« How the West Was Won Again »
Les genres aux croisements du cinéma et des séries télé : l’exemple de Deadwood
Série feuilletonnante couronnée aux Emmy Awards et aux Golden Globes, Deadwood a été diffusée de 2004 à 2006 sur trois saisons, avant de connaître une fin abrupte. Considérée comme « un des programmes pionniers de la politique de séries originales mises en œuvre par HBO »1, elle se présente comme un western inspiré d’événements et de personnages réels. Son univers diégétique respecte certains critères à la fois au niveau spatiotemporel (l’action est située dans le Dakota du Sud, au-delà de la frontière américaine, entre 1876 et 1877) et thématique (la conquête de l’Ouest et l’expansion de la Confédération). Deadwood est une des rares séries télévisées référées au western apparues récemment sur le petit écran2, actualisant un genre qui a occupé une place prépondérante à la télévision durant les années 1950, comme le prouvent les cent vingt westerns diffusés sur les networks américains3. Au cours des années 1970, le western télévisuel s’essouffle cependant rapidement, avant de tomber définitivement en désuétude dans les années 19804. Comment, dès lors, comprendre le succès de Deadwood, une série qui s’inscrit dans un genre qui a longtemps été considéré comme « mort » ?
Le présent article propose de considérer cette œuvre fictionnelle avant tout comme le produit de son contexte institutionnel. A travers des éléments textuels et paratextuels, Deadwood s’affiche comme un programme qui se conforme pleinement à tout ce que les (télé)spectateurs contemporains sont invités à attendre d’une production HBO. Suite au succès de séries telles que The Sopranos5 et The Wire6, la chaîne câblée se présente comme étant le lieu de « transgression »7 des codes génériques associés à la culture américaine. Simultanément, la réinvention des genres comme indicatrice de « qualité » constitue un topos dans les discours qui participent à construire le « troisième âge d’or de la télévision »8. Il s’agit là d’un argument parmi d’autres9 qui vise à rattacher le concept de « télévision de qualité » à une certaine supériorité esthétique propre aux fictions sérielles contemporaines. Ce statut d’excellence permettrait à la fois de distinguer la Quality TV des programmes d’antan, produits pour et diffusés sur les networks traditionnels, et de la rapprocher du cinéma, une forme d’expression légitimée depuis longtemps.
A travers une analyse historique du western télévisuel, nous souhaitons interroger de manière plus générale l’articulation entre les concepts de « genre » et de « qualité », le but consistant à historiciser mais aussi à nuancer les discours qui mettent en évidence la déconstruction des codes génériques compris comme marque distinctive de la Quality TV des années 2000. Centrée sur la question des conventions génériques, cette analyse ne s’appuiera pas exclusivement sur des éléments textuels car il semble nécessaire de contextualiser les séries afin de mettre en regard leur production avec leur réception. Le genre sera surtout envisagé dans sa fonction communicationnelle, en tant qu’acte discursif à valeur sociale et idéologique10. Nous considérerons la reformulation générique opérée par des séries comme Deadwood non seulement comme un choix esthétique, mais également – et peut-être surtout – comme une stratégie afférente aux relations historiques entre cinéma et télévision. Il s’agira donc d’interroger les déterminations institutionnelles qui influent sur les modalités de (re)configuration des genres par les séries télévisées et qui ont rendu possible la réussite d’un western, tel que Deadwood, à l’orée du xxie siècle (fig. 1).
La dialectique entre différenciation et rapprochement et ses résurgences dans les années 2000
Suite au lancement de productions de séries originales, les chaînes câblées américaines (HBO, FX, AMC, Showtime et, plus récemment, Netflix11) se sont vite imposées comme des instances majeures du divertissement audiovisuel. Ces séries vont donner lieu à de nombreux discours critiques qui, à leur tour, contribuent à ériger la fiction télévisuelle des années 2000 en un véritable phénomène culturel. Dans un but de légitimation, ces discours introduisent de nouvelles catégories de pensée ou mobilisent des concepts datés en les remplissant d’un sens nouveau, et ce afin de répondre à un défi théorique et historiographique, voire épistémologique : comment parler aujourd’hui des séries télévisées, une forme culturelle qui exige d’être appréhendée dans son renouvellement esthétique et à l’intérieur d’un paysage médiatique en continuelle mutation ?
Affectant à la fois la production et la réception des programmes (introduction de nouveaux dispositifs de tournage, élaboration de réseaux alternatifs de diffusion, prolifération des supports de visionnage), une série de transformations économiques, législatives et technologiques ont profondément modifié le cadre d’intelligibilité de l’objet « télévision ». C’est précisément dans ce contexte sous tension, marqué par les efforts des instances de production et de réception visant à configurer un nouvel espace de savoir, que le syntagme « Quality TV » a ré-émergé ; employé de manière discontinue depuis les années 1950, il revient en force à la fin des années 1990 afin de désigner, dans un premier temps, les productions originales de HBO, pour ensuite s’étendre à d’autres chaînes de télévision à péage12.
Qu’ils proviennent des sphères de la production ou de la diffusion, des critiques, des théoriciens ou des consommateurs eux-mêmes, les discours autour de la Quality TV relèvent d’un réseau complexe de relations (économiques, communicationnelles, idéologiques) duquel découle une grande diversité des définitions, souvent incompatibles, au point qu’il serait envisageable de parler plutôt de télévisions de qualité. Toutefois, la tendance dominante, exemplifiée par le slogan « It’s not TV, It’s HBO », met l’accent sur la dimension esthétique des séries contemporaines marquées notamment par des processus de réappropriation et de réinvention de codes génériques préétablis. Selon Robert J. Thompson, la Quality TV se fonde, parmi d’autres critères, sur « la création d’un nouveau genre à travers la recombinaison d’autres, déjà établis »13, tandis que McCabe et Akass affirment que « les séries originales de HBO ont besoin de règles qui régissent les genres pour mieux imposer leur spécificité »14. La dimension réflexive induite par les références à des genres préétablis permet plus précisément de conférer une légitimation socioculturelle à la fiction télévisuelle. Or, puiser dans des genres institutionnalisés pour gagner en « qualité » est loin d’être une stratégie nouvelle. Rappelons qu’à ses débuts, la télévision américaine se tourne vers le théâtre comme étant le plus à même de concourir à la respectabilité du nouveau médium15. De même, dans les années 2000, les séries télévisées cherchent leur reconnaissance artistique ailleurs, plutôt que dans leur propre histoire. Comme le souligne Brett Martin, « [a]ucun autre média ne présente une telle tendance à l’aversion de soi »16. Ainsi, si HBO is not TV, la chaîne semble revendiquer pour ses séries une affinité artistique avec la tradition filmique, notamment par le truchement de conventions de genres cinématographiques.
En effet, il est impossible de dissocier les pratiques de réappropriation générique élaborées par la Quality TV de la prétention à une certaine « cinématisation »17 des séries contemporaines. D’après Jane Feuer, « le fait de se distancier de la télévision repose sur la revendication d’être autre chose : à savoir, cinéma d’auteur [Ndtr : art cinema] ou théâtre moderniste »18. Dans son étude du nouveau style HBO, Hélène Monnet-Cantagrel met en exergue leur « esthétique cinématographique », alors que Josef Adalian parle, quant à lui, de « movie-ization » du petit écran19. Depuis quelques années, les chaînes câblées s’efforcent, grâce à leurs campagnes publicitaires, de définir leurs programmes par opposition au modèle de la fiction télévisuelle associé aux réseaux traditionnels (les networks). Pour que HBO puisse se définir comme « Not TV », il faut s’appuyer sur des valeurs largement partagées qui connotent la « télévision » : à savoir un divertissement de moindre qualité, en comparaison notamment avec le cinéma. Mais, comme le rappelle François Jost, « toute définition de la qualité est normative »20 ; elle n’est qu’une construction historique investie d’une fonction stratégique particulière.
Ainsi, dans les années 1950, le pôle d’exhibition de l’industrie cinématographique, désormais dissocié de la sphère de production (c’est-à-dire des studios qui, eux, en revanche, adoptent très tôt une stratégie d’intégration médiatique), développe une campagne agressive communiquant le message d’une différenciation qualitative des produits offerts par les deux médias21. Il faut de surcroît rappeler qu’à leurs débuts, les séries télévisées sont perçues comme un produit offert gratuitement aux téléspectateurs, les networks dépendant de sponsors pour financer leur production et diffusion. Par contraste, le visionnement des films sortis en salles dépend directement de la volonté des consommateurs de payer leur entrée. Des paramètres économiques conditionnent donc les discours sur la télévision, la comparaison avec le cinéma faisant pleinement partie de la construction des séries télévisées comme produit culturel. Si pendant longtemps cette comparaison s’est faite au détriment de la télévision considérée comme une forme d’expression inférieure, depuis l’avènement de la Quality TV des années 2000, on observe un mouvement inverse qui consiste à considérer les séries télévisées comme supérieures aux films de cinéma. Ainsi, les syntagmes utilisés pour qualifier les unes et les autres sont représentatifs de stratégies discursives qui visent tantôt la différenciation, tantôt le rapprochement des deux médias.
Effectivement, de 1950 à nos jours, l’industrie télévisuelle a beaucoup changé : le système des chaînes premium et l’ouverture au marché du DVD ont institué une relation économique immédiate entre les séries et leur public. Dans ce contexte, le transfert de qualité visé par la « cinématisation » de ces programmes fonctionne comme un argument – parmi d’autres – appelé à convaincre le spectateur de payer l’abonnement mensuel ou d’acheter la collection intégrale d’une série. Eu égard aux reconfigurations récentes du marché de l’audiovisuel, le concept de « qualité » s’avère particulièrement profitable, notamment en vertu de sa capacité à contaminer les consommateurs de sa force évaluative. En se dissociant de la télévision « standard », HBO et les autres chaînes câblées flattent leurs abonnés, leur procurant le sentiment de faire partie d’une élite culturelle : une « télévision de qualité » pour des « téléspectateurs de qualité »22. Plusieurs stratégies sont mises en œuvre pour créer et promouvoir l’idée d’un public de niche, à commencer par le recours aux genres cinématographiques établis de longue date. Au-delà des références cinéphiliques, les séries télévisées contemporaines puisent dans un héritage culturel et se bâtissent sur un savoir intertextuel qui rehausse le statut du spectateur. De la sorte, elles exploitent une fonction psychosociale des genres – entendus comme conventions ou accord implicite entre le pôle de la production et celui de la réception – en mobilisant le savoir qu’ils représentent. Selon Raphaëlle Moine, « en offrant une mise en scène du système des valeurs d’une société, codifiée dans des règles et des fonctions connues de tous, [le genre] aide les spectateurs à se reconnaître comme des membres de cette société »23.
D’un média à l’autre : le système des genres aux débuts de la fiction télévisuelle et le cas exemplaire du Western
Truffées de références destinées à être appréciées par un public cultivé, les séries américaines contemporaines participent d’une conception élitiste des genres, lesquels par ailleurs contribuent à valoriser le patrimoine culturel national. En effet, la télévision à péage fait aujourd’hui appel à des genres associés au cinéma américain : films de gangster (de The Sopranos à Boardwalk Empire), detective films (de The Wire à True Detective) et western (Deadwood)24. Si les genres sont actuellement mobilisés pour leur plus-value culturelle et artistique, cette pratique n’a plus les mêmes finalités que dans les années 1950. A cette époque, le recours au système des genres constitue d’abord une stratégie mise au service d’une rationalisation de la production au sein d’un marché médiatique bouleversé.
La répartition systématique des films en genres est en effet historiquement liée au fonctionnement économique du cinéma classique hollywoodien dont la logique industrielle vise à standardiser la production et à minimiser les risques financiers. A la fin des années 1940, le « décret Paramount » et le démantèlement du système d’intégration verticale obligent les studios à modifier les modes de production. Ayant perdu le contrôle de l’exploitation de leurs propres films, ils ne trouvent désormais aucun intérêt à fabriquer en masse de films de genre. La nouvelle réalité de l’industrie hollywoodienne favorise du même coup la réalisation de « blockbusters », à savoir des spectacles à gros budgets, produits indépendamment et dont le financement promet des succès jusqu’à lors impensables. Ces films représentent cependant des risques considérables, sans compter que les studios, ayant perdu le contrôle des salles, ne peuvent espérer qu’une rentabilité tardive. Afin de survivre sur un marché très concurrentiel, ils optent pour la stratégie d’intégration médiatique qui permet leur entrée en scène dans l’industrie télévisuelle : la production de séries originales offre alors l’opportunité d’une rationalisation de la politique d’investissements, en exploitant un territoire vierge, avec un savoir-faire, un mode d’organisation et une infrastructure à leur disposition.
Ainsi, la fabrication à la chaîne de films de genre, majoritairement abandonnée dans la production cinématographique, est reprise avec quelques années de retard à la télévision. Au courant de l’année 1955, Warner et ABC (un des trois principaux networks de la télévision américaine, à l’instar de NBC et CBS) arrivent au terme de leurs longues négociations avec un accord spécifiant que les programmes fournis par le studio seront divisés en quatre genres : « romantic-intrigue », « mystery », « western » et « teenage comedy »25. Il s’agit d’un choix stratégique qui garantit au studio une entrée en douceur vers un média et un public nouveaux, grâce à la mise en œuvre de contrats de lecture stables et facilement reconnaissables26. En capitalisant sur la familiarité du public avec les genres filmiques, les studios cherchent également à construire un « téléspectateur » appréhendé comme une entité subjective prévisible dans ses goûts et rentable dans ses potentialités de consommateur. La domination du western dans la deuxième moitié des années 1950 – il occupe un tiers de prime time, tous networks confondus – illustre donc la tendance de l’industrie cinématographique à s’imposer dans cette terra incognita à travers un produit familier et emblématique de l’histoire du cinéma américain, jouissant, toujours à l’époque, d’une grande popularité27.
Afin de mieux saisir le caractère dynamique et contingent des liens qui s’établissent entre le système des genres et la Quality TV, nous proposons de revenir sur l’arrivée du western à la télévision. Le concept de qualité, entendu comme construction discursive, relève de la configuration, toujours instable, des rapports de force entre les différents acteurs impliqués dans les industries cinématographique et télévisuelle. Vue sous cet angle, la conception – d’ailleurs largement répandue jusqu’à nos jours – selon laquelle la facture visuelle propre aux westerns est par essence incompatible aux formats imposés par le petit écran, se révèle être une stratégie, parmi d’autres, de différenciation, à savoir de construction de la fiction télévisuelle comme spectacle de « moindre qualité ». En effet, l’imagerie spectaculaire en tant que trait stylistique définitoire du western (prédominance des plans généraux, tournage en décor réel, scénographie épique) tient plus de l’imaginaire entourant le genre que de la réalité esthétique de sa production filmique. La vaste majorité des westerns qui sortent en salles jusque dans les années 1950 sont des films de série B : bon marché, produits en masse, caractérisés par une « pauvreté » stylistique typique des longs-métrages à faible budget, ils sont, en outre, très souvent organisés en séries, donnant l’occasion aux acteurs de jouer à plusieurs reprises les mêmes personnages. C’est avec ce type de production que le western fait son entrée sur le marché télévisuel. Les studios peuvent de la sorte profiter de leurs infrastructures, peut-être davantage que d’autres genres, pour produire des nouveaux épisodes à un rythme élevé, tandis que les networks exploitent l’idée des « espaces ouverts » (à savoir l’imagerie traditionnelle du western) afin de promouvoir ces séries comme une alternative aux singles plays, genre télévisuel déjà établi. Par conséquent, les premières séries western, telles Cheyenne28, Gunsmoke29 (fig. 2) et Maverick30, sont fabriquées à l’image des b-movies qui inondent les salles durant l’âge d’or des studios hollywoodiens. La mise en place du cadre générique s’effectue alors à un niveau sémantique élémentaire (type de personnages, costumes, décor, espace et temps diégétiques) dont l’« adaptation » aux particularités du nouveau médium ne pose a priori aucun problème31.
Comme évoqué plus haut, les studios se mettent à produire des séries de genre afin de soutenir financièrement leur production filmique, désormais centrée sur de longs-métrages à gros budget. Cette période voit l’émergence du syntagme « adult western » conçu comme un indicateur de qualité, voire de différenciation qualitative entre cinéma et télévision. Il est alors employé pour décrire de grosses productions telles que Le Train sifflera trois fois (High Noon, Fred Zinnemann, Etats-Unis, 1952), L’Homme des vallées perdues (Shane, George Stevens, E.-U., 1953) ou La Prisonnière du désert (The Searchers, John Ford, E.-U., 1956). Immédiatement réappropriée par les critiques et les spectateurs, cette étiquette est essentialisée pour devenir un sous-genre, synonyme de films adoptant une posture réflexive vis-à-vis des codes génériques, reposant sur des personnages à la psychologie complexe et contenant des allusions à l’actualité sociopolitique32.
De leur côté, les networks s’appuient sur leurs accords avec les studios afin d’attirer des sponsors. Avant même la diffusion des premiers épisodes, des annonces publicitaires s’efforcent de rapprocher les séries de la tradition filmique – en employant des slogans qui ne sont pas sans rappeler les discours contemporains de « cinématisation » des productions originales des chaînes câblées – et ce afin d’exploiter le capital culturel associé à Hollywood33. Néanmoins, quand Cheyenne et les autres séries produites par Warner rencontrent enfin le public américain, les résultats déçoivent. Ces programmes sont reçus par les critiques et les téléspectateurs comme une reproduction stérile des stéréotypes des films de série B ; leurs intrigues manichéennes, basées sur une succession de scènes d’action, semblent bien maigres comparées aux structures narratives complexes introduites par les westerns de série A. Le 23 septembre 1955, le président d’ABC, Robert Kintner, écrit à Jack Warner : « King’s Row et Cheyenne sont d’une qualité nettement inférieure à celle de la plupart des autres programmes offerts par la télévision »34. Les networks et leurs sponsors aspirent à des séries qui seraient en mesure de transporter la « grandeur » du spectacle hollywoodien sur le petit écran. Une des stratégies adoptées pour répondre à ces ambitions consiste à inviter des stars de cinéma en espérant que leurs brèves apparitions légitiment les séries. Ainsi, le pilote de Gunsmoke s’ouvre sur un plan de John Wayne qui, regard caméra, invite les téléspectateurs à suivre cette nouvelle série en la qualifiant, de manière paradoxale mais significative, d’« adult western », à savoir l’étiquette que Hollywood a élaboré pour différencier ses films des séries du même genre35 (fig. 3).
Ce détour par l’histoire du western télévisuel nous permet de mieux mesurer l’influence du contexte institutionnel sur la pratique de réappropriation des genres cinématographiques par les séries. Les négociations entre les différents acteurs du marché, destinées à construire des espaces de réception au service d’intérêts divergents, ont fourni aux historiens les fondements pour un découpage de l’histoire de la fiction télévisuelle en séquences distinctes, à savoir les différents « âges d’or ». Or, il ne faut pas sous-estimer le caractère dynamique des relations développées entre les sphères de la production et de la réception, comme l’illustre le syntagme d’« adult western » qui révèle que le public jouit d’une certaine marge de manœuvre lui permettant d’influer à son tour sur la politique de fabrication de programmes et de leurs codes génériques36. En effet, même si une analyse historique plus approfondie serait nécessaire afin d’expliquer le déclin du western télévisuel à partir de la deuxième moitié des années 196037, on ne saurait dissocier complètement cette évolution des transformations qui surviennent pendant la même période dans le domaine des sondages sur les préférences du public : ce n’est plus seulement la quantité de téléspectateurs qui importe, mais également sa corrélation avec des facteurs qualitatifs. L’étiquette de « qualité » est accordée aux programmes susceptibles d’attirer une population jeune, urbaine et de classe moyenne, autrement dit des consommateurs actifs38. Le western, genre de prédilection des spectateurs d’« âge avancé » d’après ces mêmes sondages, ne semble alors plus profitable pour les networks dont le financement dépend de la prévente des tranches horaires aux agences publicitaires.
Deadwood : entre le modèle du Nouvel Hollywood et les stratégies de rupture
Même si le déclin au cinéma et à la télévision du western à partir des années 1970 constitue, en termes quantitatifs, un fait indéniable, il va vite acquérir une dimension mythique, voire paradigmatique, notamment grâce aux approches textuelles et esthétiques peu sensibles aux discontinuités historiques39. En effet, le principe de l’évolution linéaire découle de la place éminente occupée par le western au sein de la théorie générale des genres qui émerge dans les années 1970 – tout comme d’ailleurs celle du rôle primordial joué par les motifs iconographiques dans l’identification des genres40. Or, ces derniers gagnent à être étudiés comme des phénomènes pluriels et hétérogènes car, outre leur fonction classificatoire, ils constituent des conventions socioculturelles. A chaque époque, les contextes historique et institutionnel structurent la production artistique ainsi que l’activité spectatorielle et, par extension, déterminent notre conception des genres. C’est pourquoi une analyse strictement esthétique ne saurait éclairer la tendance des séries télévisées contemporaines à revivifier des genres « moribonds ».
En se constituant en tant que « lieu » de réinvention des codes génériques, HBO est une maison de production qui permet la création d’une œuvre comme Deadwood, laquelle offre au western la possibilité de renaître de ses cendres. Dans cette perspective, on peut interpréter les stratégies d’adhésion de cette série à la Quality TV des années 2000 en les référant aux tensions existantes entre cinéma et télévision (entendus ici comme des constructions discursives) et présentées plus haut sous la forme d’une dialectique entre rapprochement et différenciation. Si Deadwood affiche son identité générique afin notamment d’affirmer son affiliation à l’histoire et à l’esthétique cinématographiques, la légitimation artistique passe cette fois-ci par un changement de paradigme. Alors que les séries télévisées des années 1950-1960 s’appuyaient sur le système des genres façonné par les studios, les productions originales de HBO et des autres chaînes câblées semblent mobiliser aujourd’hui un modèle différent : celui du Nouvel Hollywood. Traditionnellement employée dans l’historiographie pour désigner un certain nombre de films américains produits entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, cette étiquette définit des œuvres qui se caractérisent par une valorisation de la figure de l’auteur, ainsi que par la transgression systématique des conventions génériques établies par le cinéma classique hollywoodien41.
L’arrivée de la « politique des auteurs » aux Etats-Unis dans les années 196042 impose une relecture de l’histoire du cinéma américain par la création d’un « panthéon » d’auteurs, impensable pendant la période dite « classique » où les réalisateurs étaient considérés comme de simples artisans, un maillon parmi d’autres dans une longue chaîne de production. Un nouveau cadre conceptuel s’instaure progressivement, à savoir une manière différente de penser les œuvres cinématographiques – y compris plusieurs films de genre de série B – comme les produits du génie créatif des artistes. Or, il est significatif de noter que c’est à la même époque que l’étude des genres s’institutionnalise aux Etats-Unis43. Ainsi, les débuts de jeunes réalisateurs, tels que Brian De Palma, Peter Bogdanovich, Robert Altman ou Martin Scorsese – les premiers à bénéficier d’une formation universitaire en histoire et théorie du cinéma –, s’inscrivent dans un contexte particulier (celui du tournant des années 1960 et 1970) marqué par l’oscillation entre la valorisation de la figure d’auteur et la réalité de la production filmique en termes de genre.
Associée depuis longtemps à une approche critique du système des studios conceptualisé comme une industrie culturelle, la notion de genre acquiert une signification nouvelle dans le contexte du Nouvel Hollywood : d’après Douglas Gomery, « la production régulière de films de genre constitue le fondement du succès du ‹ Nouvel Hollywood › »44. La déconstruction et la réinvention des codes génériques apparaît comme une stratégie artistique permettant à une nouvelle génération de cinéastes d’accéder au statut d’auteur. En 1978, la publication d’une première étude du « jeune » cinéma américain, signée par John G. Cawelti45, pose les bases de cette construction discursive qui sera « institutionnalisée » au cours de la deuxième moitié des années 1990, grâce à une prolifération d’articles qui instaurent la reconnaissance de l’auteur et la réinvention des genres en conventions fondamentales du Nouvel Hollywood. Selon les écrits de Patrick Phillips, de Joseph Sartelle ou, encore, de John Hill, la posture réflexive et la pratique du pastiche sont les signes distinctifs de ce mouvement filmique46. Quoique coupable de généralisations qui méritent d’être nuancées, cette production discursive oriente la lecture d’un chapitre particulièrement valorisé du cinéma américain, au moment même où les chaînes câblées se lancent dans la production des séries originales. Plus qu’une coïncidence historique, la théorisation du Nouvel Hollywood fournit un modèle que la nouvelle Quality TV semble s’approprier à des fins de légitimation culturelle (fig. 4).
En premier lieu, HBO met en évidence le concept d’auteur comme l’un des principaux vecteurs de réception de ses productions originales, à l’instar de leur identité générique. Les noms de David Chase (The Sopranos), David Simon (The Wire) et Terrence Winter (Boardwalk Empire), parmi d’autres, gagnent en popularité et la notion de showrunner acquiert, pour la première fois, une place prépondérante dans le champ de la télévision. L’émergence de cette instance individuelle contribue considérablement à légitimer les séries télévisées et à les hisser au rang d’œuvres d’art. Qui plus est, les études télévisuelles adoptent de plus en plus fréquemment des approches esthétiques qui se distinguent des études sociologiques jusque-là dominantes, en s’intéressant au contenu narratif et esthétique des séries. David Milch (fig. 5), le showrunner de Deadwood, occupe une place centrale dans ces études qui mettent en lumière son rôle de scénariste dans le cadre de Hill Street Blues47 et NYPD Blue48, deux séries considérées comme des « précurseurs » ouvrant la voie à la Quality TV des années 200049. C’est à son inspiration créative que la littérature critique et académique rattache systématiquement la qualité esthétique de Deadwood50. De plus, la réception critique interprète souvent le travail de David Milch comme un projet, tout à fait conscient, de déconstruction des mythes fondateurs de la nation américaine et de réinvention des rapports que le genre du western entretient avec l’histoire. Dans un entretien publié lors de la diffusion de la deuxième saison de Deadwood, Milch déplore le fait que le western cinématographique « révèle beaucoup de choses sur l’industrie hollywoodienne, mais absolument rien sur la réalité de l’Ouest au xixe siècle »51. L’enjeu consiste alors à situer Deadwood dans le sillage des succès précédents de HBO, notamment The Sopranos et The Wire, dont la réception critique fait l’éloge en insistant sur leur réalisme et leur souci de « vérité » historique, voire de « vérité » sociologique52. Le dispositif paratextuel qui accompagne la diffusion de Deadwood présente cette série comme une leçon d’histoire destinée à un public prêt à faire face à son passé – un public implicitement considéré comme étant de « qualité ». Les trois documentaires inclus dans le coffret DVD de la série (The Real Deadwood, The Real Deadwood of 1877 et Deadwood Matures53) juxtaposent des entretiens de Milch avec les commentaires des historiens, tels qu’Elizabeth Cook-Lynn et David Wolff, qui corroborent l’authenticité de Deadwood, laquelle contraste fortement avec films et séries westerns d’antan enclins à l’idéalisation. La série elle-même intériorise ce cadre interprétatif et invite à la recevoir comme une œuvre fictionnelle aux dimensions méta-discursives. Deadwood apparaît alors comme un western révisionniste qui vise à dévoiler la réalité de la conquête de l’Ouest, régulièrement dissimulée ou mystifiée par les fictions cinématographiques ou télévisuelles.
Officiellement non existante (on parle de « campement » et pas encore de ville), Deadwood est bâtie par des opportunistes qui s’approprient et colonisent le territoire – très riche en or – au pied de Black Hills, violant ainsi le traité de Fort Laramie signé entre les Etats-Unis et le peuple amérindien. Malgré l’absence des lois, une communauté autogérée se forme rapidement et commence à improviser des institutions, en attendant son annexion – imminente et inéluctable – à la Confédération. La structure narrative s’organise autour des habitants de cette ville, un ensemble des personnages qui « ne sont pas seulement les actants principaux du ou des récits, mais sont aussi les porteurs du point de vue qui donne son sens à l’univers fictionnel »54. Les tensions y sont nombreuses – hiérarchiques, politiques, éthiques ou, même encore, romantiques, les relations entre les membres de cette communauté, mises à l’épreuve d’une période de transition historique, constituant le moteur dramaturgique de la série.
Fondée sur une intégration des codes de genre du western, la dimension réflexive de Deadwood se trouve « diégétisée » par la récurrence de motifs liés à la performance et au spectacle, accentués par la théâtralité du jeu des acteurs. Qu’il s’agisse d’Al Swearengen, Calamity Jane, E.B. Farnum ou encore de Whitney Ellsworth, tous les personnages se mettent à soliloquer fréquemment et à haute voix. Si ces monologues s’inspirent des pièces shakespeariennes, la référence devient encore plus évidente lors de la troisième saison, avec l’arrivée en ville d’une troupe de théâtre dont le directeur cite, peu avant sa mort, Le Roi Lear55. Contribuant à l’hybridité générique de la série56, le motif de la théâtralité souligne en outre le processus de mise en spectacle intrinsèque à toute œuvre de fiction – une manière de rendre explicite la mythologisation à laquelle le genre du western cinématographique et télévisuel a été longtemps soumis. En affichant une distance avec ses prédécesseurs et en jouant sur la théâtralité de certaines situations, Deadwood critique en effet la tendance à naturaliser la réalité historique et politique des Etats-Unis. Selon les propos de David Milch lui-même, les films et séries westerns ont contribué, au fil des années, à consolider les légendes et les mythes de la conquête de l’Ouest, délaissant tout ce qui relevait d’une réalité historique peu flatteuse57. A l’inverse, la série HBO propose une nouvelle version de cet épisode de l’histoire américaine, en rétablissant une « vérité » historique jusqu’ici édulcorée58.
De manière significative, Deadwood déjoue les attentes spectatorielles en érigeant Al Swearengen en vrai protagoniste du récit, face aux héros archétypiques que sont Seth Bullock (le « shérif réticent ») et Wild Bill Hickok (le « mythe de l’Ouest incarné »). Construit de manière stéréotypée au cours des premiers quatre épisodes en tant que « méchant » classique du western – comme en attestent son comportement violent, ses costumes noirs, sa moustache et, surtout, le machiavélisme du jeu de Ian McShane – il émerge rapidement comme le foyer principal de focalisation et de perception de l’univers diégétique. Représentant de l’ancien ordre menacé par l’arrivée du capitalisme impersonnel, Al Swearengen exerce son pouvoir à travers ses qualités d’observateur. Il sort régulièrement sur son balcon – symbole par excellence de son autorité et outil de perception panoptique – afin d’observer le comportement des autres (fig. 6). Il impose sa volonté, moins par les moyens de la violence, que par sa capacité à voir derrière les apparences et à comprendre les motivations cachées de ses adversaires. Délégué du spectateur, il se met systématiquement à observer les autres habitants de la ville – une galerie de personnages-cliché du western, tels le shérif, le journaliste, le médecin, les prostituées ou, encore, le businessman impitoyable incarné par George Hearst. De plus, il commente et explique leurs actions, contribuant à déconstruire le mythe pour faire émerger la réalité sous-jacente aux représentations. Enoncée par Swearengen et adressée aux spectateurs, la toute dernière réplique de la troisième saison résume le caractère réflexif de la série : en parlant de Johnny, un de ses protégés, Swearengen déclare : « Il voulait que je lui dise quelque chose de beau » (saison 3, épisode 12, « Tell Him Something Pretty ») ; ce qui s’avère impossible car le héros et le spectateur idéal de Deadwood partagent un même refus de l’embellissement de l’Histoire. Toutefois, la lucidité de Swearengen est mise à l’épreuve par la modernité, incarnée par la figure du capitaliste, George Hearst, et symbolisée par l’installation de pôles télégraphiques qui rend caduque toute forme de communication traditionnelle59.
Si Deadwood s’affiche comme une relecture dé-mythologisante de l’histoire américaine60, la série cherche également à réinventer les codes du western, comme le prouve le paratexte qui attribue la réussite de cette relecture aux talents du showrunner, David Milch. Le révisionnisme à visée légitimante dépend d’une double stratégie puisqu’il s’agit à la fois de se hisser au rang du cinéma (stratégie de rapprochement) et de s’en distancer pour marquer sa spécificité et son excellence (stratégie de différenciation). De ce point de vue, Deadwood est représentative d’un phénomène qui consiste à proclamer la supériorité des séries télévisées sur le cinéma, ce renversement des rapports de force étant perceptible à travers une multitude de discours, à commencer par celui des fans61. A cet effet, une série d’arguments est mobilisée : la possibilité de créer un récit en perpétuelle expansion, sans les contraintes de durée imposées par l’institution cinématographique ; l’émancipation des restrictions imposées par le FCC (Commission fédérale des communications) ; l’environnement « protégé » de la télévision à péage qui garantit aux artistes une liberté créative. En effet, des cinéastes renommés expriment de plus en plus souvent leur volonté de travailler à la télévision, à l’instar de Scorsese, réalisateur emblématique de la génération du Nouvel Hollywood, qui n’hésite à établir un lien entre ce « mouvement » du cinéma américain et les séries contemporaines62. Grâce notamment à une autopromotion méticuleusement travaillée, les chaînes premium se présentent alors comme le lieu par excellence de l’expression artistique au xxie siècle63.
En prenant appui sur des conventions génériques façonnées par le cinéma, une série contemporaine comme Deadwood pose les bases d’une communication avec les (télé)spectateurs qui s’applique à véhiculer le message de sa qualité supérieure. Elle impose ainsi un nouveau contrat de lecture, encourageant plusieurs critiques et chercheurs à interroger le statut de la Quality TV des années 2000 comme un genre en soi64 – une question qui reste encore à explorer.