axe de l’horizontalité, comme une succession de lieux, vectorisée par la folle entreprise des amants, mus à la fois par « la fièvre de l’or, la fièvre de l’amour [et] la fièvre des grands espaces », comme l’exprime Alex dans une formule qui juxtapose les trois formes d’absolu mises en jeu par le film. Ce lyrisme explique le peu de souci accordé à la vraisemblance géographique des trajets, qui relèvent plutôt de l’imaginaire. Seuls les premier et dernier plans suggèrent une dimension verticale par l’immersion dans cet au-delà des fonds lacustres. Ils instaurent ainsi, en délimitant le film, une dialectique entre la surface des choses et la profondeur de l’immatériel (le trésor relevant en quelque sorte de l’utopie, comme le mythe romantique de l’amour après la mort suggéré à la fin). Lorsqu’Alex plonge dans le lac pour y chercher les caisses de lingots ou lorsque les amants s’enfoncent progressivement dans l’eau, le spectateur est par contre cantonné à la seule surface des flots. L’ouverture du film où une bande de brouillard en mouvement succède à des nuages de sable sous-marins annonce combien les éléments naturels contribueront à construire un espace organisé dans l’horizontalité. Dans la scène du night-club, Alex, totalement ivre, n’est d’ailleurs préoccupé que par une seule chose : s’empêcher de tomber de sa chaise. La chute aura toutefois bien lieu, mais hors-champ.

On peut se demander dans quelle mesure un film dont les premiers mots constituent un ancrage dans la Suisse (« c’est la première fois que vous venez ici, en Suisse je veux dire ? ») exploite certaines particularités du paysage et de la géographie du pays. Alex affirme à sa cliente de prime abord : « Rien n’est loin ici, en moins de cinq heures, vous pouvez vous retrouver dans n’importe quel endroit de Suisse ». Ce postulat d’une mobilité facilitée se verra confirmé dans la suite du film : la Suisse est un espace à parcourir. Le paysage que l’on y découvre n’est cependant pas quelconque : il ne s’agit pas des massifs montagneux enneigés devant lesquels Tanner18 se devait de faire uriner son personnage pour montrer à quel point il s’agissait d’une représentation éculée, mais de la lande verdoyante et du bleu des lacs ; ces « décors » n’en constituent pas moins une autre vision stéréotypée des paysages suisses. Il s’agit cependant de saisir la fonction et la portée de ces stéréotypes donnés en tant que tels qui « travaillent » le film. En effet, les paysages n’y jouent pas seulement un rôle d’arrière-plan : ils deviennent peu à peu, avec le consentement progressif d’Alex à s’abandonner aux joies de la balade et de l’amour, une partie intégrante de l’organisation du film, tant en ce qui concerne l’évolution psychologique des personnages que les rapports qui se tissent entre eux.

Les déplacements à pied donnent lieu aux discussions centrales du film, les personnages s’exprimant dans l’action même de la marche, de sorte que le relief du terrain s’inscrit dans leur élocution. Deux dialogues de ce type se font écho parce qu’ils sont tous deux filmés en plan-séquence : il s’agit de la scène de la dispute qui conduira Alex à rebrousser chemin (travelling arrière continu), puis celle de la course à travers champs (travelling latéral) où Alex, gagné par un nouvel enthousiasme, se précipite en avant en clamant sa joie de vivre (à deux). Le couple se défait puis se recompose à travers sa façon d’appréhender l’espace.

Filmés de loin dans de vastes plans d’ensemble, Sacha et Alex nous sont présentés comme absorbés par l’environnement naturel. Cette insertion dans le paysage s’opère sur le mode de l’euphorie : le contact avec la terre, l’herbe et les blés est associé à une régression revitalisante qui se manifeste par les cris, les chants et les gesticulations. L’atmosphère bucolique est toutefois accompagnée d’une menace larvée lorsque l’unité marginale du couple est confrontée aux habitants locaux : ceux-ci s’adonnent à des pratiques carnavalesques étranges qui évoquent la dimension collective d’un autre mode de primitivité. La peur et la mort se dessinent alors dans le décor de cette « Suisse primitive » de façon ludique ou rituelle : le folklore rappelle la dimension légendaire qui est attachée à la nature lorsque les paysans, déguisés en arbre, font une ronde autour d’un feu (fig. 10). Cette image, où l’action est en partie cachée par la colline, apparaît presque comme une vision imaginaire : Sacha vient de dire qu’elle se sent fiévreuse, et un chant sourd aux allures de messe religieuse s’est progressivement imposé sur la bande son en commençant par un tintement de cloches. Le feu prime alors sur l’élément aquatique, gagnant progressivement l’image même du film qui se fait jaunâtre comme les lingots d’or que les amants touchent, brûlante comme les balles des mafieux.

Le paysage est également associé, à différents niveaux, à la féminité. Tout d’abord, ces espaces nouveaux dans lesquels la belle Slave se jette à corps perdu sont mis en parallèle avec les courbes de son propre corps : en effet, la caméra le parcourt en très gros plans comme un véritable paysage. Lorsque ce mouvement d’appareil est, dans une des scènes d’intimité du couple, guidé par une brindille avec laquelle Alex caresse la poitrine et le ventre de Sacha, l’alternance de la microscopie corporelle et de la macroscopie géographique qui rythme le film est explicitée par un insert du champ de blé (fig. 11-14), que l’on imagine situé à proximité des amants : il occupe l’entièreté de l’écran, ne laissant aucune place aux personnages. La brindille fait alors office de liaison entre l’épiderme et la terre : le corps de la personne aimée est aussi un territoire à découvrir. La supériorité masculine induite par cette représentation du physique de la femme comme objet du regard d’Alex est contrebalancée par l’influence décisive qu’exercent les femmes du film sur l’évolution des personnages masculins, notamment dans l’intrigue parallèle du couple Meyer. En effet, Anna, cantonnée à l’espace confiné de l’appartement, se rêve dans les fuyards, projette en eux ses propres aspirations romantiques d’autrefois. Elle tente de faire part à son époux des regrets que l’histoire des amants qu’il poursuit suscite en elle, mais ses idées lui sont totalement étrangères. Néanmoins, elles insinuent un doute dans les certitudes du mari vieillissant ; craignant de perdre Anna, il manifeste un intérêt croissant pour le couple, essayant de comprendre sa femme à travers celui-ci. À cette fin, il épie à distance Alex et Sacha à l’aide de jumelles, comme il avait précédemment scruté le paysage. Du point de vue de l’inspecteur, paysage et couple sont équivalents dans la mesure où ils sont l’objet d’une admiration de son épouse, et en cela incarnent un secret qui lui est inaccessible. D’ailleurs, qu’il observe un lac ou les amants qui s’enlacent, il a l’air tout aussi bougon et éreinté. À travers eux, il vise un rapprochement avec sa femme, une possible compréhension de ses émotions. L’indice qui le lance à la poursuite des amants réside dans deux photographies, tombées à terre sur le lieu de la fusillade. Or, elles montrent simultanément Sacha et un paysage qui, littéralement, est un « cliché » (« avec les montagnes derrière, ça fera une très jolie photo », avait déclaré Alex en la prenant, s’acquittant de sa fonction de guide personnel).

Le rapport de Meyer au paysage est d’ailleurs explicitement traité dans un dialogue avec Wick, son assistant et faire-valoir :

« Wick : Elle est belle, non ?Meyer : Quoi ?Wick : La vue !Meyer : Je ne sais pas, je ne suis pas sensible aux paysages ; y en a c’est la musique, moi c’est les paysages. »

Il est remarquable que le paysage soit ici dénommé au féminin, et que Meyer ne comprenne pas à quoi se réfère le caporal, alors que le contexte rend la phrase évidente. L’absence de sensibilité affirmée de façon bourrue par l’inspecteur trouve un écho dans une conversation avec Anna durant laquelle il lui reproche sa sympathie pour les fuyards, tente de trouver une explication (« c’est la fatigue qui te rend sensible »), puis évite de répondre lorsqu’elle lui demande ce qui, lui, le rend sensible, suggérant ainsi son indifférence envers toute chose. Plus tard, un second dialogue avec Wick aborde le même sujet, mais cette fois en intégrant sa femme :

« Meyer : Vous êtes sensible au paysage, Wick ?Wick : Normal, ni plus ni moins qu’un autre, mais là plutôt moins, vu que ça fait depuis ce matin qu’on tourne autour.Meyer : Ma femme trouve ça romantique.Wick : Je peux comprendre, les femmes aiment bien l’eau.Meyer : Je parle du couple ; elle trouve ça romantique. »

Ces quelques répliques sont basées sur la réversibilité du paysage et du couple. Le quiproquo autour du « ça » (qu’il y a tout lieu de référer au paysage, d’autant plus qu’on nous montre sur ces mots la vue sur le lac qu’est censé avoir Meyer) est le résultat d’un glissement qui s’articule autour du personnage de l’épouse, et du pôle de la romance qui mine l’intrigue policière. Le démonstratif « ça » trahit une forte indifférence envers l’objet du discours qui montre combien Meyer est étranger au système de valeurs partagé par sa femme. Il lui dira à propos de son observation : « Je suis allé au lac des Quatre-Cantons, je l’ai bien regardé : c’est stupéfiant d’absurdité ». En dépit de son constat négatif, Meyer avoue tout de même avoir fait l’effort d’exercer son regard. Il fera un pas supplémentaire en emmenant Anna à Bad Ragaz pour observer avec elle la dernière étape de l’aventure du jeune couple. La réconciliation s’effectuera alors par la médiation du paysage saisi dans une contemplation commune.

L’assimilation du paysage à la romance, et de celle-ci à la Femme relève d’un stéréotype que le film ne craint pas d’exhiber, comme celui des paysages eux-mêmes. Marzal se sert de ces représentations traditionnelles pour créer son propre poème lyrique, ode à l’amour fou. D’abord entièrement centré sur les deux protagonistes masculins, le film s’attache progressivement aux femmes : toutes deux influencent leur conjoint, le poussent à penser et à agir différemment. La jeune Russe devient le guide du film, statut qui est marqué lors de la rupture provisoire dans le couple : non seulement c’est elle que nous suivons, mais nous partageons sa vision nocturne qui sera le premier signe du potentiel mortifère de la nature : le cadavre du sanglier au petit matin inaugure la représentation de l’étrange que j’ai évoquée ci-dessus. Le spectateur épouse le point de vue d’Anna qui, explicité verbalement, constitue le véritable commentaire du film, reléguant à l’arrière-plan la voix off focalisée sur Alex. La dimension plus strictement visuelle de la subjectivité est endossée par Sacha : les plans tournoyants montrant un tronc d’arbre ou des nuages dans le ciel sont attribués à son regard. L’un d’entre eux prend une valeur particulière dans la discussion du traitement du paysage : assise sur une barque, la tête renversée en arrière, Sacha regarde le paysage des alentours (fig. 15). Son corps et son visage prolonge l’ogive de la proue en dessinant une forme triangulaire qui annonce le plan suivant de la montagne. Or, le massif montagneux qui s’offre au spectateur est filmé à l’envers, pointant vers le bas (fig. 16). Cette inversion est soulignée par un panoramique ascendant (qui nous paraît donc descendant, fig. 17), puis brièvement descendant. Ce va-et-vient de la caméra crée un tangage, une sorte de vertige qui inscrit ce plan subjectif dans la lignée des vues précédentes attribuées à une Sacha fiévreuse. Le réalisateur suggère donc littéralement un possible renversement des clichés, tout en le soumettant aux impératifs narratifs : cette image réapparaît, rétablie dans le bon sens, au moment même où retentit le coup de feu qui blessera Sacha. Grâce à son ampleur, le paysage fait alors office de caisse de résonance : le tir fatidique est répercuté dans le bassin qui accueille le lac de montagne, établissant ainsi un lien avec le couple Meyer qui se trouve sur la berge. D’ailleurs, un plan de l’inspecteur tournant brusquement la tête semble raccorder avec un panoramique, comme si ce regard scrutateur était devenu le sien. La « vue » permet un passage de relais. La reprise inversée de ce plan subjectif peut s’interpréter par rapport à l’ensemble du film : le paysage était un espace de liberté ; le rétablissement de l’ordre, c’est la mort.

Cette analyse est nécessairement partielle dans la mesure où elle s’appuie sur des éléments avancés par la critique locale, et se voit donc soumise à une discussion des problèmes posés par l’état de cette critique. La plupart des journalistes dévoilent leurs présupposés de façon particulièrement évidente dans le cas du film de Marzal parce que celui-ci semble résister à la rigidité de la grille d’analyse implicitement convoquée. L’inconsistance des propos tenus sur Au large de Bad Ragaz ne fait selon moi que révéler d’autant plus l’intérêt du film. Comme on l’a vu, les stéréotypes pris à la lettre sont à chercher du côté des articles de presse, non du côté du film.

1 Voir sur ce point en particulier Décadrages, no3, printemps 2004, p. 86-97.

2 Norbert Creutz, « L’ouverture sur l’étranger vivifie ‹ Genève fait son cinéma › », in Le Temps, 2.12.2004.

3 Sur le mode de production de Achtung, fertig, Charlie ! (Mike Eschmann, 2003), voir l’article d’Anne-Katrin Weber dans la présente livraison.

4 Sur On dirait le Sud (Vincent Pluss, 2003), voir la rubrique « Cinéma suisse » de Décadrages, no1-2, automne 2003.

5 Pascal Gavillet dans La Tribune de Genève, 11.11.2004.

6 Thierry Jobin, « Christophe Marzal rate son Pierrot le fou », in Le Temps, 10.11.2004.

7 Antoine Duplan, « Au large de Bad Ragaz », in L’Hebdo, 11.11.2004.

8 Fredéric Maire, « Boat Movie en Helvétie. Au large de Bad Ragaz. Christophe Marzal signe un amusant polar qui prend l’eau de toutes parts », in L’Express, 12.11.2004.

9 Rafael Wolf, « Romance helvétique », in Le Matin, 15.11.2004.

10 « Avec toutes ces histoires d’eau ponctuées par des commentaires off, le spectateur nage un peu », déclare Daniel Grivel (Ciné-Feuilles, 17.11.2004). Totalement subjectif, ce critère de l’immersion du spectateur dans le film peut donner lieu à l’appréciation inverse sous la plume d’Aline Guillermet, auteur du seul article qui valorise le film (néanmoins sorti après les autres, lorsque le film était déjà en fin de course) : « le spectateur, pris au jeu […], part au quart de tour » (Le Courrier, 20.11.2004).

11 Objet que recherchent les héros du film et qui n’a d’intérêt que dans la mesure où il est le prétexte à leur quête. Voir les explications d’Hitchcock in Hitchcock/Truffaut, Gallimard, Paris, 1983, p. 111.

12 Sur la totale imbrication de deux lignes d’action dans le cinéma hollywoodien, voir l’-exemple donné dans « Les reprises du dispositif de Rear Window chez Brian de Palma », in Décadrages, no 3, op. cit., p. 51-52, note 25.

13 Frédéric Maire in Le Courrier Neuchâtelois, 10.11.2004.

14 Thierry Jobin, in Le Temps, 10.11.2004.

15 Idem.

16 Pour Hitchcock, le suspense consiste en effet à « donner au public une information que les personnages de l’histoire ne connaissent pas encore » ; à propos de Vertigo, le cinéaste déclare : « Nous voici revenus à notre alternative habituelle : suspense ou surprise ? À présent, nous avons la même action que dans le livre ; Stewart, pendant un certain temps, va croire que Judy est bien Madeleine […]. Mais le public, lui, a reçu l’information. Donc, nous avons créé un suspense fondé sur cette interrogation : comment réagira James Stewart lorsqu’il découvrira qu’elle lui a menti et qu’elle est effectivement Madeleine ? » (Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 93 et 207).

17 D’autres aspects du traitement de la séquence présentent une certaine parenté avec la « patte hitchcockienne » mentionnée par le critique, comme l’utilisation liminaire d’un plan situationnel unique de l’extérieur du bar, ou le mode d’insertion des gros plans sur un objet-clé (au sens littéral : la clé du casier de la gare).

18 Messidor (Alain Tanner, 1978).