Filmographie commentée de David Lynch
1967
Six Figures (court métrage)
1968
The Alphabet (court métrage)
1970
Grandmother (court métrage)
Grandmother , produit grâce à une aide de l’American Film Institute, met en scène un huis clos familial en alternant brèves séquences d’animation et plans colorisés : l’artificialité des scènes d’animation (exhibant un contour naïf et un tracé primitiviste), il faut le remarquer, contamine les plans naturalistes qui sont fortement stylisés. Un jeune garçon incontinent, au centre du processus de focalisation, est brimé par ses parents qui sont représentés sous des traits canins (ils aboient littéralement à son encontre). Celui-ci se réfugie dans un univers fantasmatique où il peut symboliquement mettre à mort ses parents et surtout donner corps à son désir de communion avec une tierce personne, en projetant une figure maternelle. Par le biais d’une variation sur le schéma œdipien, le jeune garçon accouche littéralement sa grand-mère dégorgée par une mystérieuse plante (il a fiché en terre et arrosé d’urine une graine qu’il a soigneusement sélectionnée). Conformément à une logique régressive, cette figure qu’il étreint avec passion lui permet de conjurer la violence du noyau familial. En privilégiant des séquences à dominante nocturne, qui sont systématiquement articulées autour du seuil de la chambre du garçon et des escaliers menant à l’étage, le film déploie les cauchemars et les pulsions de l’enfant.
Grandmother exhibe crûment des pulsions et des fantasmes, en faisant l’économie du travail de la lecture secondarisée (et de ses mécanismes de sublimation, voire de censure). L’inquiétante étrangeté du ménage familial et de la figure surréelle de la grand-mère (hululant comme un hibou avant d’émettre un sifflement strident à l’image d’une baudruche qui se dégonfle) est déclinée avec complaisance. Une nappe sonore minimaliste souligne l’univers primitif de ce film sans paroles (et peu parlant). (fb)
1974
The Amputee (court métrage)
1976
Eraserhead
Si l’imaginaire, et de là, l’imagerie de Lynch se trouvaient déjà plus qu’en germe dans ses courts métrages, Eraserhead nous apparaît aujourd’hui comme la matrice de l’œuvre à venir. Il aura fallu cinq ans à David Lynch pour réaliser ce premier long métrage, période durant laquelle il vivra partiellement sur les lieux mêmes du tournage, filmant de nuit, distribuant des journaux le jour pour assurer sa propre subsistance ainsi que le financement du film (qui, dans un premier temps, avait été pris en charge par l’American Film Institute, pour ensuite, au vu de certains rushes, lui être retiré). Á la suite de cette immersion totale, Lynch va produire un film au plus proche de ses préoccupations esthétiques (on pourra le comparer, à cet égard, à son univers pictural), et amorcer son approche d’une narration sans concession.
Jack Nance (ami et acteur fidèle, que l’on retrouvera dans la plupart des productions de David Lynch) incarne ici Henry Spencer, figure trouble de l’inquiétude même. Il évolue dans un univers inspiré des coins les plus sales de l’Amérique industrielle (Philadelphie aurait servi de modèle principal), entouré d’un très petit nombre de personnages. On assiste, au début du film, après la rencontre de Mary et de ses parents, à la découverte de sa paternité. Paternité monstrueuse, l’enfant étant une sorte d’embryon gigantesque, produisant une espèce de gargouillis continu, et des cris apparentés de très loin à la voix humaine. Puis, il se tait, tombe malade… Surgira encore une scène à l’intérieur d’un radiateur, sur laquelle une femme blonde aux bajoues globuleuses écrasera de ses pieds des fœtus ; une voisine convoitée et désirée ; la transformation d’une tête en gomme à crayon (séquence donnant son titre au film) ; le meurtre de l’enfant embryon. Tout ceci finissant en un cataclysme final, la planète explosant.
Le film aura mis du temps à se faire, et il en mettra aussi à trouver un public. Il faudra attendre une dizaine d’années (et la sortie d’ Elephant Man ) pour que Eraserhead jouisse de la reconnaissance due à un film de cette ampleur, et atteigne sa juste place dans l’histoire du cinéma, celle, souvent usurpée, de « film-culte ». (dm)
1980
The Elephant Man (Elephant Man)
La difformité de John Merrick (John Hurt), donnée en spectacle aux miséreux des rues de Londres, aux élites du monde scientifique et aux bien-pensants de la high society n’est pas aussi monstrueuse que l’attitude qui consiste à l’exploiter pour se divertir, faire carrière ou se donner bonne conscience. Voilà ce que nous dit ce film qui concilie une facture classique avec quelques moments cauchemardesques, comme la perte de la Mère et l’envers du décor nocturne (proche des viols de Laura Palmer par « Bob »). Le renversement des valeurs fonctionne dans le sens inverse de celui que l’on trouve généralement chez Lynch : au lieu de montrer la bête qui sommeille en chacun de nous, le cinéaste fait montre d’une conception hugolienne en révélant in extremis (grâce à la récitation du psaume 23 de la Bible !) l’humanité de Merrick, dissimulée sous l’apparence de l’informe. Une fois avérées ses capacités intellectuelles et affectives (comme s’il était nécessaire qu’il les eût !), l’homme-éléphant ne peut que susciter la compassion de ses bienfaiteurs et… du spectateur. Reste, au-delà de quelques excès larmoyants, cette sourde peur de l’altérité du Moi : le miroir et l’image dans la vitre inaugurent chez Lynch une longue série de reflets « déformés ».
C’est plus par ses descriptions d’un univers technique à l’aube de l’industrialisation que le film marque encore aujourd’hui, le steam punk ayant fait une mode de cet imaginaire. Le potentiel visuel de cette époque a été exploité par le roman graphique From Hell d’Allan Moore et Eddie Campbell (1991) – récemment adapté au cinéma par les frères Hughes (2001) – qui compte Merrick parmi ses personnages secondaires.
L’atmosphère des prolétaires où règnent la suie, la crasse et les jets de vapeur brûlante est rendue dans Elephant Man lorsque les personnages arpentent des ruelles où l’obscurité contraste avec la lumière ardente des chaufferies ou des lampes à huile. Comme plus tard dans Sailor et Lula ou Lost Highway , le feu est associé à la souffrance et à la mort. Le docteur Treves (Anthony Hopkins) est justement sur le point d’opérer un ouvrier défiguré suite à un accident de machine lorsqu’on l’informe d’une possible rencontre avec Merrick. La mutilation physique est aussi le résultat d’une autre « maladie » : l’oppression sociale qui dégrade les conditions de travail.
L’ancrage historique de Elephant Man nous renvoie également au contexte qui a vu l’apparition du cinématographe : en oscillant entre l’exhibition foraine de freaks – la séquence à Ostende où les marginaux se liguent pour défendre Merrick rappelle fortement le Freaks (1932) de Tod Browning – et une démonstration scientifique représentée comme un spectacle d’ombres (la séquence se clôt sur l’extinction de la lanterne), le film fait alterner deux domaines qui se sont disputés l’usage des images animées. (ab)
1981
The Return of the Jedi ( Le retour du Jedi, Richard Marquand, 1983)
Après Elephant Man , Lynch tente de s’insérer dans l’industrie hollywoodienne, ouvrant une parenthèse peu concluante qui se soldera par son repositionnement en tant qu’« auteur » grâce au film Blue Velvet . Concernant cette étape intermédiaire de sa carrière, on peut se demander ce que serait devenu le dernier volet de la première trilogie Star Wars si David Lynch avait accepté la proposition de George Lucas d’en assumer la réalisation 1
Comme l’affirment David Hughes (The Complete Lynch, Virgin Publishing Ltd, Londres, 2001, p. 57) et Michel Chion (David Lynch, Éditions de l’Etoile / Cahiers du Cinéma, Paris, 2001 [1992], p. 78).
, au lieu de s’engager dans un autre récit initiatique de science-fiction, Dune . Hypothèse qui nécessite d’occulter la mainmise possessive du scénariste-producteur sur son « univers » et de faire l’impasse sur les contraintes imposées par l’exigence d’une cohérence avec les deux épisodes précédents.Fantasme d’une Guerre des étoiles pour adultes, où les Ewoks, petites peluches peuplant la lune forestière d’Endor et adjuvants providentiels de l’armée rebelle, se verraient transformés en sauvages repoussants dont la primitivité ne s’arrêterait pas à l’usage de la fronde. L’univers grouillant de la cour de Jabba, ramassis de « curiosités » propices à l’inflation de produits dérivés, se réduirait à quelques figures perverses agencées sur une scène exiguë, se détachant d’un lourd rideau rougeâtre aux replis plongés dans l’ombre. L’intériorisation prendrait le pas sur les scènes spectaculaires, le « côté obscur de la Force » sur les combats dans les airs. Pour Lynch, l’espace galactique n’est pas tant le lieu de déplacements supersoniques où les étoiles lointaines sont autant de points de fuite dans une composition à la perspective marquée qu’un arrière-fond symbolique sur lequel viennent se greffer, comme dans le final de Elephant Man , des images mémorielles. Les prémisses de l’esthétique du jeu vidéo feraient place à une image « surréalisante », l’action à la contemplation.
Les figures maternelles, probablement maléfiques, feraient intrusion dans le rapport père-fils et bouleverseraient, du moins en apparence, l’ordre patriarcal. L’inceste entre le jeune Jedi et sa sœur serait consommé pour sceller l’éradication de la grande famille. La rédemption finale du Père serait traitée de façon grotesque (parade lynchienne face à l’attitude réactionnaire) ou remplacée par la chute : Luke Skywalker cèderait aux forces du Mal, affaibli par la répétition obsessionnelle de l’image du double qu’il avait affrontée dans la caverne de Dagobah.
L’alternance des trois pistes narratives convergeant dans l’attaque finale de la seconde Étoile Noire serait relâchée, parasitée par l’intrusion d’éléments périphériques difficiles à situer dans l’espace-temps de la diégèse.
Mais Lynch se soucierait-il suffisamment de la qualité des mate painting et des effets pyrotechniques ? Le gouffre de l’inconscient du héros n’engloutirait-il pas les attractions d’un film de pur divertissement et le schématisme nécessaire aux archétypes intemporels de l’épique ?
Non, décidément, Lynch ne pouvait réaliser Le retour du Jedi . Dans l’intérêt de « l’Auteur », et dans celui du film. (ab)
1984
Dune
« Arrakis, Dune, planète des sables, … » a bien failli échapper à la direction de Lynch. En effet, lorsque David Lynch s’attelle au projet, il succède à une autre équipe ayant travaillé à l’adaptation de l’immense fresque de Franck Herbert de longs mois durant avant de devoir jeter l’éponge. Cette proposition arrive après que George Lucas lui a offert de diriger la troisième partie de La guerre des étoiles , et qu’il a travaillé un moment sur la mise à l’écran du roman de Harris, Dragon rouge (on sait la fortune que connaîtra la série de films centrée sur le personnage d’Hannibal Lecter). Cet intérêt soudain et simultané de l’industrie du cinéma fait suite au succès d’ Elephant Man . Pourtant, pour son premier film à gros budget, Lynch va rencontrer des difficultés qui l’éloigneront à jamais de ce type de production. Coincé entre la « nécessaire » fidélité au texte et un producteur, Dino De Laurentis, extrêmement soucieux d’un rendu « grand public », Lynch (ayant quand même pu signer le scénario) va réaliser là son film le moins personnel et le plus frustrant.
La maison des Atreides se voit confier par l’empereur l’administration de la planète Arrakis, seule ressource en « épice » de l’univers. L’« épice » est utilisée par les navigateurs pour replier l’espace, permettant les voyages interplanétaires, allongeant la vie de ceux qui la consomme et leur ouvrant la conscience. Elle est surtout une source de richesse et de convoitise. Dans leur lutte contre les Atreides, la maison des Harkonnen, dirigée par le baron Vladimir, s’est juré de reconquérir Dune et de faire sombrer la famille de Paul Atreides. Suite à de multiples trahisons, Paul perd son père, le duc Leto, et se voit contraint de fuir dans le désert. Là, il rencontre les Fremens, véritables maîtres de la planète. Avec eux, et après avoir découvert, grâce à l’épice, qu’il était le « kwisatz aderak », l’être suprême, il mènera une guerre contre les Arkonnens et l’empire, et redonnera à Dune, planète de sable, sa fertilité d’origine… (dm)
1986
Blue Velvet
Une des spécificités du cinéma lynchien est le soin, le souci, la qualité dévolue au travail du son. (Alors) l’histoire de son quatrième long métrage commence par la découverte d’une oreille…
Ce film signe la première collaboration avec Angelo Badalamenti (qui, depuis lors, a composé l’ensemble des bandes originales des films de Lynch), et la poursuite de la collaboration avec Kyle MacLachlan, découvert sur Dune , qui semble avoir pris fin avec Twin Peaks . Ce dernier incarne Jeffrey Beaumont, auteur de la macabre découverte ; découverte qui l’entraîne, pas forcément malgré lui, dans une investigation des plus étrange. Il rencontre la fille de l’inspecteur chargé de l’enquête, Sandy, interprétée par Laura Dern, future Lula Pace Fortune ( Wild at Heart ). Avec elle, il échafaude un premier plan : investir l’appartement de Dorothy Vallens (Isabella Rossellini), chanteuse de cabaret pouvant avoir, selon Sandy, un rapport avec l’oreille. Le seuil franchi, Jeffrey entre dans un univers cloisonné et malsain. Il voit Dorothy se faire violer par Frank Booth (impressionnant Dennis Hopper), qui détient son mari (possesseur de l’oreille) et son fils en otage. Puis, il entame une relation charnelle et masochiste avec elle, avant de se faire passer à tabac… Il sera aussi question de meurtre et de drogue, de compromission d’un agent de police et du début d’une histoire d’amour (entre Jeffrey et Sandy).
Il est intéressant de noter que, après Dune , c’est à nouveau De Laurentis qui assure la production. Suite aux compromissions de Dune , Blue Velvet permet à David Lynch de retrouver ses préoccupations majeures, initiées par Eraserhead , qui depuis ne l’ont pas quitté. (dm)
1988
The CowBoy and the Frenchman (Le Cow-Boy et le Frenchman) (court métrage)
1990
Wild at Heart (Sailor et Lula)
Pourquoi autant de scènes de toilettes dans Wild at Heart ? Il ne s’agit pas, à l’évidence, d’une reprise du célèbre geste de Marcel Duchamp désacralisant le travail artistique en exposant un urinoir, mais bien plutôt d’un motif qui prend place dans l’un des systèmes de représentation sur lequel se fonde le film de David Lynch. Dans ce road movie , les héros en cavale affrontent en effet une menace bien particulière : contrairement à la diligence d’un western comme Stagecoach (John Ford, 1939) où le microcosme social se déplace et évolue en fonction de la pression sans relâche des Indiens, la voiture de Sailor et Lula n’est menacée par aucun poursuivant direct (si ce n’est le détective Johnnie Farragut, éliminé « en cours de route » à l’insu même des deux amants), mais par un véritable « axe du mal » constitué de caricatures de « métèques », d’estropiés et de pervers qui cherchent par tous les moyens à empêcher le mariage et le retour à l’ordre social promis par Lynch à ses protagonistes. C’est dans ce contexte que s’inscrit le motif scatologique, exclusivement associé aux villains . Il marque tout d’abord la confusion d’esprits dépravés cherchant à compromettre les héros : à l’hôtel Cape Fear, Marietta surgit ivre morte dans les toilettes des hommes pour faire des avances contre génération (grande terreur lynchienne) à l’amant de sa fille. Vexée par le refus du jeune homme, elle lui rappelle sans détour son statut inférieur, lui épelant le vocable utilisé : « S.H.I.T. », un mot souligné visuellement par un gros plan de la cuvette, conformément à une certaine esthétique de la littéralité qui caractérise en particulier Wild at Heart ; Sailor lui retourne le compliment (« trash »). Dans le même ordre d’idées, la célèbre séquence, où l’infect Bobby Peru pousse la malheureuse Lula à un orgasme par la seule entremise de son haleine pourrie et de sa maîtrise de la rhétorique de séduction, commence par l’entrée inopinée de ce faux frère dans l’appartement qui se rue justement d’emblée aux toilettes, et propose à Lula de tendre l’oreille pour « mieux entendre ». Cette solide articulation entre lieux de déjection et sexualité se retrouve dans une autre scène où Mr. Reindeer (le Mabuse du ramassis d’ordures configuré par Lynch) apprécie depuis les W.C. les courbes ondulantes d’une jeune danseuse qui se dandine à l’entrée de la pièce même. Le fait que le vieillard soit justement en train de téléphoner, activant le réseau regroupant l’ensemble des figures maléfiques du film, pointe l’existence de cet autre canal reliant entre eux les individus : les égouts. De même que pour le téléphone, qui ne convoie aucune parole entre Sailor et Lula, l’espace des toilettes n’est jamais associé au couple de protagonistes. Contrairement à Marietta, la mère qu’on filme complaisamment lorsqu’elle ne peut retenir un vomissement trahissant la portée de ses angoisses profondes – elle éclatera de rire une fois débarrassée de celles-ci, du moins métaphoriquement –, Lula ne parvient effectivement pas à trouver les toilettes (la chambre de motel de Big Tuna est pourtant minuscule) et préfère vomir par terre, sur le tapis, que la caméra de Lynch tient, une nouvelle fois, à détailler en gros plan. (lg)
1990
Industrial Symphonie no 1
Cette œuvre déjoue singulièrement l’horizon d’attente d’un titre évoquant les avant-gardes musicalistes de l’entre-deux-guerres et le culte moderniste de la mécanisation (Léger, Ivens, Ruttmann…). Loin de travailler le rythme du montage, la captation de ce spectacle présenté à la Brooklyn Academy of Music en novembre 1989 ne problématise pas beaucoup son point de vue sur un événement qu’elle cherche avant tout à retranscrire dans sa structure propre, à l’exception de la déformation du mouvement de certaines images. Industrial Symphony déploie sous une forme scénique une part significative du répertoire musical signé par David Lynch avec le compositeur Angelo Badalamenti et recueilli dans deux albums de la chanteuse Julee Cruise ( Floating into the Night , 1989 et The Voice of Love , 1990). Le style musical repose sur la sublimation par l’épure des arrangements les plus éculés de la musique populaire des années 1950-1960, repris dans un contexte légèrement déplacé (synthétiseurs, chant dénué de toute suavité, présence de sirènes ou de bruits naturels) qui marque une distance plus mélancolique qu’ironique. Même si ces chansons seront exploitées plus tard dans la vaste structure dramatique de Twin Peaks , certains titres ont déjà été utilisés, sous des moutures diverses, dans des films précédents tels que Blue Velvet (« Mysteries of Love ») et Wild at Heart (« Up in Flames »).
Comme pour insister sur le continuum esthétique qui marque cette période-phare, Industrial Symphony emprunte également à Wild at Heart ses éléments conclusifs, pour les relancer en une sorte de rêverie théâtrale non narrative. Ainsi la version diffusée en cassette vidéo comporte-t-elle un prologue narratif : une conversation téléphonique filmée en champ-contrechamp où les acteurs ayant interprété Sailor et Lula jouent les rôles respectifs du « heartbreaker » et de la « heartbroken woman », tels que les désigne le générique de fin. C’est par l’entremise d’une image de femme suspendue dans les airs – une reprise possible de la Fée apparaissant lors du happy end de Wild at Heart – que cette symphonie industrielle donne ensuite corps à un double fantasmatique de la femme abandonnée (« dreamself of the heartbroken woman »), incarnée par Julee Cruise. Sur une gamme très polarisée de couleurs (surtout le bleu et le rouge, qui oscillent ou se juxtaposent), des rayons lumineux, des fumigènes, des éclairs recomposent fréquemment un décor à la fois post-industriel (usine désaffectée, voiture) et sylvestre qui jette les bases de l’univers fantasmatique exploré dans Twin Peaks . La chanteuse expose son désespoir, chute violemment puis renaît dans un coffre de voiture avant de retrouver sa position initiale sous une pluie de paillettes. Outre les formidables attractions que représentent les chansons, les divers intermèdes arty , tout comme les éléments chorégraphiques et dramatiques déployés sur scène relèvent pour la plupart de la confrontation de figures « insolites » (nain bûcheron, gigantesque homme-cerf écorché…) et stéréotypées (ouvriers métallurgistes, danseuses de revue, jeunes filles romantiques…). S’en détache un moment crucial où le nain de la série Twin Peaks (Michael J. Anderson), accompagné par un clarinettiste exposant en solo le thème de Up in Flames et d’une fille en minijupe simulant la masturbation, rejoue le texte de la scène de rupture initiale en variant son intonation et sa mimique selon les personnages. (lg)
1990-1991
Twin Peaks (série TV)
Sérier à l’infini un feuilleton à la non-clôture programmée (et malheureusement ineffective, seule déception que nous pouvons quant à nous éprouver à l’égard de la série), sérier donc bifurcations narratives, recaractérisations de personnages, débrayages génériques et dépositionnements spectatoriels, tel est le programme de Twin Peaks dont l’auteur bifrons Lynch-Frost a édicté la charte et dont Lynch en tant que réalisateur à bientôt perdu le contrôle (il n’a personnellement réalisé que six des trente épisodes que comporte la série), ce qu’il a pu déplorer sur un mode qui n’est peut-être pas aussi rhétorique qu’on pourrait le penser, dès lors qu’une perte de maîtrise narrative hautement contrôlée à l’échelle d’un film ( cf. Lost Highway et Mulholland Drive ) qui n’en reste pas moins circonscrit dans sa durée, se révèle in fine (c’est le cas de le dire) bien moins productive que l’ouverture tous azimuts d’une série redéployant à vue, d’un épisode à l’autre, des horizons d’attente mouvants qui ont tout de miroirs aux alouettes tendus à des spectateurs captifs qui n’ont, semble-t-il, pas eu le bon goût (comme l’atteste la baisse de fréquentation de la série) de renoncer à toute espérance en entrant dans ce pandémonium baroque ouvert à tous les vents d’une intertextualité débridée et sans foi ni loi, dont l’allégorie pourrait bien être le palindromique Bob, figure archétypique et virale du Mal, qui n’a de cesse de migrer d’un corps porteur à l’autre, jusqu’à investir, dans un finale qui n’aurait dû constituer qu’une relance parmi d’autres, cette figure archangélique du Bien qu’est Dale Cooper, dont la fadeur sentencieuse (mélange hautement improbable de déduction holmesienne, d’intuition oniromancienne et de sagesse tibétaine, le tout suractivé par une consommation formidable de sucre) est aux antipodes de la trame désourdie et des fils dévidés d’une bobine désengrenée qui tourne sans fin. (ac)
1992
On the Air (série TV)
Lancée par David Lynch et Mark Frost dans la foulée de Twin Peaks , cette série se déroule dans les coulisses d’un show télévisé de la fin des années 1950, époque de gloire de la diffusion en direct. Le premier épisode, signé Lynch, représente sans doute l’incursion la plus réussie du cinéaste dans le registre du comique, fondé sur une suite ininterrompue de catastrophes sur le set (décor qui s’effondre sur la prétentieuse vedette masculine ; gaffes de sa costar, stéréotype appuyé de la Dum Blonde ; intrus coincé dans le champ de la caméra…) et le contraste permanent entre ce manque total d’efficacité et le perfectionnisme sans cesse mis en avant par les responsables de l’émission.
Même si les séquences de tournage annoncent celles de Mulholland Drive , notamment via la confrontation de l’équipe avec ses financiers, On the Air procède moins d’une volonté de porter un jugement critique sur la culture du divertissement que d’une fascination nostalgique pour une période historique où les médias de masse paraissent encore porter l’héritage de l’attraction foraine et du music-hall, sous la forme d’une succession de « numéros ». En dépit des injonctions tayloristes d’un président de chaîne dictatorial, lui-même inféodé via un téléphone cracheur de flammes à un magnat invisible (Zoblotnik, propriétaire du réseau ZBC !), et des efforts de linéarisation menés par des assistantes velléitaires et méticuleuses, les couloirs du Guy Lester Show demeurent en effet traversés de cabotins vieillissants, de chorus girls répétant jambes en l’air, voire même de freaks (un groom nain, des siamois…). Au lieu de la « machine bien huilée » qu’on exige d’elle, l’émission de télévision, qui sera finalement plébiscitée par le public (diégétique), développe plutôt la discontinuité sonore (accent du réalisateur européen qui rend ses ordres incompréhensibles ; fourvoiements constants de l’imposant dispositif de bruitage) et le retournement systématique. Ainsi le réalisateur utilise son porte-voix à l’envers, le moniteur de contrôle d’une caméra bascule de côté et l’acteur principal, incarnation d’une certaine vanité artistique (voir la scène où il exige de la concentration, accablé par le bruit ambiant), se retrouve suspendu par les pieds au plafond, balançant d’un bord à l’autre du cadre, contraint par le direct de continuer ce spectacle (in)volontairement burlesque. (lg)
1992
(pilote en 3 épisodes)
1992
Twin Peaks Fire Walk with Me (Twin Peaks)
Le FBI est en ébullition. De détournement lunaire de bus scolaire en dérive au long cours d’un corps étranger (mais bien emballé dans du plastique), toute l’énergie des hommes de Gordon Cole (David Lynch au sonotone) est mobilisée. La disparition de l’agent Chester Desmond (Chris Isaak) près de la caravane anciennement occupée par Teresa Banks (le corps emballé susmentionné) n’est pas compensée par l’épiphanie vidéosurveillée de l’agent Philip Jeffries (David Bowie, autre rock guest star ), longtemps disparu et bientôt démagnétisé par des lignes à haute tension. L’agent Dale Cooper (Kyle McLachlan) prend alors le relai pour aussitôt être embrigadé dans un autre monde (la Red Lodge) où s’affrontent de toute éternité des forces antagonistes. L’immarcescible Dale y fait la connaissance de Laura Palmer qui ne trouvera la mort qu’un an plus tard, lors d’événements qui vont être retracés au-delà de ce prologue rapporté de près d’une demi-heure (le film dure deux heures) qui fait mine d’ajointer le film à la série pour mieux miner le récit plutôt convenu qui va suivre, celui des derniers jours de Laura Palmer. Ce pre-sequel explicatif n’a d’intérêt que dans la mesure où il est hanté par des forces obscures qui se manifestent moins à l’attention d’une Laura refoulant l’inceste dont elle a été l’objet qu’à celle d’un spectateur pour qui l’écran fonctionne comme une membrane dont la porosité met en contact des mondes parallèles. Tout se passe comme si un phénomène de capillarité animait la surface du film, la neige bleutée du dispositif télévisuel (à référer au mode de diffusion de la série plutôt qu’à son mode de production) se rappelant au souvenir d’un univers cinématographique par trop balisé par une logique générique (celle du thriller) que la série faisait éclater en lui substituant une logique dispersive des plus jouissives. (ac)
1995
Lumière et Cie (court métrage)
1997
Lost Highway
De ce film sorti il y a presque dix ans, c’est surtout l’audace, le trick du scénario que je retins alors, en dehors du sentiment de jamais vu qu’il me provoqua : Fred Madison (Bill Pullman) se volatilisait en cours de route, remplacé par Pete Dayton (Balthazar Getty). Cet échange improbable de personnages semait le trouble chez le spectateur comme chez les détectives chargés de l’enquête, et le lien qui devait, forcément ( ?), les unir, nous forçait à échafauder les hypothèses les plus folles. D’autant plus que la même femme – fantastique Patricia Arquette, plus Kim Novak, plus Barbara Stanwick que jamais – entraînait Pete/Fred à se débarrasser du producteur de pornos mafieux appelé tour à tour Monsieur Eddy ou Dick Laurent, en fonction de l’un ou l’autre des deux univers diégétiques choisi. Mais à vrai dire, en revoyant le film aujourd’hui, ce qui l’emporte avant tout ce sont toutes les images du film noir convoquées et recréées par Lynch après qu’il les a lui-même digérées, fantasmées ou inventées : l’asphalte qui défile ou le bungalow sur la plage qui s’embrase évoque immédiatement En quatrième vitesse ( Kiss Me Deadly , 1955) de Robert Aldrich ; de même que la luxueuse villa de Mr. Eddy, qui cache un studio privé de cinéma porno, niché sur les hauteurs de L.A., me rappelle l’univers de James Ellroy. Il y a chez Lynch, comme chez Ellroy, la même fascination un peu morbide et nostalgique d’une Amérique révolue, et par là devenue mythique. Si finalement la boucle est bouclée en une phrase (« Dick Laurent is dead ») prononcée (au début) et entendue (à la fin) par le même Fred, nous empêchant encore une fois d’attribuer tout statut précis à ce que nous venons de voir, c’est bien que le réalisateur est le maître absolu du jeu. De fait, le petit homme en noir, fardé, à la caméra menaçante et omnisciente qui se déplace à volonté tout au long du film, le symbolise parfaitement. (mp)
1999
A Straight Story (Une histoire vraie)
Tout nous porterait à croire que ce film s’est égaré dans la filmographie de son auteur : bons sentiments chrétiens, Américains honnêtes et serviables – « decent » dirait-on en anglais – ont chassé ici toute atmosphère de cauchemar éveillé. Disney se fera d’ailleurs le distributeur du film aux États-Unis. Pourtant c’est bien Lynch, qui, passionné pour cette histoire authentique, s’en empare, trouve des producteurs en France et réalise sans retards ni hésitations (littéralement sur les traces du vrai Alvin Straight) un film qui, à y regarder de plus près, n’est pas si atypique. Amoureux des atmosphères plus que des intrigues, Lynch n’a pas son pareil pour animer des tableaux mystérieux (celui de la première séquence par exemple) par le truchement d’une caméra exploratrice, d’un micro qui guide notre oreille (le bruit que fait Alvin en chutant) ou l’étirement un peu étrange de certains plans. Mais surtout, il y a l’acteur principal Richard Farnsworth : gros matou rusé à la mine tantôt réjouie lorsqu’il admire les paysages du haut de sa tondeuse, tantôt affolée quand celle-ci dévale une pente en roues libres. Surtout, car on ne se lasse pas d’être attentif à son visage, ses mains, sa gestuelle et son élocution de vieux cow-boy (dans un accès de rage, Alvin abat sa première « monture » devenue inutile d’un coup de fusil. Gag inattendu et efficace). Enfin, il y a la route, grise striée de jaune, qui défile, plan-symbole récurrent chez Lynch, mais ici on la suit dans un sens précis : Alvin remonte le ruban de sa propre vie – chaque rencontre permettant de revivre une période ou un événement crucial – jusqu’au temps de son enfance, jusqu’à Lyle son frère. (mp)
2001
Mulholland Dr. (Mulholland Drive)
Conçu et pensé comme une série télévisée, commandé puis refusé par la chaîne ABC, le projet est finalement devenu, grâce à l’aide d’investisseurs français, un film. Film qui renoue le fil esthético-conceptuel – rompu, pour certains, par « la parenthèse » que constitue Straigth Story dans la filmographie lynchienne – tissé depuis Eraserhead bien sûr, mais avec pour dernière étape importante Lost Highway .
Mulholland Drive est sans doute, aujourd’hui, le film le plus complexe et, sans contradiction possible, le plus « libre » qu’ait réalisé David Lynch. Complexité et liberté (on pourrait, ailleurs, essayer de déterminer dans quelle mesure les conditions de production ont influencé la structure même du film), deux axiomes dirigeant une ligne narrative brisée, décomposée, recomposée d’un récit faisant pourtant appel à des modèles fort connus, voir même convenus.
Une jeune femme, Betty, débarque à Hollywood, avec comme espoir et ambition de percer en tant qu’actrice. Elle est chargée de toutes les caractéristiques de la « provinciale », de cette naïveté qui fait tant rire les gens du métier. Aussitôt arrivée, dans l’appartement que lui prête sa tante, elle « rencontre » Rita, cachée-là, amnésique suite à un accident de voiture sur Mulholland Drive. Rita incarne la face sombre, sulfureuse de Betty et de tout ce qu’elle représente. Les deux femmes vont s’aimer, vont mener l’enquête qui devrait les amener à découvrir l’identité de Rita. Au lieu de cette vérité-là, elles vont disparaître pour « réapparaître » dans une autre réalité : Betty devenant Diane, Rita devenant Camilla ; un nouveau duo, un duo rejoué, où les liens qu’entretiennent les deux jeunes femmes et leur rôle respectif vont être exposés sous un tout autre jour. Ce récit, ici mis à plat de manière extrêmement simplificatrice, met en scène, autour de ces deux (on devrait dire quatre) personnages féminins, plusieurs figures typiquement lynchiennes telles que le cowboy ou d’incroyables mafieux hystériques. (dm)
Arts plastiques
Lynch est aussi un peintre. Bien qu’en comparaison de son œuvre filmique son œuvre plastique soit peu connue (donc peu commentée), elle tient une place importante dans sa vie et son travail. Lynch commence à peindre avant d’aborder la réalisation de films, et même avant de songer à celle-ci. En effet, son intérêt pour le cinéma est un peu le fruit du hasard : c’est en pensant à la création d’une « peinture animée » qu’il fait ses premières expérimentations avec une caméra. Cela se passe au milieu des années soixante, lors de ses études à la Pennsylvania Academy of Fine Arts de Philadelphie. De ces premières expériences naîtront The Alphabet et The Grandmother.
Très vite accaparé par ses projets de films, Lynch continue pourtant à peindre, produisant des toiles nourries par l’imaginaire développé dans ses films… et inversement. Il est intéressant d’observer les zones de porosité, de transfert, les spectres d’influence réciproque qu’-entretiennent ces deux pendants de l’œuvre lynchienne. Le soin qu’il porte aux titres, par exemple Memory of a Head (le souvenir d’une tête), Billy Finds a Book of Riddles Right in His Own Backyard (Billy trouve un livre d’énigmes dans son propre jardin) ou encore Shadow of a Twisted Hand Across My House (ombre d’une main tordue sur ma maison), ouvre un champ lexical qui, sans même qu’on ait vu les images en question, s’inscrit dans un univers directement reconnaissable ; cette espèce de cauchemar lyrique et sobre, véritable marque de fabrique, se trouve renforcé par une qualité de trait lourd et sombre, rappelant un peu le Baselitz des débuts.
Á côté de la peinture, d’autres pratiques accompagnent son activité de cinéaste : la photographie ; le collage, avec par exemple Fish Kit et Chicken Kit, mise à plat d’un poisson et d’un poulet réels, découpés, troués, légendés et collés sur des panneaux ; ou encore la bande dessinée, avec The Angriest Dog in The World (le chien le plus furieux du monde), seule incursion de David Lynch dans le monde des comics (strip publié de 1983 à 1992 dans le LA Reader). (dm)