Technologies numériques et fantasmes panoptiques dans les séries télévisées contemporaines
Définie depuis ses origines comme un dispositif de transmission à distance d’images et de sons offrant un accès illimité au monde visible, la télévision a régulièrement été associée aux paradigmes de l’immédiateté et de l’ubiquité1. Certains programmes d’actualités, de reportages ou de divertissement ont su exploiter ces caractéristiques de manière à donner aux spectateurs l’illusion d’être en prise directe avec une réalité extérieure atteignable en tous points de la planète. D’autres, encore, ont tiré profit des fonctions de télésurveillance d’un médium capable de fournir des informations en temps réel dans un but de contrôle social, à l’exemple de la télé-réalité, une forme culturelle de surveillance « ludique » qui articule le médium télévisuel au panoptisme disciplinaire – actualisant des fantasmes d’omniperception propres au panoramisme foucaldien2. De tout temps, l’inscription de la télévision dans le paradigme de la communication à distance a favorisé des pratiques, des discours et des représentations qui annexent le médium à l’idée de panoptisme. Autour du dispositif se greffent donc régulièrement des images et des imaginaires symptomatiques des fantasmes qui traversent l’histoire des médias audiovisuels : ubiquité, immédiateté, omnivoyance, omniscience, etc., lesquels sont au fondement de son épistémè.
C’est notamment en tant que média du « direct » que la télévision fonctionne comme le lieu de projection d’une série de fantasmes relatifs à la possibilité d’une maîtrise étendue du voir et du savoir. Rappelons que la télévision est, dès les premières spéculations littéraires à la fin du xixe siècle, pensée sur les modèles du téléphone et de la radiophonie, en tant que machine permettant d’accéder aux événements du monde sur le champ et sans entraves3. Les discours qui entourent les premières séances de télévision collective, par exemple, insistent sur le caractère à la fois simultané et immédiat de l’expérience perceptive, la télévision ayant l’avantage sur le téléphone de combiner images et sons4. Bien avant son intégration dans les foyers, le médium est ainsi perçu comme un dispositif du direct, et ce malgré le caractère enregistré de la majorité de ses programmes. Se cristallise autour de la télévision ce que François Albera et Maria Tortajada nomment « l’imaginaire de l’immédiateté » qui fait « le plus souvent l’économie de médiations bien réelles : humaines ou techniques »5 – un imaginaire qui s’est déplacé aujourd’hui du côté d’internet et des cultures numériques. Peu importe que « la plus grande part des données qu’il transmet procède d’enregistrements effectués au préalable ou repris d’autres médias (cinéma, magnétophone) » ; peu importe que le « direct » et la simultanéité concernent « le plus souvent le moment de la réception que celui de la distribution-diffusion » ; peu importe que l’on diffuse « en direct des informations différées »6 : la télévision continue à travers son histoire d’être interprétée et reçue comme un dispositif du temps immédiat.
La télévision numérique modifie assez peu cet imaginaire du temps réel, bien que, indique William Uricchio7, ses nombreuses fonctionnalités (enregistrement, ralenti/accéléré, pause, zapping, revisionnement, vidéo à la demande, interactivité, etc.), la multiplication des chaînes accessibles par câble et satellite, la migration des programmes télévisuels vers des plateformes internet, contribuent à transformer notre rapport à un média qui s’émancipe toujours plus de son référent traditionnel (le monde réel) pour donner la possibilité au consommateur de naviguer librement à travers le passé et le présent, le temps et l’espace. L’idéologie de la transmission en direct persiste notamment à travers la prolifération d’interfaces qui fournissent des informations en temps réel, ainsi que les émissions de télé-réalité et les pratiques culturelles de la webcam (accusées par les téléphobes d’entretenir un voyeurisme malsain)8.
Sans vouloir ici aborder les problèmes complexes qu’entraîne l’idée du direct et du panoptisme comme traits définitoires de la télévision (laquelle est une entité instable et en transformation constante), nous souhaitons observer comment certaines séries télévisées contemporaines mettent en scène la technologie numérique à travers l’emploi que font les personnages de « télé-dispositifs »9. L’inclusion dans la diégèse de caméras de surveillance, ordinateurs multi-écrans, tablettes numériques, téléphones portables, etc. construit un discours qui ne fait pas seulement part de l’omniprésence de ces outils dans notre quotidien, mais renvoie plus largement aux phénomènes de « subjectivation numérique »10 qui « induisent clairement de nouvelles formes de contrôles, de conditionnements, d’influences et de manipulations »11. Les fictions plurielles prises ici en considération (Revenge12, House of Cards13, Homeland14, Utopia15)16 attestent de la conscience – désormais aiguë – des consommateurs d’être simultanément objets et sujets d’une culture panscopophilique17 qui pousse autant à l’exhibitionnisme, au voyeurisme, à la délation qu’à l’espionnage – avec comme corollaire nécessaire : la paranoïa. L’avènement de la télé-réalité au début des années 2000 et le développement d’internet ont participé sans aucun doute à construire un mode d’appréhension de la réalité façonné par des fantasmes d’accessibilité absolue au monde dans ses coordonnées tant spatiales (fantasmes ubiquitaires) que temporelles (fantasmes d’immédiateté et de synchronisme).
Or, le modèle foucaldien ne suffit plus, selon nous, à expliquer l’emprise de la pulsion panoptique qui anime nos sociétés néolibérales car ces dispositifs numériques sont reliés à des :
« Appareils de computation surpuissants [qui] peuvent aujourd’hui identifier, sélectionner, classer et recombiner des données numérisées de façon à cartographier et à recomposer en temps réel une résultante de l’ensemble de nos interactions sociales. Les deux dernières décennies ont vu la computation numérique devenir ubiquitaire du fait de la miniaturisation et de la nature portable de nos appareils de computation (les PC, puis surtout les smartphones connectés aux réseaux de téléphonie sans fil). Qu’il s’agisse de ‹ prendre ›, de traiter ou de réinjecter des données dans nos systèmes d’information, la computation est désormais partout, infiltrant nos façons de communiquer, d’interagir, de penser, de désirer. »18
Elle est en effet partout, y compris au cœur des séries télévisées qui témoignent d’une « certaine convergence entre l’infrastructure matérielle des machines communicantes et la superstructure des subjectivations (des individuations indissociablement personnelles et collectives) réalisées au sein de ces machines »19. Cette imbrication entre technologies numériques et subjectivités n’est pas seulement sensible par la forte propension de la télévision à la réflexivité, laquelle existe depuis le début de son histoire20 ; elle s’observe surtout dans les cas où les fictions qu’elle propose miment le fonctionnement des médias numériques devenus aujourd’hui bien plus que des prothèses du corps et du psychisme humains. Les séries télévisées, en particulier, attestent de cette fusion croissante entre computation et subjectivité dont parle Yves Citton, ainsi que de l’idéologie panoptique et ubiquitaire qui sous-tend une culture cybernétique vouée à conserver les traces de chaque geste et interaction à des fins commerciales, sécuritaires, policières, etc. Bien que la télévision n’ait pas l’apanage de la représentation de dispositifs numériques qui confèrent aux personnages, et par extension aux spectateurs, le privilège d’une perception omnisciente et ubiquitaire, force est de constater qu’elle se montre particulièrement inventive lorsqu’il s’agit de rendre compte des « dynamiques par lesquelles les médias numériques parviennent à nous agir de l’intérieur »21, notamment en s’intégrant de manière singulière à la diégèse – comme dans la série télévisée Occupied22 qui superpose régulièrement à l’image des pictogrammes de téléphones portables, des pages internet, des messages MMS, des écrans GPS, des messages mail, etc. (fig. 1-6). Si ce type de représentations met en abyme les médias numériques désormais synchronisés les uns aux autres, et avère la prégnance de modes de communication résorbés par l’encodage digital, il reconnaît également (volontairement ou non) l’omniprésence de systèmes qui, grâce aux traces laissées par nos interactions dans les big data, supervisent et contrôlent nos comportements, voire les anticipent, comme l’illustrent les plateformes Netflix ou Amazon. La mise en scène d’outils numériques dans les séries télévisées donne l’opportunité d’examiner par quel biais la fiction sérielle aborde le phénomène plus large de computation à des fins de surveillance – le panoptisme constituant un vecteur d’analyse parmi tant d’autres.
Attendu que les séries contemporaines articulent de manière diversifiée fantasmes panoptiques et machines numériques, il nous semble nécessaire d’opérer quelques distinctions. Non seulement les dispositifs panoptiques contribuent à fragmenter des espaces-temps diégétiques tour à tour juxtaposés, synchronisés, répétés, mais encore leurs fonctions varient en ce qu’ils autorisent tantôt la communication instantanée, tantôt la surveillance active ou encore la consultation d’images et de sons dans un but d’enquête. La diversité des effets et des pratiques relatives aux technologies panoptiques invite à établir une distinction entre 1. fantasmes ubiquitaires générés par la multiplication des points de vue, des espaces et des temporalités, et entraînant chez le spectateur une impression de simultanéité et de complétude cognitive ; 2. fantasmes de surveillance attachés à l’emploi de certains appareils d’espionnage ou d’agression militaire qui assurent « le fonctionnement automatique du pouvoir »23 ; 3. fantasmes d’omniscience sous-tendus pas une volonté de maîtrise de l’information et du savoir qui circulent entre les personnages, et qui se combinent aisément avec un désir d’ubiquité. Le plus souvent, ces fantasmes s’associent au sein d’une même occurrence, la visée panoptique étant régulièrement inséparable d’une volonté de connaissance augmentée du monde environnant. C’est pourquoi la typologie proposée est en grande partie artificielle, servant uniquement à relier les exemples choisis à un axe dominant.
Une question principale guidera l’analyse : quels sont les effets et implications de la représentation de ces outils numériques de vision et d’audition en termes de réception des séries télévisées ? Comment notre « relation sensible » à celles-ci – pour reprendre l’expression de Stéphane Benassi développée dans ce numéro24 – est-elle infléchie par des images qui donnent l’illusion au spectateur d’une maîtrise de l’espace-temps représenté ? Quelles sont les incidences « sémio-pragmatiques » de cette primauté de la perception totalitaire cultivée par la télévision jusque dans les fictions qu’elle crée et diffuse ? Sur cette base, on développera quelques hypothèses concernant les enjeux narratifs, esthétiques et sociaux d’images et de sons qui produisent au sein de la diégèse des effets d’immédiateté et de panoptisme, de sorte à se demander dans quelle mesure ils introduisent (ou non) un nouveau régime perceptif. Plus largement, on cherchera à rendre à nouveau visible la machine qui tend à se dissimuler derrière la représentation, et à articuler ces motifs diégétiques à la logique sérielle.
Les fantasmes ubiquitaires
La numérisation croissante, depuis deux décennies, de nos interactions sociales et la facilité avec laquelle les computations digitales nous permettent de naviguer à travers l’espace et le temps semblent avoir contaminé les séries télévisées qui ne font plus seulement appel au procédé classique du split screen25 pour juxtaposer des réalités disjointes, mais qui transfèrent aux personnages (et par ricochet aux spectateurs) des « pouvoirs » ubiquitaires grâce à la mise en scène de pratiques médiatisées par la technologie. C’est particulièrement tangible dans la série Revenge26 qui peut être définie comme une sorte de soap opera postmoderne27 dans lequel les protagonistes utilisent massivement les outils numériques.
Elle raconte le parcours d’une jeune femme, Amanda Clarke qui se fait appeler Emily Thorne – du nom d’une amie rencontrée à l’adolescence et avec laquelle elle va échanger son identité – et qui se venge des personnes impliquées dans les événements ayant mené à la chute puis disparition de son père, David Clarke, faussement accusé de terrorisme. Elle va en particulier s’attaquer à la puissante famille des Grayson qui règne dans la région des Hamptons, un lieu où elle a vécu pendant son enfance avec son père, et dans lequel elle revient à l’âge adulte sans que personne ne la reconnaisse, y compris Jack Porter dont elle était très proche et avec lequel elle va renouer. Dans ses efforts pour venger la mort de son père, Emily Thorne / Amanda Clarke est aidée par un autre personnage masculin, Nolan Ross, l’ancien protégé de David Clarke qui est devenu millionnaire grâce à son génie informatique et son esprit d’entreprise (fig. 7). La multinationale de Nolan, NolCorp, lui assure justement une mainmise quasi totale sur son entourage proche ou lointain. Interconnecté en permanence avec ses employés ou ses relations disséminés aux quatre coins de la planète, il peut par exemple empêcher Jack Porter de retrouver Amanda Clarke (la vraie Emily Thorne) afin de protéger le secret d’Emily Thorne (la vraie Amanda Clarke). Il suffit à Nolan Ross d’un message chat de la réceptionniste d’un hôtel canadien qui l’informe qu’un certain Jack Porter cherche Amanda Clarke pour parvenir à ses fins (saison 1, épisode 18). La manœuvre de distraction est d’ailleurs facilitée par la diffusion, au même moment, sur l’écran télévisé du hall de l’hôtel, d’informations concernant les Grayson (fig. 8). Or, il est intéressant de relever que même à des kilomètres de chez lui, Jack Porter reste relié à son environnement coutumier, bien qu’il incarne dans cette série le personnage le moins enclin à utiliser la technologie, tournant toujours le dos aux postes de télévision allumés dans les pièces qu’il occupe (fig. 9) : simple, proche de la nature et indifférent aux mondanités, il communique avec des moyens très simples (soit par téléphone, soit en se déplaçant d’un lieu à l’autre pour rencontrer les personnes).
Si chez Porter cette ubiquité est fortuite, momentanée et indépendante de sa volonté, chez Nolan Ross elle est cultivée à travers un très vaste réseau de contacts dont l’efficience est garantie par sa célébrité et sa puissance économique : toujours muni d’un appareil numérique (téléphone, tablette, ordinateur, oreillettes, etc.), il est connecté en permanence au monde grâce aux systèmes de communication les plus perfectionnés (fig. 10). Sa technophilie semble aller de pair avec son raffinement comme le montrent sa sophistication vestimentaire ou sa maison chic aux lignes design et aux couleurs épurées, lesquelles dénotent non seulement son rang social mais également sa proximité avec l’univers ultra-contemporain des médias digitaux. Sur ce plan, il est invariablement opposé à Jack Porter dont le mode de vie ordinaire le conduit à incarner des valeurs traditionnelles de force et de naturel. S’ils sont unis par leur amitié pour Emily/Amanda, ils sont amenés à performer deux modèles de masculinité (l’une queer, l’autre hétérosexuelle) déterminés par leurs rapports plus ou moins étroits à la technologie et à la postmodernité, fournissant aux spectateurs des foyers d’identification distincts et complémentaires (fig. 11).
Dans Revenge, rares sont les épisodes dépourvus d’écrans numériques en tout genre, cette prolifération de motifs, répétés et insistants, ne s’expliquant pas uniquement par le thème de la vengeance qui exige de la part d’Emily Thorne / Amanda Clarke d’échafauder des tactiques pour prouver l’innocence de son père. On observe d’abord que les écrans numériques intradiégétiques produisent souvent des effets de mise en abyme formelle (avec surcadrages à la clé) ou viennent à se confondre avec l’entièreté du champ, entraînant une « isomorphie d’espaces »28, selon les termes d’Alain Boillat. Cette fusion et confusion des écrans renvoie aux propriétés éminemment labiles et plurielles du médium qu’est devenue la télévision, et dont les programmes peuvent être consommés sur tout type du support, indépendamment de la logique de diffusion classique. Aussi, l’univers saturé d’écrans numériques permet d’exhiber la volatilité du dispositif télévisuel au sein de fictions plurielles où foisonnent les personnages et les arcs narratifs, et, plus largement, permet de mimer le fonctionnement des systèmes informatiques qui réduisent le monde réel à des traces encodées numériquement, comme on espère le montrer dans les pages qui suivent.
Le pilote de la série britannique Utopia contient une séquence particulièrement éloquente à cet égard : plusieurs personnages, ayant comme point commun leur passion pour une bande dessinée intitulée Utopia, partie 1, entrent en contact via un forum de discussion. En possession de la seconde partie de cette œuvre mystérieuse, Bejan souhaite donner rendez-vous aux premiers internautes qui répondront à son message. C’est alors que Wilson, Grant, Becky et Ian réagissent à l’appel, leurs messages respectifs apparaissant en incrustation sur des images révélant tantôt Bejan, tantôt Ian, tantôt Becky (on ne voit jamais Wilson et on découvre Grant à la fin de la conversation). Balayant l’image de sorte à s’harmoniser à l’éclairage, aux couleurs du décor, aux mouvements de caméra rotatifs et à la composition du plan (épousant une ligne géométrique dessinée par un élément du profilmique), les mentions scripturales reflètent le rythme en temps réel de la conversation. Chaque plan se transforme alors en écran au sein duquel fusionne le monde de la série et le système d’échanges de messages, lesquels apparaissent puis disparaissent au gré de leur envoi et de leur lecture.
Basé sur le principe du forum qui s’émancipe du média-source pour venir coloniser l’espace physique occupé par les internautes, ce choix esthétique avère la disparition des limites matérielles de l’outil numérique au profit de sa fonction virtuelle et interactive, même si des traces de la médiation persistent à travers la typographie des messages. Les concepteurs de la série rendent ainsi compte du caractère évanescent des données instantanées et éphémères, car ce qui prévaut, c’est l’immédiateté de la communication qui crée chez le spectateur une impression d’ubiquité permise par la virtualisation de l’écran premier. La redondance des technologies par superposition ou imbrication est alors symptomatique de la multiplicité des fonctions assignées à ces outils et renforce l’effacement des frontières ontologiques qui les séparent. Renversant le credo de Marshall Mac Luhan selon lequel le médium prime sur le message, ce type de représentations avère une convergence médiatique (pour paraphraser Henry Jenkins29) où prime la mobilité du message qui se propage à travers différents supports.
Une variante possible de ce phénomène s’actualise sous la forme d’une accélération des informations qui transitent à travers différents médias, cette rapidité de la diffusion des données créant chez le spectateur la sensation d’une condensation temporelle. Thématisant les rapports entre instances politiques et sphères médiatiques, la série House of Cards joue délibérément avec les frontières entre univers diégétique (centré sur l’accession de Frank Underwood au pouvoir suprême, la présidence des Etats-Unis) et actualités politiques. C’est tout particulièrement le cas dans l’épisode 3 de la saison 3 de House of Cards qui retrace la visite officielle à la Maison-Blanche du président russe, Viktor Petrov, un personnage fictionnel largement inspiré de Vladimir Poutine. Les démarcations entre fiction et réalité s’amenuisent davantage lorsque l’on reconnaît, parmi les invités à la réception donnée en son honneur, certains membres du groupe de punk-rock féministe contestant (dans le monde réel) les actions du gouvernement russe de Vladimir Poutine, à savoir Les Pussy Riots (dont Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina qui jouent ici leur propre rôle) (fig. 12). Lors du repas, les artistes se lèvent de table pour faire part au président russe fictif de leurs revendications et dénoncer sa politique répressive, provoquant du même coup un fort « effet de réel »30 au sens donné par Hervé Glevarec. Cet incident est alors immédiatement relayé par les médias, comme en atteste une série de plans sur des pages internet qui commentent l’événement (fig. 13-14). En contrechamp, on découvre un ancien collaborateur d’Underwood, Doug Stamper, qui consulte ces informations depuis chez lui et qui incarne le point de vue du spectateur exclu du cercle présidentiel (fig. 15). On revient très vite à la Maison Blanche où la fête bat son plein (fig. 16), l’articulation diachronique de ces séquences induisant l’idée d’une simultanéité entre les lignes narratives, à savoir celle de l’événement mondain, sa répercussion dans les médias et sa réception via les réseaux sociaux et les journaux en ligne.
La mise en chaîne de ces trois séquences – les revendications de la part du groupe opposant au régime, la diffusion par le Web d’images de l’incident commentées par la presse et la suite de la réception à la Maison-Blanche – contribue à produire l’effet d’une synchronie entre différents aspects de la vie politique ainsi que d’une immédiateté de leurs conséquences. Cela concerne plus spécifiquement la transposition médiatique (hyper réactive) de la rencontre américano-russe puisque sur l’écran de Doug Stamper on perçoit des photographies qui ont été captées peu avant dans le « temps réel » de la diégèse (fig. 17). Exprimant la colère des Pussy Riots devant la Maison Blanche, une photographie est reprise plus loin dans l’épisode, lorsque les deux présidents s’isolent dans les sous-sols pour débattre de questions délicates relatives au Moyen-Orient. Petrov reçoit alors un message multimédia (MMS) composé d’un commentaire en russe et d’une image de la manifestation (fig. 18). Alerté par une notification sonore, il montre spontanément le message à Underwood en précisant : « Admirez leur audace ». Ce MMS s’insère dans la partie droite et inférieure du champ, en légère surimpression sur la silhouette de Petrov qui se détache en ombres chinoises sur un arrière-fond éclairé. Le MMS prend la forme d’un cadre gris contenant le commentaire dans la bande inférieure et la photographie au centre (avec le nom de l’expéditeur et la date sur la partie supérieure, mais hors du cadre gris), faisant écho aux images vues plus tôt dans la séquence où Stamper parcourt des pages internet (fig. 19).
Tantôt recadrées ou prises à des moments légèrement différents, ces photographies des protestataires constituent en réalité une seule et même image de l’événement qui se répète à l’infini au gré des recontextualisations opérées par chaque média qui les diffuse. Leurs occurrences sous la forme d’inserts ou d’incrustations (entraînant un surcadrage interne) reflètent la viralité des phénomènes contemporains ainsi que la logique qui consiste à emboîter les images qui se perdent dans le magma virtuel de la circulation des informations. D’un point de vue de la réception de ces motifs, domine alors une impression d’accélération temporelle souvent jugée représentative de l’ère numérique qui aurait considérablement contribué à transformer notre rapport au temps et à l’espace31. Mais ce type de représentations alimente également chez le spectateur des fantasmes ubiquitaires procurant « le sentiment euphorique que le monde s’organise autour de lui, un monde dont il est en même temps séparé et protégé par la distance du regard »32.
Les fantasmes de surveillance
Indissociables des fantasmes ubiquitaires, les fantasmes de surveillance sont plus directement véhiculés par des scènes de techno-surveillance. Celles-ci sont légion dans la série Revenge où Nolan Ross et Emily Thorne / Amanda Clarke emploient abondamment la surveillance audio, visuelle ou audiovisuelle afin d’obtenir des informations ou/et compromettre leurs ennemis (fig. 20-23). Plein de ressources, Nolan Ross imagine toutes sortes de stratagèmes et de dispositifs pour optimiser les résultats. Dans l’épisode 14 de la saison 2, il propose à Emily/Amanda et à Aiden Mathis une conversation Skype à trois qui présente la particularité d’être indétectable par les systèmes de surveillance conventionnels (fig. 24-25) : il s’agit de mener une conversation en se soustrayant à l’emprise du regard ou de l’écoute d’autrui qui pourrait s’exercer à leur insu. Au début de la connexion, Nolan salue ses amis en leur souhaitant la « bienvenue dans ma salle de conférence mobile ultra privée et introuvable », signifiant par ce biais la prouesse technologique qui consiste à devenir indétectable vis-à-vis des infrastructures panoptiques.
Leurs précautions pour dissimuler toute trace de leur présence ou interaction sont proportionnelles aux énergies déployées pour cartographier le territoire occupé par leurs pires ennemis, Victoria et Conrad Grayson. Une séquence d’infiltration de Aiden dans la maison des Grayson donne l’occasion au spectateur de découvrir le dispositif de caméras surveillance sécurisant les lieux, ces images étant également accessibles à Emily/Amanda qui s’en sert afin de connaître les faits et gestes de ses adversaires (fig. 26). Dans l’épisode 7 de la saison 2, elle va, depuis son ordinateur portable, « visiter » chaque pièce de la demeure et guider Aiden en lui indiquant l’itinéraire adéquat. Après avoir insisté auprès d’Emily/Amanda pour qu’elle éteigne toutes les caméras de surveillance, celui-ci profite (alors qu’il monte l’escalier du hall central) pour lui lancer un regard caméra afin qu’elle s’exécute (fig. 27). Ce bref champ/contrechamp met en exergue la reconnaissance des avantages et des risques d’un tel dispositif panoptique, lequel appelle une vigilance de chaque instant, à la fois pour ne rien manquer d’important et pour éviter de se trahir. Il indique aussi la réversibilité possible de ces dispositifs de surveillance qui peuvent être manipulés à des fins de contre-surveillance, de sorte à suspendre un instant les effets aliénants « des logiciels opaques contrôlant nos comportements et nos désirs »33.
Dans l’épisode 5 de la saison 1, la caméra de surveillance dissimulée dans un bibelot en forme de dauphin (un animal associé à Nolan Ross et symbole notamment de communication) est démasquée par Lydia Davis (la maîtresse de Conrad Grayson et « meilleure amie » de Victoria Grayson) qui s’adresse à Nolan pour signifier qu’elle n’est pas dupe du subterfuge (fig. 28). Mais loin de mettre fin au processus de surveillance, Lydia laisse Nolan assister à la rencontre entre elle et Conrad Grayson. Or, si celle-ci est riche en enseignements concernant ce couple « clandestin », la suite du filmage (interrompue par plusieurs séquences suivant d’autres fils narratifs) offre un spectacle encore moins banal : celui de la tentative de meurtre sur Lydia par un homme inconnu – ces images étant utilisées plus tard dans la saison par Nolan et Emily pour prouver qu’il ne s’agit pas d’un suicide (contrairement à ce que tente de faire croire la machiavélique Victoria Grayson, bien contente de décrédibiliser sa rivale).
Dans Revenge, cette pluralité des fonctions attachées aux dispositifs de surveillance (et à leurs images) est exploitée à l’excès, au point de faire dépendre la narration presque entièrement de ceux-ci. Que ces écrans diégétiques recouvrent tout le champ de vision ou qu’ils s’inscrivent dans des cadres qui viennent mettre en abyme la technologie, ils induisent, par leur récurrence, une dilution des frontières spatio-temporelles, ainsi qu’une uniformisation des contenus, à l’instar du travail opéré par le flux télévisuel qui tend à tout égaliser34. Raymond Williams propose en effet la notion de flux télévisuel pour caractériser la logique fonctionnelle du médium qui consiste à donner une illusion de continuité à partir d’une série de séquences relativement disparates. La fluidification des unités discrètes (actualités, films, séries, talk-shows, sports, publicité, etc.) diffusées par la télévision est le résultat d’opérations destinées, d’une part, à dissimuler les segmentations spatiales et temporelles et, d’autre part, à renforcer l’illusion d’ubiquité et d’immédiateté chez les téléspectateurs35.
Revenge est en outre révélatrice d’un phénomène plus large qui caractérise une époque vouée aux opérations multitâches, érigeant la fragmentation et la simultanéité en principes organisateurs de la communication humaine et machinique. Considérant le fonctionnement de la télévision numérique comme symptomatique du travail de l’appareil psychique sommé de traiter très rapidement et sans discrimination un grand nombre d’informations hétérogènes, Lauren Kogen associe les séries télévisées à une culture du temps présent qui dominerait notre société36. Prenant l’exemple de la série Lost qui fait un usage abondant du flashback et du flashforward, elle pointe plusieurs éléments caractéristiques de la temporalité télévisuelle : la fragmentation/juxtaposition, la simultanéité et la répétition. Les séries contemporaines jouent en effet volontiers avec la multiplication des couches narratives qui s’imbriquent les unes aux autres de manière non linéaire au sein d’un « présent artificiel »37 que seul le flux continu d’images et de sons unifie. Partant, la réception des séries nécessiterait de mobiliser un mode de perception façonné en amont par internet qui, en fabriquant des contenus fragmentés, disparates et instantanés, induit un « temps atemporel »38, à savoir un présent continu et sans cesse périmé par de nouvelles données39.
Le pilote Revenge est de ce point fort instructif : le visionnement par Emily/Amanda d’images du procès de son père est entrecoupé par des flashbacks en focalisation interne révélant l’arrestation brutale de celui-ci par le FBI (fig. 29-30). Digne d’un choc traumatique, cette séparation va hanter la fiction à la manière d’une compulsion à la répétition, l’esthétique de ces fragments audiovisuels connotant leur nature subjective (fig. 31). Après avoir visionné le faux témoignage de Lydia Davis (fig. 32), Emily/Amanda fait défiler sur l’écran de son ordinateur portable une série de photographies qui attestent de la relation adultère de Conrad Grayson avec Lydia Davis – la succession de ces deux séries d’images traçant de manière symbolique l’itinéraire vengeur de l’héroïne (fig. 33-34). Typiques de l’esthétique paparazzi, ces photographies fonctionnent alors comme une sorte de réplique aux manœuvres destinées à éliminer David Clarke, Emily/Amanda se chargeant de faire payer tous ceux qui ont précipité sa déchéance sociale.
Ces photos volées présentent deux particularités qui méritent d’être relevées : d’une part, elles évoquent l’exhibitionnisme involontaire des amants qui se placent devant la fenêtre d’un hôtel en plein jour pour s’étreindre passionnément ; d’autre part, elles sont porteuses d’une conscience du regard d’autrui qui se manifeste à travers le « regard caméra » jeté par Conrad Grayson au moment de fermer le rideau et d’exclure toute forme de voyeurisme (fig. 35). Cette circulation de regards (entre instance médiatisée de contrôle, sujets de l’observation, point de vue du spectateur) construit le potentiel réflexif d’une représentation qui rappelle l’omniprésence d’un état de surveillance propre à notre société contemporaine. Comme le montre Michaela Wünsch à propos de la série Homeland40, les motifs relatifs à la télésurveillance présentent le double bénéfice de rassurer les spectateurs (qui pensent être protégés par un Etat tout-puissant) et de nourrir leur voyeurisme41, la télévision étant le médium par excellence d’une consommation d’images publiques reçues sur un mode privé. Les dispositifs de vidéosurveillance deviennent, dans cette optique, porteurs d’une réflexivité toute télévisuelle qui participe à clôturer le circuit des images et des sons sur lui-même.
Alain Boillat met également en évidence la dimension réflexive de la représentation des drones dont les images diégétiques :
« Affichent nécessairement, à des degrés variables […], l’origine technologique et la nature d’artefact de l’image (et plus généralement de la représentation audiovisuelle). Partant, c’est le voyeurisme du dispositif cinématographique [dans notre cas, télévisuel] qui se voit questionné dans son caractère intrusif à travers ce miroir qui lui est tendu par la représentation d’un motif qui subit un déplacement du champ de l’industrie du spectacle vers le domaine militaire (le drone est avant tout une caméra fixée sur un véhicule). L’impact de l’exhibition du dispositif fonctionne dès lors au bénéfice de l’immersion diégétique (et donc d’une forme d’accoutumance du public de cinéma à l’égard de tels moyens de surveillance et d’attaque), le cinéma feignant d’hériter du rapport d’immédiateté instauré entre l’objet perçu et le sujet percevant qui caractérise l’emploi de ces armes permettant de combattre à distance. »42
On peut extrapoler ces propos à la télévision et à l’inclusion dans la diégèse d’outils de surveillance. Car si la pléthore de scènes contenant des images volées termine par produire chez le spectateur un sentiment d’« ubiquité impérialiste »43, elle facilite également, comme le souligne Boillat, les processus d’habituation du public aux médias panoptiques. Quant au caractère guerrier et militaire des motifs analysés par ce même auteur, les expériences sur la télévision dans années 1930 entrent parfaitement en résonance avec ces fonctions. Au début de la Seconde Guerre mondiale, rappelle William Uricchio, le développement de la télévision en Allemagne est étroitement lié aux travaux sur le téléguidage des roquettes et torpilles grâce à des caméras miniatures qui assurent au pilote le contrôle de la cible44. Cette association entre sphère militaire (drones, vidéosurveillance) et industrie culturelle (cinéma et télévision numériques) est tout à fait patente dans la série Homeland où les images satellites sont emblématiques « du nouveau rapport à l’espace instauré par des machines informatiques capables de cartographier le monde en temps réel »45.
L’épisode intitulé « The Drone Queen » (saison 4, épisode 1) récapitule les fantasmes de surveillance, mais en introduisant dans la représentation un malaise puisque la cible – le village attaqué par un drone américain afin d’éliminer un chef terroriste, Haissam Haqqani – subitement s’incarne en la personne de Ayan, un adolescent ayant perdu toute sa famille lors de l’attaque. D’abord représenté sous une forme abstraite (Carrie Mathison, agente de la CIA et un collaborateur, en amorce à l’avant-plan, sont filmés de dos face un écran sur lequel se dessine une vague image d’explosion, fig. 36-37), cet assaut et ses conséquences au sol (jusque-là relativement intangibles) acquièrent un visage humain lorsque Carrie demande à un opérateur d’agrandir les prises de vues. Celles-ci révèlent l’ampleur insoupçonnée des dégâts, des centaines de civils ayant péri avec le leader lors d’une cérémonie de mariage. Le drone téléguidé cadre en particulier Ayan qui découvre les cadavres de ses proches, le point de vue de la représentation alternant entre focalisation zéro et focalisation (quasi) interne, cette dernière permettant d’épouser en partie le regard de Carrie sur ces images. Si l’incidence angulaire de la caméra (en plongée) tend à écraser les personnages et les lieux observés depuis la base américaine de la CIA à Kaboul, le rapport de pouvoir se rééquilibre au moment où Ayan dirige son regard vers le drone qu’il vient de repérer (fig. 38). Rétablissant une forme de champ/contrechamp que le drone intrinsèquement révoque, le perçu devient à son tour sujet percevant, adressant à la machine un regard accusateur accompagné d’un geste de colère. Déstabilisée, Carrie refuse que le drone accompagne le jeune homme dans ses mouvements et demande de filmer les victimes qu’elle pensait être moins nombreuses. L’écart entre les images satellites et l’impact au sol témoigne d’un processus d’abstraction et de « désindividualisation »46 entraîné par la captation numérique, renforcée d’ailleurs par l’absence de son. Grâce aux ressources du langage audiovisuel, le spectateur quant à lui peut se déplacer entre ces deux espaces, ayant accès à l’ensemble du cycle des opérations, depuis la mise en place en salle de commandement, jusqu’aux conséquences concrètes des frappes aériennes.
Alors que le procédé du montage alterné contribue à atténuer « la hiérarchie des personnages » de part et d’autre du dispositif de prise de vue, il joue également au bénéfice du spectateur situé en posture d’omnivoyance. Car si le motif du drone (et de toute technologie panoptique) rappelle que « nous sommes entrés de plain-pied dans une ère où l’usager de téléphonie mobile et l’internaute sont devenus de véritables cibles de la chasse aux données »47, par un mouvement inverse, la série nous offre une illusion de maîtrise propice aux fantasmes d’omniscience. S’opère en effet une sorte de passation de pouvoir du personnage vers le spectateur auquel s’adresse la représentation, ce dernier bénéficiant de certains avantages qui manquent au premier. Cette position d’extériorité du spectateur cumule en effet les atouts accordés par : l’identification aux personnages usant de médias numériques, la focalisation spectatorielle lorsque des séquences lui permettent d’en savoir plus que les personnages et le recul « réflexif » octroyé par la mise en abyme des médias numériques – les séries télévisées étant très souvent consommées sur des écrans d’ordinateurs portables48.
La série télévisée ménage alors un espace favorable à ce que Yves Citton nomme « un court-circuit »49 dont l’objectif consiste à contourner par la technologie l’hégémonie de la computation numérique et de la « numérisation ubiquitaire »50 qui vise à pister nos moindres faits et gestes. Même si ce processus de court-circuitage s’exerce aux confins de la fiction sérielle et de sa réception par un (télé)spectateur dont les choix et goûts en matière culturelle sont enregistrés automatiquement dans des bases de données, force est de constater que certaines séries procurent momentanément l’impression de contrecarrer la verticalité des relations entre l’humain et le « totalitarisme » numérique. Serait-ce une stratégie mise en place par l’industrie culturelle pour neutraliser les velléités de résistance des citoyens en leur accordant un sentiment éphémère de liberté, ainsi qu’une occasion factice de détourner le système à leur profit ? Ou alors ce type de représentation ne fait-il que masquer maladroitement l’impossibilité de renverser la prééminence de systèmes informatiques qui nous contrôlent avec notre propre complicité ?51 Dans tous les cas, on constate que les séries télévisées ne se contentent pas de faire l’apologie des technologies sécuritaires ; elles formulent également des discours alternatifs, notamment grâce à l’action de personnages qui choisissent de désamorcer la puissance du regard panoptique dont ils sont l’objet. Cette tension semble alors fonctionner au profit de la perception spectatorielle qui n’est pas enchaînée à une seule de ces options, mais peut renverser (même provisoirement) la hiérarchisation des rapports humain/machine instaurée par l’imaginaire panoptique52.
Les fantasmes d’omniscience
Cette récupération active des médias numériques par les usagers devenus depuis longtemps objets d’une surveillance généralisée est sensible au niveau de la manière dont certaines séries représentent la communication humaine, et plus spécifiquement l’échange de messages écrits (SMS) qui apparaissent par incrustation dans l’image. Dans la saison 1 de House of Cards, le personnage de Frank Underwood échange régulièrement des SMS avec une journaliste du Washington Herald, Zoé Barnes, en quête d’informations politiques de première main (fig. 39). Alors que Frank Underwood est en audio-conférence avec son équipe depuis une chambre d’hôtel (il a dû, dans l’épisode 3, quitter Washington pour se rendre à Gaffney, sa ville natale), sa femme Claire l’appelle sur son téléphone portable qu’il met sur haut-parleur et pose sur son torse après s’être allongé sur sa table de travail, filmé en plongée zénithale (fig. 40). Durant la conversation entre mari et femme, Underwood reçoit un SMS de Zoé qu’il commente immédiatement (« C’est intéressant, un texto de Zoé Barnes », dit-il à Claire). Ce message est visualisé dans un phylactère rectangulaire de couleur bleue avec la mention du nom de l’expéditrice et l’heure, avant de disparaître le temps que l’échange téléphonique s’achève (fig. 41). L’envoi de SMS entre Frank Underwood et Zoé Barnes se poursuit en montage alterné, les phylactères (bleus pour Barnes, gris pour Underwood) apparaissant et disparaissant au gré des échanges (et du mouvement des doigts sur le clavier du téléphone), toujours dans la moitié droite du champ mais à des hauteurs différentes. Certains textos d’Underwood sont incrustés de manière à ce qu’ils semblent émaner directement du smartphone, et plusieurs plans cadrent l’écran tactile et lumineux de Barnes qui lit et envoie ses réponses (fig. 42-44). En arrière-fond sonore, on entend les voix des collaborateurs du président restés à Washington, Marty Spinella rappelant Frank Underwood à l’ordre afin de lui demander son avis sur la discussion en cours.
On peut déduire plusieurs choses de cet exemple : d’une part, la mise en scène et le montage (diachronique et synchronique) ménagent aux spectateurs une place centrale en termes de voir et de savoir ; tout est fait pour qu’ils soient en mesure d’avoir une perception globale et complète de l’action, y compris sur son versant « virtuel » lorsque les personnages communiquent par smartphones interposés. D’autre part, les activités simultanées auxquelles se prête Underwood indiquent un besoin de rationalisation que la « révolution » numérique n’a fait qu’exacerber. Or, il ne s’agit pas seulement de rentabiliser le temps mais également la connaissance que nous avons du monde dans un but de maîtrise euphorique de celui-ci – y compris dans ses moments les moins spectaculaires ou les plus intimes.
Cette extension du visible et du dicible permise par les machines digitales fait écho à la surenchère scopique de la télé-réalité qui cherche à assouvir le désir voyeuriste du spectateur en modernisant le principe du confessionnal. La narration à la première personne (Grey’s Anatomy53), la démultiplication des perspectives sur un même événement (The Affair54, saison 1) ou la figure de l’aveu face caméra (ou enregistreur audio) sont sous cet angle représentatifs de la banalisation des dispositifs de captures par lesquels on promet de tout donner à voir55.
La représentation de séances psychothérapeutiques offre une prise idéale aux fantasmes d’omniscience, notamment en raison de la nature confidentielle de ces rencontres. La série Revenge illustre combien la limite entre sphère publique et sphère privée est devenue poreuse, les dispositifs de surveillance servant souvent à violer l’intimité d’autrui. Eloquemment intitulé « Les Hamptons mis à nu » (« Duplicity »), l’épisode 4 de la première saison est centré sur le personnage d’une psychothérapeute, Michelle Banks, qui reçoit dans son cabinet les femmes de la haute société (fig. 45). Responsable du placement d’Emily Thorne / Amanda Clarke dans un centre de détention pour mineures suite à l’emprisonnement de son père, la psychiatre a pour habitude de filmer les séances avec ses patientes qui lui révèlent leurs secrets les plus intimes, et surtout les plus scandaleux au regard de la bienséance sociale. Au courant de cette pratique, Emily intercepte ces documents dans le but d’humilier publiquement Michelle Banks qui figure sur la liste des personnes dont elle souhaite se venger56. Lors d’un gala de charité organisé par Victoria Grayson (également une patiente de Banks) et réunissant des femmes de haut rang, la diffusion d’une vidéo de présentation est subitement interrompue par un film portant la mention « Hamptonsexposed.com », lequel livre des informations délicates pour les unes et compromettantes les autres (fig. 46-49). Situées face à la thérapeute, les clientes s’adressent, sans le savoir, à la caméra dissimulée sur l’étagère derrière le bureau du médecin ; sur le côté droit de l’image, des vignettes alignées verticalement contiennent le visage de chaque patiente (y compris Emily Thorne qui s’est prêtée au jeu de la confession pour mieux brouiller les pistes). Par moments, le cadrage sur l’écran diégétique fait coïncider celui-ci avec l’écran de télévision qui se métamorphose alors en dispositif panoptique, conférant au spectateur l’illusion de pénétrer dans l’intimité d’autrui (fig. 50).
Détournées de leur fonction originelle, ces images s’inscrivent dans un imaginaire plus large fondé sur un idéal de transparence qui invite au dévoilement de soi et d’autrui. Cette possibilité d’être à la fois la cible et l’agent du regard – que ce regard soit horizontalisé (en provenance des pairs) ou verticalisé (issu des dispositifs de surveillance qui déterminent aujourd’hui une grande partie des contenus audiovisuels) est pleinement actualisée dans Revenge qui rend réversibles certains dispositifs numériques employés par les protagonistes. Or, la télévision numérique (du côté de la réception) et le format sériel (du côté de la production) ajoutent la possibilité de combiner librement les matériaux audiovisuels afin de les réagencer à l’infini, à l’instar d’Emily Thorne qui ne cesse de repasser en boucle des séquences enregistrées ou télédiffusées ; mais aussi : de revenir en arrière de manière à examiner un détail de la représentation ; de stopper le défilement afin de comparer deux images (par exemple : une image de vidéosurveillance et une photographie sauvegardée sur son téléphone mobile) (fig. 51) ; ou encore de réutiliser des images dans un nouveau contexte, oblitérant ainsi leur sens premier.
Cette délinéarisation des contenus couplée à la malléabilité illimitée du perçu autorisée par le digital rencontre dans la fiction sérielle une alliée exemplaire, la répétition et la redondance caractérisant autant la diégèse que le fonctionnement général du récit sériel dont la fragmentation et la suspension narratives sont résorbées par différents moyens57. On en veut pour preuve la figure du héros hanté par son passé douloureux, lequel fait régulièrement irruption sous la forme de flashbacks qui se démarquent formellement du récit-cadre : Nicholas Brody dans Homeland, Emily Thorne / Amanda Clarke dans Revenge, Patty Hewes et Ellen Parsons dans Damages58, Don Draper dans Mad Men59 (première saison), Ryan Hardy dans Following60, etc., sont accablés par un excès d’images et d’informations dont le caractère répétitif indique parfois leur charge traumatique. Pour Michaela Wünsch, le format sériel favorise précisément la reprise en boucle61 – avec, précisons-le, des modifications esthétiques sur le grain, la couleur, le cadrage, l’angle de prise de vue – de séquences ou d’images qui expriment un passé douloureux ou, dans le cas de Revenge, le caractère obsessionnel de l’héroïne.
Du point de vue du spectateur, la représentation d’une même situation montrée de différents points de vue (soit à partir de médias différents ayant filmé un même événement, soit à partir de la perception de divers personnages) reproduit à une échelle plus vaste le travail d’un dispositif de vidéosurveillance destiné à couvrir un ensemble de zones à contrôler. C’est le cas dans la série Homeland où Carrie Mathison observe les faits et gestes de Nicholas Brody par vidéosurveillance interposée (saison 1, épisode 4) : le spectateur non seulement transite entre les deux espaces connectés à distance, mais encore pénètre dans l’esprit du héros de guerre dont le choc post-traumatique déclenche de fréquentes réminiscences. Si la multiplication et la complémentarité de ces informations viennent enrichir et complexifier le récit – et donc élargir le spectre de l’interprétation –, elles façonnent également une posture omnisciente qui est représentative de la « quête de vérité »62 totalitaire et totalisante qui anime les séries télévisées contemporaines. En ces temps de convergence médiatique et de globalisation de l’information, la fiction plurielle propose dès lors une forme de panoptisme fictionnel inspiré de dispositifs numériques préexistants dont la série télévisée réalise une synthèse inédite.
Conclusion
En accordant un rôle nodal à la représentation de dispositifs de surveillance numériques, certaines séries télévisées induisent un régime perceptif (panoptique, ubiquitaire, omniscient) qui révoque toute forme de voyeurisme passif. Très loin d’adopter une attitude contemplative ou récréative face aux images de vidéosurveillance, Emily Thorne / Amanda Clarke instrumentalise ces données, chaque renseignement suscitant une action précise et efficace en termes de progression narrative. De manière significative, la perte d’une information cruciale provoque chez elle une réaction de détresse qui s’avère emblématique des dégâts collatéraux qu’occasionne une société hyperconnectée (saison 1, épisode 18, fig. 52). L’obsession d’une connaissance exhaustive indispensable à l’anticipation des événements habite également Carrie Mathison dans Homeland, laquelle désespère de ne pas avoir su prévoir les attentats du 11 septembre 2011. Suscitant un fort sentiment d’échec chez les protagonistes entraînés à l’hypervigilance, ces données « fantômes » qui passent à travers les mailles de la surveillance suggèrent le besoin d’être en prise directe avec le monde, quitte à être saturé d’informations inutiles63. Car il ne suffit pas seulement de tout voir afin de ne rien manquer, il faut aussi pouvoir maîtriser la technologie afin de ne pas en être victime, comme dans Revenge.
Une autre option consiste à fuir le regard panscophilique des états sécuritaires, à l’instar de James Bond dans Spectre (Sam Mendes, Etats-Unis, 2015) qui, muni d’une puce nanotechnologique, demande à disparaître pendant 48 heures des écrans afin d’accomplir une mission « personnelle ». Nul hasard si Bond, découvrant la salle des opérations du système de surveillance mondiale que lui fait visiter le perfide Ernst Stavro Bolfeld / Franz Oberhauer, s’adresse à celui-ci en déclarant : « Tu n’es qu’un vulgaire voyeur ». Comme l’a montré Alain Boillat, le véritable héros est celui qui ne se laisse pas dominer par les médias numériques et qui réaffirme sa supériorité en parasitant les systèmes de contrôle64. Non dénuée d’une certaine nostalgie pour le low tech, la voix over qui ouvre le pilote de la série Narcos65 évoque les caractéristiques d’une époque où la police possédait des moyens restreints pour traquer les criminels, alors que « de nos jours, le gouvernement peut écouter tout ce que vous dites »66. L’usage d’un ordinateur ou d’un téléphone mobile trahit désormais son usager, lequel fournit automatiquement une série de données facilement exploitables par les collectivités publiques ou privées : « Nos subjectivités se manifestent désormais à livre ouvert, depuis n’importe quel point de la planète, pour qui a les moyens (computationnels, techniques, financiers, politiques) de se brancher sur le big data des traces qu’elles laissent partout où elles passent »67. Car si les écrans numériques qui s’affichent dans les séries télévisées font la promesse d’une lisibilité accrue de la fiction sur laquelle le spectateur peut aisément anticiper, ils rappellent qu’à notre tour nous sommes, grâce aux appareils numériques, l’objet d’une captation automatique de nos choix, goûts et comportements qui vise à mieux les réguler.
Au final, le médium télévisuel semble pouvoir offrir aux motifs de la surveillance et de la contre-surveillance des modalités de traitement qui permettent de jouer avec toutes les ressources du récit sériel : fragmentation, juxtaposition, simultanéité, répétition, reprise, etc. construisent des situations panoptiques qui confortent le spectateur dans ses fantasmes d’omniscience. Ce mode de fonctionnement rappelle étrangement le travail des appareils de repérages et de computation qui ont contribué à façonner notre « inconscient technologique » à la lumière duquel « nos subjectivités sont d’ores et déjà computationnelles dans la mesure où leur capacité à s’orienter dans le monde repose sur toute cette infrastructure, lourde et multiséculaire, qui nous donne le sentiment de savoir où (et donc qui) nous sommes, par rapport à d’autres sujets également situés »68. Les exemples analysés témoignent plus amplement de l’étendue d’un régime visuel « tout percevant » que la télévision a contribué à banaliser, non sans continuer de susciter des craintes exprimées à travers les visions cauchemardesques qui émaillent certaines fictions dystopiques. Ils rendent du moins compte d’une articulation toujours plus serrée entre industrie culturelle, imaginaire panoptique et inconscient technologique, les séries télévisées constituant à la fois l’agent et le symptôme de ces réseaux complexes d’interactions.