Guest stars : de la stratégie has been au second souffle des stars de cinéma
Il y a toujours eu des échanges entre les stars de cinéma et la télévision depuis les années 1950 et 19601. Mais depuis le tournant des années 2000, on constate des transferts plus fréquents sous la forme de guest star, c’est-à-dire d’invité dans un, ou parfois plusieurs épisodes d’une série télévisée, ce qui constitue une tradition principalement américaine jusqu’à présent2. Ce phénomène s’est institutionnalisé dans les années 1990, avec la création en 1989 aux Emmy Awards d’une nouvelle catégorie « best guest », déclinée entre acteur ou actrice et comédie ou dramatique (voir tableau no 1). Ce prix amplifia le prestige de l’emploi de guest star. Il nous fournit un marqueur objectif de l’importance et de l’évolution du phénomène qui touche la production plus largement, avec tout type de célébrité, de Barack et Michelle Obama ou Al Gore à Tina Turner dans leur propre rôle en passant par les sportifs et les acteurs célèbres d’autres séries.
L’emploi de guest star, de plus en plus dévolu aux stars de cinéma vieillissantes, peut donc être une phase d’évaluation à un âge charnière entre deux emplois, deux registres, pour négocier un transfert vers la télévision ou remodeler une image. Cependant, si le bénéfice est évident dans certains cas, tant pour les séries que pour les stars, on pourra s’interroger sur les limites du phénomène de guest star selon leur identité genrée, après en avoir cerné le fonctionnement. Les stars, ou tout du moins vedettes masculines et féminines, ont-elles les mêmes opportunités dans cet emploi ? Le rôle de guest star est-il le signe d’un rajeunissement ou de la confirmation de leur caractère dépassé ? En d’autres termes, la dialectique variation/répétition au cœur du fonctionnement de la persona d’une star est-elle mobilisée et investie par les séries ?
Cartographie d’un phénomène
L’intensification du phénomène, si l’on en juge le témoignage que nous offre les nominations de stars du cinéma dans les catégories de second rôle dans des séries ou second/premier rôle dans des mini-séries aux Emmy Awards et Golden Globes (voir tableaux nos 2, 3 et 5) – deux autres formes d’incursions courtes proches de la guest star dans la plupart des cas3 – se produit au tournant des années 2000. Cette période est marquée par le succès de la mini-série Angels in America (réalisée par Mike Nichols, diffusée sur HBO en 2003, avec Al Pacino, Meryl Streep et Emma Thompson notamment), meilleure audience des programmes réalisés pour la télévision câblée en 2003, et récompensée par un Golden Globe et un Emmy Award de la meilleure mini-série et prix d’interprétation pour Al Pacino et Meryl Streep. On peut ajouter l’immense succès d’Helen Mirren avec Prime Suspects qui lui valut 6 nominations, dont 2 statuettes, sur 7 saisons. Ces deux exemples soulignent une mutation : les stars qui s’intéressent à la télévision ne sont plus uniquement celles dont la carrière est en perte de vitesse. Une seconde étape allait bientôt être franchie avec le développement du phénomène au-delà de l’image élitiste des productions HBO.
Dès les années 19504, la télévision a recyclé les stars déchues du grand écran, comme Gloria Swanson, ou celles qui ont décidé de se retirer progressivement du grand écran à la quarantaine ou cinquantaine, comme Loretta Young, Lucille Ball ou Barbara Stanwyck qui ont su tenter l’aventure des talk-shows très tôt et avec succès. Mais jusqu’au tournant des années 2000, les stars de cinéma donnaient souvent l’impression de se retirer au petit écran comme les intrigantes jadis au couvent, ou tout du moins d’en faire un état de pré-retraite, de renoncement. Quant aux guest stars plus précisément, elles étaient systématiquement les traces patrimoniales de gloires passées, à l’image d’une série comme Columbo5, qui fera aussi la jonction entre deux époques au moment de sa reprise. Ce type d’usage, semblable à un chant du cygne, se trouve encore aujourd’hui dans certaines séries comme la franchise Law & Order6, qui remporte un Emmy Award). Si les femmes sont plus souvent récompensées, et très nettement dans les catégories premier rôle dramatique tant aux Emmy Awards qu’aux Golden Globes (voir tableaux nos 4, 6 et 7), elles ne sont pas forcément plus nombreuses que les stars masculines, moins concernées par les multiples nominations. Néanmoins, depuis le succès d’Helen Mirren, les stars féminines accèdent plus facilement sur le petit écran à des rôles de pouvoir dans la sphère publique sans pour autant rompre totalement avec les trois genres clés qui leur étaient dévolus : mélodrame domestique, mystère gothique/horreur et comédie7. L’intérêt de producteurs ou réalisateurs tels que Steven Spielberg8, Gus Van Sant9 ou Martin Scorsese10 travaillant pour HBO puis d’autres chaînes ayant démocratisé cette volonté de production de qualité a également fortement incité les stars à s’aventurer sur le petit écran.
Prenons la liste des nominé-e-s et nommé-e-s (souligné-e-s) catégorie « best guest » (voir tableau no 1) en ne retenant que les stars de cinéma. Sur ce relevé, qui ne constitue qu’une partie du phénomène – toutes les séries concernées ne sont pas nominées –, on s’aperçoit que les guest stars sont majoritairement vieillissantes, soit par leur âge (en gras celles de plus de 45 ans), soit par une baisse de régime dans leur carrière associée à la question de l’âge et du changement de registre qu’il impose, qu’il soit ou non lié à une modification physique importante de la star. Précisons d’emblée qu’il s’agit de dégager des tendances, car le vieillissement désigne un processus complexe à délimiter, de surcroît pour les stars. Le repère des 45 ans est donc arbitraire et purement indicatif, mais médian par rapport aux hommes et aux femmes, si l’on prend en compte l’âge précoce auquel les femmes sont jugées vieillissantes à Hollywood11. Car le processus du vieillissement se rapporte autant à une évolution biologique, historique et culturelle qu’à une évolution ou une gestion de carrière et d’image qui rend tout effet de définition de bornage variable avec le temps et suivant les cas.
A une époque où les limites de ce qui constitue la « vieillesse » n’ont jamais semblé plus fluides, on peut s’interroger sur la dimension relative du critère d’âge pour mesurer l’usure réelle du corps des stars soumise à de nombreux facteurs modificateurs dépendant des individus, des avancées scientifiques et chirurgicales, de leur persona et de leur image « initiale », image témoin. De fait, comme le processus de vieillissement des stars implique une combinaison entre facettes professionnelle et biologique, cette phase ne s’attache pas fatalement à une période de transition entre maturité et déclin, même si elle peut être l’objet d’une mise en abyme à des degrés multiples. Il suffit pour s’en convaincre de penser à Julianne Moore, au faîte de sa gloire à plus de 50 ans d’être récompensée à Cannes pour un rôle de star vieillissante à la carrière en panne, et vivant dans l’ombre de sa mère star de cinéma (Maps to the Stars, Cronenberg, Canada/All./F./E.-U., 2014).
Il faut tout d’abord distinguer les séries des sitcoms qui dominent la catégorie des comédies. Dans les sitcoms, les vedettes masculines sont plus nombreuses, tout du moins dans les nominations des Emmy Awards, mais la tendance semble assez représentative, même si elle se concentre sur quelques sitcoms comme Friends, Entourage, 30 Rock ou Will & Grace12 pour les plus connues. Les guest stars de sitcom illustrent souvent l’archétype du name dropping masquant les faiblesses scénaristiques d’une série, devenue véhicule marketing pour stars en manque d’audience ou, comme l’a un peu institué Friends, une forme de private jokes entre amis, qui renforce l’effet de mode de la sitcom. On a souvent une utilisation de plus en plus mécanique des guest stars qui apparaissent d’ailleurs souvent dans leur propre rôle, pour rendre compte de leur notoriété et souligner leur appartenance à la culture populaire tout en étant dans un mode de distinction. En même temps, l’effet tableau de chasse est de fait très visible et les stars n’ont guère l’occasion de faire valoir l’étendue de leur jeu, tant leur présence est essentiellement publicitaire et marketing, et relève du clin d’œil.
Car la guest star permet aussi des opérations marketing pour « booster » l’audimat au moment des sweeps de novembre, février et mai, cette période de course à l’audience pendant laquelle sont fixés les barèmes publicitaires. Les sweeps sont des périodes spécifiques à la télévision américaine où Nielsen Ratings, l’équivalent américain de Médiamétrie, mène des mesures d’audience dans tout le pays. Ces campagnes de mesure ont lieu en février, avril-mai, juillet et novembre. Comme ce sont elles qui servent de référence pour l’établissement du prix des espaces publicitaires, il s’agit d’une période durant laquelle la concurrence est rude. Les chaînes proposent souvent des programmes spéciaux, des cross-overs, le départ d’un personnage moteur de la série ou l’arrivée d’un nouveau personnage incarné par un acteur populaire, des épisodes finaux de séries ou comptant dans leur distribution des stars prestigieuses, etc., dans l’optique d’augmenter artificiellement leurs audiences et donc de pouvoir engranger davantage de recettes publicitaires. Car des tarifs publicitaires trop bas entraînent l’annulation de la série. Pendant ces périodes, on a souvent les épisodes les plus soignés et réussis de la saison. La guest star agit comme instrument de mesure de la qualité. Elle est, en théorie, un garant du succès de la série, sa réputation personnelle la désignant comme un acteur ou une actrice de talent, dont la compétence constitue une assurance de la justesse de l’investissement pour les chaînes de télé comme pour les spectateurs.
En comparant plus d’une centaine de guest stars venues du cinéma avec les périodes de sweeps de ces dernières années, nous constatons une très forte présence des guest stars sur ces périodes. Ainsi à titre d’exemples citons l’intervention pendant les sweeps de Christophe Lambert, Jamie Lee Curtis ou Gena Rowlands dans la franchise NCIS, Catherine Deneuve dans Nip/Tuck, Whoopi Goldberg, Liza Minnelli, Kathleen Turner, Robin Williams, Jeremy Irons, Isabelle Huppert, Sharon Stone dans la franchise Law & Order, Faye Dunaway dans Grey’s Anatomy, Whoopi Goldberg dans Glee, Susan Sarandon dans The Big C, ou encore Sylverster Stallone dans Las Vegas, etc.13. L’apparition de tel ou tel acteur dans une série apporte donc une certaine plus-value à l’épisode et fait souvent l’objet de news sur les sites et blogs spécialisés, témoins de leur importance. Certaines séries, comme Nip/Tuck ou Friends se sont peu à peu appauvries par une course effrénée aux guest stars. Friends était LA série où il fallait apparaître : Brad Pitt, Bruce Willis, Sean Penn, Gary Oldman, George Clooney, Julia Roberts et bien d’autres y sont passés. Les guest stars masculines de sitcom sont souvent des stars dont la carrière est florissante et illustrent plutôt une forme de reconnaissance de leur rayonnement, notamment parce qu’ils jouent souvent leur propre rôle. Du côté des femmes, on trouve plus facilement d’anciennes vedettes populaires ou stars reconnues comme actrices de valeur, aimées du public, mais dont la carrière s’est quelque peu essoufflée en avançant en âge. L’apparition en guest star relève plus d’un besoin de visibilité ou d’un changement de rythme (Susan Sarandon et Whoopi Goldberg sont devenues spécialistes des seconds rôles et guest star au cinéma comme à la télévision).
Du côté des séries, plus nombreuses dans la catégorie drama, on trouve le cœur de notre corpus de stars vieillissantes qui jouent les guest stars pour relancer leur carrière ou jouer des rôles plus riches qu’au cinéma. Ceci est particulièrement vrai pour les femmes touchées au cinéma et singulièrement aux USA par un double plafond de verre, lié à l’âge et au genre qui les rejette au mieux à la périphérie des films dans des rôles secondaires. Les guest stars, bien qu’éphémères, ont l’avantage de les mettre au cœur de l’intérêt narratif, le temps d’un épisode.
Star en guest star : une économie narrative efficace
La star constitue un discours contextuel (sociologique, idéologique et économique) trop puissant pour être entièrement soumise à ses textes (au scénario d’un film ou d’une série). La persona d’une star est donc une substance qui déborde le cadre défini d’un rôle. De fait, ce limon permet souvent dans une série de définir instinctivement, intuitivement, en activant l’imaginaire du public, les grandes lignes du personnage joué par la guest star en utilisant la structure « pré-fabriquée » de la persona de la star qui apporte du poids à un personnage fugace à l’échelle de la série. L’incursion d’une star dans une série constitue une économie narrative. D’où un usage privilégié des guest dans les séries bouclées, dont les épisodes se suivent indépendamment les uns des autres, ou dans les séries feuilletonnantes, où deux arcs narratifs cohabitent : l’un qui est bouclé à la fin de l’épisode et l’autre qui s’étend sur plusieurs épisodes. Dans son étude pionnière, Les Stars, publiée en 1957, Edgar Morin met en lumière un point essentiel dans la construction de la star qui « n’est pas seulement une actrice ou un acteur. Ses personnages ne sont pas seulement des personnages. Les personnages du film contaminent la star. Réciproquement, la star elle-même contamine ses personnages »14. Or cette notion de dialectique entre l’acteur/trice et ses rôles est au cœur du fonctionnement des guest stars. En tant que signe filmique, la guest star incarne un personnage dont la consistance est largement redevable à sa persona. Ce qui évite aussi de casser la narration de la série et d’avoir à écrire un personnage. D’où l’importance du casting des guest stars puisque l’apport de la star caractérisera grandement, et de manière non verbale, le personnage. Ainsi lorsque Tippi Hedren, le rôle de guest star, rencontre Mélanie Griffith qui s’écrie « maman » dans Raising Hope15 en 2010 nul besoin pour les scénaristes de prévoir un développement rendant crédible ce lien de parenté pour le public qui projette la parenté réelle des deux actrices sur leur rôle.
L’économie narrative que permet la persona de la star amène également un effet de vraisemblance qui rejaillit sur l’univers de la série et renforce « l’effet de réel »16 au tournant des années 1990. Construction de l’imaginaire collectif, fruit d’interconnexions médiatiques, la star apporte avec elle tout un univers qui contamine la fiction.
Porosité stimulante entre persona et série
Dans la série Fringe17 (saison 3, épisode 10), Christopher Lloyd, le « doc » de Back to the Future (Retour vers le futur, Robert Zemeckis, E.-U., 1985), joue le rôle d’un patient d’hôpital, Roscoe Joyce ancienne star de musique, qui déclare avoir revu son fils mort depuis vingt-cinq ans. Et le docteur de la série, Walter Bishop, est fan de ce musicien. La célébrité de l’acteur, liée à un rôle marquant de science-fiction, sert de pont entre fiction à la temporalité complexe (pour la série) et imaginaire collectif affranchi à l’exercice du voyage dans le temps grâce au « doc » de Retour vers le futur. L’univers de la star sert ainsi de point d’ancrage pour asseoir la crédibilité du registre de la série grâce à la porosité entre le monde de la fiction et le rayonnement de sa persona auprès du public. La guest star tisse des liens entre la série et le monde où s’est construite sa persona. Ainsi, la conversation des plus surréalistes entre les deux docs dans Fringe illustre parfaitement cette porosité, cette interaction entre deux univers distincts. Par ces glissements, la guest star rend perméable les frontières entre petit et grand écran dans l’imaginaire du public et favorise la sédimentation de l’univers de la série par la convocation d’une stratification antérieure, solidifiée dans les souvenirs du public. Ici, la guest star active une sensation de paramnésie, c’est-à-dire de déjà-vu auprès du public qui a vu ou entendu parlé de Retour vers le futur, et qui de fait a la sensation d’avoir déjà été témoin ou d’avoir déjà vécu la scène présente de la série. La sensation de déjà-vu, mise en abyme dans la fiction qui plus est, s’accompagne d’un sentiment de confusion : elle semble réelle bien qu’il soit impossible que l’événement se soit déjà produit. La guest star favorise donc la vraisemblance de la série par la confusion de la situation présente avec une situation similaire de son passé filmique. En retour, la guest star voit son aura ranimée et remise au goût du jour par une série, appartenant au même genre, mais à la mode du moment. Cette prestation fut remarquée et entraîna un regain d’intérêt pour l’acteur. Mais pour autant, ce rôle qui n’est qu’un énième clone de son rôle star n’enrichit en rien son image. Ici on est dans un usage patrimonial de la guest star. Non que le personnage joué par la guest star ne puisse fonctionner sans la persona de la star, mais celle-ci agit comme un amplificateur scénaristique qui transforme un personnage éphémère parmi tant d’autres en personnage laissant son empreinte dans l’univers de la série, à tel point que certaines guest stars reviennent parfois dans des épisodes ultérieurs.
Plaisirs de reconnaissance et de variation
La tension entre l’ordinaire et le spectaculaire est au fondement même de chaque image de star, « toujours plus complexe et plus spécifique qu’un type »18 nous dit Dyer. Or l’utilisation des guest stars repose précisément sur cette tension, la guest jouant un personnage lambda, comme dans tout épisode de série, tout en étant distinguée du tout venant par ce statut à part souligné dès le générique. Se pose alors, une question corollaire, afférente aux stars et aux séries à savoir celle de la standardisation et de la différenciation, le plaisir de reconnaissance et de variation. Même si rapprocher le fonctionnement des studios avec celui des chaînes de télévision procède du raccourci, on peut remarquer une certaine similitude dans la volonté des séries de s’attacher l’exclusivité, parfois toute relative, du service d’une guest star. Ceci permet de renforcer aux yeux du public la qualité de la prestation offerte par la série, en l’individualisant, et ici, en la rapprochant du cinéma, par la star, véritable gage de qualité19. La star comme la série fonctionnent comme des produits signifiants plus ou moins génériquement formatés. Comme les genres cinématographiques, ils ont pour but d’assouvir un contrat d’attentes spectatorielles implicites ou plus précisément une promesse, au sens de François Jost20, n’engageant que la production. Comme les genres, les stars et les séries appliquent donc le principe de répétitions et de variations autour d’éléments familiers pour le spectateur.
Pour la guest star, la prédictibilité liée aux motifs répétitifs émanant de la persona est beaucoup plus conditionnée que dans un film. En effet, outre les sitcoms telles Friends, 30 Rock ou Will & Grace qui battent des records de participation de guest star, les guest stars interviennent le plus souvent dans des séries à intrigue unitaire, comme les séries policières, juridiques ou médicales. Les guest stars permettent de rompre avec la formule narrative plus ou moins rigide de la série et tout l’attrait de l’exercice réside dans l’accord parfait ou imparfait, pour reprendre la terminologie de Richard Dyer21, que les stars vont pouvoir développer par rapport à leur image. La série peut de ce fait jouer sur les attentes des spectateurs en utilisant l’image habituelle de la star tout en usant éventuellement du contre-emploi, l’important étant de jouer sur le plaisir de reconnaissance associé à un degré de variation plus ou moins prononcé. Cependant, une guest dans une série policière peut également avoir des effets pervers. En effet, si on choisit un acteur connu, c’est évidemment parce que son personnage a un rôle important à jouer dans l’épisode. La guest est donc bien souvent l’auteur du crime, ce qui réduit fortement le suspense. Cela n’empêche pas des acteurs prestigieux d’apparaître régulièrement, et avec succès, vus les résultats des Emmy Awards dans la franchise Law & Order. L’articulation entre la persona de la star et le type de culpabilité endossée, propre au contrat spectatoriel de ces séries, permet des nuances intéressantes. Et les meilleurs guest stars sont souvent celles qui réussissent à incarnent un équilibre entre le plaisir dû à la réaffirmation de leur image traditionnelle et les variations. C’est le cas pour Jeremy Irons ou Isabelle Huppert dans New York unité spéciale (saison 12, épisodes 13 et 20 ; saison 11, épisode 24) ou de Faye Dunaway dans Columbo (saison 12, épisode 1), tous trois jouant sur l’ambiguïté voir l’ambivalence de leur personnage. Ainsi, au-delà de la rencontre entre deux formes sérielles, la star et la série, la guest star permet des réminiscences tout en développant une stratégie de variations. Comme l’écrit Umberto Eco :
« La série fonctionne sur une situation fixe et un nombre restreint de personnages centraux immuables, autour desquels gravitent des personnages secondaires qui varient. Ces personnages secondaires doivent donner l’impression que la nouvelle histoire diffère des précédentes, alors qu’en fait, la trame narrative ne change pas. Avec une série, on croit jouir de la nouveauté de l’histoire (qui est toujours la même) alors qu’en réalité, on apprécie la récurrence d’une trame narrative qui reste constante. En ce sens, la série répond au besoin infantile d’entendre encore et toujours la même histoire, d’être consolé par le ‹ retour de l’identique ›, sous des déguisements superficiels. »22
Or les guest stars permettent d’apporter des répétitions plus moirées, car les personnages ont plus de poids pour véhiculer de la complexité d’un rebondissement à l’autre, selon un timing identique d’un épisode à l’autre, dicté par les coupures publicitaires23. En d’autres termes, et pour reprendre l’idée d’Umberto Eco, si la structure de l’épisode est reproduite à l’identique, l’enrobage apporté par la guest star change de l’ordinaire.
Le contre-pouvoir de la guest star
Pour les stars dont la carrière bat de l’aile, le rôle de guest star peut aussi être un moyen de changer d’emploi en augmentant l’apport de variations tout en conservant une part de répétition. C’est le cas de Kathleen Turner, déjà aperçue et remarquée pour son humilité et son recul sur sa personne dans Friends en 2001 (saison 7, épisode 22) où elle accepta non sans humour le rôle du père transsexuel de Chandler. Puis elle est apparue dans Nip/Tuck en 2006 (saison 4, épisode 1) dans le rôle insolite et pathétique, néanmoins plausible, d’une opératrice de téléphone rose venue au cabinet McNamara/Troy pour se faire rajeunir les cordes vocales devenues rocailleuses par excès d’alcool et de cigarettes avant d’être réemployée en guest star récurrente dans la série trash Californication24 en 2009 qui a mis en avant une surenchère pour appâter le public lors de la saison 3, à un moment où la série commençait à décliner.
Kathleen Turner a rencontré la célébrité au cinéma dans un rôle de séductrice, de veuve noire dans Body Heat (La Fièvre au corps, Lawrence Kasdan, E.-U., 1981). Au cours des années 1980, du fait notamment de cette image de femme fatale, une rumeur persistante lui attribuera une liaison torride avec Michael Douglas, rendue plausible par l’alchimie du couple à l’écran25. C’est elle qui prête aussi sa voix grave et sensuelle au personnage de Jessica Rabbit dans Who Framed Roger Rabbit (Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, Robert Zemeckis, E.-U., 1988). Mais à partir des années 1990, ses problèmes de santé (polyarthrite rhumatoïde) et la prise de poids qui en découle, par excès d’alcool et de cortisone, font décliner sa carrière. Elle marque tout de même le public grâce à des rôles où elle n’hésite pas à ridiculiser son image glamour, ce qu’elle poursuit à l’extrême dans ses rôles de guest star, très appréciés des Américains qui lui ont permis de relancer sa carrière au cinéma alors qu’elle était au point mort.
Elle constitue un cas intéressant, car avec le personnage de Sue Collini dans Californication, une patronne nymphomane, sympathique et au discours décomplexé, elle reste présente dans le champ du désir. Elle ranime le capital sulfureux de son image alors même qu’elle s’est fortement empâtée et qu’elle incarnait jadis des normes idéales de jeunesse et de beauté. Mais, plus jeune, elle était déjà dans le registre des femmes de tête ironiques et viriles par son côté entreprenant (La Guerre des Roses), dont elle garde le dynamisme, à travers son sens de la répartie. Sue Collini propose une version revisitée du masochisme traditionnellement associé aux actrices vieillissantes dont la beauté passée ne peut que muer en monstruosité (physique et morale), difformité, infirmité et troubles psychiatriques. Et le cinéma hollywoodien classique a fortement contribué à cette représentation culturelle dépréciative des stars féminines vieillissantes. Ici, elle incarne un personnage au corps ne répondant plus à ces normes idéales, mais qui l’assume et se trouve valorisée par sa personnalité et le fait qu’elle parvient tout de même à ses fins auprès du meilleur ami du héros. Elle interprète certes une nymphomane, mais elle rivalise avec le personnage principal sur son terrain, un terrain masculin, tout en étant appréciée par les personnages récurrents de la série. L’actrice se joue de ses travers et le revendique dans la presse : « Tu sais quoi ? J’ai pas la tête que j’avais il y a trente ans. Fais-toi une raison »26. Dans cette démarche, elle réussit à détourner avantageusement ses limites en jouant des rôles de composition. Son interprétation à double tranchant, puisqu’elle s’appuie sur ses failles (voix devenue trop grave et donc virile, corps imposant), réduit la portée dérangeante de son vieillissement valorisé par sa personnalité. En vieillissant, Turner s’est transformée progressivement en « Unruly Woman »27, usant du grotesque dans cette série pour faire de son corps un spectacle satirique, bousculant les normes par divers excès – corporel, langagier ou moral – en refusant la place invisible qu’elles lui assignent, en tant que femme et ancienne actrice louée pour sa plastique. Ce discours transgressif et progressiste qui fait d’elle un modèle alternatif atypique28. Nous sommes certes dans un registre grotesque, encore que l’actrice conserve un certain sex-appeal par sa voix son regard et son sourire, mais il s’agit d’un registre qui rend visible, positivement en regard du traitement des autres personnages de la série, un corps féminin hors normes de visibilité hollywoodiennes. En somme, Turner dans cette série a un pouvoir carnavalesque au sens de Bahktine29, puisque l’espace de la série devient un espace d’expression publique et de transgression symbolique pour un corps habituellement marginalisé au sein des représentations médiatiques.
Or les séries américaines accueillent de plus en plus de stars « hors normes » de par leur âge, et leur corps qui peut être un corps fatigué par la maladie. Turner n’est pas la seule. Si nous reprenons la liste des Emmy Awards, nous trouvons Whoopi Goldberg, Kathy Bates, qui certes n’ont jamais été réellement dans les normes de beauté, mais également Alec Baldwin, qui lui aussi s’est fortement épaissi, ou James Spader, bedonnant et dégarni ou encore Michael J. Fox, qui malgré la maladie de Parkinson, connaît une carrière exceptionnelle à la télévision. Ces stars montrent exemplairement que le vieillissement peut être une ressource nouvelle et non uniquement une contrainte.
L’intérêt de ces emplois pour les guest stars est aussi de leur permettre d’agir en « reaction-shots » à leur image publique ou cinématographique qui leur offre souvent moins de visibilité et moins de liberté pour renouveler leur carrière. Ainsi Catherine Deneuve dans Nip/Tuck (saison 4, épisode 12), joue une riche veuve qui se fait implanter les cendres de son défunt mari dans ses prothèses mammaires, en guise de réponse malicieuse aux nombreuses rumeurs sur son recours à la chirurgie esthétique. En acceptant de se moquer de son image, Deneuve négocie très habilement les « affres » de son âge à l’écran, pour mieux neutraliser par anticipation, ou tout du moins tenter, toute ironie extra-cinématographique qui ne serait pas de son fait et la « ringardiserait ».
Lorsque les séries vont choisir de disjoindre le personnage de l’image de la star employée pour créer un choc entre ces deux ensembles de signes, les stars peuvent bousculer leur image pour ne pas qu’elle se fige et décline. C’est le cas de Robin Williams manipulateur et machiavélique défiant subitement toute forme d’autorité dans New York unité spéciale (saison 9, épisode 17), ce qui lui permettra de poursuivre une mue amorcée au cinéma en 2002 avec Photo Obsession (Mark Romanek, E.-U., 2002) ; Julia Roberts, complice de meurtre se jouant d’un policier dans New York District en 1999 (saison 9, épisode 20) après une série de comédies romantiques, ou Michael Douglas dans le rôle d’un gay dans Will & Grace (saison 4, épisode 23), contre-emploi qu’il a pu tester en minimisant les risques et qu’il vient de réitérer au cinéma dans Behind the Candelabra (Liberace, Steven Soderbergh, 2013) avec une grande reconnaissance critique.
Enfin, comme le cas de Turner le montre, l’emploi de guest star est de plus en plus dévolu aux stars de cinéma vieillissantes – sans forcément les rendre has been puisque certaines deviennent des héroïnes centrales de séries suite au succès d’un rôle de guest star. Si nous reprenons les listes des Emmy Awards et Golden Globes, on s’aperçoit que beaucoup d’anciennes guest stars ont obtenu avec succès, tout du moins d’estime via une nomination, un rôle de série récurent après : Geena Davis (Commander in Chief après un rôle de guest star remarqué dans Will & Grace), Sally Field (Brothers & Sisters), Kathy Bates (Harry’s Law, American Horror Story30), Sharon Stone (Agent X), Anjelica Huston (Smash), Jane Fonda (Grace & Frankie), Glenn Close (Damages), Robin Williams (The Crazy Ones), Danny DeVito (It’s Always Sunny in Philadelphia), Alec Baldwin (30 Rock), Steve Buscemi (Boardwalk Empire, Horace and Pete), John Malkovich (Crossbones), Jeremy Irons (The Borgias) ou encore Jamie Lee Curtis (Scream Queens après des rôles de guest star dans New Girl et NCIS)31.
Pour les acteurs, mais encore davantage pour les actrices de plus de 40 ans qui ne sont plus conformes aux canons de beauté d’Hollywood, la télévision offre plus que jamais l’opportunité d’obtenir un vrai rôle, possibilité réduite au cinéma, en dehors de quelques exceptions comme Meryl Streep. Par contre sur le petit écran, où les rôles de guest star servent de tremplin et de test d’audience, Glenn Close peut trouver un rôle complexe d’avocate dans Damages32, Angelica Huston, est productrice à Broadway dans Smash, Geena Davis et Sigourney Weaver endossent la charge de présidente des USA, Holly Hunter a obtenu un rôle d’inspectrice de police borderline dans Saving Grace33. Charlotte Rampling a tenu la dragée haute à Dexter34, et Dustin Hoffman et Nick Nolte se sont essayé à l’exercice dans Luck35 série mafieuse HBO, alors que John Malkovitch incarne Barbe Noire dans Crossbones. La télévision, longtemps considérée comme le royaume des has been, est devenue le lieu d’élection des actrices matures en quête de rôles à la hauteur de leur talent, même s’il faut souligner que Columbo en son temps fut pionnière : on peut citer Faye Dunaway, Janet Leigh ou Anne Baxter qui y trouvèrent de beaux rôles réflexifs de stars vieillissantes en manque de célébrité et d’emploi.
En définitive, il me semble que dans le cas des guest stars, en matière d’évolution de carrière, le seul critère vraiment clivant n’est pas le gender à l’heure actuelle – même si la visibilité du succès des femmes dans les séries dessine en creux une critique de la situation au cinéma – mais plus la qualité de jeu des stars qui parviennent à transcender un rôle forcément schématique à l’échelle d’un épisode de série. La liste des stars ayant décroché ensuite un rôle important le confirme et montre que certaines stars regagnent une visibilité des plus enviées. Entre faire des films indépendants plus ou moins confidentiels ou faire une série avec des moyens, potentiellement de beaux personnages fouillés sur la durée d’une saison ou plus et une audience élargie, le choix de la télévision est du coup une véritable opportunité de seconde carrière. Glenn Close et James Spader en sont de bons exemples.
Le vieillissement n’est donc pas aussi pénalisant pour les actrices qu’au cinéma, comme le souligne les discours des nommées qui insistent toutes sur le travail des scénaristes, clé du phénomène actuel, et le nouvel horizon que représente les séries. Citons celui de Glenn Close aux Emmy Awards en 2008 déclarant que sa récompense et les nominées de la catégorie (Sally Field, Mariska Hargitay, Holly Hunter et Kyra Sedgwick dont la plus jeune avait 43 ans au moment du prix) prouvaient « que les figures de femmes complexes, fortes et d’âge mur soient sexy et très divertissantes et qu’elles puissent porter une série sur leurs épaules. J’appelle ça la sororité des divas de la fiction télévisuelle. Helen Mirren et Judi Dench font partie de ce groupe »36.
Par ailleurs, le temps des séries joue en faveur des stars vieillissantes en les inscrivant dans des dispositifs scénaristiques qui reposent de plus en plus sur de multiples personnages. Ils permettent du même coup de jouer sur différents tableaux. La star vieillissante est bien souvent entourée d’une équipe, d’une famille comprenant des jeunes qui lui redonnent une place sociale importante. La durée confortable de la série par rapport au cinéma, permet de valoriser chaque personnage et de développer cette dimension. Or l’enjeu des guest stars est peut-être là, dans sa capacité à générer des rôles de guest puis récurrents par ricochet capables de repenser la place sociale des aînés dans une complémentarité fluide avec la jeunesse. Car l’intérêt est de valoriser le vieillissement en le démocratisant, en le réinsérant dans la vie sociale à l’écran comme au sein de la profession comme en témoignent les Emmy Awards et les Golden Globes, là où le cinéma américain, en grande majorité, traite le thème par l’exclusion, la disqualification sociale.