Du Local à la Bobine – un cinéma à la vallée de Joux (VD) : richesses d’une monographie
Daniel Reymond, La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015), Yverdon-les-Bains, Editions de la Thièle, 256 p., 150 ill. en couleur, isbn 978-2-8283-0047-0
La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015) – voilà un livre qui se prête à plusieurs lectures, qui peut être apprécié pour différentes raisons, placé qu’il est sous le double signe de la Mémoire et de l’Histoire.
Membre actif de la Société de gymnastique du Sentier, auquel il consacra naguère une plaquette1, Daniel Reymond, son auteur, sait ce qu’est la vie sociale quand elle se déploie dans le cadre associatif – et le milieu dans lequel s’est développée, depuis plus de nonante ans, la singulière activité cinématographique qu’il relate lui est familier. Discret, il apparaît furtivement, comme on le comprend au détour d’une phrase, parmi le public du Cinéma Sonore – c’était le nom de La Bobine du temps de son enfance combière. Et quand il sollicite Fernand Melgar afin qu’il dise ce que représente pour un cinéaste un débat mené avec le public, au Sentier en l’occurrence, c’est qu’il était venu, bien des années plus tard, l’écouter parler de L’Abri (2014).
Cette familiarité lui permet d’orchestrer le chœur des souvenirs, ces voix que le lecteur entend au fil du récit, témoignages expressément recueillis pour ce livre et qui font de l’ouvrage un petit monument où figurent quatre générations, dont on peut clairement percevoir ce qui les unit mais aussi ce qui les différencie, de 1923 à aujourd’hui. Les principaux témoins, dont le récit est distingué du corps du texte, se nomment Patrice Piguet, opérateur et responsable technique pendant près d’un demi-siècle, fils de Jacques Piguet, lui-même en cabine depuis 1934, puis gérant de la salle jusqu’en 1985, et Daniel Capt, membre de la Société de gymnastique, témoin privilégié de l’activité du cinéma2.
Pour beaucoup, hommage, reconnaissance et partage du souvenir suffiront à leur bonheur. Et apprendre – par le texte et l’image – deux ou trois choses que l’on sait du passé ne manquera pas de raffermir, au nom de l’héritage, la volonté de poursuivre l’œuvre, du Local à La Bobine, par passion du cinéma, par engagement dans la communauté, par volonté de ne pas renoncer, là où l’on habite et où l’on vit, à un lieu où l’on peut encore se rencontrer.
Mais le mémorialiste s’est aussi fait historien – l’Histoire est une matière que Daniel Reymond a longtemps enseignée au Gymnase de Burier. En général, quand il s’agit de célébrer une salle de cinéma, la plupart du temps à une date anniversaire, le journal local y va de son article, puisé le plus souvent dans ses propres éditions ou dans l’historique plus ou moins fiable dont certaines salles complètent aujourd’hui leur site sur l’internet. Au mieux, le cinéma lui-même publiera une plaquette, largement fondée sur la presse d’ailleurs, faute d’avoir conservé des archives. Quand il y a des exceptions, elles mettent le chercheur en appétit et le laissent frustré : comme on voudrait pouvoir lire l’intégralité du journal de bord tenu dès les années 1930 par Jean Renaud, exploitant du cinéma de Château d’Œx, l’Eden !3
Daniel Reymond, lui, s’est retrouvé devant une mine à ciel ouvert, les archives de la Société immobilière du local de gymnastique du Sentier, qui recèlent les pièces administratives et la correspondance liées à la construction de l’édifice et à l’activité cinématographique de la Société de 1923 à 1982, année du rachat par la Commune4. Donné en annexe, le tableau des vingt-six films ayant fait plus de mille entrées dans la petite commune du Sentier en est une des matières transformées les plus spectaculaires – le premier, en 1927, ce fut Les Misérables ; en 1963, année particulièrement faste, ils sont quatre : Le Jour le plus long, Le Comte de Monte Cristo, La Guerre des boutons, Au risque de se perdre.
Dès l’article qu’il consacrait au « Local » dans la Feuille d’avis de la Vallée de Joux, en août 2013, on percevait l’assurance que lui donnaient ces documents et la perspective qui allait s’imposer pour le livre, dont cette première évocation lui donna l’idée5. Au lieu d’y puiser anecdotes et autres détails relevant du pittoresque et souvent de la pure nostalgie, plutôt que de se contenter d’établir ces sortes d’annales dont l’histoire locale est friande, et qui sont d’ailleurs fort utiles quand elles sont bien faites, Reymond exploite ces sources, uniques dans notre domaine par leur continuité et leur consistance, à des fins plus interprétatives. Elles lui permettent de brosser l’histoire d’une société et des animateurs qui allaient faire d’une activité longtemps marginale un métier, si accessoire fût-il. Et comme il associe à cette évolution l’histoire de la programmation et des sensibilités qui en modèlent le répertoire, voilà que le tableau acquière toute sa profondeur.
Car l’héritage est complexe, si on veut bien y regarder de près. Dans cette perspective, plus possible de subsumer ces engagements multiples, ces fidélités durables, ce bénévolat longtemps pratiqué parce qu’il allait de soi, aux seules vertus mobilisatrices, et censées être présentes depuis toujours, de l’« amour du cinéma ».
Du Local à La Bobine, en passant par le Cinéma Sonore et le Cinéma du Sentier, la continuité sous-jacente est d’ordre structurel. Au Sentier, la salle de cinéma ne fut jamais une salle « indépendante », c’est-à-dire un établissement « commercial », comme le Conseil du Local semble avoir redouté qu’il en vînt à s’ouvrir dans son voisinage. Le renversement des choses n’y a rien changé. Que la Société de gymnastique comptât sur les rentrées du cinéma pour financer ses activités ou que le cinéma dépende du soutien public, comme c’est le cas aujourd’hui, cette salle aura toujours fonctionné grâce au bénévolat, tout en étant reconnue par la corporation, en l’occurrence l’Association cinématographique suisse romande (ACSR), et par le Canton, qui délivre leur patente aux exploitants de cinéma.
Cet état anticipe-il l’évolution qui marquera fortement dans le Canton de Vaud, mais ailleurs aussi, le statut des petits cinémas, et pas seulement dans les bourgs ? Une évolution qui vit, depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, des associations de soutien se créer et des Communes intervenir sous différentes formes pour assurer le maintien de la salle locale, à Sainte-Croix, Aubonne, Orbe, Pully, Bex… Le changement d’attitude des autorités mériterait d’être mieux cerné, des Communes comme Chexbres, Cossonay ou Oron ayant commencé plus tôt encore à intervenir, en achetant les locaux de projection et en les mettant à la disposition d’associations ou d’exploitants plus ou moins bénévoles6. Reymond met bien en évidence cette évolution pour La Bobine, dessinant le fort contraste entre une longue période de méfiance, voire d’hostilité, et, quelque trois générations plus tard, la reconnaissance de la fonction culturelle et sociale du cinéma, au nom de laquelle l’aide publique est attribuée.
Avant ces années-là, le cinéma du Sentier, dont la vocation première était d’alimenter la caisse d’une société de gymnastique, fut-il un cas particulier ? Il manque de travaux pour répondre, et ceux qui s’y lanceront iront certainement chercher leurs questions et leurs comparaisons dans ce nouvel ouvrage7.
Permettant aussi de préciser le rôle important de Ciné-Circuit (Nyon) et de son réseau de salles dans les années 1930-1940, tout en signalant l’existence du plus modeste et éphémère Circuit CIBEKA (Chavornay), La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015) suggère la possibilité de dessiner une image nouvelle de l’exploitation cinématographique vaudoise. Cette image qui permettrait peut-être, à l’ère des multiplexes et mutatis mutandis, d’appréhender dans le long terme une agrégation de salles hors chef-lieu comme par exemple Cinérive (Vevey) et ses antécédents, pour rester dans le canton de Vaud.
Sur d’autres plans aussi, la monographie de Reymond se prête à des indications pour de plus amples recherches. Le jour où l’on produira une cartographie des interventions de Freddy Buache, alors directeur de la Cinémathèque, en Suisse romande de 1951 à la fin des années 1970, on prendra mieux la mesure de son activisme infatigable (il vint au Sentier en 1956 et en 1963). Et quand on s’intéressera de plus près à l’histoire du Centre d’initiation au cinéma du DIP vaudois, qui deviendra Centre d’initiation aux communications de masse et aux moyens audiovisuels, force sera de commencer par le Sentier, où le créateur et premier directeur du CIC (1967-1988), Jean-Pierre Golay, enseignant au Collège secondaire, en proposait une préfiguration en 1956 déjà.
Que l’étude ait pris en considération ces initiatives, qui ne relèvent pas de l’activité directe des gérants du cinéma, mais qui constituent dans ces années-là une part du tissu culturel cinématographique de la vallée de Joux, obligera désormais tout chercheur qui ferait l’histoire d’une salle à être attentif à ces pratiques, dont Yvonne Zimmerman a montré pour l’entre-deux-guerres qu’elles ne sauraient être négligées dans le cadre d’une histoire générale du spectacle de cinéma8.
L’attention portée par Reymond au répertoire, qu’il soit le fait du programme ordinaire ou d’initiatives extérieures, permet de faire quelques constats qui dépassent de loin le cadre local. Ainsi l’importance des musiciens d’accompagnement pendant les années du « muet », même pour une petite salle comme celle du Sentier, est bien mise en évidence. Ils se voient nommés, illustrés par quelques documents rares, comme cette liste manuscrite de choix musicaux établie en février 1932 par la pianiste Claudine Heuby, venue de Lausanne pour accompagner la version muette d’A l’Ouest rien de nouveau9.
On notera le succès immédiat des films de Pagnol, dès Marius montré en 1932 et Fanny l’année suivante, ainsi que La Fille du puisatier, en 1942, qui est vu par 1296 spectateurs, presque la moitié du village ! Le souvenir vif laissé par le passage bisannuel du Fip Fop Club de Nestlé de 1936 à 1959 confirme l’importance de cette étonnante entreprise publicitaire pour une première familiarisation au cinéma dans les années où celui-ci était pratiquement interdit aux enfants en âge scolaire (aujourd’hui, cette fonction est assurée sur un pied cinéphilique, et non plus patriotico-publicitaire, par La Lanterne magique, présente dès 1998 au Sentier). Peu présente dans les mémoires, contrairement au Fip Fop, l’activité de Cinédoc dans les années 1960-1970 est dûment rappelée ici. Son répertoire essentiellement documentaire sera prolongé par d’autres formules, dont les tournées de Connaissance du monde du Service culturel de la Migros10.
Sur un autre plan, la pratique du « louage à l’aveugle ou en bloc », désigné comme une pratique dommageable par la loi fédérale sur le cinéma de 1962, est décrite de l’intérieur, grâce aux rapports annuels des responsables de la salle et autres procès-verbaux requis par le statut associatif, et grâce au souci qu’on y perçoit de ne pas parler la langue de bois, deux éléments qui font de ces documents une source riche en renseignements sur l’exploitation cinématographique en général11.
Cette richesse d’informations tient non seulement à la mise à disposition d’archives exceptionnelles, mais à la facilité avec laquelle on accède aujourd’hui à des sources complémentaires – la presse, indispensable chambre d’écho de la programmation cinématographique en général, devenue peu à peu accessible à la consultation en ligne (mais Reymond lance un appel pour que puisse être matériellement conservée la collection de la Feuille d’avis de la Vallée de Joux antérieure à 1921), et les archives de l’ACSR, déposées à la Cinémathèque suisse, auxquelles tous les travaux de quelque mérite ne manquent pas d’aller puiser.
On pourra regretter que l’usage polyvalent de la salle comme « salle des sociétés », auquel il est fait allusion à plusieurs reprises, n’ait pas été mieux mis en évidence, car c’est un trait constant depuis les années 1910 pour beaucoup d’établissements cinématographiques et un fait le plus souvent négligé par concentration sur une fonction jugée principale. Par contre, on est reconnaissant à l’auteur de n’avoir pas négligé la période qui précède 1923, l’année inaugurale. D’une part, les pages sur la création de la Société de gymnastique permettent d’ancrer l’entreprise cinématographique à venir dans le contexte durable de l’activité première de ses promoteurs. D’autre part, l’évocation du passage des tourneurs dans la vallée de Joux de 1905 à 1912 – l’Yverdonnois Weber-Clément en particulier – montre non seulement qu’il y eut une « préhistoire » du cinéma à ces altitudes (1000 mètres), mais fait apparaître aussi l’existence d’un film de 1905 tourné sur place, probablement par Weber-Clément, une « sortie de la fabrique Lecoultre & Cie au Sentier », qui enrichit notre connaissance filmographique des premiers films réalisés en Suisse romande, sinon notre connaissance matérielle, cette réalisation ne semblant pas avoir été conservée.
Daniel Reymond s’occupe d’un lieu de projection et n’établit pas la filmographie des réalisations tournées dans la vallée de Joux – il y en eut, principalement d’ordre documentaire. Toutefois son évocation, au fil d’une note pour l’un et d’un propos à la première personne pour l’autre, permet de signaler l’existence d’un cinéaste amateur du Lieu, Hubert Lugrin, dont les films sont loin d’être sauvés, quoi qu’en dise Rémy Rochat à l’origine de leur redécouverte12, et fournit l’occasion de rappeler que le seul long métrage de fiction à avoir utilisé le cadre de la région semble être Un autre homme (2008) de Lionel Baier, qui portait même, à l’origine, le titre d’En Joux !
Nulle part ailleurs en Suisse, l’historiographie du spectacle de cinéma, saisi dans son spectre le plus large, ne présente autant de travaux que pour le Canton de Vaud. Freddy Buache et François Langer pour Lausanne, David von Kaenel pour Vevey et Montreux, Robert Cerutti pour Nyon, Laurent Guido pour la critique journalistique, Gianni Haver pour la censure et la réception, Jean-Baptiste Delèze pour la censure et son abolition, Simon Edelstein pour la documentation photographique13 : comme en témoigne la bibliographie du livre de Reymond, l’exploitation cinématographique dans le chef-lieu et l’arc lémanique est bien explorée, même si c’est d’une façon inégale en termes de période, de thème et de démarche.
La Bobine, un cinéma à la Vallée de Joux (1923-2015) vient s’ajouter à ces études, dont il tire le meilleur parti. Tout en plaçant l’accent sur une salle « périphérique », cette monographie suggère des pistes nouvelles, comme la formation des opérateurs, l’influence de la critique sur la programmation, le rôle de l’Association cinématographique suisse romande, l’attitude des autorités municipales, l’émergence dans les années 1950 d’une culture cinématographique revendiquée comme telle ou encore l’étude du récent passage à la projection numérique, pour mentionner une mutation qui marque depuis un bon lustre un changement aussi important que le fut, du temps de la pellicule, le passage du muet musicalement « performé » au sonore « mécanique ». Aidé par les collectivités publiques quand le demandeur était associatif, ce changement est apparu comme un facteur décisif dans le maintien des salles « périphériques », mais il serait intéressant de vérifier cette observation dans la durée14.
Cette dernière remarque permet surtout de réaffirmer que le cinéma ne fut pas une affaire urbaine, comme on a tendance à le penser et que dans ce qui fut jusqu’en 2008 le district de La Vallée, il n’y eut pas, selon les périodes, que la seule Bobine à montrer des films, comme le signale Daniel Reymond15.
Aux Editions de la Thièle, coopérative yverdonnoise fondée sur le bénévolat, revient le mérite d’avoir publié cet ouvrage dans la continuité de Paillard Bolex Boolsky (2013), en prenant acte des possibilités qu’offre l’histoire locale pour proposer aux lecteurs des sujets dont le traitement est susceptible de faire référence à une autre échelle aussi. Et, à propos d’édition, il aurait fallu dans cette recension évoquer plus en détail l’iconographie, ces quelque cent cinquante documents dûment légendés qui ne sacrifient pas à l’ornementation, tout en ne perdant rien de l’attrait que peut avoir un album d’images.
L’ensemble est ordonné par le fil conducteur des photographies de Julien Roux, qui propose une traversée contemporaine du lieu, et se présente dans une mise en pages plaisamment rigoureuse ordonnée par Julien Fischer.