« We believe in Sherlock ! » : Sherlock (BBC) et la culture fan
Depuis sa première apparition sur papier jusqu’à ce jour, le personnage de Sherlock Holmes a toujours su captiver lecteurs et (télé)spectateurs. On ne compte plus les nombreuses adaptations filmiques qui constituent une partie du matériel dérivé des écrits de Conan Doyle publiés entre 1887 et 1930. Alors que deux séries se sont dernièrement inspirées de l’œuvre de l’écrivain, cette résurgence du héros sur nos écrans semble produire un nouvel engouement pour le « great detective », plus d’un siècle après sa création. Dans un contexte où les nouvelles technologies de communication ont un impact important sur les pratiques de réception, on constate que le fan est largement représenté dans la série britannique Sherlock1. S’inspirant de l’important succès littéraire des textes originaux, et forts des réactions dithyrambiques du public après la diffusion des premiers épisodes de la série, ses créateurs Mark Gatiss et Steven Moffat décident d’inclure dans leur récit ces communautés qui ont marqué l’évolution romanesque des aventures du détective. Cette représentation du fan interpelle particulièrement si l’on connaît la légende tenace autour de l’existence réelle de Sherlock Holmes. Nous verrons que la porosité de la frontière entre réalité et fiction concerne également le personnage romanesque dont l’ambiguïté est sciemment cultivée. L’intégration de cet aspect à la diégèse et son impact hors de celle-ci nous amènera à analyser certaines séquences mais aussi à rendre compte des moyens utilisés par la production pour entretenir ces limites flottantes.
Conan Doyle et l’émergence des communautés de fans
A l’aune du numérique et des nouvelles technologies, les créateurs de séries télévisées doivent inévitablement composer avec la masse de sites, blogs, forums et autres points de rencontre virtuels hébergés sur le Web. De nouvelles activités (telles que les fanfictions, héritières des fanzines) apparaissent alors, réunissant sur la Toile les fans d’un même univers fictionnel (les fandoms)2. Un phénomène à l’ampleur sans précédent qui semble être la continuation logique de certaines pratiques culturelles dont l’origine remonte bien avant l’explosion des réseaux sociaux.
La fin du xixe siècle – empreinte de bouleversements, notamment au niveau socioculturel – voit émerger en Grande-Bretagne non seulement une nouvelle figure de détective mais aussi un type de lectorat inédit. Les aventures de Sherlock Holmes rassemblent rapidement une grande variété de lecteurs, suscitant un enthousiasme jamais connu auparavant pour un personnage de fiction. La structure narrative privilégiée par Conan Doyle se distingue de celle de la littérature populaire de la Belle Epoque, souvent publiée dans des périodiques sous forme de roman-feuilleton3. En effet, chaque numéro du Strand Magazine, mensuel londonien, comporte, sous la forme d’épisode clôturé, une enquête menée par le détective et son acolyte Watson. L’écrivain réalise rapidement les potentialités d’un récit sériel paraissant dans un magazine mensuel. Cet équilibre, inédit pour l’époque et trouvé grâce au principe du héros récurrent, satisfait ainsi autant le lecteur assidu, impatient de découvrir une nouvelle enquête, que le lecteur occasionnel. Aussi, le succès ne se fait pas attendre et les premières communautés de fans se constituent rapidement. Très vite, on ne se contente pas d’échanger sur l’univers créé par Conan Doyle (souvent par le biais du courrier des lecteurs) : on imagine des prolongements fictionnels sur la base des personnages et de leur monde – créations que l’on regrouperait aujourd’hui sous le terme de fanfictions4.
Ce foisonnement d’échanges et de créations, ainsi que le désir du lecteur de s’impliquer dans la fiction, sont favorisées par une série de stratégies – consciemment élaborées par Doyle – qui visent à atténuer les limites existant entre la fiction et la réalité. En effet, l’engouement des fans repose en partie sur la confusion commune – laquelle perdure encore aujourd’hui – relative à l’existence réelle de Sherlock Holmes. C’est notamment la propension de l’écrivain à jouer de cette ambivalence, et donc à mettre à l’épreuve la crédulité de ses lecteurs, qui a participé à construire la mythification de cette figure au fil du temps. L’inclusion du narrateur, incarné par Watson dans la fiction, a eu un impact certain sur la réception de l’œuvre de Conan Doyle à ses débuts. Face à l’insistance du personnage de Watson à souligner la véracité des faits qu’il relate (même si Holmes lui reproche sa tendance à romancer), de nombreuses personnes ont assimilé le duo à des personnes réelles. Ce sont probablement certaines pratiques d’écriture, ainsi que la stratégie narrative décrite plus haut, qui ont concouru à l’apparition de fervents lecteurs rapidement baptisés « holmésiens ». Désireux de retrouver une certaine cohérence de l’œuvre, ces derniers échafaudent des théories censées expliquer négligences et omissions, volontaires ou involontaires5. Apparaît alors un travail de réappropriation ou de prolongement de la fiction, lequel est fondé sur le mythe de l’authenticité du monde créé par Conan Doyle :
« Les Sherlockiens jouent le jeu commencé par Conan Doyle – le jeu de prétendre que les histoires sont véridiques, que Holmes et Watson sont, ou étaient, de vraies personnes, que Watson a réellement écrit toutes les histoires et que Conan Doyle n’était rien d’autre qu’un ‹ agent littéraire ›. »6
Les récits dérivés du canon7 se multiplient dès lors que Conan Doyle se lasse de son héros, qu’il fait disparaître du haut des chutes du Reichenbach. Le « grand hiatus », qui caractérise l’absence du détective sur une période de trois ans (dans la fiction), est l’occasion, pour de nombreux lecteurs restés sur leur faim, de combler ce fossé temporel. C’est autant le plaisir de rechercher des « indices », de répondre aux évocations subtilement disséminées par l’écrivain tout au long de son œuvre, que le désir de rendre cette série cohérente – malgré la discontinuité qui la définit8 –, qui ont favorisé la publication de récits censés combler les lacunes du texte original9. Aussi, la « véritable » fiction, qui se cache derrière l’image de Holmes, provient-elle moins du canon que des ajouts perceptibles dans les textes apocryphes10. Le personnage va alors s’émanciper des récits initiaux dont il est issu pour marquer l’imaginaire collectif de certaines caractéristiques physiques et morales absentes sous la plume de Conan Doyle. Se dessine peu à peu une image formée par prolifération de récits, laquelle n’obéit pas à une logique linéaire impulsée par l’œuvre originale. Personnage ou monde fictionnel prendraient dès lors une dimension mythique, par génération d’influences entre récits dérivés du canon. On peut avancer que Sherlock Holmes est une figure construite au fil des récits apocryphes et des diverses adaptations qu’il a suscités. Le rôle de son public, que ce soient ses lecteurs ou ses (télé)spectateurs, est primordial dans la mesure où c’est bien lui qui a alimenté sa création depuis ses premiers succès jusqu’à nos jours. Le détective a d’ailleurs été « ressuscité » sous la pression de ses lecteurs (et de celle du Collier’s Magazine dans lequel furent publiées ses dernières nouvelles). En s’imposant face au créateur du personnage qu’ils idolâtrent, les fans se sont donc approprié collectivement un pan de pouvoir médiatique et culturel.
Le fan dans la série Sherlock
Sherlock Holmes n’a jamais vraiment perdu de sa popularité, ses adaptations audiovisuelles ayant traversé les décennies. La forme sérielle, privilégiée à la télévision, semble cependant faciliter la transposition à l’écran des enquêtes du détective pensées à l’origine comme une suite de récits clos. L’intemporalité de Sherlock Holmes, qualité lui permettant de s’affranchir des limites de la fiction11, est une dimension exploitée dans deux séries actuelles : Sherlock et Elementary12. Transposé et adapté à notre époque13, Sherlock Holmes reste reconnaissable par certaines attitudes ou certains traits stéréotypés14. La production de la BBC va inspirer autant le public novice que les aficionados du détective. Dès la diffusion du pilote, le succès de la série s’étend sur les réseaux sociaux et rapidement, forums et blogs consacrés à celle-ci font surface. Malgré le fait (ou peut-être, en raison du fait) qu’une saison n’est composée que de trois épisodes composent une saison, et que l’attente entre chaque saison est de minimum un an, l’adhésion du public ne faiblit pas. La série est encore aujourd’hui forte d’un énorme réseau de fans très actifs, que ce soit dans les rues ou dans les méandres de la Toile. Sherlock se démarque pourtant des autres adaptations (antérieures et contemporaines) dans la mesure où la série porte un discours réflexif sur la frontière entre fiction et réalité.
On remarque que cette singularité est particulièrement floue en raison des nombreuses références intertextuelles qui parsèment la série. Des allusions qui peuvent se manifester sous forme de citations plus ou moins directes au canon doylien et à l’iconographie qui l’entoure ; mais aussi des références extratextuelles à une figure incontournable dans l’histoire du développement du canon littéraire : ses fidèles lecteurs (et le fan d’aujourd’hui). Le fait que Sherlock inclut le fan (considéré très longtemps comme un consommateur passif) dans l’univers mythique du plus célèbre des détectives est un aspect fascinant de cette série. Plus que rendre hommage à la création de Conan Doyle, la série interroge les rapports entre les instances de production et de réception en intégrant les deux entités à l’origine du « phénomène » Sherlock Holmes (et donc, par le même biais, du « phénomène Sherlock ») : les fans et les médias. Par ailleurs, dans le monde réel, le Sherlock Holmes du xxie siècle encourage la création de nouveaux récits publiés sur internet par des admirateurs de la série (et non pas forcément par des holmésiens) – ces activités rappelant l’enthousiasme de la population pour le détective du vivant de Conan Doyle. Cette fois-ci pourtant, c’est le Sherlock15 incarné par Benedict Cumberbatch et façonné au fil du temps par un riche imaginaire, qui fait actuellement l’objet de fanfictions. Ainsi, au-delà d’une simple transposition d’un personnage victorien dans un Londres actuel, c’est une exploration des rapports entretenus entre Sherlock Holmes et ses fans à l’intérieur de la diégèse (le détective) et en dehors de celle-ci (le personnage fictionnel) que propose la série.
Dès la deuxième saison, les créateurs de Sherlock introduisent dans la fiction des éléments d’incomplétude qui sont réappropriés par ses fans. Le prétendu suicide du détective16 va, dans l’univers diégétique comme dans la réalité, grandement stimuler leur imagination : les hypothèses les plus incroyables sont élaborées pour tenter d’éclaircir ce véritable « tour de force »17 (fig. 1). Après la diffusion de la deuxième saison, des images de créations (dessins, tags ou affichettes placardées dans les rues) réalisées par des fans dans le monde entier apparaissent sur la Toile. Des slogans tels que « Sherlock Was Innocent » ou encore « We Believe in Sherlock »18 (fig. 2-3) sont repris en référence à la manipulation dont Sherlock fait l’objet dans l’épisode The Reichenbach Fall19. Parti de la plateforme Tumblr, ce mouvement initié par les fans se propage de manière virale sur les réseaux sociaux. Une réaction qui révèle le désir du fan de se sentir appartenir à une large communauté, mais qui signifie surtout une envie de s’infiltrer dans le monde fictionnel – ou de « faire comme si ». Ce phénomène rappelle celui qui a suivi la publication de la nouvelle « Le Dernier Problème »20 à la fin du xixe siècle, bien que cette campagne à échelle mondiale n’ait pas eu le même retentissement social qu’à l’époque victorienne. Dans tous les cas, l’ampleur de l’investissement des fans pour un personnage fictionnel semble relativement unique dans notre culture médiatique. Gatiss le résume ainsi : « Nous avons eu une version télescopée de ce qui est arrivé à Doyle lorsqu’il a tué Sherlock »21.
L’émotion qui découle de cette disparition parfaitement orchestrée n’est qu’un exemple parmi d’autres du bouillonnement créatif qu’engendre la série sur les sites internet consacrés aux fanfictions. Ce type de plateforme est un moyen pour les admirateurs du détective d’exposer les résultats de leurs hypothèses sous forme fictionnelle, souvent avec le soutien et les conseils des autres internautes. Il serait tentant, comme le fait Moffat au détour d’une interview, de poser un regard lointain sur ces activités et d’y voir une sorte de mise en abyme d’une même passion pour le mythe. « Ce qu’on a fait, c’est le plus grand exemple de fanfiction. Par conséquent, il y a maintenant des fanfictions à partir de celle-ci. Et je pense que l’histoire provient de là »22. Ces propos toutefois doivent être relativisés, car la fanfiction diverge des textes apocryphes par son amateurisme ; le fan qui s’adonne à ce loisir ne montre aucune prétention à être publié dans un but commercial, son terrain de prédilection restant internet. Par contre, l’ampleur des fanfictions consacrées uniquement à l’univers imaginé par Gatiss et Moffat (donc à un récit apocryphe) est un phénomène nouveau dans l’histoire du mythe. De plus, en raison de l’intégration de nombreuses références à l’héritage laissé par Conan Doyle, il se peut que l’intérêt des fans pour la série se soit déplacé vers le texte-source, les amenant à découvrir l’œuvre originale. Le foisonnement de fanfictions basées sur la série Sherlock laisse donc croire à un regain d’intérêt pour le mythe du détective mais relève surtout d’un désir commun aux « holmésiens » : celui de prolonger la fiction23.
Les jeux entre fiction et réalité
On l’a vu, l’ambiguïté du texte de Conan Doyle sur laquelle se fondent les principes de l’holmésologie, s’est construite à partir d’un jeu sur le caractère réel du personnage. La particularité du mythe holmésien repose sur les interactions entre fiction et réalité, que ce soit par l’influence de la méthode d’investigation utilisée par le détective24 ou les protestations de la population contre sa disparition (et leur potentielle influence sur le retour du héros). Bien plus, cette confusion, nourrie en partie délibérément par son créateur, a très rapidement donné prise à la spéculation et à la surinterprétation des lecteurs. Les plus naïfs ont cru à la réalité historique des deux enquêteurs ; pour d’autres, feindre la réalité du personnage romanesque fait partie du plaisir que procure le jeu sur la vraisemblance fictionnelle. On peut par ailleurs avancer que les diverses adaptations audiovisuelles dérivées du texte-source, de par leur nature, exploitent ce sentiment d’incertitude, l’image photographique en mouvement renforçant l’impression de réalité. La série télévisée en particulier induit cet effet de réalité puisqu’elle partage avec les genres populaires littéraires cette propension à développer la fiction hors de ses limites. En effet, le récit pluriel, commun à la littérature et à la télévision, illustre le plaisir que peut apporter au lecteur/spectateur le déploiement d’une intrigue au-delà de ses contours premiers. La série Sherlock mise dès lors sur le besoin de continuité du public qui se réjouit de retrouver les mêmes personnages principaux au fil des épisodes et des saisons.
Il faut noter qu’à plusieurs reprises les créateurs de Sherlock brouillent les pistes en jouant sur cette confusion entre les niveaux de réalité, que ce soit par la représentation du « palais mental » de Sherlock, ou grâce à des séquences de rêve ou de délire. Ces aller-retour entre différentes couches narratives font très souvent appel aux connaissances intra- et intertextuelles du téléspectateur25. Mais d’autres tactiques sont également utilisées par la production afin d’exploiter l’ambiguïté du personnage. Par exemple, l’utilisation des ressources offertes par internet en vue de prolonger le plaisir immersif de la série (et, par la même occasion, la promouvoir). On crée ainsi différents blogs relatifs à l’histoire des personnages, consultables sur le Web : le fan peut explorer le blog de John, devenu chroniqueur des enquêtes26, celui de Molly Hooper, qui tient un journal intime27, de même que celui de Connie Prince, célébrité de la télévision et victime de meurtre28. Bien que ce stratagème ne soit pas nouveau dans le champ des séries télévisées29, ce dispositif permet d’approfondir ingénieusement les relations entre personnages, dont certains sont seulement mentionnés au détour d’une scène. A travers les commentaires postés sur le blog de Molly, par exemple, le spectateur en apprend davantage sur sa rencontre avec Jim Moriarty ; les commentaires laissés par Sherlock sur le blog de Connie Prince font partie d’une investigation ; des détails tels que le nom de l’infirmier ayant sauvé la vie de John en Afghanistan sont également révélés sur le blog du médecin. De plus, le contenu d’un blog récupère certains détails diégétiques, de sorte qu’on peut lire des commentaires publiés par l’un ou l’autre personnage, se rapportant tour à tour au ridicule des titres choisis par Watson (vaguement ressemblant aux titres du canon) ou à l’inutilité de relater des affaires non élucidées30. La curiosité du fan peut également être attisée par le site internet tenu par Sherlock et effectivement mis en ligne par les producteurs, lequel est explicitement mentionné dans la diégèse31. Par le biais de cette plateforme, Sherlock reçoit des messages de potentiels clients (présents dans la diégèse) et le spectateur peut essayer de décoder des énigmes envoyées par de faux internautes et souvent inspirées d’autres affaires du canon littéraire.
On peut se demander quels sont les effets de ces blogs et ces sites sur la créativité des fans : s’agit-il de créations programmées en amont par la production ou peut-on parler d’une réappropriation d’un phénomène fanique préexistant ? Ces extensions paratextuelles semblent être, dans tous les cas, représentatives d’une volonté d’alimenter la confusion entre réalité et fiction afin de mieux entretenir l’engouement des fans. En outre, on peut imaginer que la mise en place de lieux virtuels dédiés à l’univers de la série est également un moyen pour la production d’investir la réalité par la fiction en maintenant un certain pouvoir sur sa création :
« […] L’interaction du programme avec son fandom semble démontrer une nostalgie d’un passé dans lequel l’auteur pouvait agir comme un despote bienveillant, déterminant par décret comment le texte devait être lu et complété dans la tête du lecteur. »32
Cette dernière théorie est en effet à considérer, les aspects participatifs et créatifs de ce genre d’extensions Web étant inexistants33. Ce qui semble primer, c’est la volonté de cultiver l’immersion spectatorielle favorisée par ce type de prolongements. Inspirés par l’activité des fandoms et forts de leur succès, les créateurs de Sherlock ont su finalement exploiter cette situation pour la répercuter dans la diégèse dès la troisième saison.
La représentation du fan dans Sherlock
L’inclusion d’un fandom dans le monde de Sherlock prend tout son sens à une époque où la révolution numérique a progressé dans tous les domaines du quotidien, principalement dans celui des échanges et de la communication. Alors que de nombreuses productions télévisées ou cinématographiques connaissent des répercussions sur la Toile sous forme de sites créés par ou pour des fans, et que le concept de narration transmédia a un impact croissant sur la création audiovisuelle, rien d’étonnant à ce que l’univers holmésien adapté par Gatiss et Moffat suive le même courant. Car, ce qui nous intéresse ici n’est pas tant le phénomène médiatique qui l’entoure que la manière dont celui-ci s’exprime au sein même de la diégèse. Gatiss et Moffat ont en effet rapidement su intégrer à leur création autant l’enthousiasme traditionnel des lecteurs de Conan Doyle que la passion qui anime les fans pour leur Sherlock moderne.
Sherlock se révèle très habile dans l’utilisation des outils technologiques actuels. Il est vrai que le détective a toujours su mettre à profit les moyens de communication de son époque. C’est donc sans surprise qu’aujourd’hui le SMS remplace le télégramme et que son site internet personnel a la même fonction que la rubrique des petites annonces des quotidiens. Or, la popularité du blog de John et l’existence du site de Sherlock, qui peut se révéler un véritable vivier d’informations, tournent parfois au désavantage des deux héros. L’image publique du détective devient d’ailleurs un agrégat d’éléments issus de l’imagination de John puisque celui-ci ne se limite pas à sa fonction de simple chroniqueur. Le constant reproche de Sherlock à l’encontre de John en ce qui concerne sa tendance à « romancer » ses récits ne fait pas simplement allusion au canon littéraire. En replaçant le docteur dans son rôle essentiel de chroniqueur, la série propose un discours sur la précarité d’une image iconique forgée par les fans (qui « s’alimentent » sur internet). Le pouvoir et la labilité des médias, les dangers d’une image facilement manipulable, la surmédiatisation et la rapide diffusion de (fausses) informations sont des inquiétudes très contemporaines. Si, dans l’œuvre originale, Conan Doyle met l’accent sur la presse, c’est pour valoriser un média qui, à travers sa rubrique des faits divers, offre une source d’informations essentielle pour le détective ; dans un contexte socioculturel marqué par l’essor de la presse populaire, la légitimité du discours médiatique n’est alors pas vraiment remise en question. Au contraire, le Sherlock contemporain est, dès la saison 2, confronté aux aléas d’une culture médiatique dominée par la prolifération des écrans numériques34. L’épisode 1 de la saison 2 (A Scandal in Belgravia) illustre l’emprise que les médias commencent à avoir sur l’image du détective, image que Sherlock ne contrôle déjà plus35. La puissance des médias dans la génération de l’illusion et la manipulation des foules devient très vite un thème central36. L’épisode The Reichenbach Fall explore pour sa part les dangers de la volatilité médiatique du personnage public qu’est devenu Sherlock37, marquant la destitution du « héros de Reichenbach » suite à un jeu de manipulation des médias fomenté par Moriarty.
La troisième saison de Sherlock met en scène le retour du détective après sa prétendue disparition (des suites, par ailleurs, d’une manipulation de son image). Le fan y tient un rôle particulièrement important via un personnage déjà apparu de manière sporadique dans les saisons précédentes : Philip Anderson. Celui-ci devient une figure clé dans la mesure où il introduit à lui seul la thématique de la fan culture dans la série. Anderson est un ex-policier forensique dont les rapports avec Sherlock évoluent d’une sourde inimitié à une admiration sans bornes. Rongé par la culpabilité après le faux suicide de Sherlock (il fut l’un des premiers a le dénoncer pour imposture), il fonde « Le cercueil vide » (« The Empty Hearse », qui donne son nom à l’épisode), un club de fans du détective qui, sceptiques au sujet de sa mort, se réunissent pour échafauder toutes sortes de théories dans le but d’expliquer cette disparition. Ce sont probablement tout autant le mouvement historique de lecteurs outrés par la décision de Conan Doyle de mettre un terme aux aventures du détective (et, dans une moindre mesure, le sentiment de devoir faire le deuil d’un personnage quasi historique) que les réactions – certes, moins innocentes – des fans de la série après le faux suicide de Sherlock, qui ont suggéré aux scénaristes un mini-épisode sous forme de prequel à la troisième saison (Many Happy Returns, 2013). En effet, la série invite à nouveau le spectateur à s’immiscer dans les rouages de la fiction par l’introduction de ce mystère qui va l’occuper entre deux saisons. Many Happy Returns expose quelques-unes des théories ayant occupé Anderson et qui éventuellement rejoignent celles élaborées par les fans dans la réalité. Car, doutant du suicide du « héros de Reichenbach », Anderson essaie de convaincre Lestrade de la « cavale » du détective à travers l’Asie et l’Europe. Anderson fait ainsi le lien entre l’éclaircissement de plusieurs énigmes réputées indéchiffrables et l’existence cachée de Sherlock qui ne peut, selon lui, se résoudre à vivre dans l’ombre38. L’idée de simulacre d’une mort mise en scène de façon spectaculaire renvoie directement au mythe holmésien, à l’intemporalité et à l’indestructibilité du héros39, permettant aux fans diégétisés de créer leurs propres récits fictionnels40. En effet, toutes les spéculations et l’hystérie collective autour du mystère de cette disparition ont pour conséquence une sorte de mise en abyme du personnage, qui se retrouve, dans la série, fictionnalisé à son tour par son public d’admirateurs. Le rapport entre le fan et la star se transforme alors dans la diégèse en un lien de glorification d’une figure quasi fictionnelle puisque Sherlock atteint une forme d’immortalité à travers les histoires qu’il suscite.
C’est à travers une caricature de la communauté de fans que le jeu entre réalité et fiction se poursuit dans l’épisode 1 de la saison 3 (The Empty Hearse). Celui-ci met en scène trois scénarios autour du faux suicide de Sherlock, dont deux provenant de l’imagination de fans. Des hypothèses transmises oralement qui font écho à la pratique des fanfictions. A nouveau, le jeu avec le spectateur se poursuit dans la mesure où celui-ci ne saura jamais véritablement quelle stratégie a été utilisée. En incipit, les coulisses de la scène sont dévoilées sur une note parodique. Il ne s’agira que de l’une des hypothèses émises par Anderson. La scène de réunion du « Cercueil vide » est intéressante à plus d’un titre : elle traite de manière caricaturale de plusieurs facettes habituellement rattachées à la figure du fan. Lorsqu’une membre du club propose une explication farfelue, Anderson l’interrompt : « Quoi ? ! Tu as perdu la tête ? […] Si tu ne veux pas prendre ça au sérieux… »41. Dans la réalité, les membres des sociétés holmésiennes ne prennent justement pas leurs études à la légère. Les « indices » disséminés par Conan Doyle dans ses récits sont très sérieusement interprétés par les holmésiens les plus orthodoxes, étant susceptibles de devenir les bases pour l’élaboration de leurs propres enquêtes. Dans la pièce qui accueille le petit groupe, on aperçoit une multitude de papiers, Post-it, cartes et photos couvrant les murs (fig. 4-5). De même que le cercle du « Cercueil vide » utilise les méthodes d’investigation de Sherlock dans leur imaginaire et dans leur réalité, les holmésiens usent d’observations et de déductions dans le cadre de leurs recherches. De plus, cette scène tourne en dérision l’allure atypique de ces fans par une mise en scène un peu ridicule d’une de leurs habitudes : porter le « deerstalker hat » lors des assemblées du groupe. Finalement, c’est un événement incroyable qui révèle un cliché répandu : l’hyperconnectivité du fan (au sens général), principalement sur les réseaux sociaux. Les membres apprennent tous simultanément le retour de leur idole, d’abord par une annonce officielle à la télévision et, quelques secondes plus tard, par des bips annonciateurs de nouveaux tweets (fig. 6). Les messages recouvrent peu à peu l’écran par surimpression pendant que les sons d’alerte envahissent la pièce. La vitesse de transmission des informations liée aux nouvelles technologies est donc à nouveau soulignée, s’associant au discours sur la surmédiatisation. Finalement, une troisième théorie, sous forme de mise en abyme, nous est exposée. Anderson filme Sherlock lui raconter – ce qu’il dit être – la bonne version (fig. 7). Ici, c’est la réaction d’Anderson qui renvoie à celle, assez typique, du fan de série déçu de la tournure que prend une situation anticipée. La vérité révélée, Sherlock lance « brillant, non ? », auquel Anderson, pas tout à fait convaincu, répond, « je n’aurais pas fait comme ça. […] je ne dis pas que ce n’est pas ingénieux mais… […] c’est un peu… décevant »42. C’est donc à la figure du fan éternellement insatisfait, à la recherche de mystères et d’incohérences, que se réfèrent Gatiss et Moffat43. On peut également tirer un parallèle entre ce personnage étrange et un peu instable qu’est Anderson et le type de fan dont l’obsession pour une star lui fait franchir certaines limites44. La scène se termine d’ailleurs par une remarque de Sherlock qui suggère que l’ex-policier et son groupe se sont immiscés dans ses affaires. Le décor macabre d’une précédente scène de crime n’est en effet qu’une tentative d’Anderson pour attirer l’attention du détective : « Du sensationnel. Avec lequel vous espériez m’appâter. Mais vous en avez trop fait, toi et ton petit ‹ fan club › »45. Ainsi, l’importance que prend le personnage d’Anderson dans l’épisode 3 de la saison 3 (His Last Vow) est à souligner dans la mesure où sa fonction dans la diégèse enrichit la série d’une dimension extra-filmique passionnante. La fan obsessionnelle, un brin séductrice, est par ailleurs représentée dans l’épisode The Reichenbach Fall. Une journaliste, déguisée en admiratrice, aborde alors Sherlock pour lui proposer une interview et tester, par la même occasion, ses talents de déduction. L’effet comique repose sur des accessoires stéréotypés du fan (badge « I love Sherlock », « deerstalker hat ») ; des artifices qui de toute évidence ne trompent pas le détective (fig. 8). Aussi, il semblerait que les fans, au même titre que les journalistes, suscitent chez Sherlock une certaine méfiance46.
Les créateurs de la série portent un regard singulier sur la culture fan propre à Sherlock Holmes, le fan restant fidèle à son objet d’admiration, et ce malgré les informations – souvent déformées – rapportées par les médias. Même s’il est parfois tourné en dérision à l’écran, le fan se sent probablement mis en valeur par un discours filmique qui semble légitimer son statut et ses pratiques culturelles. Il est important de préciser que le spectateur se trouve par moments privilégié grâce à un procédé narratif original, à savoir l’immersion dans le « palais mental » de Sherlock – une caractéristique qui distingue la série britannique des productions antérieures et surtout du canon littéraire où le savoir du lecteur s’aligne avec le point de vue limité de John. Au contraire, les créateurs de Sherlock font varier les régimes de focalisation au moyen d’une mise en scène dynamique composée d’inserts graphiques – illustrant les opérations mentales du détective – et d’un montage rapide47 (fig. 9). Dévoiler une partie de l’inconscient du détective devient donc un moyen inédit d’inclure le spectateur dans le déroulement de l’enquête. Cependant, le point de vue que Sherlock partage avec le spectateur est bien souvent uniquement perceptif et non cognitif, puisqu’il est rare que le public en sache autant que le personnage (afin de maintenir l’effet de suspense propre au genre policier). De plus, ces moments alternent souvent avec des scènes où le spectateur se trouve dans la même position que John dont les connaissances sont incomplètes. Cet état d’ignorance totale – également à l’œuvre dans le récit doylien jusqu’au dénouement – est, dans Sherlock, évacué par l’alternance des perspectives :
« La métaphore doylienne de la toile d’araignée […] a été actualisée ici pour transformer le cerveau de Sherlock en toile de type internet qui serait connectée avec tout le monde extérieur. Comme pour internet, l’image fonctionne à double sens : si le cerveau de Holmes est devenu une ‹ toile › lui permettant d’avoir accès à tout, alors tout le monde peut y accéder. »48
Cette recherche de variation de la structure narrative originelle a pour effet de maintenir le spectateur constamment actif s’il veut capter au mieux le flux des pensées du personnage menant à la résolution de l’énigme. Ce procédé se révèle donc être à nouveau un bon moyen de flatter le spectateur qui se sent de ce fait considéré.
L’élaboration du personnage iconique et la perpétuation du mythe holmésien semblent avoir toujours été liées à l’implication des fans, passés et présents, dans un univers fictionnel propice aux nouvelles créations. Sherlock renvoie donc en quelque sorte le spectateur à sa position de fan, si bien que la singularité de l’œuvre réside aussi dans sa teneur métadiscursive. La série invite en effet à une réflexion sur la fameuse suspension d’incrédulité, fortement mise à l’épreuve dans le cas de la figure de Sherlock Holmes. De plus, la série fait se croiser diverses thématiques en lien avec les enjeux de notre monde contemporain. Un de ses thèmes récurrents est celui des médias, de leurs dérives et de leur influence sur les foules. Pourtant, on l’a vu, le fan semble prendre ses distances avec cette surmédiatisation. La reconsidération du fan, longtemps perçu avec méfiance, crée sans doute un lien de complicité entre la série et ce type de public. De plus, l’usage de références extratextuelles engage des spectateurs cultivés. En effet, si la série propose une pluralité de lectures, c’est pour s’adapter autant à un public avisé qu’au spectateur ignorant du mythe et curieux d’en apprendre davantage. Les allusions au canon littéraire49 et à d’autres adaptations filmiques attestent d’une volonté de s’adresser à un public partageant le même savoir que les auteurs. La citation fait partie des procédés de narration destinés à augmenter le plaisir du spectateur qui reconnaît le clin d’œil qu’on lui adresse. « Conscient de la citation, le spectateur [est alors] invité à jouer sur sa compétence encyclopédique »50. Ce savoir encyclopédique, évoqué par Umberto Eco, est supposé être commun aux scénaristes et au spectateur averti. Par conséquent, et même si les communautés de fans sont traitées sur un ton parodique, l’adhésion du spectateur à la fiction peut s’en trouver renforcée. Au final, en intégrant le fan dans la diégèse, Sherlock réactualise le jeu sur la fiction et le réel sur lequel repose le mythe holmésien. Dans une ère où la réalité est plus que jamais investie par la fiction, cette réappropriation semble favorable à une réévaluation du rôle du lecteur/spectateur vis-à-vis du phénomène de mythification du détective.