Musique de film suisse – Anthologie 1923-2012
Fenêtre sur un nouveau champ d’études
Editée en 2014 par la fondation SUISA, l’anthologie Musique de film suisse se présente sous la forme d’un petit coffret compact regroupant un volume de 400 pages, trois CD et un DVD (fig. 1). Comme son titre l’indique, il ne s’agit pas d’une encyclopédie exhaustive mais bien plutôt d’une mosaïque figurant la diversité sonore du cinéma suisse. Il peut d’ailleurs paraître surprenant que la SUISA (Société suisse pour les droits des auteurs d’œuvres musicales) soit la première à se lancer dans une telle entreprise. Cette société à but non lucratif a pour mission de surveiller que les droits des auteurs musicaux soient respectés. Elle est donc la première concernée lorsqu’il s’agit de relever les occurrences musicales dans un film afin d’en rémunérer les auteurs, et, de ce fait, est très bien placée pour constater l’importance de la musique de film au sein du paysage musical suisse et de sa production annuelle. Mais grâce à un faible pourcentage perçu sur les droits des auteurs, elle finance aussi des projets de valorisation du patrimoine musical suisse.
Cet intérêt pour la musique de film constitue une première originalité à relever car les musicologues ont encore aujourd’hui une certaine tendance à repousser dans les marges et les derniers chapitres un objet d’étude visiblement jugé sans intérêt1. On est souvent surpris de la légèreté avec laquelle la musique de film est abordée même dans les ouvrages musicologiques récents prétendant à une ouverture plus grande sur les musiques du xxe siècle. Dans l’ouvrage Théories de la composition musicale au xxe siècle2, qui prétend aborder la complexité musicale du xxe siècle au travers d’un panorama exhaustif sur toutes les théories de la composition musicale, on traite largement des liens entre théâtre et musique. Ce n’est qu’au sein d’un chapitre dédié à Brecht et Eisler que nous trouvons deux pages intitulées « Intermède sur la musique de film », où celle-ci n’est évoquée que sous l’égide du statut d’autorité d’Adorno et Eisler qui, tout en restant parfaitement légitimes dans le champ musicologique, ont théorisé la composition et l’usage de la musique au cinéma. Cependant, ces derniers théorisent une musique de distanciation qui est donc à l’extrême opposé des procédés « classiques » de la musique de film. Il paraît alors problématique de prétendre étudier l’exhaustivité des théories de la composition musicale au xxe siècle sans jamais aborder le « classicisme » hollywoodien, dont le style et les techniques compositionnelles sont inédits, structurellement très riches, et souvent largement théorisés par les compositeurs eux-mêmes. On pensera alors à des musiciens comme Max Steiner ou encore Bernard Herrmann, par ailleurs réputés pour avoir été de véritables « avant-gardistes » dans le champ de la musique de film.
A rebours de ce désintérêt historiographique pour la musique de film, le coffret édité par la SUISA entend donc promouvoir la richesse du « patrimoine » musical suisse3. Dans ce but, l’ouvrage se divise en cinq parties : « Etudes », « Témoignages », « Formations, institutions et prix », « Œuvres », et « Notices biographiques ». Les trois CD contiennent des extraits sonores de films de 1923 à 2012, commentés dans la partie « Œuvres » de l’ouvrage. Le DVD, quant à lui, regroupe des courts-métrages réalisés entre 1934 et 2011. Ainsi, le livre et son coffret offrent une vaste hybridité de textes et de médias, comme pour mieux offrir un panorama, non exhaustif, sur toute une part de la culture musicale et audiovisuelle suisse encore inexplorée, tant par la recherche universitaire que les milieux musicaux4. L’anthologie Musique de film suisse constitue un véritable appel aux chercheurs de tous bords à « sortir la pelle » et à déterrer la musique de film, bien enfouie sous les a priori et les jugements succincts.
Musique suisse de films ou musique de films suisses ?
L’objet même du coffret suscite d’emblée la réflexion. Par musique de film, on aurait tendance à penser aux compositions pour le cinéma qui consistent, selon le schéma traditionnel, à commander une partition originale à un musicien lors de la postproduction d’un long-métrage. Or, le panel sonore et visuel mis à disposition dans le coffret ne se borne pas au cinéma de fiction, il inclut également des extraits de publicités, des courts-métrages expérimentaux, et bien d’autres. Cela nous rappelle que les compositions pour le cinéma ne sont que la partie émergée de l’iceberg et que le terme musique de film désigne toute musique composée à des fins audiovisuelles, sans distinction de média. Néanmoins, on ne pourra s’empêcher de constater que le premier CD (1924-1959) nous fait entendre Pacific 231, d’Arthur Honegger, qui est certes issu des travaux du compositeur pour La Roue (1923) de Gance (fig. 2, Honegger aux côtés de Gance en 1923), mais qui est avant tout une véritable musique de concert5. Est-ce pour nous rappeler qu’il fut une époque où la frontière entre « grande musique » et « musique de film » n’était pas aussi nette que de nos jours ? Cela conforte en tout cas Arthur Honegger dans son rôle de pionnier – en Europe du moins – dans la composition de musiques dédiées à l’art cinématographique. Grâce à son ancrage au cœur des avant-gardes françaises, grâce à son appartenance au Groupe des six6 et au parrainage de Cocteau7, il participa de manière considérable à la réflexion sur la place de la musique au cinéma. L’exemple d’Honegger, qui composa en fait pour un nombre très restreint de films produits en Suisse, éclaire également sur la portée de l’adjectif « suisse ». Il s’agit avant tout dans cette anthologie de relever les compositions originales de « musiciens suisses »8. Il semble toutefois que la délimitation voulue par le terme « bandes originales » dans la préface ne fasse pas de distinction entre compositions préexistantes et compositions « de commande », uniquement dévolue à la bande-son d’un film. En effet, certains extraits sélectionnés pour l’anthologie sonore sont parfois des compositions préexistantes au film, c’est le cas notamment du quatuor à cordes de Michel Hostettler dont des extraits ont été utilisés pour Mission en enfer (2003), documentaire de Frédéric Gonseth. C’est qu’il s’agit peut-être ici, comme pour Pacific 231 présent sur le premier CD, de légitimer le travail de compositeur de musique de film en faisant référence aux quelques musiciens qui se sont illustrés en dehors du domaine de la composition musicale pour l’image.
De la même manière, un subtil glissement s’opère du côté de la dénomination « musique de film ». S’il s’agit pour le premier CD (1924-1959) uniquement de longs-métrages de fiction, le second CD (1960-1989) nous fait entendre des bandes originales de documentaires, et même de séries télévisées (Clorofilla dal cielo blu, 1984-1985). Le DVD du coffret est encore plus exhaustif puisqu’il contient des courts-métrages d’animation, des films expérimentaux et même un certain nombre de spots publicitaires. Cette sélection invite le lecteur à considérer que la composition pour l’image ne se restreint pas aux films de fiction, et que ce sont souvent les mêmes artistes qui travaillent dans ces différents lieux de création audiovisuelle. Une fois de plus, tous ces exemples sonores et visuels ne peuvent qu’inviter à une réflexion sur la place de la musique non seulement au cinéma, mais dans le domaine de l’audiovisuel en général9. Notons toutefois que les jeux vidéo, vaste lieu contemporain de création musicale et de sound-design, sont absents. Leur inscription légitime dans l’histoire des médias audiovisuels est très récente ; par ailleurs l’industrie du jeu vidéo étant en Suisse plus confidentielle encore que celle du cinéma10, rien ne pousse à vouloir considérer ce champ musical au sein de la présente anthologie.
Musique ou bande-son ?
Examinons un peu plus en détail le contenu des trois CD, le cœur même de ce coffret qui, par sa dénomination d’« anthologie », prétend offrir un panorama, forcément subjectif et non exhaustif, de la « musique de film suisse ». Premier constat, hormis certaines compositions parmi les plus anciennes, ce ne sont pas des morceaux de musique autonomes qui sont offerts à l’auditeur, mais bien des extraits de bande-son (composée par les bruits, les dialogues et la musique). On est donc loin de la pratique commerciale qui consiste généralement à autonomiser la musique de l’image et du reste de la bande-son lors de la compilation, sur CD, de la bande originale d’un film. Certes, cela résulte peut-être de l’impossibilité, dans la plupart des cas, de mettre la main sur les enregistrements originaux de la musique. Il n’empêche que ce procédé induit une écoute totalement différente. Les extraits musicaux sont entremêlés aux dialogues et aux bruitages, parfois même à l’arrière-plan sonore. De manière très pédagogique, ce parti pris rappelle à l’auditeur que la musique de film fait partie d’un ensemble plus large : la bande-son. Isolée, une composition peut parfois passer pour un phénomène musical banal, dénué de complexité structurelle ou esthétique, mais intégrée à la bande-son pour laquelle elle a été créée, elle est envisagée dans un réseau de relations sonores qui évoque le riche tissu audiovisuel dans lequel son signifié prend forme.
Cela peut tout de même paraître paradoxal de vouloir mettre en valeur la musique en la laissant encore et toujours soumise aux aléas du mixage sonore. Osons ici une métaphore architectonique : la gargouille. Examinée en tant que pure sculpture, détachée de son édifice, cette dernière peut aisément devenir une œuvre d’art imparfaite, non finie, dénuée de toute fonction. Au contraire, si l’on considère cette même gargouille comme faisant partie d’une œuvre plus vaste, d’un ensemble architectural, elle deviendra un objet d’étude bien plus passionnant. Elle possède désormais une fonction dont on pourra mesurer les incidences sur sa forme. Cette même forme ne risque plus d’être jugée imparfaite, mais au contraire, en parfaite adéquation avec son environnement et sa fonction. La gargouille n’en reste pourtant pas moins une sculpture et, intrinsèquement, une œuvre d’art. Visiblement hors de portée de la plupart des musicologues, cette reconsidération de la musique de film comme partie d’un tout est rendue clairement audible par cette anthologie. Du reste, les nombreux courts-métrages et extraits vidéo compilés sur le DVD du coffret ne font que confirmer la volonté très nette de présenter cette musique dans son contexte originel. Cela permet par ailleurs de mieux interroger ce rapport entre la musique et l’image.
Les trois CD regroupent de nombreux courts-métrages d’animation, souvent inédits, ainsi que des spots publicitaires. Leur écoute est l’occasion, par exemple, de découvrir un film d’animation méconnu de l’entre-deux-guerres, L’Idée (1934), réalisé par Berthold Bartosch11 (fig. 3) et mis en musique par Arthur Honegger, grâce à une composition originale pour ondes Martenot. Preuve supplémentaire, en quelque sorte, que, dès les années 1930, le cinéma a fréquemment été l’occasion de lier les innovations visuelles et instrumentales. Ce lien évident, pourtant trop peu souvent mis en lumière, transparaît tout au long du DVD, avec notamment l’apparition progressive des musiques concrètes et électroniques dans des publicités des années 1960. La présence de Bruno Spoerri au sein du comité éditorial a certainement joué un rôle. Ainsi, on retrouve dans l’anthologie beaucoup de compositions de ce dernier, à la fois jazzman, musicologue et pionnier de la musique électronique en Suisse. Les trois CD, par leur contenu très hétéroclite, contribuent également à signifier l’éclectisme stylistique qui caractérise la « musique de film ».
S’il est difficile de dégager les critères ayant présidé au choix de tel film, plutôt que tel autre, il semble surtout que l’objectif principal de cette anthologie soit d’offrir un voyage dans l’histoire du cinéma suisse grâce au son et à la musique. La grande variété de cette sélection évite également de sombrer dans une « histoire panthéon » qui aurait simplement consisté en une sélection des cent plus grands succès du cinéma suisse. Aux côtés de célébrissimes films de la production nationale, on trouve quelques productions télévisuelles peu connues, ou d’anciens longs-métrages oubliés. Ces extraits sonores en deviennent alors captivants, au point de donner envie de voir ou revoir ces films, mais en étant cette fois un peu plus attentif au travail de la bande-son.
Si la musique de film ne renvoie jamais à une esthétique nette et univoque, la « musique de film suisse » n’a aucune spécificité notable mais est caractérisée par sa diversité et une forte inventivité, chaque musique se pliant aux exigences esthétiques de son « film », plutôt qu’à des normes esthétiques et culturelles prédéfinies. A défaut de disposer d’orchestres et de compositeurs salariés, la « non-industrie » du cinéma suisse a forcé une grande créativité, comme si l’art de la débrouille musicale permettait de mieux mettre en musique un film que l’éternel symphonisme grandiloquent d’Hollywood. Dès les années 1950, on est frappé par une quête de sonorités nouvelles, que ce soit par le biais de l’électronique ou par la combinaison de différents instruments. A l’instar de son cinéma, la musique de film suisse possède bien une identité, complexe et polymorphe. Plus qu’une esthétique commune, il semble que ce soit d’abord un état d’esprit.
La part scientifique du coffret : huit articles
Au delà des séquences filmiques et des extraits sonores, le coffret comprend aussi des textes écrits : cent vingt pages rassemblant huit contributions scientifiques en allemand (malgré la présence de plusieurs romands au sein du comité de rédaction). Le fil conducteur de ces articles est une relecture de l’histoire du cinéma suisse par le biais de la musique qui couvre la période de l’histoire méconnue de l’accompagnement musical des films muets en Suisse jusqu’à l’histoire du sound-design. Ce panorama est entrecoupé de quelques sujets plus circonscrits : un article consacré au travail d’Honegger, un portrait du compositeur Robert Blum, ou encore un rappel de la place de l’Expo 64 dans l’évolution culturelle Suisse (grâce au travail de différents compositeurs pour les films de l’Expo)12. Si ces textes n’amènent pas de grandes nouveautés dans le champ de recherche récent de l’histoire de la musique au cinéma13, ils recueillent néanmoins quelques précieuses anecdotes et traitent de sources très intéressantes pour quiconque s’intéresse de près ou de loin à cette part de l’histoire de la musique, ou du cinéma, en Suisse. Mieux encore, certains de ces articles nous montrent qu’il y aurait un réel intérêt à raconter « l’histoire de la musique de film en Suisse ».
Les articles de Parolari et Spoerri amènent à envisager la période du film muet comme un véritable vivier de pratiques musicales diverses et nous renseignent sur les conditions réelles de la perception des films par les spectateurs et sur leurs attentes sonores d’une projection de cinéma « muet ». Ainsi, en se penchant sur les différents types de dispositifs musicaux mis en place par les premières salles de cinéma, on acquiert une connaissance plus complète de la place occupée par ce média dans la vie culturelle en Suisse entre 1900 et 1930. Par ailleurs, de nombreux compositeurs de musique de film ont appris leur métier durant la période du muet, à l’instar de Dimitri Chostakovitch qui découvrit le cinéma en gagnant sa vie comme pianiste dans les salles moscovites et de Max Steiner qui commença à composer et arranger pour Hollywood avant 1920. Les recherches historiques de Bruno Spoerri et Reto Parolari14 nous font découvrir les parcours musicaux de compositeurs qui ont œuvré aussi bien à produire de la musique « live » pour les projections muettes, que de la musique écrite. En décryptant en détail ces quelques décennies de gestation de la musique de film, on comprend mieux le lien entre les pratiques musicales du théâtre au xixe siècle et celles du cinéma au xxe siècle. Ces articles de Spoerri et Parolari sont donc fondamentalement ancrés dans cette posture de redécouverte.
Mathias Spohr, quant à lui, tente un constat plus universaliste sur le rôle de la musique et du son au cinéma. Selon lui, la bande-son joue le rôle d’un chœur antique qui permet au spectateur de se positionner par rapport au « drame » qui se joue dans l’image. Le son amène immersion et distanciation, et il n’est pas anodin pour lui que le sound-design et les sons électroacoustiques aient pris petit à petit le relai de la background music du cinéma classique hollywoodien. C’est que, pour les théoriciens antiques – comme pour ceux de la musique concrète d’ailleurs – tous les bruits du monde sont musique. Le musicien, en imitant les bruits du monde, possède un pouvoir d’action surnaturel, presque magique, sur ce dernier15. Or, là où le théâtre antique ne disposait que de quelques instruments et d’un chœur, le cinéma peut reproduire ces « bruits du monde » plus fidèlement encore, et construire ainsi un récit et un véritable drame sonore. Au-delà de la propension introductive et généraliste de l’article de Mathias Spohr, l’on peut également relever sa justification d’utiliser des extraits de bandes-son pour la constitution de l’anthologie au lieu d’extraits musicaux isolés16.
Rendre accessibles les voix du passé par la publication de sources
Une cinquantaine de pages rassemblent onze textes sources ; c’est l’occasion de donner la parole aux acteurs – pour la plupart des compositeurs – de la musique de film suisse. On peut alors découvrir quatre textes en français, dont un d’Arthur Honegger qui appelle, depuis l’année 1931, à un mariage plus profond, plus fusionnel, entre musique et cinéma. Son témoignage, comme ceux d’Alexandre Mitnitsky ou Robert Blum d’ailleurs, nous rappelle que l’accompagnement musical du film tel qu’on le connaît n’a pas toujours été une évidence, que dès ses débuts le « drame cinématographique » bouleversa le travail du musicien. Ainsi, « Un jour, sans doute, la musique inspirera des films, ce qui, après tout, serait moins illogique que le film inspiré par les livres »17, exhorte-t-il, comme pour nous dire que la musique peut trouver un accomplissement dans le cinéma, autant que le cinéma dans la musique. Selon Honegger, le film serait alors le produit d’un choc entre l’imaginaire musical et le réel cinématographique. L’image donne un sens que la musique n’aurait jamais pu obtenir, et elle en est récompensée en décuplant son expressivité. En quelques pages, le compositeur nous replonge dans des réflexions qui pourraient être devenues obsolètes si la recherche en cinéma avait depuis ce temps approfondi ses réflexions et la connaissance de cet objet. Or, si l’on croit avoir fait aujourd’hui le tour de ces questions posées dès les années 1920, la singularité du présent ouvrage consacré à la musique de film nous confronte au constat, un peu amer sans doute, qu’il n’en est rien. La qualité des questionnements amenés par les quelques sources compilées dans la présente anthologie ne peut, à nouveau, qu’encourager à poursuivre ces recherches sur le devenir musical, entamées il y a plus de cent ans avec l’apparition du cinématographe.