Anthony Bekirov

« Swiss film implosion ! » au Centre d’art de Fribourg

Le Fri Art frappe un grand coup en proposant pour la première fois une rétrospective entièrement dédiée aux œuvres cinématographiques et para-cinématographiques expérimentales d’artistes suisses ou ayant travaillé en Suisse. L’exposition résulte de l’initiative d’un groupe de recherche conduit par l’Université de Lausanne, la ZHdK de Zurich et la HSLU de Lucerne dont François Bovier, Adeena Mey, Thomas Shärer et Fred Truniger ont, entre 2010 et 2013, exhumé ces « films » oubliés. Curatée par Balthazar Lovay et François Bovier, elle se présente dès lors comme un compte-rendu provisoire et surtout non exhaustif de ce travail de fond, rendu visible du 21 novembre 2015 au 21 février 20161. Avec près de soixante titres et trois soirées événements, impossible pour les curateurs de proposer des projections consécutives dans une classique salle obscure. A l’image des œuvres diffusées, ils durent imaginer eux-mêmes des dispositifs de visionnage nouveaux, ou pour le moins inhabituels.

Au sous-sol, deux « screening rooms » constituent ce qu’il y a, dans l’exposition, de plus proche des formes de distribution connues : une salle noire, des sièges, un programme journalier. Dans la première salle, Geschichte der Nacht2 tourne en boucle. Dans la seconde, sont programmés dix-neuf films3 répartis en thèmes (« Heimat », « Psychédélisme », « Music ! », « Some Places », « Collage »). Au rez-de-chaussée, une « black box » dans laquelle des projecteurs 16mm et des projecteurs numériques diffusent sur chaque surface de ce dédale une œuvre (une vingtaine au total), et où sont mis à disposition des casques pour écouter les œuvres sonores et éviter la cacophonie générale – Filmstripes de Urs Breitenstein4 s’en occupe déjà. Accolée à la salle, une « white room » de quatre œuvres projetées selon le même principe, sinon que les télévisions cathodiques remplacent les projecteurs pour les deux œuvres vidéo présentées. Les escaliers sont eux-mêmes munis d’un projecteur numérique pour Titan de Klaus Lutz5, et de trois télévisions cathodiques pour cinq œuvres sur vidéo en alternance. Le premier étage enfin propose une série de quatorze œuvres para-cinématographiques, vidéo et argentiques sur transfert numérique.

Il serait bien entendu inimaginable de proposer une couverture de chacun de ces opus, aussi s’impose, dans la mesure du possible, la nécessité de dégager des similarités dans les approches formelles présentées.

Kipho de J. Pischewer & G. Seeber et Portrait der Cordua de HHK Schoenherr

Une6 des « griffes » immanquables du cinéma suisse expérimental tel que représenté par le corpus de films de l’exposition est la surimpression d’images. L’œuvre la plus ancienne de cette rétrospective, Kipho7, film publicitaire annonçant l’exposition Kino und Photo qui se tint à Berlin en septembre-octobre 1925, fut diffusée sous forme de bande-annonce dans les salles berlinoises quelques semaines avant le début de cette manifestation financée par l’industrie du cinéma. A la pointe des techniques disponibles en son temps, le court-métrage enchaîne found footage, stop motion, surimpression, accéléré, split screen, défilement en arrière. Pinschewer et Seeber étalent moins ce qu’il y a à voir à l’exposition dont ils font la promotion que les possibilités du cinéma en tant que tel, renvoyant ainsi au médium à la manière d’un programme esthétique exprimé à même le matériau qu’ils invitent à explorer. Malgré la déformation lyrique de ses images, le film se départit des problématiques entre le figuratif et l’abstrait et opère plutôt une distinction entre le possible et l’actuel. L’image actuelle est de l’ordre de la re-présentation (par exemple des extraits du Cabinet du Dr. Caligari), en tant qu’image déjà investie par un réseau de référentiels (un visage, un masque, une table, etc.). L’image potentielle, elle, ne re-présente rien, puisqu’elle n’existe pas encore pleinement, elle se présente dans le procédé formel qui exemplifie une réalisation parmi d’autres imaginables. Autrement dit, Pinschewer et Seeber profitent du caractère universel de la forme8 pour prendre comme objet le potentiel9, en effet, tel ou tel split screen est un cas particulier d’un procédé général. L’objet du film serait concrètement les possibilités formelles, techniques de la caméra.

Les œuvres plus récentes héritières de ces instigateurs optent pour une toute autre stratégie. L’œuvre peut-être la plus représentative de cette technique de surimpression est Portrait der Cordua de HHK Schoenherr10. Le titre du film indique explicitement vouloir constituer un portrait de la danseuse Beatrice Cordua, et ce faisant, subvertit l’art du portrait11 (fig. 1).

Schoenherr suit la danseuse durant ses répétitions, allant jusqu’à l’intimité du vestiaire. Ce qui intéresse le cinéaste est le corps de Beatrice, ou plus exactement son corps de danseuse. Schoenherr déconstruit certes un corps, mais lui rend sa poïétique grâce à la surimpression. On ne filme pas une danseuse comme on filme un politicien. Le corps est mobilisé de toutes parts, il est l’outil du danseur comme le pinceau est celui du peintre. Si l’on peut voir dans l’instrument une extension du corps, si l’on peut voir le pinceau comme l’extension de la main par exemple, alors le corps du danseur est à la fois l’outil et l’extension. A la différence des autres types de productions artistiques spatialisées, l’outil du danseur se confond point pour point avec son corps. Son corps-outil, bien qu’il ne soit pas son corps étendu (res extensa), occupe cependant exactement la même topologie que celui-ci. Pour le dire en nos termes, le corps-outil se surimpressionne sur le corps étendu et obéit à des règles entièrement différentes. Le corps étendu reste à jamais un terrain obscur et morcelé, dont nous ne pouvons jamais apercevoir ou percevoir la totalité (le visage, le dos, la nuque,…)12. Au contraire, le corps-outil fait l’objet d’une recherche de maîtrise comme on apprend à maîtriser son outil de travail, selon une technique qui divise en composantes puis réassemble au nom d’une synthèse performative. Le danseur doit apprendre à connaître chaque partie ou plutôt chaque moment de son corps pour pouvoir ensuite faire résonner ces parties entre elles dans une danse cohérente et continue – cohérente s’entend strictement ici dans le sens où le danseur ne tombe pas littéralement en morceaux pendant la représentation. Son corps ne peut pas lui échapper, sa conscience est rivetée à chaque articulation.

A l’image totalisante de l’outil corporel s’oppose l’image toujours inadéquate du corps étendu, laissant ainsi la place pour cet x de la métaphore qui va en faisant éternellement glisser le signifié sous une épaisseur de signifiants. La danse crée par ce processus un corps nouveau, surface localisable traversée par des vecteurs comme autant de signifiants différents. Schoenherr fait donc danser sa pellicule en surimpressionnant à sa manière les différentes images de Beatrice Cordua. Mais il fait également le choix de la filmer le moins possible en train de danser, comme si la caméra ne pouvait quoi qu’il arrive jamais parvenir à résoudre par ses propres moyens l’équation corporelle de la danseuse. Il la filme dans des moments anodins : un repas, une pause, un échauffement, un changement de vêtements. On pourrait dire que Schoenherr superpose à ces images banales du corps étendu (ou corps vécu) de Beatrice le procédé même de la surimpression que des surimpressions elles-mêmes, faisant de l’image résultante celle qui capture plus véritablement le geste de la chorégraphie que n’importe quel documentaire sur des danseurs en train de danser ne le pourrait. Sa caméra dévoile certes le corps nu de Cordua, mais c’est un corps dévoilé dans ce qu’il a de plus charnel. Le corps de Cordua possède la beauté de l’usure sur l’engin, de la puissance mécanique. Rien à voir avec quelconque canon de beauté qui attendrait un corps svelte aux lignes invisibles (sinon celles des contours). Ici, la force signe sa chair et y a laissé ses traces.

En outre, il ajoute à ce niveau de l’image un niveau sonore travaillé par la même problématique. Sur une bande-son atonale, une voix over pose avec insistance et monotonie des questions en allemand tout droit tirées de manuels scolaires (« Où habites-tu ? », « Qu’as-tu fait aujourd’hui ? », etc.). Dans un second temps, la répétition des questions se transforme et devient une dictée des entrées listées sous la lettre T dans un dictionnaire de langue allemande. Il s’agit moins d’associations d’idées que d’associations d’images : images sonores, phonétiques, linguistiques déconstruites à travers leurs répétitions et le ton de la voix. La question perd sa valeur interrogative et devient au fil de ses occurrences un assemblage désarticulé de sons. C’est ainsi que le narrateur, pour ainsi dire, en arrive logiquement à énoncer des mots arbitraires et décontextualisés, ceux d’une liste froide à l’image d’une organisation lexicale. Il est très important que le texte lu n’ait pas un rapport descriptif avec les images de danse, afin de ne pas partir avec un réseau de significations préexistantes13. Le texte ne décrit ni ne commente. Les phrases et les mots prononcés renvoient bien à des images, mais elles perdent toute leur pertinence à la suite de leur superposition aux images doubles de Beatrice Cordua. A la surimpression visuelle, Schoenherr ajoute la bande sonore à la manière d’une nouvelle surimpression.

Filmstripes de U. Breitenstein et Kick That Habit de P. Liechti

Le rapport du visuel au sonore est un des autres grands courants qui traversent les œuvres sélectionnées dans cette rétrospective. Nous pouvons déjà y discerner en tout cas deux mouvances. La première consisterait à intervenir directement sur la bande-son pour produire le son désiré. La seconde mouvance verrait les cinéastes interroger le lien entre image et son. Nous allons comme précédemment analyser une œuvre paradigmatique pour chaque tendance14, Filmstripes de Urs Breitenstein et Kick That Habit de Peter Liechti15.

Le film de Breitenstein est un dispositif spatial qu’un projecteur 16mm diffuse en boucle à l’entrée de la black box. Sur une pellicule de 39 mètres, l’artiste a gratté des bandes perpendiculaires à l’aide d’un cutter à des intervalles définis. Sur le premier mètre, il a tracé des marques tous les millimètres, puis tous les deux millimètres sur le second mètre, et ainsi de suite jusqu’à 10 millimètres sur le dixième mètre. Pour les 10 mètres suivants, deux séries de lignes vont coexister (une ligne tous les 11, 12,… millimètres et une ligne tous les 1, 2,… millimètres), qui seront trois pour les 10 mètres suivants (une ligne tous les 21, 22,… millimètres, 11, 12,… millimètres et 1, 2,… millimètres), etc. A chaque ligne correspond une entaille de même épaisseur sur la bande-son, produisant un signe optique retranscrit adéquatement par le projecteur. Un dernier élément de l’œuvre est l’intervention volontaire ou non du spectateur qui doit nécessairement couper la lumière du projecteur pour entrer dans la salle d’exposition. La figure verticale du spectateur vient parachever Filmstripes en s’opposant aux bandes horizontales. Le film se spatialise alors totalement jusqu’à inclure le projecteur et le spectateur dans son dispositif (fig. 2).

L’intérêt de ce film réside cependant plus dans son travail sonore. En effet, si le visiteur de l’exposition peut influer directement sur l’image en traversant le faisceau lumineux du projecteur, ce dernier n’a toutefois pas le pouvoir d’influer sur la bande-son : elle est l’expression la plus arrêtée du travail du cinéaste, car définitive et complète dans son état. Cette bande-son grattée à même la pellicule retranscrit rythmiquement le défilement des lignes blanches à l’écran, mais en aucun cas n’est-elle une transposition du spectre visible (les images de la pellicule) dans le spectre sonore. Si intervenir à même la pellicule n’est pas un art nouveau16, le geste des Filmstripes est beaucoup plus radical puisque l’image sur la pellicule et la bande-son est la même. L’on peut dire que Breiteinstein applique sur la bande-son le même principe que sur la pellicule, mais ce principe trouve un tout autre sens. Gratter la pellicule produit un vide sur la surface argentique, et n’est pas une image impressionnée à proprement parler, mais un espace vide laissant passer la lumière du projecteur. On est proche alors du flicker film, c’est-à-dire du cinéma comme lumière et non pas comme matériau. A l’inverse, gratter la pellicule produit également un vide sur la bande, mais ce creux produit un signal électrique de même nature qu’une bande-son impressionnée : soit il y a, soit il n’y a pas, 0 ou 1. Il y a donc une série de 1 dont la durée est proportionnelle à l’épaisseur des lignes, mais non pas sa durée visible (puisqu’elle traverse tout de même la hauteur du photogramme). La relation entre la bande-son et l’image gagne alors en complexité. Plutôt que de créer une Gesammtfilmwerk, Breitenstein démontre via une réduction aux mathématiques que le continuum sonore ne participe pas de la même logique que l’image animée.

Kick That Habit aborde le problème plus frontalement, puisqu’il s’agit d’un film sur la musique ou, plus exactement, sur deux musiciens suisses expérimentaux, Norbert Möslang et Andy Guhl, dont la technique consiste à amplifier divers objets. Le moyen-métrage se présente moins comme un documentaire que comme un contrepoint au travail des musiciens. Peter Liechti se pose la question : « qu’est-ce que cela veut dire pour le cinéma ? » et joue au même jeu que les musiciens. Le film se compose explicitement de deux types de plan : des scènes quotidiennes où chaque objet dans le cadre est amplifié ; des performances des deux artistes, qui amplifient eux-mêmes leurs instruments. Les travaux des musiciens et du cinéaste se rejoignent explicitement vers la fin du film. Les deux musiciens collent sur un mur trois capteurs électriques pendant qu’un projecteur projette sa lumière blanche : lorsqu’ils projettent une ombre sur le capteur, ce dernier produit un signal sonore. Liechti projette ensuite sur ce mur un film en Super-8 qu’il a tourné à partir de paysages traversés lors des déplacements des musiciens en voiture ou en train. Les différentes couleurs et leurs degrés d’opacité créent alors toute une palette de sonorités. Enfin, le cinéaste arrête de filmer le processus et montre uniquement la suite des paysages filmés, cette fois avec le résultat sonore en bande-son.

L’interrogation musicale se fait cette fois à rebours. Liechti documente ses musiciens et leurs pratiques, décide d’adopter leur logique et les trois artistes finissent par collaborer en une seule et même œuvre. Amplifier un objet, c’est lui donner une importance démesurée dans le spectre sonore, c’est un « zoom acoustique ». L’objet devient méconnaissable, l’image a beau attester de la chose, ce qu’on entend n’y correspond pas. Le travail des deux musiciens consiste donc bien à déterritorialiser les propriétés acoustiques de leurs instruments pour en extraire de nouvelles valeurs. Lorsque le cinéaste, lui, nous montre l’objet en gros plan pénétré de fils électriques, il nous force à croire à cette provenance invraisemblable. Il recontextualise l’art de Möslang et Guhl via le cinéma, qui est déchu de son pouvoir documentaire : tout se passe comme s’il nous disait « vous croyez reconnaître la chose que je vous montre, mais je vous donne toutes les déterminations esthétiques pour que vous pensiez le contraire ». Pour Liechti, le continuum sonore s’oppose moins à la discontinuité d’un espace qu’à la continuité d’une représentation et accomplit un hyperréalisme du cinéma où le sonore renvoie à l’activité mentale, et non plus aux activités oculaire et auriculaire. Liechti ne cherche pas l’adéquation entre l’image et son référent, mais l’adéquation au processus par lequel une image de l’objet se crée dans l’esprit du spectateur : inadéquate, disproportionnée, partielle.

Immver wieder zurück de R. Winnewisser et Sans titre de R. Bauermeister

Même si leur nombre est réduit (cinq œuvres au total), les productions para-cinématographiques de l’exposition méritent mention. Ces œuvres se rejoignent sur l’abandon de la pellicule. Philippe Deléglise a créé une valise-calembour dans laquelle un Zootrope est exposé17 ; Tony Morgan a élaboré une série de performances de cinéma élargi, dont l’on peut voir ici, dans une valise également, sa Maquette de la présentation des films structurels18 ; Rolf Winnewisser expose deux œuvres originellement publiées dans un livre, une série de dessins présentés sous forme de BD19, et une série de photogrammes de films préexistants alignés les uns à côté des autres sur un mur20 ; enfin, est exposée une œuvre sans titre de René Bauermeister, composée de planches de citations extraites de Derborence de Charles-Ferdinand Ramuz21. Nous nous concentrerons sur les deux derniers « films » cités.

Immer wieder zurück, est un film potentiel, d’une manière autre que les images potentielles de Kipho dont nous avons parlé plus haut. Winnewisser extrait de films variés des simples photogrammes qu’il aligne sans logique apparente sur le mur. Cet alignement arbitraire rappelle assurément le geste de la bande-dessinée, dont Scott McCloud disait qu’une forme extrême serait la pellicule de cinéma22. L’œuvre de Winnewisser serait ce que le théoricien de la BD nomme « une transition non-sequitur »23, c’est-à-dire des images n’offrant aucune relation logique entre elles. Cependant, c’est l’art du montage que de créer une logique du sens à part entière, et Winnewisser « saute » toutes les répétitions des photogrammes pour arriver au photogramme-type, unique, non reproductible. Une scène = un photogramme, telle serait l’équation de Immer wieder zurück. Les données techniques pour un film potentiel sont de l’ordre du concept et moins de la pratique. Un cinéaste pourrait réaliser un film extrêmement bref comportant ces seuls photogrammes, non répétés. Il pourrait également les reproduire chacun à sa guise. Ou encore rechercher les originaux et utiliser davantage de found footage de ceux-ci24. Nous voyons qu’en fait, il s’agit d’un film qui aurait pu être, moins qu’un film qui pourrait être. Quand Kipho projetait un programme dans l’avenir, Immer wieder zurück regarde en arrière (d’où son titre), et remonte jusqu’au moment de la bifurcation. Au moment précis qu’occupe le photogramme dans le film original, un choix s’est opéré et un film fut fait ; mais à partir de ce même photogramme, un tout autre film aurait pu surgir. Œuvre au futur antérieur, le film de Winnewisser est celui où le choix n’a pas encore été fait, où le résultat se tient suspendu dans l’éternité d’un temps zéro (fig. 3).

Les planches de Bauermeister indiquent également un potentiel. Ces phrases de Ramuz25 pourraient très bien être les lignes d’un scénario possible ou des indications de mise en scène. L’acte serait alors encore plus transgressif, car le scénario, œuvre textuelle, est sans nul doute synthétique au cinéma. Mais l’on pourrait alors aussi y voir des cartons possibles d’un film muet, ces planches seraient dès lors des inserts et par conséquent des photogrammes au même titre qu’une image impressionnée. En laissant en suspens la destination exacte de ses planches, Bauermeister invite à considérer le texte dans ce qu’il peut avoir de cinématographique. En ayant choisi un texte préexistant (Derborence de Ramuz), il prolonge le geste du found footage, puisqu’il ré-impressionne sur une autre surface une image existante, à la différence près qu’à la place d’une émulsion argentique impressionnée par la lumière, il s’agit d’imprimer une image via un procédé photomécanique : contre le noir de la pellicule, le blanc du papier. Deux voies d’interprétation s’ouvrent alors. Soit le cinéma se ramène à l’acte même d’impression d’une surface par un quelconque procédé de reproduction, auquel cas le texte est une image parfaitement valable – et comme le rappelle McCloud toujours, les syntagmes écrits sont en fait des abstractions totales d’images26. Soit le cinéma inclut en fait analytiquement l’élément textuel comme prototype ou programme de l’image possible, faisant de facto de toute image cinématographique une image à lire.

Fugue de V. Goël et Film Implosion ! de B. Lovay & F. Bovier

Il nous semble nécessaire de saluer, pour terminer, l’audace esthétique dont ont fait preuve les « accrocheurs », en redonnant vie à des œuvres oubliées ou simplement jamais diffusées. En ne respectant pas toujours le contexte de projection originel des films, ils ont investi l’espace alloué des lieux d’exposition avec une grande cohérence. Redonner vie est un terme adéquat, en cela que les films gagnent en pertinence et en sens de par leur contiguïté spatiale. Les différentes salles, et notamment la black box, deviennent des œuvres à part entière, des films composés de films et d’espace(s).

Chaque salle contient des œuvres aux durées différentes, qui s’agencent dès lors comme un exercice combinatoire à arrangements (presque) infinis. L’on pourrait dire que le « film » de Véronique Goël (précisément, un remontage de ses œuvres précédentes), Fugue27, est une mise en abyme de ce procédé. Ce film, situé à la limite entre la black box et la white box, se présente sous la forme de trois fois trois téléviseurs cathodiques (noirs eux aussi), à chacun desquels l’artiste a attribué son segment propre. Chaque segment diffère des autres par sa durée, son thème, sa technique. Le nombre de combinaisons n’est certes pas infini, mais il est en tout cas immense, au point qu’il soit impossible pour un quelconque être humain de pouvoir en regarder l’entièreté dans une seule vie. L’œuvre questionne le rapport du spectateur à la durée. Alors que le dispositif commercial implique un début et une fin précise de l’expérience spectatorielle, le film de Goël peut tout au plus avoir un début qui équivaudrait à la première combinaison possible où les segments débutent en unisson, mais une fin hypothétique, inaccessible aux sens du spectateur. Le film parcourt un grand cycle de décalages polyrythmiques, chaque téléviseur étant un module avec sa signature rythmique propre. Cette technique, qui a ses racines dans la musique traditionnelle africaine, sud-américaine et le jazz aborde la répétition autrement qu’en une simple réitération : les répétitions individuelles des modules28, créent une différence (un décalage) avec les répétitions des modules environnant, de sorte que les correspondances rythmiques ne s’établissent pas linéairement, comme sur une partition, mais en rhizomes, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas être anticipées selon une règle, et se répartissent en constellations en divers points du temps29.

A peu de choses près, l’exposition de Fribourg fonctionne selon le même principe. Des œuvres aux formats et aux durées nombreux tournent en boucle sur ce que l’on pourrait identifier comme un écran géant (une salle entière et tous ses murs). Le « peu de choses près » est tout de même lourd de sens, puisque d’une surface bidimensionnelle à format rectangulaire/carré, l’écran devient un réseau labyrinthique quadridimensionnel. Car outre les possibilités quasi infinies de combinaisons des films entre eux dont nous avons déjà parlé, il faut désormais prendre en compte la distance physique bien réelle qui sépare les films. Or la distance au sol implique une distance temporelle parcourue par le reste des films dans la salle, cette distance fût-elle cyclique et non linéaire. D’un côté, le déplacement physique isotropique aléatoire du spectateur et de l’autre, le déplacement temporel parfaitement circulaire des projections. Qui plus est, les projecteurs ne cessent de tourner malgré l’immobilité du spectateur. Ce dernier est alors nécessairement confronté à des fragments d’une œuvre totale possible mais inatteignable. Impossibilité en effet de faire abstraction des autres films (déjà à cause du brouhaha de Filmstripes) pendant que l’on en visionne un : il y aura à quelques centimètres de là d’autres films interférant avec le champ de vision. Le champ d’expérience possible du spectateur ne pouvant jamais être rempli des potentiels achevés du dispositif, il se ressent partiel par l’overdose sensorielle que lui imposent les lieux. La notion de spectateur comme individu capable d’une expérience synthétique, comme movie-goer, subit une remise en question, puisque celui-ci ne paie plus pour un « temps de cerveau disponible » dévoué à un seul produit, mais pour le court-circuiter effectivement (fig. 4).

Au-delà d’un simple hommage, cette rétrospective est un essai sur le cinéma grandeur nature, important les expérimentations de ces artistes dans des nouvelles données, tant spatiales que culturelles. Une maladresse curatoriale aurait sans doute été de présenter ces œuvres comme l’on présente une rétrospective classique dans une cinémathèque. L’impossibilité d’une telle présentation induite ne serait-ce que par les formes de certains des films est renforcée par l’écueil de la « muséalité », qui aurait fait de ces films des artefacts seulement historiques et dépassés. Le Fri Art au contraire démontre qu’en sus de leur importance historique, ces films n’ont jamais cessé de déceler une innovation esthétique indépendante des conditions spatio-temporelles de leur production. A la manière d’un found footage géant composé de films entiers, cette exposition procède à un travail d’actualisation, plus qu’un travail d’archive.

1 Un catalogue raisonné vient d’ailleurs parachever l’exposition, en présentant et analysant la majorité des films au programme : Balthazar Lovay et Sylvain Ménetrey (éd.), Film Implosion ! Experiments in Swiss Cinema and Moving Image, Fribourg, FriArt, 2015.

2 Geschichte der Nacht, Clemens Klopfenstein, 1978, 63 min, 16mm, n/b, sonore.

3 Enfin, dix-huit en vérité, car les détenteurs des droits de Mano Destra de Cléo Uebelmann (1985, 53 min, 16mm, n/b, sonore) ont retiré l’autorisation de diffusion au dernier moment.

4 Filmstripes, Urs Breitenstein, 1979-2015, 3 min, 16mm, n/b, sonore.

5 Titan, Klaus Lutz, 2008, 13 min, 16mm, réversible, n/b, muet.

6 « Une » en effet, puisque la richesse des œuvres présentées s’étend bien au-delà d’un unique procédé formel. Le grattage de la pellicule et l’application de peinture directement sur celle-ci constituent également des traits reconnaissables dans le corpus de l’exposition.

7 Kipho, Julius Pinschewer et Guido Seeber, 1925, 4 min, 35mm, n/b, sonore.

8 Si l’on entend « forme » au sens transcendantal, c’est-à-dire, la règle de construction dans le temps d’une condition de possibilité d’une matière sensible. La qualité de l’objet perçu est particulière, mais la manière dont elle est perçue est, elle, universelle car située a priori de la perception. Voir Immanuel Kant, Critique de la raison pure, Livre I : « Analytique transcendantale : déduction des concepts purs de l’entendement », Riga, J. F. Hartknoch, 1781. Nous n’avons évidemment pas besoin de souscrire à ces idées pour en reconnaître une exemplification chez tel ou tel auteur.

9 Nous verrons plus loin comment Rolf Winnewisser a exploré tout autrement l’image potentielle dans deux œuvres para-cinématographiques que les curateurs ont très pertinemment juxtaposées au mur sur lequel Kipho était diffusé.

10 Portrait der Cordua, HHK Schoenherr, 1969, 16 min, 16mm, couleur, sonore.

11 Parmi les œuvres les plus marquantes, nous noterons encore que Robert Beavers approfondit lui aussi dans son Early Monthly Segments (1967-2002, 33 min, 16mm, couleur, muet) le pouvoir érotique de la surimpression, en filmant entre autres le corps nu de son amant ; Peter Stämpfli, dans Firebird (1969, 16mm, couleur, sonore) et Ligne continue (1974, 16mm, couleur, sonore), ne surimpressionne pas tant qu’il superpose et fragmente un seul objet pour le rendre multiple, une simple voiture prenant des proportions gigantesques à force d’être filmée en gros plans, partie par partie.

12 Voir Michel Foucault, « L’utopie du corps », enregistrement radio pour l’émission « Culture française », produite par Robert Valette, France Culture, © INA – Institut national de l’audiovisuel, 11 décembre 1966.

13 Certes, le mot tanzen est listé et dicté. Mais il n’est pas le point de départ de l’énonciation. On y arrive par dérivation, de manière anecdotique, précédant et suivant des termes qui ne le mettent pas en valeur. Autrement dit, tanzen est un énoncé linguistique quelconque.

14 Notons toutefois l’œuvre puissante de Herbet Distel et Peter Guyer, Die Angst, die Bilder des Zauberlehrlings (1993, 18 min, couleur et n/b, sonore), juxtaposant la répétition d’orchestre de L’Apprenti sorcier sur la bande-son à un collage visuel composé à partir d’extraits télévisuels sur la bande-image. Comme le charme magique de la sorcellerie dans le poème de Goethe, le pouvoir séducteur de la télévision se dérobe au spectateur-apprenti en raison du rythme frénétique avec lequel les images défilent.

15 Kick that habit, Peter Liechti, 1989, 42 min, Super-8, couleur, sonore.

16 Dans les années 1930, les animateurs russes (Evgeny Sholpo, Nikolai Voinov, Arseny Avraamov) et le cinéaste canadien Norman McLaren ont chacun développé leur propre technique de dessin sur bande-son, où la forme, l’épaisseur et la clarté du trait étaient classées selon l’effet désiré. Mais à la différence de Breitenstein, ces artistes pensent le sonore comme un moyen de rendre l’image de la pellicule, aussi abstraite soit-elle.

17 Cannes, promenade de la Croisette, Philippe Deléglise, 1976-1978, boîte avec Zootrope, à partir d’une pochette de vingt vues de Cannes, 20 × 40 × 100 cm.

18 Maquette de la présentation des films structurels, Tony Morgan, 1969-2003, 54 × 45 × 85 cm.

19 Time Without End, Rolf Winnewisser, 2015, 0 min, n/b et couleur.

20 Immer wieder zurück, Rolf Winnewisser, 1984, 0 min, n/b et couleur.

21 Sans titre, René Bauermeister, circa 1975-1985.

22 Scott McCloud, Understanding comics, New York, Harper Perennial, 1994, p. 65.

23 Id., p. 72 ; McCloud souligne cependant à la page suivante qu’il est factuellement impossible de ne pas produire un sens en alignant des cases, au vu de la perméabilité des jeux de langage.

24 Nous nous référons ici à la façon dont Nicole Brenez définit cette notion dans « Cartographie du found-footage », http://lucdall.free.fr/workshops/IAV07/documents/found-footage_n_brenez.pdf consulté le 18 mars.

25 « Il dormait les bras en croix, la bouche entr’ouverte, en travers du lit, où il prenait toute la place. Et de sa bouche sortait à intervalles bien égaux un bruit fort et maroué comme celui d’une lime à bois… ».

26 Scott McCloud, op. cit., p. 47. Plus précisément, les mots écrits se situent à l’extrême limite de l’arête représentationnelle (representational edge), à son croisement avec la frontière langagière (language border) et l’arête conceptuelle (conceptual edge), voir pp. 52-53.

27 Fugue, Véronique Goël, 2002, installation en boucle, couleur et n/b, muet.

28 L’idée de subdiviser le flux musical en modules revient d’ailleurs au musicien zurichois Nik Bärtsch.

29 Ce procédé n’est pas sans parenté avec celui de la fugue, référencée dans le titre même de l’œuvre, puisqu’une fugue est une forme d’écriture contrapuntique basée sur l’imitation : un fragment mélodique d’une voix (sujet) est repris par une autre voix, souvent à la dominante (réponse) ; la première voix doit alors continuer la mélodie en contrepoint à son propre thème (contre-sujet), la difficulté principale résidant dans la possibilité d’interchanger le contre-sujet et la réponse sans que cela ne provoque de dissonance. L’art de la fugue est celui de la résolution et de l’unité. Interchanger les éléments internes n’influe pas sur la structure totale. Mais alors que la fugue intervertit des motifs, les modules intervertissent des rythmes. La première part d’une structure unifiée, les seconds empêchent de ressaisir une structure unifiée a priori, mais seulement dans un développement temporel. Fugue, en ce sens, est réellement plus proche d’un module que d’une fugue.