La forme de la série de télévision comme contenu sédimenté
Dans sa Théorie esthétique, Adorno parle de la forme de l’œuvre d’art comme « contenu sédimenté »1. Cet article cherche à appliquer ce concept aux séries télévisées, même si Adorno n’eût jamais envisagé de traiter les produits de la Kulturindustrie comme des œuvres d’art. Il est, en effet, difficile d’intégrer les séries télévisées dans les analyses universitaires en raison de leur volume, et du nombre même des épisodes, et le fait que l’intérêt du public, même pour une série à grand succès, s’essouffle rapidement après sa disparition de l’antenne. Rien n’empêche de constituer un canon de grandes séries à la manière des études littéraires ou cinématographiques, même s’il est difficile de circonscrire de manière convaincante une « œuvre » composée de 200 épisodes. Le choix généralement fait par la critique universitaire est de privilégier les séries qui se prêtent au jeu, au prisme d’un rattachement disciplinaire (civilisation américaine, sociologie, cinéma, philosophie, sciences politiques) ; en France, on a presque plus écrit sur The Wire2, série magnifique, mais atypique et mineure en termes d’audience, que sur toutes les autres séries réunies. Cette façon d’aborder les séries n’est pas illégitime en elle-même, mais elle prête le flanc aux accusations d’opportunisme, surtout dans le cas de la philosophie qui se déploie avec un discours tout fait. On s’expose aussi aux travers de l’analyse « culturaliste » où, plutôt que de voir la série comme une construction idéologique, on prétendrait déduire des vérités sur la société américaine à partir de l’un de ses artéfacts.
Réaffirmons-le : la série est une forme consubstantiellement économique et idéologique. Il est néanmoins difficile de maintenir en tension ces trois éléments : forme, idéologie, marchandise. D’expérience, au moins l’un d’entre eux finit par être minoré, et dans mon dernier livre sur les séries, c’est justement l’analyse de la forme de celles-ci qui est la moins développée3. L’option choisie ici, c’est de se focaliser uniquement sur la forme série afin de la prendre en quelque sorte « à rebours ». Ce que je présuppose, c’est que la forme « interne » prise par la série (elle-même une forme) prime à un moment donné sur l’analyse des contenus d’une série particulière (et a fortiori d’un épisode particulier).
La série anthologique ou semi-anthologique
Pendant les années 1950, la sérialité a pris généralement la forme de l’anthologie (même contenu générique, personnages et intrigues différents) ou de la semi-anthologie (un ou plusieurs personnages récurrents, mais intrigues et thèmes très variés). Quant à la première, Stéphane Benassi insiste sur un de ses aspects formels : « L’anthologie se distingue de la collection par le fait que le récit fictionnel à proprement parler est ici ‹ encadré › par une séquence introductive et une séquence conclusive extradiégétique de présentation monologale »4. The Twilight Zone (La Quatrième Dimension)5 et Alfred Hitchcock Presents6 sont les deux exemples les plus célèbres de ce format, qui inclut aussi des captations dramatiques. Christophe Petit explique que, dès 1947, les chaînes américaines proposaient des dramatiques réunies sous un titre générique et diffusées dans le même créneau horaire :
« Si aucun personnage régulier n’apparaît de semaine en semaine, hormis, parfois, un présentateur qui introduit et conclut chaque histoire, certaines de ces anthologies tournent autour d’un thème unique (les grands classiques de la littérature, le policier et plus tard, le fantastique et la science-fiction…), tandis que d’autres puisent aux sources les plus variées […]. La plus célèbre, mais aussi la première des anthologies, The Kraft Television Theater7, avait imposé toutes les règles. Il s’agissait d’adaptations de pièces montées, à l’origine, dans les plus grands théâtres des Etats-Unis et condensées sur une durée n’excédant pas l’heure afin de pouvoir y placer les messages du sponsor. »8
L’existence d’un présentateur a une fonction idéologique claire : d’abord « ancrer » l’émission et « garantir » sa morale, à la manière d’un présentateur du journal télévisé, en protégeant celle-ci contre d’éventuelles « fuites » (surtout dans The Twilight Zone et Alfred Hitchcock Presents où les intrigues sont souvent tordues et perverses) ; ensuite, « marquer » comme il fallait l’émission pour le sponsor unique avant le régime de spots publicitaires groupés vendus à l’avance.
La semi-anthologie recouvre la forme classique de la série où la sérialité se limite à un ou plusieurs personnages récurrents et un même lieu (décors limités). Ceux-ci se conçoivent comme un assemblage d’éléments existant préalablement aux intrigues, diverses et indépendantes les unes des autres. C’est justement cet assemblage minimaliste, cette sérialité limitée qui permettent une grande variété d’adaptations, et ainsi la longévité d’une série. L’assemblage étant stable d’un point de vue idéologique, la tension dramatique vient toujours des « visiteurs » au lieu fixe (ranch, comptoir, ville frontière), des mauvais éléments qui déclenchent invariablement un conflit mettant à l’épreuve l’assemblage. Parlant de la série Bonanza9, qui tourne autour d’un ranch et d’une famille, le critique John Cawelti a dit avec beaucoup de pertinence : « Le ranch des Cartwright est entouré de chicaneries, de violence et de trahison, presque comme l’harmonieuse banlieue de la classe moyenne américaine est menacée par les forces explosives d’une société en expansion. Mais la cohésion, la loyauté mutuelle et les qualités de l’adaptation de la famille Cartwright se révèlent toujours capables de rejeter ou d’émousser le tranchant des forces d’invasion »10. « L’harmonieuse » société résulte de la concentration de gens biens qui respectent dans le fond la morale chrétienne, dans un lieu fixe, circonscrit ; la menace vient de l’extérieur, des passants venus d’un autre Etat, sans qui la vie pourrait filer sans incident.
On voit à l’œuvre ici une conception pulsionnelle de la vie en société qui doit beaucoup à l’influence puritaine : le terreau du désordre, c’est l’incapacité de certains individus à se maîtriser, et non pas les conflits d’intérêts réels entre catégories sociales. Les protagonistes récurrents ont peu ou pas de vie intime ou émotionnelle ; c’est leur boussole morale supérieure qui leur permet de s’immiscer en toute légitimité dans la vie privée des autres, ceux qui s’écartent, pour des raisons maléfiques ou par simple faiblesse, des règles communes de bonne conduite. Cette dialectique entre un lieu fixe (qui devient une ville dans les séries policières, notamment dans Hawaii Five-O où la criminalité provient invariablement des éléments externes à l’île) et un extérieur a connu une variante qui est son image miroir : dans la série Wagon Train11, les personnages récurrents visitent dans chaque épisode un lieu fixe différent, le temps de régler des problèmes entre personnes et de passer leur chemin. Cette variante a été reprise dans les années 1960 par les séries Star Trek12 (dont le titre original pressenti était Wagon Train to the Stars), The Fugitive13 et The Invaders14, modelé sur ce dernier en ce qui concerne sa forme. The Fugitive est un exemple précoce de fiction sérielle à mi-chemin entre série et feuilleton, que Benassi appelle « la série de la quête »15 ; chaque épisode est une histoire bouclée de drames humains résolus, mais les termes de l’assemblage (un médecin fugitif, condamné à mort, pourchassé par la police, et à la recherche du vrai coupable) sont toujours reconduits jusqu’à l’épisode final.
Adorno et les séries télévisées
C’est dans ce contexte qu’il faut aborder l’essai relativement peu connu d’Adorno sur les séries télévisées, « La télévision et les patterns de la culture de masse »16. L’analyse concrète d’Adorno prend appui sur trois exemples concrets dont un seul est identifiable, Dante’s Inferno17 qui se révèle être le premier des huit épisodes (écrits par Blake Edwards) d’un cycle interne de l’anthologie Four Seasons Playhouse diffusée entre 1952-1956 (Adorno ne disant rien à cet égard), et fondé sur le personnage récurrent Willie Dante, ancien gangster réformé et propriétaire d’une boîte de nuit qui abrite un casino illégal secret. Il s’agit donc d’un cycle faiblement sériel à mi-chemin entre l’anthologie et la semi-anthologie, exemple historiquement situé qui influe nécessairement sur les conclusions générales tirées par Adorno. Citons le passage in extenso :
« Quand un spectacle télévisé porte le titre L’Enfer de Dante, quand le premier plan s’ouvre sur une boîte de nuit portant le même nom, et quand nous voyons, assis au bar, un homme à chapeau et, quelques mètres plus loin, une femme à l’air triste, outrageusement maquillée et commandant encore un verre, nous pouvons être presque certains que quelque meurtre va être commis d’ici peu. Cette situation apparemment singulière ne fonctionne à vrai dire que comme un signal qui oriente nos attentes dans une direction bien précise. Si nous n’avions précédemment vu rien d’autre que L’Enfer de Dante, nous n’aurions pas été sûrs de ce qui allait se passer ; mais, en l’occurrence, nous sommes effectivement amenés à comprendre par des artifices à la fois habiles et maladroits que c’est un film policier, que nous sommes en droit de nous attendre à quelques actes de violence sinistres, et probablement affreux et sadiques, à ce que le héros soit sauvé d’une situation de laquelle il ne pouvait guère espérer être sauvé, à ce que la femme assise au bar ne soit sans doute pas la principale criminelle, mais à ce qu’elle soit probablement en train de gâcher sa vie en étant la nana d’un gangster, et ainsi de suite. Ce conditionnement à de tels schémas universels, cependant, ne s’arrête guère au poste de télévision. La manière dont le spectateur est conduit à regarder des détails apparemment quotidiens, comme une boîte de nuit, et à considérer des éléments banals, comme les indices d’un crime possible, l’amène à regarder la vie comme si elle, et les conflits qui la remplissent, pouvaient être compris en ces termes. »18
Exemple typique de ce qui est le plus exaspérant chez Adorno dans ses discussions de la culture populaire : une distance toute mandarinale par rapport à son objet (en cela Adorno, pourfendeur notoire du jazz, récidive) quand on a affaire à quelqu’un qui se permet de discourir sur un médium entier à partir de trois émissions, dont aucune n’est identifiée avec la précision minimale requise. Il va sans dire qu’on ne pourrait pas écrire sur les séries télévisées de cette façon aujourd’hui, alors que le fétichisme général de celles-ci est à son comble. Le descriptif de l’émission en question est vague au point qu’il se confine aux clichés communs à tous les films de gangsters, et à quelques jugements moraux purement subjectifs (« affreux et sadiques ») ; symptomatiquement, Adorno parle d’un « film policier » et non pas d’une dramatique télévisuelle, comme si le nouveau médium n’était pas capable de sécréter une forme particulière. Un visionnement hâtif de quelques épisodes survivants du cycle Dante sur YouTube (hélas pas celui mentionné par Adorno) permet de saisir une spécificité qu’Adorno, faute de vrai engagement empirique, n’a pas pu saisir : l’importance dans la première décennie de la télévision américaine des personnages qui mettent à l’épreuve l’idéologie dominante en matière de comportement, ici manifestement inspiré par Rick Blaine (Humphrey Bogart) dans Casablanca (Michael Curtiz, E.-U., 1942), celui qui se trouve (légèrement) du mauvais côté de la loi, mais qui a bon fond. Ce personnage a été pléthorique (Mr. Lucky, Peter Gunn, Maverick, etc.) dans les fictions télévisées des années 1950 ; cela, plus le lieu fixe stratégique (boîte de nuit, bar, saloon, club de jazz) permettent de situer celles-ci comme des expériences en matière de mœurs, des théâtres moraux qui exploraient des nouvelles normes de comportement pour une société de consommation de masse, le plus souvent à travers le prisme distancié de la ville frontière, ultime lieu simplifié, circonscrit et aménagé. En ce sens, la série classique à l’assemblage minimaliste (une ou deux personnes récurrentes, un seul décor) offre un bon exemple de ce que la théoricienne néoformaliste Caroline Levine, dans un livre important, appelle « l’affordance » (ce qu’une forme est capable d’intégrer en son sein)19.
Adorno met néanmoins le doigt sur la propriété formelle essentielle de la fiction télévisuelle émergente, à savoir la récurrence et les implications de celle-ci pour le réalisme :
« Ce qui importe, ce n’est pas le crime comme expression symbolique de pulsions sexuelles ou agressives, par ailleurs contrôlées, mais c’est la confusion de ce symbolisme avec un réalisme pédant, dans tout ce qui touche à la perception sensorielle directe. […] En fait, le pseudo-réalisme permet l’identification directe et extrêmement primitive, telle qu’elle est atteinte par la culture populaire ; et il donne l’image d’immeubles banals, de chambres, de robes, de visages, comme s’ils étaient la promesse de quelque chose de palpitant et d’excitant, survenant à tout instant. […] La standardisation même, imposée par des cadres de références établis, produit automatiquement nombre de stéréotypes. De même, les techniques de production télévisuelle rendent presque inévitable une certaine stéréotypie. Le peu de temps imparti à l’élaboration des scénarios et l’abondant matériel à produire continuellement induisent certaines formules. »20
Ce qu’Adorno dit ici, c’est que la récurrence inhérente à la forme sérielle entre forcément en tension avec les critères de réalisme en vigueur dans les techniques de production, mises à mal par « le peu de temps imparti » imposé par le principe même de récurrence. Le « pseudo-réalisme » dont il parle est cependant moins l’apanage de décors pauvres (problème bien réel au début de la télévision), que celui d’un irréalisme psychologique résultant de la récurrence de lieux et de personnages (un même type d’énigme criminel affronté par le même personnage semaine après semaine avec le même résultat, d’où stéréotypie psychologique et une certaine prévisibilité quant au déroulement de l’intrigue). La série est formellement condamnée à un irréalisme tant psychologique que social, qui s’accentue au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de sa forme primitive, le feuilleton domestique.
Les segments modulaires
Ce qui compte ici, c’est « l’ancrage » du dispositif que permet la récurrence. Un protagoniste normatif et un lieu « normalement » harmonieux, dérangé par des individus qui mettent à l’épreuve le dispositif : voilà formellement l’expression d’un certain conformisme de comportements et de sens moral avant même qu’un mot soit prononcé. L’ancrage ainsi réalisé rend obligatoire le jugement moral de tous les personnages dépassant un rôle purement fonctionnel. On ignore le for intérieur des « visiteurs » quand ils débarquent ; à la charge de l’intrigue de dévoiler celui-ci à travers des comportements révélateurs ou des dialogues aménagés à cet effet. La seule source de tension interne dans la série western vient du positionnement des habitants de la ville, capables de se fourvoyer et qui ont besoin d’être rappelés à l’ordre par le protagoniste récurrent, jamais pris en défaut et bénéficiant d’une force morale supérieure aux autres. Ce type de série suppose une conception unitaire de la nature humaine, ainsi que la distinction entre le Bien et le Mal, forcément enracinée dans une culture nationale. La récurrence engage des responsabilités ; dans la série, c’est elle qui permet la clôture de l’intrigue, la restauration du statu quo ante afin que la série puisse se reproduire comme si de rien n’était. C’est pour cette raison que le policier, où des cas singuliers côtoient la permanence du crime en milieu urbain, et qui a largement remplacé le western au tout début des années 1970, a été le genre le mieux adapté à la configuration formelle de la série classique. Le prix idéologique était néanmoins élevé : la renonciation de la foi en la bonté du peuple, et un pessimisme à cet égard qui devait se radicaliser dans les années suivantes.
Dans les années 1960 s’est produite une évolution formelle dans la série classique : le découpage de l’intrigue de chaque épisode en segments modulaires, des séquences non linéaires pouvant accommoder des ruptures de ton. Certains de ses segments sont détachables de l’intrigue et n’influent pas sur elle. Un mémorandum pour scénaristes de la quatrième (et dernière) saison (1967-1968) de la série d’espionnage The Man from UNCLE21 a précisé : « Il faut bien comprendre qu’à aucun moment l’humour ne devrait gêner l’intrigue ou annuler le suspense… [Les intrigues] doivent être crédibles, conséquentes, glamoureuses, sophistiquées, avec un rythme rapide, pleines de surprises et entrelacées d’humour… [Les protagonistes] ne devraient jamais plaisanter alors qu’ils sont en danger »22. Le non-mélange entre suspense et humour devient un impératif. Dans ce cas, comme dans la série britannique The Avengers (Chapeau melon et bottes de cuir)23 et la série américaine Mission : Impossible24, l’absence de dimension psychologique et l’artificialité patente des intrigues étaient une tentative de contourner les limites du réalisme qu’implique la suspension du temps dans la série classique.
L’organisation en segments modulaires permet en premier lieu la séparation entre « le siège », sorte de sanctuaire où les personnages récurrents peuvent exister pour eux-mêmes (poses, bavardages, plaisanteries, etc.), et « le monde socio-(géo-)politique » où ils doivent se comporter en agent qui démontre les valeurs et les compétences affirmées « sans opposition » au « siège », véritable point d’ancrage idéologique. Le mot opératoire ici est « agent », où les actions d’un individu rejoignent le destin historique d’un système-monde ; c’est cela l’irréalisme « magique » des séries d’espionnage des années 1960. Cette structure formelle implique que les personnages récurrents soient porteurs d’un projet social positif qui donne du sens à leurs agissements dans le monde, en commençant par la légitimation du recours à la violence. Une fois que la poussière des années 1960 s’est tassée, c’est cette dernière qui se révèle le souci principal et explique la domination du genre policier dans un contexte de crime endémique.
L’émergence de la « série feuilletonnante »
Les segments modulaires ont assumé une autre fonction dans les années 1980. La série Hill Street Blues25 marque l’émergence de la série feuilletonnante, synthèse instable entre la série à épisodes autonomes et le feuilleton. Une des réponses formelles explorées dans les années 1970 est le tandem ou « couple » de deux policiers, partenaires, mais de personnalités radicalement différentes, voire opposées ; on pourrait citer à cet égard Starsky & Hutch26 et Miami Vice27. Une autre solution est l’équipe diverse et multiethnique de Hawaii, Police d’Etat jusqu’au récent CSI (Les Experts)28. Dans les deux cas, l’accent est placé davantage sur le côté « humain » du travail policier, où l’intervention dans la vie privée des autres est l’occasion de démontrer une sensibilité et une connaissance supérieure du réel, ce qui mène souvent à des conflits avec la hiérarchie dépourvue de ces qualités. Incapable d’un traitement « réaliste » du crime (qui eût comporté une dimension sociologique), et incapable d’être porteuse d’un projet positif, la série policière se réfugie dans une forme de pseudo-réalisme psychologique qui atténue les effets de la récurrence « sans histoire » : ainsi, des scènes répétitives d’interactions entre collègues où la personnalité de chacun peut s’exprimer priment sur les intrigues. Il faut mentionner aussi Magnum, P.I.29 qui, bien que respectant le format en épisodes autonomes de la série classique, introduit ce que Horace Newcombe appelle « la narration cumulative »30, où des éléments du passé du personnage principal évoqués dans un épisode refont surface dans un autre. Mais c’est dans Hill Street Blues31, prolongé par NYPD Blue32, que ces innovations s’agrègent sous une forme hybride, à la fois série, feuilleton, sitcom et soap opera. La possibilité de mener trois intrigues en même temps, sans l’obligation de les faire aboutir dans le temps d’un épisode, permet davantage de rythme, mais en payant toutefois le prix idéologique : l’intégration des problèmes personnels des policiers, puisant dans des thèmes propres au soap opera, empêche ceux-ci de jouer les héros masculins porteurs d’un projet social positif.
Dans X-Files33, la logique d’une narration cumulative trouve sa traduction formelle aboutie : des épisodes autonomes à la manière de la série classique, et des épisodes espacés qui reprennent la grande mythologie de la série, à savoir une conspiration liant les autorités à des extraterrestres. Il s’agit ici de projeter les nécessaires séquences « ralentisseuses » au sein d’un épisode autonome, passablement artificielles, à la saison entière d’une série, afin que le mouvement narratif n’arrive pas trop rapidement à son aboutissement. A cette fin, X-Files a été l’une des premières séries à expérimenter l’arc narratif où des éléments d’une grande narration reviennent régulièrement au cours de la saison. D’autres séries ont davantage mis en feuilleton l’arc narratif avec des bouts d’intrigue qui sont repris de manière espacée ; cela est même devenu le format standard.
Mais c’est dans 2434 que la « feuilletonisation » est poussée à l’extrême : soit une saison de vingt-quatre épisodes où chaque épisode représente une heure en temps réel (moins les pauses publicitaires). Chaque saison constitue en effet une seule intrigue en continu, découpée en vingt-quatre parties. Notoirement, le fils directeur d’un complot pour assassiner le candidat Palmer lors des primaires californiennes a tourné court, obligeant les scénaristes à trouver d’autres rebondissements pour tenir la distance (par exemple, Kim Bauer s’échappe et est enlevée une deuxième fois), et établissant le format d’intrigues à double ou à triple détente, sans réussir à éliminer toutefois des passages à vide au milieu des saisons suivantes. A partir de la septième saison (2008), les scénaristes ont inventé des arcs à relais (la formule dite 4-5-3-5-3-4), où le bâton narratif est passé à un autre méchant après 4, puis 5, puis 3 épisodes, etc.35
Alors que la série classique à épisodes autonomes semble idéalement adaptée au héros masculin (seul ou avec partenaires) intervenant dans la vie des autres et démontrant sa maîtrise de la situation, la série feuilletonnante ne peut fonctionner sans que celui-ci n’expose à son tour sa vie privée qui, pour être crédible sur le plan dramatique, doit dévoiler ses faiblesses, blessures, doutes. Tara McPherson a caractérisé 24 comme un techno-soap « qui rassemble des éléments du soap opera, du reality show et de la dramatique ‹ sérieuse › au sein d’une structure formelle mettant en avant l’innovation technologique »36. Les innovations formelles (split-screen, horloge numérique) de la série 24 heures chrono serviraient par-dessus tout à « remasculiniser » le feuilleton ouvert, forme qui oblige le héros Bauer à courir après son affaire dans un état d’impuissance relative, ce qui accentue sa passivité, sa non-maîtrise ; il s’en sort chaque fois (et le monde avec) in extremis et brillamment. L’un des producteurs, Robert Cochran, a commencé sa carrière comme scénariste du soap Falcon Crest37, mais estime, défensivement, que « ce que les soaps n’ont pas, c’est la continuité temporelle ; en ce sens, 24 est unique »38. Autrement dit, si on enlève la stricte continuité temporelle (expérience extrême et unique), rien (ou pas grand-chose) ne distingue la série feuilletonnante du soap sur le plan formel, si ce n’est la difficulté de se reproduire au-delà de cinq ou six saisons.
La série feuilletonnante domine actuellement la fiction télévisée, mais avec de grandes variations internes ; cette forme « bâtarde » peut incliner vers la série classique avec des éléments feuilletonnants plus ou moins importants (des arcs narratifs éloignés ou relativement rapprochés), ou vers le feuilleton avec une continuité plus ou moins soutenue (avec sensiblement moins d’épisodes par saison que l’emblématique 24 heures chrono). Schématiquement – car il y a des exceptions comme Lost39 –, on pourrait dire que ce premier cas de figure, plus formulaïque, est plutôt présent sur les chaînes hertziennes américaines qui visent un public de masse, et le deuxième sur les chaînes de câble comme HBO (public dit de « niche »). Avec l’émergence des plateformes de vidéo à la demande, qui tendent à remplacer des chaînes à programmation, et qui sont elles-mêmes productrices, c’est ce deuxième versant de la série feuilletonnante qui devrait l’emporter. Disponibles à l’avance en saisons entières, la série devient de fait un extra-long métrage, chaque saison prenant la forme d’un film unitaire découpé en une dizaine de parties ; elle se propose au même titre qu’un film. Désormais, l’idée de produire des centaines d’épisodes à partir d’un même assemblage, destiné à occuper l’antenne pendant des années et des années en cas de succès, n’est plus pertinente.
Force est de constater que la série classique a été emportée par l’artificialité pointée à l’époque par Adorno, non pas en raison des développements techniques, mais pour des raisons idéologiques. Déjà dans les années 1980, Miami Vice met à mal la série classique avec la passivité de son propos ; l’impossibilité de la lutte contre le vice (drogue, sexe, finance) amène les deux flics principaux à prendre la pose romantique sur fond de ralentis esthétisants, qui ont fini par peser40. Le souci du réalisme, essentiel à la série classique, n’opère plus : comment jouer le rôle de flics undercover dans le monde de la pègre, semaine après semaine, dans une ville quand même restreinte comme Miami, en restant crédible ? Dépités, les flics eux-mêmes reconnaissent que leurs actions sont futiles, ce qui les condamne à faire du surplace, à prendre la pose lors des séquences musicales qui meublent les épisodes aux intrigues plutôt squelettiques. Dans les trois franchises des Experts, qui recourent aussi aux arcs narratifs, il faudra deux ou trois intrigues en parallèle pour boucler un épisode. Encore une fois, cela est fonction de la passivité de la série, les protagonistes faisant valoir leurs compétences professionnelles sur les morts, après coup, sans prétendre agir sur une société livrée au vice ; à ce titre, on ne s’intéresse pas à la dimension humaine ou sociale de l’acte criminel.
C’est donc le feuilleton « raisonné » (encadré par la notion de saison), expérimenté par les chaînes câblées dans les années 2000, qui s’avère être la forme la mieux adaptée pour exprimer cette passivité essentielle, où les protagonistes sont emportés par une situation qu’ils ne maîtrisent pas, typiquement une fuite en avant. L’organisation en saisons, qui permet des résolutions partielles, ou des changements de direction, sert surtout à maintenir la tension, traditionnellement de très basse intensité dans le feuilleton ouvert (soap opera), rythmé par la vie quotidienne. Une innovation au sein de la série feuilletonnante, le reboot, où les prémisses de l’assemblage peuvent changer d’une saison à l’autre, tout en conservant les mêmes personnages, est apportée par le producteur J. J. Abrams dans les séries Alias41, Lost42, et surtout Fringe43. Une autre innovation, créée par 24 heures chrono, est l’extrême indétermination des personnages ; ceux-ci peuvent trahir ou subir une mort violente à n’importe quel moment, d’où l’importance structurelle du grand réservoir de personnages dans Game of Thrones44 qui en compte 257 dans la saison 3.
Finalement, il ne faut jamais perdre de vue le fait que la raison d’être de la sérialité, que ce soit sous sa forme de série ou de feuilleton, est historiquement liée aux impératifs commerciaux ; non seulement celle-ci permet de stabiliser l’audience et de vendre des espaces publicitaires à l’avance, mais aussi de générer des nouveaux contenus régulièrement, avec un minimum d’investissement à risque. En ce sens, l’assemblage d’une série (personnages, situations), immanent, joue le rôle d’une « machine » génératrice de récits ; en quelque sorte, on pourrait parler de « capital fixe symbolique ». Dans le cas de la série classique, plus l’assemblage matérialise directement un projet précis (comme dans une minisérie, même prolongée), plus la série est statique, convaincante en ses propres termes, mais ne disposant pas de beaucoup de marge de manœuvre narrative ; a contrario, un assemblage trop lâche, à même d’accueillir un maximum de développements narratifs, peine à se démarquer de ses concurrents. La série classique était condamnée à trouver un équilibre entre ces deux pôles. Dans les années 1950-1960, on pouvait se contenter des assemblages minimes dans les séries westerns, contes de moralité atemporels, qui prennent place dans une société marquée par la croissance régulière et assurée ; le rythme de la sérialité, hebdomadaire ou quotidien, témoigne d’une vie faite d’habitudes stables.
L’avenir de la forme série
Que signifie le passage à la série feuilletonnante ? A tout le moins, une évolution dans le contexte social (y compris les modes de réception) qui a assuré le succès de la série classique. Evitons tout de même des explications sociologiques ou économistes trop simples ; préférons une explication qui passe par la médiation idéologique. De toute évidence, l’assemblage simple à même d’accueillir des intrigues à la fois variées et finalisées n’opère plus à partir des années 1990, qui voient la consécration de séries « décentrées » à personnages multiples. Première remarque : les personnages multiples, représentant des opinions et des approches très diverses face aux problèmes sociaux, permettent de limiter les dégâts d’une passivité de fait, d’une absence de projet social à défendre. Deuxième remarque : en eux-mêmes, les personnages multiples déplacent le centre de la gravité de la narration vers les relations personnelles au détriment du « social », ouvrant de fait la forme série à celle du feuilleton. Troisième remarque : la forme feuilletonnante introduit des éléments d’instabilité dans une série, condamnée à lutter contre sa propre entropie dès le départ. Bref, l’assemblage ne peut que se dégrader ; c’est une forme qui correspond à une société vue en ces termes.
Programmée d’une manière régulière (généralement hebdomadaire), la série classique n’émerge que tardivement, d’abord à la radio, puis à la télévision où elle s’impose dès les débuts de celle-ci. Il s’agit de réinvestir l’assemblage de manière cumulative, semaine après semaine (croissance simple). La fin programmée des westerns à partir de 1970 est due, non pas à l’usure de l’audience, mais à une prise de conscience par les annonceurs de l’importance de la « qualité » de celle-ci : plus de jeunes, de femmes et d’habitants de grandes villes. Place alors à une inflation (la série dite « chorale ») dans le nombre de personnages récurrents, reflétant une recherche d’équilibre social « magique » entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux, entre catégories ethniques etc., grâce à un dosage difficile qui demandait de l’expérimentation et de la surproduction de pilotes. Le problème se pose désormais en termes de mariage difficile entre stéréotypes sociaux, et pseudo-réalisme psychologique, autrement dit de faire exister des personnages en tant que tels, avec un minimum d’imprévisibilité dans les comportements.
Processus continu de création de plus-value, le capitalisme dépend non pas de la croissance simple, mais de la croissance composée, d’où le besoin de se réinvestir de manière exponentielle. Le capital fictif (échange de valeurs n’existant que sur le papier : crédit, dettes, marchés financiers) a toujours existé, mais jamais au point actuel ; il s’agit d’une évolution structurelle du capitalisme dans un stade « financier » où le maintien du système l’oblige à se raconter des histoires (que les gains réalisés dans des opérations spéculatives puissent être tous convertibles un jour dans l’économie réelle)45. C’est là le pendant formel de la série télévisée qui multiplie des personnages (dans un premier temps) et des situations (dans un deuxième) pour en arriver à Game of Thrones avec ses centaines de personnages virtuellement récurrents, et virtuellement liquidables à tout instant. Même dans une série relativement classique comme Person of Interest46, l’algorithme mis en place par le dispositif étatique qui surveille en permanence tous les citoyens (une totalité sociale) ne donne au protagoniste qu’un seul nom (assassin ou victime, on ne le sait pas) à traiter chaque fois, limité à la ville de New York. « Convertibilité » dérisoire qui traduit formellement le décalage entre l’économie « virtuelle » et l’économie « réelle ».
Dans un monde radicalement instable, les actions des uns et des autres sont destinées à créer de nouveaux personnages et de nouvelles situations, là aussi de manière exponentielle. Bizarrement, c’est une forme sérielle venue du fond des âges, la saga, qui se trouve la mieux adaptée à la situation actuelle en termes d’« affordances » (Caroline Levine). Formellement, chaque série est désormais un marché de valeurs spéculatives, où se gèrent en interne des « placements » de personnages et de sous-intrigues, dont la rentabilité s’évalue en cours de route, au point où un personnage jugé en (légère) perte de vitesse peut être sacrifié spectaculairement afin de faire remonter la cote.