Linda Williams

The Wire et le mélodrame américain de Noirs et Blancs (extrait)*

(traduction de l’américain par Sylvain Portmann, approuvée par l’auteure)

[…]

Le mélodrame racial dans The Wire

Nous avons vu que The Wire est assurément un mélodrame, et un mélodrame au sein duquel la race joue un rôle. Ce n’est pourtant pas un mélodrame de Noirs et Blancs comme décrit précédemment : les méchants Blancs racistes ne sont pas opposés aux bons Blancs progressistes, à la manière des variantes du Magical Negro1, et ce n’est assurément pas une série qui représente les Noirs comme un ensemble de malfaiteurs, malgré leur nombre certes important. De façon plus stimulante, le monde n’apparaît pas comme insensible à la Couleur. Et l’imaginaire spatial noir n’y est pas présenté comme minoritaire non plus. Comme nous l’avons évoqué, Baltimore est majoritairement peuplé de Noirs, qui ne vivent pas tous dans un ghetto. Ainsi l’affirmation de Lipsitz qui clame que « quelle que soit la mesure ou la noblesse du combat de ses habitants contre les conditions du ghetto, le ghetto demeure l’habitat visiblement naturel des Noirs dans The Wire » ne fait aucun sens – pas davantage que The Wire soit la « création calculée et auto-intéressée de la suprématie blanche »2. Le ghetto est habité par des Noirs, mais rien de naturel là-dedans. La majeure partie des emplois de la classe moyenne ou ouvrière est occupée par des Noirs, des Blancs et une poignée d’ethnies. Quant à être une « création auto-intéressée de la suprématie blanche », c’est précisément le mélodrame de Noirs et Blancs, dans son élan vers le pôle « anti-Tom », et dans son récent élan plus insidieux vers le pôle « Tom »3, qui représente les versions de la suprématie blanche. En effet, si le mélodrame de Noirs et Blancs débute, comme je l’ai proposé, par une tentative d’inclure des Noirs au sein de l’humanité, alors cela correspond en soi et dans son essence même à une forme (libérale) de suprématie blanche. Les deux pôles maintiennent la suprématie en place.

Je soutiens que The Wire a réécrit le mélodrame de Noirs et Blancs dans un sens des plus progressistes. Non pas parce que la série parvient à instituer un état d’insensibilité face à la Couleur au sein duquel la race ne compte pas – la race compte énormément dans la vie de chaque personnage – mais parce qu’elle ne procède plus d’une Loi du Talion opposant Noirs et Blancs sur fond de préjudices raciaux. Elle cesse de raconter une version récente de l’Oncle Tom dans laquelle un préjudice racial acquière le droit d’être perçu comme vertueux – mais de façon magique. The Wire est trop consciente de l’éviction néo-libérale des discours sur les droits pour suivre la trajectoire des victimes raciales et des méchants. Lorsque Tommy Carcetti déclare, alors qu’il aspire au poste de maire : « Je me réveille toujours blanc dans une ville que ne l’est pas », il n’est pas représenté comme une victime innocente de la population de la ville à majorité noire, comme Lipsitz l’affirme, mais en tant qu’Italo-américain calculant ses chances d’être élu. Sa complainte ne contient aucune dimension liée au préjudice racial. Il ne va pas non plus à la rescousse des écoles, ni de la police, comme il l’avait d’abord promis. Ce que la série a de plus original est sûrement le fait que la blancheur ne parvient plus à représenter la norme. La seule norme en vigueur est celle du jargon de la rue, comme le révèlent les mots de Carcetti. La race est admise, parlée et visible au sein de cette langue. Ni l’insensibilité néolibérale à la Couleur ni les règles du mélodrame de Noirs et Blancs ne s’y retrouvent. C’est pourquoi l’affirmation de Lipsitz selon laquelle « l’‹ altérité › représentée dans The Wire demeure totalement déterminée par un imaginaire spatial blanc »4 sonne si faux.

Placer un imaginaire racial noir au cœur des nombreux mondes de The Wire décharge également le fardeau de la race comprise en tant que différence fondamentale entre groupes sociaux ; la classe sociale est donc beaucoup plus visible qu’elle ne l’est d’habitude à la télévision ou dans les films américains. Ceci permet bien évidemment à la série d’avoir carte blanche quant à l’usage de stéréotypes noirs familiers, condamnés auparavant par les communautés noires ou les critiques pour être trop « négatives ». Tant que de tels stéréotypes ne fonctionnent pas de la même manière qu’au sein des travaux dominés par un imaginaire racial blanc, ceci ne pose aucun problème. En effet, si l’on commence par des stéréotypes et qu’on ne termine pas sur eux, cela pourrait prouver que l’antidote le plus efficace contre les stéréotypes serait une forme nouvelle du mélodrame, institutionnalisée, que The Wire met en scène, alors qu’ailleurs elle se base sur la famille.

Ceci ne vise pas à nier que les spectateurs de HBO soient à la fois blancs et provenant de la classe moyenne. The Wire a longtemps tenu une place de choix au sein de « ce que les Blancs apprécient »5. Si la majorité des spectateurs de la série est blanche, tout comme la majeure partie de la population, il n’y a aussi aucun doute que la série a aussi été populaire chez les spectateurs noirs. Comme le signale Jennifer Fuller, les Noirs regardent davantage de chaînes câblées que les Blancs et s’abonnent à des chaînes privées de façon disproportionnée6. HBO a attiré une base d’abonnés afro-américains qui selon Jason Mittell est due à son histoire de programmes sportifs et à sa diffusion de comiques noirs au sein d’émissions spéciales de stand-up7. La série Oz8 avec sa distribution bigarrée, située dans une prison de haute sécurité, fut auparavant également une série populaire au sein du public noir. Il semblerait que HBO bénéficie d’un public noir très important, représentant « légèrement plus de 30 pourcent des parts de vues totales de HBO »9. Ainsi, les téléspectateurs blancs n’adoptent pas forcément une attitude de voyeur face à la misère des Noirs et ne sont pas recrutés, comme le formule Lipsitz : « pour habiter des positions assujetties en tant qu’analystes et régisseurs de la vie urbaine et non pas en tant que participants interactifs »10. A titre d’exemple, ce n’est pas par hasard si en 2007, avant que la série ne s’achève sur HBO, The Wire a été remontée pour permettre des interruptions publicitaires et rediffusée à raison d’un épisode par nuit en prime time sur la chaîne câblée ordinaire Black Entertainment Television (BET) avec les scènes de nudités floutées et les jurons supprimés11. Cela fait une grande différence si des spectateurs majoritairement blancs sont invités dans un monde pluriel qui, lui, est majoritairement noir.

Il serait juste de dire que The Wire opère au sein du contexte culturel de la tradition de l’Oncle Tom, celui d’une sympathie pour les Noirs que The Green Mile (La Ligne verte, Frank Darabont, E.-U., 1999) ainsi que d’autres films qui mettent en scène le Magical Negro expriment. Il serait même raisonnable d’avancer qu’il y a quelque chose du Magical Negro dans la figure de Omar Little (voir infra). Mais une chose qui ne serait pas juste de dire est que la série perpétue le cycle habituel du mélodrame de Noirs et Blancs. En effet, sa plus grande innovation consiste à refuser de jouer le jeu du « combat pour être la victime » d’un autre racialisé. Au lieu de cela, la série interroge le jeu lui-même. On pourrait même y trouver là la signification de cette sortie récurrente, prononcée la première fois par Omar : « Tout est dans le jeu ».

« Le jeu »

Il existe de nombreuses versions du « jeu » dans The Wire. La police, le pouvoir municipal, les enseignants ou le business des journaux en sont tous des incarnations. Mais le jeu joué par ceux qui sont impliqués dans le trafic de drogue est assurément le plus meurtrier et le plus commenté. Les autres institutions n’appellent d’ailleurs pas leur jeu « le jeu ». Parce que les trafiquants se livrent à un jeu hors de la loi, ils ne peuvent pas y recourir lorsqu’eux-mêmes sont volés. Lorsqu’Omar Little prononce pour la première fois la phrase qui clôt la première saison, il tient un revolver pointé sur la tête d’un trafiquant de rue, faisant ce qu’il sait faire le mieux : voler de la drogue ou de l’argent aux trafiquants eux-mêmes. Il pouffe et dit : « Tout est dans le jeu, mec. Tout est dans le jeu » (saison 1, épisode 13, « Sentencing »). A ce stade il veut probablement dire : « C’est dans le jeu, au sein des règles de ce jeu hors-la-loi auquel nous choisissons tous de participer ». Et avec sa balafre au visage, son fusil à canon scié et son manteau, Omar renvoie au bandit de western (avec un foulard à la place du chapeau) qui arpente les rues en sifflant sa marque de fabrique, l’air de « The Farmer in the Dell ».

Omar apprécie les conséquences du jeu auquel il s’adonne et le pratique ouvertement, se réfugiant rarement dans l’ombre. Plus tôt dans la première saison, il aide la police à trouver des preuves contre le clan Barksdale parce qu’ils ont torturé puis assassiné son amant Brandon. Mais il ne les aide que jusqu’à un certain point, puisque « là-dehors c’est jouer ou être joué ». Omar préfère clairement jouer plutôt que d’être joué. Il ne se prend pas pour la victime d’une quelconque vilénie raciale. Et malgré le fait qu’il soit certainement victime d’homophobie, Omar ne joue jamais le rôle de la victime. Il sait que la seule voie de recours face au meurtre de Brandon est de chercher une vengeance personnelle et de jouer le jeu du mieux possible. Il utilise donc la police, instituant là une collaboration temporaire. Lorsqu’il atterrit en prison et qu’en tant qu’homosexuel avéré il y court un grand risque, son ami Butchie envoie deux condamnés à perpétuité pour le défendre. Ils l’emballent dans des bottins de téléphone afin de protéger son corps et lui donnent un couteau. Agressé comme prévu, alors qu’il fait la queue pour le petit déjeuner, Omar bat non seulement son agresseur mais prend du plaisir à le narguer et même à l’embrasser avant qu’il ne lui plante la lame dans le derrière. Cela aussi fait partie du jeu : jouer ou être joué, tuer ou être tué (saison 4, épisode 7, « Unto Others »).

La deuxième fois où Omar dit « Tout est dans le jeu », il étend le sens du « jeu » au-delà du monde des trafiquants de drogue et des braqueurs de planques. Dans la deuxième saison, alors qu’il collabore avec la police afin de se venger des Barkdale, il fait un faux témoignage dirigé contre l’un de leurs membres. Durant un contre-interrogatoire, l’avocat de la défense des Barksdale, Maurice Levy, traite Omar de « parasite qui se nourrit de la culture de la drogue » ; Omar l’interrompt alors pour faire un parallèle entre Levy et lui. Et lorsque Levy s’offusque de la comparaison, Omar expose brillamment ceci : « J’ai le fusil à pompe, vous avez la mallette. Mais tout ça fait partie du jeu, non ? » (saison 2, épisode 6, « All Prologue »). Quelle différence y a-t-il entre nous, insinue Omar, puisque nous profitons tous deux du trafic de drogue ? La différence est bien évidemment que la vie d’Omar sera courte tandis que celle de Levy sera longue et prospère puisqu’il opère avec et à l’intérieur de la loi, plutôt que hors d’elle. Néanmoins, comme si souvent dans The Wire, la comparaison entre les actions et les motivations d’institutions diverses mène loin. Omar est comme Levy, mais comme le montre le spécialiste du droit Alafair Burke12, Omar profite également du trafic de drogue de manière comparable à celle de la police, accumulant des heures supplémentaires à l’occasion d’affaires de drogue importantes.

Quel est ce jeu, au sujet duquel tant de personnages glosent ? Omar n’est certainement pas le seul personnage à en évoquer les règles. Le sens de la métaphore du « jeu » opérant tout au long de la série est que les règles ne sont pas les mêmes pour tous. Les gangsters aussi l’évoquent ; plus particulièrement Avon Barksdale pour qui « le jeu » possède un sens différent, moins précis. Alors qu’il purge sa peine de prison durant la saison 3 (saison 3, épisode 1, « Time After Time »), Avon recrute Cutty au sein de son organisation et remarque que si les choses ont changé dans les quartiers – les tours ont été détruites, les Maisons Murphy ont disparu – « le jeu reste le jeu ». Il entend par là que le besoin d’avoir un bon soldat comme Cutty se fait toujours sentir et que ses muscles le serviront au jeu des drogues illégales.

Mais Barksdale – qui parle comme le roi (comme dans la leçon d’échec décrite au chapitre 5) dont le règne a été momentanément interrompu durant sa réclusion – ne convainc pas Cutty, qui doute et qui veut juste sortir du jeu après quatorze années passées en prison. Et il ne croit pas non plus à ce qui commence à paraître, durant cette troisième saison, comme une tautologie vide de sens13.

Paul A. Anderson, spécialiste d’études afro-américaines, remarque que les tautologies comme celle-ci ne procèdent pas vraiment d’une véritable assertion mais sont employées par des figures d’autorité14 afin d’afficher leur propre pouvoir. « Le jeu c’est le jeu », selon Avon, qui demande aux personnes à qui il s’adresse d’abonder dans son sens sans savoir de quoi il s’agit. La mascarade se substituant à la raison, tout ce qu’implique la tautologie d’Avon est de renforcer sa soi-disant maîtrise du jeu opérée grâce à la violence. Il répétera cette phrase, ainsi que « les affaires sont les affaires » et « la rue c’est la rue », à de nombreuses reprises tout au long de la série, sonnant à chaque fois un peu plus creux jusqu’à ce qu’il perde son statut de roi et qu’il soit écarté pour longtemps. Mais ce qu’il y a de clair à propos du contexte dans lequel Avon le prononce pour la première fois c’est que les temps changent et que le jeu n’est pas immuable ; comme le remarque Slim Charles, la situation est devenue « plus brutale » (saison 3, épisode 4, « Hamsterdam »).

Stringer Bell avait essayé d’élargir le jeu à un nouveau domaine, celui de la finance, expliquant à Avon : « Tu sais, Avon, tu dois réfléchir à ce que nous recevons en retour de ce jeu, mec… Est-ce que c’est pour que nos noms puissent sonner au coin d’une putain de rue, mec ? Non, mec. Il y des jeux au-delà du putain de jeu » (saison 3, épisode 10, « Reformation »). Mais comme nous l’avons vu, et comme Avon l’a déjà remarqué, Stringer Bell n’était pas assez malin pour le jeu (des affaires) et pas assez dur pour le jeu (des voyous).

Quant à Mario Stanfield, qui remplace Avon en tant que nouveau roi – prouvant par là que contrairement aux échecs, le roi ne « reste pas le roi » –, il ne fait jamais allusion au jeu. Pour Mario, le jeu correspond tout simplement à son propre pouvoir, et ce pouvoir-là n’obéit à aucune loi. Il est alors important que Mario soit, lui qui au final sera le principal opposant d’Omar, émotionnellement aussi froid et mort qu’Omar est émotionnellement animé et vivant. A l’inverse, le code d’Omar du « Tout est dans le jeu » accepte de respecter les règles connues (ne pas tuer ni prendre pour cible les citoyens qui tentent de vivre à l’intérieur des lois ; une loyauté farouche envers les amants et les amis ; et même, ne jamais rien promettre). Comme il le dit au détective Bunk Moreland dans la première saison : « Je n’ai jamais pointé mon arme sur personne qui n’était pas dans le jeu » (saison 1, épisode 7, « One Arrest »).

Le jeu ne signifie que ce que tout puissant joueur qui y participe prétend qu’il signifie ; il n’a pas besoin de signifier davantage que le gain d’argent et de pouvoir. A la limite, le jeu sans règles est un pur capitalisme débridé, et s’il est le plus exploré à travers les vies des dealers, c’est parce qu’ils opèrent, tout comme le capitalisme néolibéral, au dehors des systèmes traditionnels de contraintes. A la différence du capitalisme Keynésien et de son système de garanties sociales, ses filets de sécurité, et son emploi sur le long terme (auquel les Noirs pauvres, les femmes, et d’autres minorités n’ont guère pu participer, à l’époque), le capitalisme néolibéral ne garantit rien excepté un existence précaire, bien que « flexible », faite d’alliances temporaires. La flexibilité sur laquelle il est construit signifie qu’il ne garantit ni l’emploi, ni l’essor économique, ou encore la stabilité au niveau où il existait autrefois avec un système de garanties sociales. Ce qu’il garantit dans les faits, ce sont : une surveillance accrue, l’intrusion dans les vies de chacun, et des incarcérations beaucoup plus nombreuses.

Dans un article traitant des aspects deleuziens de The Wire, Eric Beck soutient que la fin de la sécurité sociale telle que nous la connaissons n’a pas entraîné de coupe budgétaire massive au sein des programmes sociaux mais une réorganisation de ses différents programmes « qui peuvent mieux diriger et modifier les comportements de ses bénéficiaires »15. Si Mario présente la vision d’une subjectivité néolibérale à son stade le plus impitoyable, Omar présente une version plus flexible et plus créative de ses possibilités. La considération presque universelle d’Omar en tant que « meilleur personnage de The Wire » (Obama) ne correspond pas au rachat des valeurs néolibérales, mais à l’actuelle reconnaissance de leur règne : l’ancien système économique qui prévalait « à l’époque » – tant vénéré par les ouvriers des docks ou par les policiers, dans leur fierté blanche chantant au bar – peut ne jamais avoir été ce qu’il aurait dû être, du moins pour les minorités ou pour les femmes.

« Tu me sens ? »

Tout au long de ce livre, je n’ai cessé d’affirmer qu’il n’y avait pas de personnage unique, central, dans The Wire et que la focalisation de la série sur les institutions et sur les réseaux d’influence, plutôt que sur des individus isolés et leur volonté de puissance personnelle, en était l’une de ses caractéristiques les plus remarquables. Si le détective McNulty apparaît de prime abord comme le héros de la série, et le demeure même après que nous ne croyons plus à son intégrité morale ou professionnelle, c’est en partie parce qu’il s’accroche dès le début, et ce, jusqu’à la toute fin de la série. Sa quête visant à résoudre des crimes plutôt qu’à doper les statistiques le fait passer pour un « bon flic ». Comme tous les autres personnages sympathiques de policier dans la série, il est en porte-à-faux avec son institution et nous le suivons dans son combat visant à éradiquer le gâchis et la corruption, cela malgré le fait que nous ne puissions le soutenir dans sa propension à mentir et à simuler des crimes en cours de route. Nous sommes en effet progressivement désenchantés par le côté macho, autodestructeur, mâle alpha, personnage de flic irlandais de McNulty et finissons par respecter son supérieur, le lieutenant (puis major) Cedric Daniels. Daniels n’apparaît pas au début comme un « bon flic » mais démontre par la suite être non seulement un bon chef, incorruptible et prêt à compromettre sa carrière plutôt que, d’une fois encore, doper les statistiques. Mais ni ce flic blanc ni ce flic noir ne sont assez indépendants de leur institution ni de son « jeu » pour se réaliser comme ils le devraient. Tous deux échouent à la fin16.

Tout comme pour les voyous de la drogue, certains sont étonnamment héroïques, et plus particulièrement ceux qui s’émancipent du milieu, tel D’Angelo Barksdale. Mais toutes leurs carrières, du plus haut niveau occupé par Avon Barksdale jusqu’au plus bas niveau, celui de Bodie Broadus, sont brisées par la prison ou par une mort violente17. Tous ces cas d’échec illustrent que ces héros – malgré le respect qui se dégage de certains d’entre eux – sont trop intrinsèquement issus de l’étoffe qui fait leur institution et leurs règles. C’est la même chose pour les dockers, les enseignants et les journalistes. Mais comme nous l’avons vu, il y a deux personnages noirs qui apparaissent dans toutes les saisons et qui sont non seulement appréciés de tous les spectateurs pour leur intelligence et leur humour mais également pour leurs efforts à vivre de façon intègre, hors des institutions établies et des strates du pouvoir : Reginald « Bubbles » Cousins (Andre Royo) et Omar Devone Little (Michael K. Williams). De la perspective du mélodrame de Noirs et Blancs, ce qui est singulier pour chacun d’eux est qu’aucun ne se présente comme un héros-victime, que ce soit d’une société raciste ou d’une rude réalité économique. Chacun, à sa manière, selon l’approche d’Eric Beck, « joue au milieu ». Le milieu est ce petit espace entre les autres organisations plus stratifiées. Il ne s’agit pas d’une position permanente, mais si elle est appréhendée de façon flexible, et si les institutions majeures peuvent être amenées à s’affronter, ces héros de l’ère néolibérale peuvent y survivre grâce à leurs atouts, avec davantage d’intégrité morale que leurs équivalents institutionnels18.

A la différence de Lipsitz, Eric Beck ne soutient pas que le néolibéralisme est un mal absolu qui doit être combattu à tous les niveaux ; il le présente comme une réalité économique auquel il faut se confronter. Rappelons que Lipsitz a accusé The Wire d’accepter sans broncher le verdict néolibéral sur le mouvement des droits civiques et sur la guerre à la pauvreté. Beck n’écrit pas en réponse à Lipsitz, mais son argument soutenant que le capitalisme néolibéral est une réalité déjà existante, qu’une œuvre comme The Wire reflète, plus spécifiquement lorsqu’il s’agit de décrire des personnages tels que Bubbles ou Omar, répond de façon claire à Lipsitz. Toutes les autres institutions présentes dans la série – les policiers qui cherchent à engranger des heures supplémentaires ; les dealers qui incarnent la rapacité froide du néolibéralisme sans contraintes ; les dockers qui cherchent un travail ayant disparu ; le gouvernement municipal et les médias qui eux-mêmes ne peuvent que suivre les fluctuations du capital – sont des entités stratifiées, sans marge de manœuvre. Ceux qui, comme Omar ou Bubbles, s’affilient uniquement de manière temporaire à une quelconque institution depuis le « milieu » peuvent manœuvrer et ainsi conserver une part d’intégrité morale.

Nous avons déjà remarqué la façon dont Bubbles, malgré son addiction, poursuit son rôle de balise morale ballotée, travaillant comme indic’ pour la police dans la première saison, délivrant pour eux un important message à Omar dans la deuxième, travaillant comme entrepreneur à « Hamsterdam » dans la troisième, donnant des cours à Sherrod dans la quatrième, faisant du volontariat à la soupe populaire et vendant The Sun à la fin de la cinquième. Comme le remarque Beck, Bubbles « trouve un moyen d’habiter l’espace des bidonvilles sans pour autant être totalement assujetti à la mainmise des gangs de la drogue »19. Comme Omar, son terrain est au milieu, entre les strates de plus grandes institutions. Mais contrairement à Omar, il demeure l’esclave de son addiction jusqu’à la dernière saison et devient donc souvent la victime des gangs qui le prennent pour cible. Bubbles est une figure captivante est très appréciée et nous a fourni l’exemple du héros-victime mélodramatique au chapitre 4, bien qu’il ne soit pas le héros-victime d’un méchant racialisé ou d’une idéologie raciale. Nous avons également vu la façon dont Bubbles est capable d’exister dans une place intermédiaire, celle entre les institutions, et servant de connecteur entre elles – un passeur de frontières – mais entièrement membre d’aucunes. Nous avons même vu comment Marsha Kinder, dans un article antérieur consacré à The Wire a jugé Bubbles gay, sûrement en raison de son attachement fréquent à de jeunes hommes qu’il forme, que ce soit dans l’art de l’arnaque, de celui de chiffonnier ou encore de vendeur itinérant grâce à « Dépôt », son chariot. Il y a très peu d’éléments prouvant que Bubbles est gay, au sens d’une identité fixée, au-delà de ses amitiés, que ce soit avec Kima ou ses amis plus jeunes, mais il y a fort à croire qu’il est queer au sens plus large d’individu qui n’entre dans aucune strate préexistante de la société.

Lorsqu’il s’agit pourtant d’élire le personnage le plus excitant et le plus novateur de ce mélodrame – celui qui paraît être le personnage préféré de toute le monde, une personne non moins importante qu’Obama déclare : « Il doit s’agir d’Omar, non ? Je veux dire, ce type est incroyable, non ? » Omar est une sorte de héros spécial, un héros qui, contre les barons de la drogue, la police, les tribunaux, ou même contre la Nation de l’Islam représentée par Frère Mouzone, peut manœuvrer d’une main de maître, dans ce terrain intermédiaire entre toutes les institutions et tout en gardant son indépendance. Il n’est l’esclave de personne et n’arbore en tout cas pas le rôle de la victime. En tant que « braqueur gay qui vole les dealers » à Baltimore, Omar est presque littéralement, comme le présente Barak Obama, « incroyable » : un super-héros hors-norme qui, à un certain point, saute d’une fenêtre du quatrième étage d’un immeuble et qui disparaît miraculeusement (saison 5, épisode 5, « React Quotes »)20. Bien que cette disparition – désignée par Mario Stanfied comme « du putain de Spiderman » – puisse nous faire songer, dans un premier temps, qu’Omar se situe dans la lignée des Magical Negroes, il nous faut noter que la magie d’Omar n’est pas au service d’un Blanc cerné de toutes parts, mais au service de ses propres objectifs.

Qu’entend donc Obama par « incroyable » ? Je pense que cette affirmation a à faire avec le fait qu’Omar est une sorte de héros qui n’a jamais été vu auparavant au sein des médias populaires, même si son nom de famille à peine prononcé rappelle celui d’un héros afro-américain pour le coup très réel, celui de Malcolm X, né Malcolm Little. Héros déjà populaire lors de son apparition dans la première saison, Omar n’est affilié à aucune institution et navigue librement entre ses projets et les quartiers délabrés, son arrivée étant généralement annoncée par des enfants ou par de jeunes dealers criant : « Omar arrive ! Omar arrive ! », si ce n’est par son propre sifflement. Il n’a qu’à se tenir à proximité d’un immeuble qui cache une planque pour que la marchandise tombe par magie à ses pieds. Alors qu’il dérobe la devise du royaume (la drogue) au seul groupe, s’il y en a un, qui mérite d’être volé, il la redonne aussitôt à la communauté qui en est dépendante, s’il ne la revend pas à celui-là même à qui il l’avait volée. Tout comme Bubbles, il fait clairement savoir qu’il n’est pas un dealer et plus tard dans le jeu il jettera même de la drogue dans le caniveau. Omar n’appartient à aucune institution dépeinte dans la série, bien qu’il pactise de façon temporaire avec des groupes variés, et même avec ses propres alliés du moment à qui il ne demande aucune allégeance, contrairement aux Barksdales et à leur système féodal. Contrairement à Bubbles, il est libre de toute dépendance toxicologique et marche la tête haute. Il ne court pas après l’argent ; il « joue » pour l’excitation que lui procure le jeu et le talent qu’il faut y montrer, et jusqu’à la presque fin il obéira aux règles du « jeu ». Il est à tout point de vue un « esprit libre » dont les vols sont perpétrés avec créativité et panache21. Il défie toutes les lois, écrites et non écrites. Il défie particulièrement cet important code sous-prolétaire du mâle noir : être dur et macho.

C’est là où Omar diffère de tous les héros noirs du folklore, du cinéma ou de la télévision l’ayant précédé. Ce n’est pas un « méchant » dans la grande tradition des bandits de Stagger Lee, le « vilain nègre » qui n’hésite pas à tuer pour un Stetson ou toute autre figure cool de proxénète à la Sweetback ou Shaft dans la veine de la blaxploitation, qui prouvent leur dureté masculine (toujours mesurée, même de façon distante, à l’aune de la mollesse féminine du « Tom » loyal) à travers la violence faite aux Blancs ou aux Noirs22. Omar diffère de ces figures légendaires non seulement parce que son interprétation des « codes » du jeu consiste à ne voler qu’aux dealers, qui sont déjà eux-mêmes des voleurs. Il n’adhère pas seulement à ce code parce qu’il a une éthique à la Robin des Bois, et pas simplement parce qu’il possède un sens aigu de la justice, mais tout d’abord parce qu’il « sent » et montre ses sentiments d’une façon que le traditionnel « baadasssss nigger » ne montre pas. En effet, il fait même parfois l’étalage de ses sentiments.

Mis à part « tout est dans le jeu », la phrase la plus emblématique d’Omar est la question posée à n’importe quel personnage : « tu me sens ? » alors qu’elle signifie véritablement « tu me comprends » ou « tu me suis ? ». Observée de plus près, cette question n’aborde pas uniquement la pensée ou la compréhension mais bien littéralement un consentement sensible – « sens-tu mes sentiments ? » autant que « te sens-tu comme moi ? ». En posant cette question, Omar se livre crûment à ceux dont il veut influencer la volonté – de la même façon qu’il regarde au travers d’un canon de fusil – mais aussi avec ses amants lors de simples conversations23. La question « tu me sens ? » ne peut être détachée de son personnage queer de Couleur, évoluant dans une communauté noire spécialement homophobe.

Lorsque Avon Barksdale apprend que Omar est gay, il double la rançon sur sa tête ainsi que celle sur sa bande (saison 1, épisode 4, « Old Cases »). C’est après un raid de son gang dans la planque des Barksdale que nous découvrons en premier lieu Omar affichant publiquement une affection gay. Assis de façon détendue sur des escaliers en compagnie de sa petite bande de trois et revendant la drogue de Barksdale, Omar suit affectueusement du regard le bébé d’une droguée, pas bien moins un bébé elle-même, et lui offre une dose. Son attention passe ensuite à Brandon, assis plus bas sur les escaliers. Il lui caresse la joue, lui embrasse le front et joue avec son menton. En même temps, il fait des plans avec Bailey, le troisième membre de sa bande. Quand Omar étend son affection familiale à Bailey, en touchant son épaule de façon dégagée de tout implicite d’ordre sexuel, nous remarquons le souci de Bailey, tiraillé entre le respect pour la qualité de meneur de Omar et un réflexe homophobe.

Dans cette même première saison (saison 1, épisode 6, « The Wire »), après qu’Avon a torturé Brandon puis exposé son corps mutilé sur le capot d’une voiture, il n’y aucun doute qu’il s’agit là d’un message spécialement destiné à Omar, non seulement parce qu’il est queer mais parce qu’il a affiché son affection pour un autre homme en public. Omar accompagne ensuite McNulty chez le médecin légiste afin d’identifier le corps de Brandon. Cette scène magistrale permet à la fois de révéler et de se détourner de la douleur d’Omar lorsqu’elle atteint son plus haut degré.

La scène débute par l’œil noir et blanc d’une caméra de surveillance en plongée sur McNulty et Omar qui s’engagent dans un couloir, accompagnés par les deux fils de McNulty dont l’un tient un ballon de football (McNulty, père indigne, emmène une fois de plus ses enfants au travail). Un plan frontal et désormais en couleur montre alors un banc du même couloir sur lequel les deux fils s’assoient, l’un avec une console de jeu faisant des ping et l’autre tenant son ballon de foot. Plus loin dans le couloir, un gardien regarde un match de baseball des Orioles. Cette scène dure quelques instants, avant qu’une autre image en plongée et en noir et blanc ne s’y substitue, montrant un drap blanc qu’on retire et qui découvre une tête à l’envers. Il s’agit là de la découverte du cadavre, si familière des séries criminelles, et déjà connue ici, incluant la vue de la tête à l’envers, auquel le spectateur avait déjà eu droit dans le second épisode de The Wire (saison 1, épisode 2, « The Detail »). Ce qui ne nous est pas familier, c’est le passage momentané en noir et blanc, faisant écho aux nombreux moments de télésurveillance précédents et l’œil institutionnel froid, qui observe ici, impassible, ce visage dévoilé – le même visage qu’Omar avait caressé avec amour deux épisodes auparavant, désormais couvert de blessures et arborant un œil crevé (plan 3). Le contrechamp nous montre la réaction d’Omar, accablé de douleur. Mais au lieu de reculer d’horreur, il se penche vers le visage (plan 4). Un autre angle de prise de vue montre Omar au premier plan, toujours penché, et nous découvrons alors le regard de McNulty sur Omar, son corps penché en avant permettant cette vue. Nous ne voyons donc pas ce que nous présumons être le baiser d’Omar sur le visage jadis charmant de Brandon. McNulty, honteux d’assister à un moment si intime, détourne rapidement le regard (plan 5). Un très long plan montre Omar penché sur le corps tandis que le médecin légiste et McNulty se tiennent gauchement debout et qu’on perçoit le match de baseball et le ronronnement des réfrigérateurs en fond sonore (plan 6). S’ensuit un plan rapproché sur Omar qui se relève, pleurant ouvertement, et qui s’éloigne de la caméra en se frappant la tête avec ses poings (plan 7). Alors qu’une scène de chagrin ordinaire terminerait ici, celle-ci se poursuit grâce à un retour sur le plan des deux fils de McNulty qui se font désormais des passes dans le couloir. Un cri de détresse déchirant aux accents de rage arrête leur jeu (plan 8) ; il continue tandis que le ballon abandonné termine sa course au fond du couloir, filmé du point de vue initial de la caméra de surveillance en noir et blanc (plan 9). La scène se termine donc sur le même angle de surveillance par lequel elle avait débuté.

Cette scène est un petit chef-d’œuvre d’impassibilité alternée, telle qu’elle est signalée par le point de vue de la caméra de surveillance, par l’émotion brute d’abord perçue dans la réaction d’Omar face à Brandon et ensuite par les autres personnages face à Omar. Elle met en scène un corps mutilé et la douleur d’Omar. Mais elle ne fait pas que de les mettre en scène. A la manière de la question répétée d’Omar, « Tu me sens ? », elle fait le point sur les réactions des autres face à sa douleur et sa perte envahissantes, initialement exprimées par le premier regard de McNulty et son évitement. Lorsque McNulty détourne le regard, ce n’est pas par panique homophobe mais par respect pour la douleur d’Omar et peut-être par sympathie pour le fait qu’Omar n’aura jamais véritablement l’occasion de pleurer la perte de son bien-aimé. L’émotion d’Omar est si forte qu’elle s’exprimera même finalement de façon auditive aux enfants décontenancés de McNulty dans le couloir ; largués, eux-aussi « sentiront » Omar. Nous ne voyons pourtant pas véritablement (bien que nous l’entendions) ce cri, qui est un rugissement, comme nous ne voyons pas le baiser qui le précède. Et en revenant sur le point de vue de la caméra de surveillance alors que le rugissement résonne puis s’estompe, nous sommes rappelés par cet épisode, intitulé « The Wire », que cette histoire fait partie d’une plus grande histoire de surveillance au sein de laquelle la douleur d’Omar est imbriquée.

Si nous considérons toutes les morts qui ont lieu dans la série – et toutes les veillées qui s’ensuivent – il est frappant de comparer les rituels de deuil élaborés accordés aux policiers et aux dockers à l’absence de deuil accordé à Omar et autres principaux personnages noirs. Dans la troisième saison, un des nouveaux membres de la bande d’Omar, Tosha, le partenaire de Kimmy, est abattu dans la rue après l’attaque ratée d’une planque (saison 3, épisode 3, « Dead Soldiers »). Non seulement Omar endosse la responsabilité de sa mort, mais il éteint une des ses cigarettes (au menthol) dans le creux de sa main en guise d’autoflagellation. Mais peut-être que sa plus grande peine est que, comme avec Brandon, il n’est pas en mesure de pleurer publiquement un autre être aimé. Le corps de Tosha gît dans une chapelle funéraire, mais puisqu’elle est gardée par des membres sans pitié du clan Barksdale dans le cas où Omar ou ce qu’il reste de sa bande s’y rendrait, Omar ne peut observer la scène que caché derrière un arbre, dans un silence pénible. Il n’y a pourtant qu’une scène auparavant où une veillée tapageuse au Kavenaugh’s, le bar irlandais, pour « Ol’ King Cole » – le véritable producteur de The Wire, Ray Colesberry qui interprète un petit rôle de policier – se prolonge tard dans la nuit. En effet, lorsqu’est subitement mort le véritable Ray Coleberry, les scénaristes ont gratifié son personnage d’un enterrement hors de toute proportion relativement à l’importance de son rôle, ceci en contraste évident avec la veillée silencieuse d’Omar dans l’ombre. L’épisode se clôt sur la seule veillée auquel Tosha aura eu droit.

A la fin de la série, une autre veillée, « fausse » celle-là, est donnée au Kavanaugh Pub, pour la mort symbolique de Jimmy McNulty en tant que policier, tandis que la mort d’Omar, alors qu’il est abattu de façon inattendue dans une épicerie par le jeune dealer Kenard, ne fera l’objet d’aucun deuil et passera surtout inaperçue. Presque comme une pensée après coup, un médecin légiste remarquera qu’une fausse étiquette a été accrochée à son orteil. Ni la police ni Le Sun de Baltimore ne remarqueront l’importance de sa disparition (saison 5, épisode 8, « Clarifications »). Comme tous les autres Noirs qui meurent dans la série, de Wallace à D’Angelo Barksdale, de Stringer Bell à Bodie Braudus, Omar meurt de façon abrupte et violente. Alors que les Blancs ont le luxe de pouvoir pleurer leurs amis, et souvent, comme pour les dockers, paraissent faire le deuil de leurs privilèges perdus « à l’époque » de la démocratie libérale Keynésienne, les Noirs meurent sans avertissement et sans possibilité de deuil public ; aucune occasion d’« être senti ». Ceci ne signifie pas que le public de The Wire ne pleure pas Omar – nous le faisons comme pour aucun dans la série. Mais sa mort subite, perpétrée par la main du petit Hopper, Kenard, qui est le plus surpris de tous par son haut fait, paraît totalement due au hasard et mal appréciée par n’importe quel autre personnage de la série. La mort d’Omar n’est ni tragique, ni mélodramatique, à la manière du mélodrame de Noirs et Blancs. Il ne meurt pas en victime raciale dans un mélodrame de Noirs et Blancs, ni en mettant la faute sur les « blancs-becs » d’un mélodrame de revanche noire.

Si, dans The Wire, les Blancs exagèrent leur deuil et les Noirs pas assez, ces différences d’expression sentimentale pourraient indiquer la leçon la plus sérieuse d’un mélodrame racial qui s’est déplacé au-delà du comptage des préjudices raciaux, à la manière d’un match nul dans la partie opposant de façon antagoniste les Noirs aux Blancs. La politologue Wendy Brown a montré que le libéralisme en tant que doctrine politique a longtemps fonctionné comme un « écart moral modeste entre économie et régime politique »24. Le Mélodrame a travaillé cet écart moral. La fin de la démocratie libérale, dans la mesure où elle serait terminée, a également signifié la fermeture de cet écart : « Il n’y a rien », écrit-elle, « dans les institutions libérales basiques de la démocratie ou de ses valeurs – des élections libres, de la démocratie représentative, et des libertés individuelles réparties équitablement au partage des pouvoirs modestes, ou à des participations politiques plus conséquentes – qui en soi passent le test de servir la compétitivité économique ou qui résiste en soi à une analyse en termes de rapport qualité/prix »25. La rationalité néolibérale n’a pas causé mais a simplement accéléré le démantèlement de la démocratie libérale dans la période de l’Après-11 septembre. Quand les Etats-Unis mènent la guerre contre la terreur afin de défendre « notre style de vie », Brown avance que ce style de vie est de moins en moins compris dans le sens de la démocratie libérale classique et de plus en plus compris comme l’aptitude des « sujets entrepreneuriaux et de l’Etat à planifier rationnellement la fin et les moyens. En d’autres termes, ce que nous attendons de plus en plus du gouvernement est simplement qu’il sécurise la ‹ rationalité › du marché domestique et étranger »26. La démocratie, selon Brown, ne correspond plus à un ensemble d’institutions politiques indépendantes et de pratiques civiques englobant l’égalité, la liberté, l’autonomie et le principe de souveraineté populaire. Elle indique plutôt un Etat et des sujets organisés par les lois du marché. Ainsi le néolibéralisme, comme Brown le présente, « marie ouvertement l’Etat avec le capital et réassigne la démocratie comme un entrepreneurialisme ubiquitaire »27. Pourrait-il vraiment s’agir de ce qu’entendait l’ami de Snot Bogie, durant le début glacial du premier épisode de la saison 1, lorsqu’il avait dit : « c’est l’Amérique, mec ! » ? Si tel est le cas, The Wire a été presciente. L’Amérique des opportunités égales a été réduite à l’opportunité de voler. Aussi tôt que 2002, elle a su voir la vacuité du rêve américain, spécialement pour les Noirs destitués de leur droit de vote.

Brown décrit ensuite le combat de la gauche, à s’accrocher aux principes de la démocratie libérale face à leur érosion due au néolibéralisme, comme un exercice désespéré dû à la dépendance mélancolique d’un « objet perdu ». Cette dépendance ne fait que préserver ou réparer l’objet perdu – opportunités égales, travail garanti, sécurité sociale – comme s’il était la solution. Cette dépendance sur-idéalise – fétichise dans les faits – les institutions démocratiques imparfaites et leurs valeurs. C’est cela que les policiers blancs et que les dockers pleurent durant leurs longues veillées et leurs chansons de bistrot. Leur « à l’époque » est le rêve américain qui ne s’est jamais réalisé pour de nombreuses minorités et femmes, malgré le fait que l’idéologie survive grâce à peu. Brown soutient qu’au lieu de pleurer la perte de la démocratie libérale, il faudrait opter pour une vision alternative du bien « qui rejette l’homo economicus en tant qu’individu humain normal et qui rejette les corollaires de cette norme, à savoir ses formations économiques, sa société et son amoralité »28. Cette vision alternative ne reposerait pas sur la maximisation de la richesse et des droits mais sur une « distribution modeste et égalitaire des richesses et sur l’accès aux institutions » ainsi qu’à « l’épanouissement humain ».

Ceci est à mon sens ce que représentent les deux héros les plus largués et déconnectés de The Wire. Contrairement à leurs alter ego blancs ancrés au sein d’institutions, ils n’ont aucune nostalgie pour « l’époque ». L’un est un chiffonnier qui deviendra un petit entrepreneur et l’autre est un voleur de voleurs. Ni Bubbles ni Omar n’ont d’illusion démocrate-libérale, mais ils ne sont pas, comme Stringer Bell, motivés par la rationalité pure de l’homo economicus. Chacun possède sa vision de la justice qui a cours contre l’idéologie néolibérale des mondes qu’ils habitent, mais ils ne dépendent d’aucun préjudice racial, ni de toute autre forme de préjudice afin de se définir. Ils ont accès aux institutions, mais sans y être représentés, et sans en bénéficier. A ce point, ils sont plus libres que quiconque dans la série. Ces marginaux travaillant au milieu forgent ce que Brown appelle une « vision de gauche de la justice ». Ils ont beau être les produits de la rationalité néolibérale qui les a placés hors de toute strate de pouvoir existante, c’est cette place à l’extérieur, également entre-deux, qui leur donne la possibilité de s’inventer. Le fait qu’il s’agisse de héros noirs au sein d’un imaginaire spatial à dominante noire est ce qu’il leur procure une autorité morale, mais pas, pour une fois, parce que nous les appréhendons comme des victimes raciales ; plutôt parce qu’ils ont la volonté de défier les institutions du pouvoir en place et qu’ils en jouent.

The Wire est certainement un mélodrame racial ; la race compte dans la vie de chaque personnage et dans les opportunités qui s’offrent à eux. La série n’ignore pas les avantages et désavantages basés sur la race. C’est par exemple un avantage pour le lieutenant (puis major) Cedric Daniels d’être noir, éduqué et d’avoir belle allure dans une ville à population majoritairement noire. Daniels peut finalement dépasser ses alter ego blancs tels que le Major Valchek ou l’évasif Major Rawls, tous deux blancs. Au sein de la hiérarchie du gouvernement municipal et de la police, c’est également un désavantage d’être blanc. Tommy Carcetti ne se plaint pas de ce désavantage, bien qu’il le relève comme étant un obstacle à surmonter. Il est également important de noter, contrairement à Lipsitz, que la série n’essaie pas d’instiller une quelconque sympathie raciale pour lui. Jimmy McNulty est également blanc, mais à la différence de Carcetti et de Daniels, il n’est pas éduqué (d’où son besoin permanent de prouver à quel point il est intelligent). La race n’est pas son problème, mais la classe l’est : il est par exemple facilement humilié lorsqu’il apprend que la consultante politique Teresa d’Agostino est lassée de son esprit, mais pas de son corps. La classe compte, et la seule prolifération des personnages lui permet de compter presque autant que la race.

C’est par exemple un désavantage pour les enfants des quartiers d’être nés dans un quartier 100 % noir où la drogue est la majeure source de revenus, et d’où la sortie n’est pas évidente. Mais au sein des rangs de ces garçons, la classe fait une grande différence. Namond Brice, qui est né dans une famille relativement aisée de dealers, est beaucoup plus avantagé que Dukie Weems, dont la mère est toxicomane. Namond, comme nous l’avons vu, se portera bien une fois écarté du milieu de la drogue, tandis que Dukie y succombera.

La race compte dans The Wire, mais la série ne dresse pas un avantage racial contre un autre à la manière de la Loi du Talion qu’on trouve dans le mélodrame de Noirs et Blancs. Nous pourrions relever que dans le duo « flic blanc, flic noir » formé par Herc et Carver, c’est le policier noir qui apprend à devenir un « bon flic » et c’est le blanc qui va du « coté obscur » et qui travaillera pour Maurice Levy, l’avocat corrompu de la bande de Juifs. Mais nous réalisons aussi que ce pourrait être l’inverse. En effet, si la saison 5 a été critiquée pour être trop mélodramatique, ce n’est pas parce qu’elle l’est, puisque le mélodrame est omniprésent dans la série, mais parce qu’elle nous rappelle de façon trop évidente le schéma du mélodrame des Noirs et Blancs, dans sa dépendance à la partie de son histoire traitant de la salle de rédaction et basée sur un scénario cliché de « Tom », de bons reporters (victimisés) de Couleur (Gus, Alma, Fletcher) et de méchants Blancs (le noble James Whiting Jr. et Thomas Klebanow)29.

Au final, The Wire ne craint pas de montrer la façon dont le désir interracial peut jouer un rôle dans les choix amoureux et professionnels, à l’œuvre dans l’idylle entre Rhonda Pearlman et Cedric Daniels. Pearlman désire clairement Daniels, non seulement en tant que personne mais également en tant que grand et bel homme noir qui « s’habille bien ». Au final, Daniels se détend et s’amuse en sa compagnie, sexuellement et socialement. La race tient un rôle déterminant dans leurs deux ambitions respectives, mais pas d’une manière qui nous inviterait à les en blâmer. S’il s’agissait d’un mélodrame opposant les blessures noires aux blanches, un tel désir serait très certainement blâmable chez l’un ou l’autre partenaire. Mais c’est ainsi, faisant partie de la vraie vie et du mélange de races de Baltimore. Pas étonnant que le président Obama ait élevé la série au pinacle et placé Omar en première position.

*Ce passage est extrait du chapitre 6 « Feeling Race. The Wire and the American Melodrama of Black and White » tiré de l’ouvrage On The Wire de Linda Williams (Durham et Londres, Duke University, 2014), pp. 187-209.

1 Personnage-type attribué aux Noirs qui possède des pouvoirs surnaturels, lui permettant ainsi d’aider un personnage blanc [ndtr].

2 George Lipsitz, How Racism Takes Place, Philadelphie, Temple University Press, p. 119 [ndtr : cette citation est les suivantes sont notre traduction].

3 Relativement au personnage principal de La Case de l’Oncle Tom (Harriet Beecher Stowe, 1852), figure désormais caricaturale de l’esclave (souvent noir) soumis à l’autorité (très souvent blanche) [ndtr].

4 Id., p. 119.

5 Voir à ce titre le blog Stuff White People Like (The Wire est placé 85e sur sa liste ; stuffwhitepeoplelike.com/2008/03/09/85-the-wire/), qui envisage les Blancs comme s’ils étaient la minorité que les Noirs étudient. Cette inversion de l’imaginaire racial dominant est selon moi ce que The Wire parvient à réaliser avec succès, conférant ainsi à la série une plus grande résistance à ce jeu que pour bien d’autres exemples.

6 Jennifer Fuller, « Branding Blackness on US Cable Television », Media, Culture & Society, vol. 32, no 2, 2010, p. 291. Voir également Paul Farhi, « A Television Trend : Audiences in Black and White », Washington Post, 29 novembre 1994.

7 Jason Mittell, « The Wire in the Context of American Television », dans Liam Kennedy et Stephen Shapiro (éd.), The Wire : Race, Class and Genre, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2012, p. 17.

8 HBO, 1997-2003.

9 Ray Richmond, « Black Fare Makes $ense for HBO », Variety, vol. 366, no 4, 24 février 1997, p. 213.

10 George Lipsitz, op. cit., p. 120.

11 HBO ne publie pas les statistiques démographiques sur son audience, même si ceci est en effet connu. Pourtant, les chiffres de la télévision payante indiquent que ses spectateurs sont concentrés dans la tranche de revenus annuels variant entre 35 000 et 100 000 USD et que seulement 22 % de spectateurs noirs y sont abonnés, comparés aux 65 % d’abonnés blancs. Ce qu’il est possible d’en déduire, c’est que l’audience est majoritairement blanche et de classe moyenne. A ce sujet, voir « Pay TV Industry Demographic Profile », Valassis, www.valassis.com/by-industry/telecom-pay-tv/consumer-demographics.aspx ?r =i. Néanmoins, sa représentation relative sur le « câble basique » BET, plus abordable financièrement, suggère un attrait important de la part d’audiences plus exclusivement noires. De plus, l’impopularité de la deuxième saison auprès de ce public – qui a d’ailleurs vu ces épisodes écourtés pour arriver à 60 minutes publicité comprise comparé aux 90 minutes avec pub de toutes les autres saisons – confirme sa popularité en tant qu’émission « noire ». Ces coupes opérées dans la deuxième saison ont fait que de grandes parties racontant la querelle entre le major de police Valchek et le syndicaliste Frank Sobotka ont été supprimées, au point de rendre de nombreux segments de l’histoire incompréhensibles.

12 Alafair S. Burke cite un détective dans « I Got the Shotgun : Reflections on The Wire, Prosecutors and Omar Little » (Ohio State Journal of Criminal Law, vol. 8, 2011) qui remarque que les cas passent du « ‹ rouge au noir › (signifiant d’en cours à terminé, suivant la couleur de l’encre utilisée pour inscrire un cas sur le tableau blanc) ‹ grâce au vert › (signifiant des heures supplémentaires payées aux agents). Les départements de police extraient également de l’argent au trafic de drogue en confisquant des biens, évitant fréquemment des mandats locaux qui interdisent l’utilisation de ces biens pour des raisons extérieures à la police, en faisant passer ces cas à des avocats fédéraux grâce à des procédures ‹ d’adoption › » (p. 451).

13 Voir Paul Allen Anderson, « The Game is the Game : Tautology and Allegory in The Wire », Criticism vol. 52, no 3-4, été-automne 2010, pp. 373-398.

14 Anderson emploie ici la notion de Roland Barthes, auquel il mêle Theodor Adorno, avançant qu’une telle tautologie ne fait que donner l’impression d’une nécessité factuelle, parce que c’est la façon dont les choses sont. Pourtant, le caractère impersonnel de l’énoncé ne fait que masquer l’exercice du pouvoir d’un supérieur », id., p. 387.

15 Eric Beck, « Respecting the Middle. The Wire’s Omar Little as Neoliberal Subjectivity », Rhizomes, vol. 19, été 2009 (revue en ligne seulement – article disponible ici : www.rhizomes.net/issue19/beck.html).

16 Lipsitz avancerait que les crimes véritables ne peuvent pas être formulés. De notre point de vue, les crimes véritables ne sont pas ceux que Lipsitz identifie comme étant des tabous raciaux. Ce sont les crimes commis par la démocratie libérale « à l’époque », lorsqu’elle a échoué à être à la hauteur du rêve américain.

17 Bien qu’on admire les prises de distance D’Angelo Barksdale avec le milieu et sa réticence à participer aux violences physiques et aux meurtres, il est lui-même assassiné en prison lors de la deuxième saison. Même si nous éprouvons de la sympathie pour la tentative de Stringer Bell de mener le trafic de drogue avec moins de violence, nous constatons son échec flagrant lorsqu’il tue d’abord Wallace, puis d’Angelo et qu’ensuite, alors qu’il tente de tuer Omar, il n’atteint que le chapeau de sa grand-mère.

18 Eric Beck, op. cit.

19 Id.

20 Nous découvrons dans l’épisode suivant qu’il a réussi à s’échapper via les caves d’un immeuble avec une jambe cassée qui le fait souffrir. D’habitude impassible, Mario s’exclame à la vue de la distance qu’Omar a sautée : « ça c’est du putain de Spiderman ».

21 Harvey Cormier, « Bringing Omar Back to Life », The Journal of Speculative Philosophy, nouvelle série, vol. 22, no 3, 2008, p. 212.

22 Ceci signifie que Herc, le plus bête des policiers blancs, tente d’imiter le héros macho de blaxploitation Shaft durant la course-poursuite après les enfants du quartier dans l’épisode 1 de la saison 3 « Time After Time » discuté dans le chapitre 2 en insérant le disque du « Thème de Shaft » d’Isaac Hayes et la jouant cool pendant la chasse en voiture.

23 Observant Proposition Joe au bout du revolver qu’il lui pointe, Omar lui ordonne de « résister à son inclination naturelle à faire n’importe quoi de tordu dans cette même pièce [le cambriolage de la réserve de Mario]. Tu me sens ? » (saison 4, épisode 11, « A New Day »). A une autre occasion, il explique plus prosaïquement à son amant Reynaldo que la vie de voleur à la tire est devenue trop facile : « Ce n’est pas ce que tu prends, c’est à qui tu le prends, tu me sens ? » (saison 4, épisode 3, « Home Rooms »).

24 Wendy Brown, chapitre « Neoliberalism and the End of Liberal Democracy », dans Critical Essays on Knowledge and Politics, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 46.

25 Id., p. 46.

26 Id., pp. 47-48.

27 Id., p. 50.

28 Id., p. 59.

29 Il apparaît que seuls les politiciens, blancs ou noirs, sont vraiment mauvais. Suivant Norman Wilson, le député noir responsable de campagne de Tommy Carcetti, nous avions initialement pu garder un peu d’espoir pour le Blanc Carcetti. A la fin pourtant nous sommes d’accord avec le jugement sommaire de Norman, s’exprimant sur l’espèce politicienne dans son ensemble : « Tôt ou tard, ils déçoivent tous » (saison 4, épisode 13, « Final Grades »).