Thomas Voltzenlogel

« Un morceau de caméra dans la tête » : esth/éthique des films anticolonialistes de René Vautier

Serge Daney écrivait : « Les pays pauvres sont pauvres aussi en images d’eux-mêmes. »1 Concernant la guerre d’Algérie, il suffit de comparer la quantité d’images produites par l’Armée française par rapport à celles produites du côté algérien pour mesurer l’écart qui séparait l’Etat français des maquisards algériens.

Lors d’un échange de tirs entre maquisards algériens et soldats français pendant le tournage d’Algérie en flammes (1958), une balle percute la tourelle de la caméra de René Vautier et un morceau de sa caméra se loge à l’intérieur de son crâne. « Un morceau de caméra dans la tête » : l’expression est remarquable, elle dit quelque chose du rapport de René Vautier à la réalité et à la nécessité de produire des images là où il n’y en a pas. Mais les produire n’est pas une fin en soi : encore faut-il qu’elles aient une fonction dans leur situation, qu’elles servent les luttes d’aujourd’hui comme celles de demain.

D’où je regarde ? D’où je parle ?

Comme tout spectateur, je ne suis ni neutre ni objectif. Mon regard et mon imaginaire sont déterminés par ma position sociale et politique et mon histoire personnelle. Les films que l’on regarde ne sont pas seulement des miroirs fidèles ou déformants de la réalité qu’ils tendent à réfléchir ; ce sont aussi des miroirs sur lesquels se projettent nos désirs, nos angoisses, nos souvenirs, tout ce qui compose ce tissu composite que l’on nomme l’imaginaire. Les films de René Vautier que je revois aujourd’hui sont comme des artefacts qui font résonner des souvenirs d’enfance. Mon grand-père fait partie de ces anciens combattants appelés à 18 ans à effectuer leur service militaire en Algérie. Lorsqu’il évoquait cette période de sa vie, s’y mêlaient la fierté d’avoir été reconnu par l’armée à travers le grade et la médaille, la peur de mourir du jeune soldat qu’il était alors et la honte de la défaite militaire et politique.

Enfant, lors de mes séjours chez mes grands-parents, j’avais droit aux récits – finalement très limités et toujours les mêmes –, aux photographies qui ne laissaient transparaître aucun combat mais l’omniprésence des armes, des véhicules et des uniformes militaires, aux films de fiction (qui pouvaient se compter sur les doigts d’une main) et aux documentaires sur « la guerre d’Algérie ».

Je me souviens qu’un jour il reçut la cassette vidéo d’un film qui, je crois, venait d’être (ré)édité. Il s’agissait d’Avoir 20 ans dans les Aurès (1972). Le titre faisait très certainement écho à son expérience. Il me proposa de regarder le film. Après une trentaine de minutes, il décida soudainement d’interrompre la lecture de la vidéocassette. Je sentais que quelque chose l’avait embarrassé, sans savoir quelle en était exactement la cause.

Ce n’est que dix ans plus tard, en rencontrant René Vautier lors d’une conférence à Strasbourg, que j’entrepris de regarder tous ses films que je pouvais trouver. Parmi eux : Avoir 20 ans dans les Aurès que je reconnus grâce au générique sur fond rouge, à cette chanson (Nous aussi, nous marchions d’Yves Branellec et Pierre Tisserand) et à cette image granuleuse. C’est un film inspiré de l’histoire de Noël Favrelière, soldat français qui déserte en 1956 avec un prisonnier algérien. Condamné à mort, il voyagera pendant plusieurs années (aux Etats-Unis, en Yougoslavie). René Vautier lui consacre un article, « Noël nous reviendra », publié dans La Tribune des peuples et prend comme point de départ à l’écriture d’Avoir 20 ans dans les Aurès le roman de Favrelière, Le Désert à l’aube (publié en 1960 par les Editions de Minuit et immédiatement censuré par l’Etat) qui raconte sa traversée du désert pendant une semaine avec ce prisonnier condamné à mort dont il a organisé la fuite, avant de rejoindre l’Armée de Libération Nationale (ALN).

En revoyant Avoir 20 ans dans les Aurès, je crus comprendre ce qui provoqua l’embarras de mon grand-père : le film contredisait les représentations de la guerre et de l’armée française qu’il avait intériorisées et qu’il pensait (re)voir à l’écran. Il ne souhaitait pas que cette vision du conflit lui soit – et sans doute me soit – montrée.

M’intéressant au cinéma d’extrême gauche, je découvrais là tout un pan du cinéma militant qui était resté clandestin : un cinéma anticolonialiste. Surtout, je découvrais une manière singulière de produire une œuvre militante dont les images ne servent pas exclusivement à illustrer un discours qui préexisterait aux images, mais qui participent à leur manière et à leur échelle à la bataille des images. Car la lutte des classes (qu’elles soient économiques, de sexe ou de race) s’accompagne d’une bataille idéologique qui n’est pas qu’une affaire de concepts, de langage, mais aussi d’images.

Je tente dans ce texte de caractériser l’esth/éthique, pour reprendre la formule de Paul Audi, c’est-à-dire la pensée « de la création en tant qu’acte »2, des films anticolonialistes de René Vautier. Quels sont les actes de René Vautier lorsqu’il réalise ses films ? Quelles sont leurs spécificités ? Je m’appuierai moins sur les intentions de René Vautier que sur l’analyse des structures de ses films et de leurs effets.

Documenter la réalité

Le cinéma documentaire, tel que René Vautier entend le pratiquer dès son premier film réalisé en Afrique, est lié à la question du point de vue militant. A 21 ans, à la sortie de l’IDHEC, la Ligue de l’Enseignement lui propose de partir en Afrique pour réaliser un film destiné aux enfants de France sur la vie quotidienne dans les villages d’Afrique des colonies françaises de l’époque. Du propre aveu de Vautier, « au départ Afrique 50 n’était pas censé être un film critique »3.

Tourné entre 1949 et 1950, Afrique 50 se présente dans les toutes premières minutes comme un film ethnographique classique : René Vautier, en voix over, présente le village qu’il est allé filmer. On y voit des enfants fixant l’objectif de la caméra ; ils sourient, tirent la langue. Vautier explique alors qu’il est autorisé à poursuivre son chemin dans le village et à y tourner des images. Cette première séquence est essentielle et détermine le rapport que le cinéaste entend instaurer avec les individus filmés et qu’il souhaite mettre au jour dans son film : d’une part, il respecte ceux qui seront filmés et se soumet d’une certaine façon à leur autorité, d’autre part il expose dans son film la position sociale qu’il occupe : celle de l’intrus blanc, de celui qui appartient à la communauté des colons. Son enquête documentaire le conduit à découvrir la grande misère et l’exploitation que subissent les peuples africains. Découverte qui le conduit à infléchir l’orientation esthétique et politique de son film.

Car faire un plan (Jean-Marie Straub rappelle qu’en allemand on utilise le terme Einstellung pour désigner le plan cinématographique, ce qui signifie « poser avec une direction » mais également « point de vue » au sens moral et politique4) implique de construire un regard et un site d’énonciation : c’est-à-dire « non seulement le point de l’espace d’où l’on peut voir, mais celui où l’on est vu par l’autre »5. Il se produit, au cours du film, un renversement du regard. Le regard du cinéaste est d’abord porté en direction des peuples africains. Mais rapidement, la misère et l’exploitation apparaissent ; le regard se tourne alors vers cet autre invisible sur les lieux mêmes de la misère et de l’exploitation coloniale : les colons blancs. Les frères Lumière étaient postés derrière leur caméra lorsqu’ils mettaient en scène et filmaient les ouvriers quittant leur usine, pour prendre un exemple représentatif. La Sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895) offre au spectateur une vision documentaire d’une sortie d’usine en 1895 ; mais elle tait le fait qu’elle est une fiction : c’est-à-dire une représentation, une figuration patronale de ce que doivent être des ouvrières et des ouvriers qui quittent une usine – correctement vêtus, sans trace extérieure du labeur, sans outils « empruntés » dans leurs poches et suivant un flux régulier et ininterrompu. Vautier n’entend pas se satisfaire de cette position qui lui ferait épouser le point de vue de l’exploiteur qui vient documenter l’Afrique en même temps qu’il la surveille car, comme l’écrivait Walter Benjamin, « il n’est pas de témoignages de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie »6 : la culture occidentale (scientifique, technique, économique, artistique ou politique) ne se manifestant en Afrique qu’en dissimulant sciemment le servage nécessaire à son existence, l’enjeu politique de la pratique cinématographique de Vautier consiste à rendre visible, audible, le travail qui se dissimule derrière les productions humaines.

Les images et les sons ne sont pas mobilisés dans un but de surveillance, mais pour rendre sensible la réalité de l’exploitation et des révoltes qui naissent contre cette exploitation. Du côté des images : Vautier filme d’abord les corps au travail des enfants, des femmes et des hommes, épuisés, affamés, malades avant de les montrer debout, révoltés, manifestant leur désir d’indépendance et de révolution. Du côté des sons : Vautier précise en voix over que derrière les traces de sang laissées par les corps des enfants, femmes et hommes abattus par les soldats français se cachent la Société Commerciale de l’Ouest Africain, la Compagnie Française de l’Afrique Occidentale, la Compagnie Française de la Côte d’Ivoire, Unilever, etc. : les « vautours » qui pillent l’Afrique.

La conjonction des images et des sons permet de faire voir et entendre ce qui n’apparaît pas : les blancs colonialistes, absents – comme tout exploiteur – des lieux de l’exploitation. Les images et le discours de Vautier déconstruisent l’idéologie colonialiste : l’idée du « progrès » (qui habite encore les discours des néo-coloniaux d’aujourd’hui) est détruite ; les écoles ne sont construites que pour éduquer 4 % des enfants, juste ce qu’il faut pour former la quantité nécessaire d’administrateurs et de greffiers ; les hôpitaux sont d’abord construits pour les blancs et la main-d’œuvre noire qui doit être soignée pour la refaire « fonctionner » (« le noir est moins cher qu’une machine ») ; l’électricité n’est installée que pour le confort des blancs.

L’Afrique est, pour Vautier, un miroir qui renvoie une image double. Celle des colonisés et celle des colons qui pillent et exploitent les peuples d’Afrique : d’où le devoir pour Vautier de ne pas en rester là, de se positionner, de prendre position à l’intérieur de sa propre pratique du documentaire :

« Le documentaire, ça consiste à tourner ce qu’on voit et à essayer de faire partager ce que ça nous inspire. Alors là, j’ai filmé ce que je voyais et ce que je voyais n’était pas tellement à la gloire de la mission civilisatrice de la France. »7

Les pratiques des Africains lui évoquent des situations familières : c’est le cas lorsqu’il filme des pêcheurs en train de mailler leurs filets « comme dans les ports de Bretagne », dit-il dans Afrique 50. Militant indépendantiste breton, les luttes révolutionnaires menées en Afrique vont entrer en résonance avec ses propres combats (le film La Folle de Toujane, 1974, coréalisé avec Nicole Le Garrec, illustre exemplairement la conjonction de ces deux résistances).

La réalisation d’Afrique 50 lui causera de nombreux démêlés avec le gouverneur français de la colonie. Il existait à ce moment-là un décret datant de 1934 et signé par le ministre des Colonies, Pierre Laval, qui n’autorisait la prise de vue en Afrique-Occidentale française qu’à condition que le gouverneur l’ait autorisée et qu’un représentant de l’autorité soit présent. Ses bobines seront confisquées par la police. Il réussira malgré tout à en sauver quelques-unes et à monter ainsi un court métrage.

C’est la pratique du cinéma qui incite René Vautier à devenir militant. Son réalisme documentaire n’est pas si éloigné de l’idée d’une « écriture réaliste » telle que la définit le dramaturge Bertolt Brecht : « se laisser consciemment influencer par la réalité et en retour influer consciemment sur elle »8. La rencontre de Vautier avec la réalité des colonies françaises en Afrique l’a incité à produire un film dont la fonction était de donner à voir et à entendre non seulement cette misère et cette exploitation, non seulement la responsabilité historique des blancs, mais aussi le mouvement des peuples vers leur émancipation et le devoir, pour le spectateur, de se positionner par rapport à cette réalité.

Une esth/éthique militante

Le réalisme de Vautier est militant car, comme le définissait Brecht, « on y donne la parole à la réalité qu’on n’a pas l’occasion d’entendre autrement »9. Ses films « annoncent une contradiction (et s’en font les porte-parole) où s’apprêtent à s’insérer de nouvelles forces en opposition avec les idées et les comportements dominants »10.

Après Afrique 50, René Vautier entreprend de réaliser un film documentaire sur l’histoire de la colonisation de l’Algérie par l’armée française. Au sujet du film Une nation, l’Algérie (1954), dont une copie a disparu et une autre a été détruite, il précise :

« […] j’avais tourné en 1954-1955, à la Bibliothèque nationale, un film basé sur les témoignages des gens ayant fait la conquête de l’Algérie (généraux, colonels…), un film fondé sur des choses que presque tous les historiens connaissent. Dans ce film, il n’y avait que des lectures de témoignages, illustrées par des dessins réalisés par les gens accompagnant les colonnes françaises entre 1830 et 184811. Ce film a en fait été détruit et m’a valu une inculpation pour atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat. En me basant sur les témoignages des colonels qui avaient participé aux ‹ enfumades › du Tarah, je disais en fait que, si on analysait bien les choses, ils avaient inventé les chambres à gaz. En effet, on avait enfermé les tribus dans les grottes où elles s’étaient réfugiées. Je crois que c’est le colonel Pélissié qui déclarait avoir fait allumer des feux à l’entrée des grottes, feux qui avaient brûlé toute la nuit, alimentés par les soldats. Au matin, 692 ou 732 cadavres, je ne sais plus, hommes, femmes et enfants avaient été sortis. De quoi s’agissait-il, si ce n’est d’une chambre à gaz ? Ensuite, un général avait envoyé un message à toutes les troupes, en citant cet exemple et en disant que c’était ainsi qu’il fallait faire. »12

La thèse de Vautier, l’idée d’une origine des chambres à gaz dans les techniques militaires françaises d’« enfumades » des tribus qui s’étaient réfugiées dans des grottes, résonne avec les propos d’Aimé Césaire qui, dans son Discours sur le colonialisme, évoque qu’aux yeux des Européens, Hitler est coupable de « crime contre l’homme blanc, […] d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les Nègres d’Afrique »13.

L’idée des dessins d’Une nation, l’Algérie sera réemployée par Yann Le Masson et Olga Baïdar-Poliakoff. Ils réalisent en 1961, d’après une idée de René Vautier et de Frantz Fanon, le court métrage J’ai 8 ans qui sera projeté clandestinement en 1962 à Paris (il n’obtiendra le visa d’exploitation que douze ans plus tard). Dans ce film, de jeunes garçons algériens racontent par leurs dessins et leurs paroles les actions meurtrières et les tortures commises par les soldats français en Algérie.

De 1956 à 1958, René Vautier rejoint le maquis et le Front de libération nationale (FLN) pour y tourner Algérie en flammes.

« On m’a demandé […] si j’allais tourner au côté des maquis. J’ai acquiescé en disant que ces Algériens qui se battaient pour leur indépendance, pour ne plus être Français, étaient encore Français pour l’instant. Et j’estimais que j’avais le droit, en tant que Français aussi, d’origine bretonne, d’aller voir pourquoi ils ne voulaient plus être Français. Je suis donc passé en Algérie où j’ai tourné Algérie en flammes, au maquis. Dès lors, il n’était plus possible de rentrer en France. »14

Ce film montre la vie quotidienne des maquis de l’Armée de Libération Nationale (ALN) dans les Aurès-Nementcha. Vautier les filme jour après jour : dans les moments intenses de sabotage des transports ferroviaires, des combats, dans les moments calmes de repos, de discussion, des repas, ou encore lors de leurs rencontres avec les populations civiles. La séquence où sont montrés les corps du massacre de Sakiet Sidi Youssef constitue le moment crucial du film. Celui-ci se conclut alors sur la nécessité d’organiser la lutte révolutionnaire pour l’indépendance du peuple algérien. Algérie en flammes ne sera diffusé en France qu’en 1968 dans la Sorbonne occupée.

Le cinéma, pour René Vautier, est une démarche qui permet d’appréhender et de comprendre le monde : « On fait des films sur ce que l’on connaît bien, mais on a aussi la possibilité de faire des films sur ce qu’on essaie de comprendre »15. L’acte militant de ses films réside dans la recherche de la compréhension de la réalité. Ce qu’il résume en ces termes dans « 5 Principes de base pour un cinéma engagé » :

« 1. Tâche de rapporter de vraies images plutôt que de raconter des histoires fausses

2. ‹ Il ne faut pas laisser les gouvernements écrire seuls l’histoire, il faut que les peuples y travaillent › (Kateb Yacine)

3. Ecrire l’histoire en images. Tout de suite

4. Créer un dialogue d’images en temps de guerre

5. Face à la désinformation officielle, pratiquer et diffuser la contre-information. »16

Les images ne doivent pas être sous-estimées. Elles ont un rôle et une fonction sociale bien déterminés. Le but du cinéaste militant est de produire des images là où il n’y en a pas, qui donnent un autre point de vue sur la réalité, qui entrent en conflit avec les autres images en circulation et qui confèrent, en dialoguant avec les images officielles, d’autres significations à celles qui peuplent les écrans comme par un effet de contagion.

René Vautier est toutefois resté assez isolé dans le champ du cinéma, tant « traditionnel » que militant (même s’il a participé à l’expérience du groupe Medvedkine avec Chris Marker) :

« On se connaissait tous entre nous à l’époque parce que j’ai été pendant pas mal de temps secrétaire au Syndicat des techniciens du cinéma et Resnais est aussi allé à I’IDHEC. On était en contact avec des jeunes qui essayaient d’organiser des projections ou parfois même de faire eux-mêmes des films. On se retrouvait avec Paulin et Chris Marker mais moins avec Alain Resnais car il se penchait plutôt vers ses histoires à lui, il était plus individualiste. J’étais un peu critique quant à son engagement contre la guerre d’Algérie car il a préparé Muriel avant la fin de la guerre d’Algérie mais ses producteurs lui ont conseillé d’attendre la fin de la guerre pour le tourner, histoire d’éviter les ennuis. En attendant il a fait L’Année dernière à Marienbad qui a beaucoup moins de contenu politique. II aurait peut-être fait changer plus de choses s’il avait filmé Muriel pendant la guerre mais c’était son droit. […]

II y avait aussi un Français, Mario Marret, qui a fait des films anti-coloniaux sur la Guinée portugaise et l’Américain Rogosin qui voulait dénoncer les injustices de l’apartheid en Afrique du Sud dans son très beau film Come Back, Africa. Cependant on ne constituait pas un mouvement, un regroupement en tant que tel. Par exemple, quand j’ai fait les films sur l’Algérie, en particulier Une nation, l’Algérie, je l’ai fait directement avec les gens qui avaient une activité politique et pas avec ceux qui travaillaient dans le cinéma. »17

René Vautier entretient également avec Jean Rouch des rapports tumultueux. Il lui reproche de faire des films qui, pour les représentants de l’autorité française en Afrique, pourraient aller « dans le sens du colonialisme qu’ils sont […] chargés de maintenir »18. Tandis que pour Rouch, les films de Vautier desservent l’Afrique en poussant constamment les peuples colonisés à la révolte. Toutefois, Vautier concède que le travail de Rouch était complémentaire du sien dans la mesure où il constituait « une recherche de la dignité africaine en collaboration avec des Africains »19. Les Maîtres fous (1955) de Rouch fonctionne également sur l’idée du miroir : la cérémonie vaudou qu’il filme se présente comme une mise en scène de la barbarie coloniale20.

Si, comme l’écrit Nicole Brenez21, René Vautier a élaboré une pensée des images, de leur production jusqu’à leurs multiples fonctions dans le procès de circulation qui est le leur, il est remarquable de noter qu’aucune de ses images n’a alimenté la machine coloniale. Ses films ont résisté à toute récupération politique. La tâche est pourtant difficile. Si aujourd’hui les gouvernements français se servent des films de Vautier pour justifier (et sur-évaluer) l’anticolonialisme qui animait les Français pendant le conflit22, le cinéaste peut toutefois constater le fait que ses images ne sont pas plus diffusées qu’auparavant ni ne servent les forces militaires d’aujourd’hui.

Ce n’est pas le cas de La Bataille d’Alger (1966) de Gillo Pontecorvo, cinéaste se revendiquant « marxiste », proche du Parti Communiste italien. Réalisé en 1965, récompensé au festival de Venise en 1966, le film ne sera que très rarement projeté en France. Une censure qui n’est pas du fait de l’Etat, contrairement aux films de René Vautier, mais qui est mise en œuvre par les exploitants de salles de cinéma sous la menace des associations de « rapatriés », d’anciens combattants et d’organisations d’extrême droite. Ce n’est qu’en 2004 que La Bataille d’Alger bénéficiera d’une ressortie en salle, d’une édition DVD et d’une diffusion sur une chaîne de télévision française. Il est intéressant de noter que l’on n’hésitera pas dans la presse à souligner le caractère « sulfureux » du film – pour avoir dénoncé et mis en image les tortures et les meurtres commis par l’armée française –, le fait qu’il ait été « interdit » – surtout non exploité –, sa recherche d’une présentation « objective » des faits – il présente aussi les violences commises par les combattants algériens. Le tort de cette entreprise, pourrait-on soutenir, est de mettre sur un pied d’égalité ou tout du moins de prétendre être en mesure de comparer les violences des oppresseurs et les violences des opprimés. Et pour ce faire, Pontecorvo a trouvé la figure de la victime de ces violences : les civils algériens incarnés, au détour d’un gros plan, par le visage d’un enfant.

Grâce au parallèle qu’établit Pontecorvo entre les méthodes de combat des militants algériens et celles de l’armée française, de nombreux stratèges militaires ont utilisé La Bataille d’Alger pour étudier les méthodes de guérillas urbaines employées par les Algériens, à commencer par les officiers argentins qui découvrent en 1967 une copie du film (on ne sait qui l’a fournie) et la regardent pour s’initier à la lutte anti-subversive23 ; ou ceux du Pentagone en 200324. Pontecorvo connaît ainsi la même réception que Jean Lartéguy (Les Centurions, livre adapté par Mark Robson en 1963) ou Roger Trinquier (colonel ayant officié en Indochine et en Algérie, auteur de La Guerre moderne), dont les livres sont lus dans les écoles militaires américaines afin de perfectionner les méthodes de guerre contre-insurrectionnelle.

A l’inverse, les films de Vautier semblent irrécupérables : ils divisent encore aujourd’hui leurs spectateurs, alors que celui de Pontecorvo réunit les anciennes oppositions dans la position dominante de ceux qui ne voient dans la guerre d’Algérie qu’une même violence partagée par l’armée française et le FLN, et un outil au service de la répression des futures luttes d’indépendance, de décolonisation, de résistance.

Selon Pontecorvo, « La Bataille d’Alger n’apprend pas à faire la guerre, mais plutôt à faire du cinéma »25. Mais quel cinéma ? sommes-nous en droit de nous demander. Les films de René Vautier offrent un véritable enseignement pour qui désirerait réaliser des films utiles pour comprendre ce qui se joue dans les oppressions et les luttes d’aujourd’hui. Mais les films de Vautier s’inscrivent aussi dans le souhait, souvent oublié, de Dziga Vertov qui, au sujet de L’Homme à la caméra (1929), écrivait :

« Nous pensions avoir le droit de ne pas tourner seulement des films de grande consommation mais aussi, de temps en temps, des films qui engendrent des films. Ces films-là ne sont pas inutiles, ni pour qui les fait ni pour tous les autres. Ils sont un gage nécessaire aux futures victoires… »26

Effectivement, Vautier s’est tenu à distance de toute idée de propriété. Ses images ont été utilisées par d’autres cinéastes, ont été réemployées dans d’autres films. Elles ont été des grains de pollen disséminés à travers le monde – et cela en dépit de la circulation clandestine de ses films ! – et qui ont contribué à faire naître d’autres films militants : ainsi, Ahmed Rachedi, Nacer Guenifi, Héléna Sanchez, Sidi Boumédienne, Mohamed Guennez, Allal Yahiaoui, Mohamed Bouamari, André Dumaître, Taïbi Mustapha Bellil, formés par René Vautier en Algérie, récupèreront des images d’Algérie en flammes, pour réaliser leur propre film : Peuple en marche en 1963 ; ou Paulin Soumanou Vieyra empruntera des images d’Afrique 50 pour réaliser Afrique-sur-Seine en 1955.

On retrouve dans le concept d’esth/éthique de Paul Audi, l’idée romantique d’une articulation de la jouissance esthétique et du désir de créer mais également la conscience qu’une œuvre d’art véritablement créatrice contribue à instaurer un possible dont la condition d’existence repose sur la rencontre entre un spectateur et cette œuvre. Ce possible est tout autant d’ordre politique qu’artistique.

L’esth/éthique documentaire militante de Vautier peut être résumée ainsi : la construction d’un point de vue passe par l’élaboration d’un sujet. Le processus de subjectivation est aussi un processus de désidentification : il s’agit de se défaire de la position de l’Etat qui exige que l’on maintienne la situation présente. René Vautier s’est radicalement désidentifié de la position dominante de l’ethnographe et du documentariste « neutre, impartial et objectif » tant attendu par les institutions en place. Il s’est solidarisé avec les sujets militants qui menaient les combats révolutionnaires pour la décolonisation et qui lui ont permis de réaliser des films qui se voulaient des modèles pour les opprimés.

« En effet, telle est l’éthique : l’exigence que la question ‹ comment traverses-tu la vie ? › [Ludwig Wittgenstein] devienne, pour la personne qui la reçoit, résolument la sienne. L’éthique, plus exactement, c’est le fait d’être requis par cette ‹ question › et de se décider en sa faveur, en se vouant sans réserve à sa demande. Peut alors être qualifiée d’esth/éthique toute appropriation de cette question qui se fait en créant. »27

Et ceci, exemplairement dans le cinéma de René Vautier, en créant d’autres images du monde qui laissent entrevoir la possibilité d’un autre monde.

1 Serge Daney, « Les films marquants, de la décennie (1970-1980) », Cahiers du Cinéma, no 308, février 1980, repris dans Serge Daney, La Maison cinéma et le monde. 1. Le Temps des Cahiers. 1962- 1981, Paris, P.O.L, 2001, p. 270.

2 Paul Audi, Créer. Introduction à l’esth/éthique, Paris, Verdier, 2010.

3 Maria Loftus, « Entretien avec René Vautier », Présence Africaine, no 170, 2e semestre 2004, p. 56.

4 C’est le cinéaste Jean-Marie Straub qui l’explique dans un entretien avec les Cahiers du cinéma : Sebastian Schadhauser et al., « Entretien avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet », Cahiers du cinéma, no 223, août-septembre 1970, p. 55.

5 Jean-Louis Comolli, « Notes sur l’‹ être ensemble › », Corps et cadres. Cinéma, éthique, politique, Paris, Lagrasse/Verdier, 2012, p. 174. Voir également au sujet du concept de « site » : Jean-Toussaint Desanti, « Voir ensemble », dans Marie José Mondzain (éd.), Voir ensemble. Autour de Jean-Toussaint Desanti, Paris, L’Exception/Gallimard, coll. « Réfléchir le cinéma », 2003.

6 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, p. 433.

7 Propos de René Vautier dans l’émission de L’Œil du Cyclone : « René Vautier l’indomptable » (1997).

8 Bertolt Brecht, « Notes sur l’écriture réaliste (1940) », Sur le réalisme. Ecrits sur la littérature et l’art 2, Paris, L’Arche, 1970, trad. André Gisselbrecht, p. 148.

9 Id., p. 160.

10 Ibid.

11 Entre 1830 et la fin de l’année 1847, la France mène plusieurs campagnes militaires pour la conquête de l’Algérie. Le 21 septembre 1847, l’Emir Abd el-Kader capitule après avoir lutté de nombreuses années contre la domination française.

12 René Vautier, « Table ronde. Autour du film Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 72, octobre-décembre 2003, p. 66.

13 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Présence Africaine, 1995, p. 14.

14 René Vautier, « Table ronde. Autour du film Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier », op. cit., p. 67.

15 René Vautier, « Jean-Luc Godard, René Vautier : ‹ Au nom des larmes dans le noir ›. Echange sur l’histoire, l’engagement, la censure », dans Nicole Brenez, David Faroult, Michael Temple, James Williams et Michael Witt (éd.), Jean-Luc Godard. Documents, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 399.

16 René Vautier cité par Nicole Brenez, « René Vautier : devoirs, droits et passion des images », La Furia Umana, no 14, 2012, www.lafuriaumana.it/index.php/archives/41-lfu-14/121-nicole-brenez-rene-vautier-devoirs-droits-et-passion-des-images.

17 Maria Loftus, « Entretien avec René Vautier », op. cit., pp. 57-58.

18 René Vautier, Caméra citoyenne : Mémoires, Rennes, Apogée, 1998, p. 29.

19 Maria Loftus, « Entretien avec René Vautier », op. cit., p. 58.

20 Voir Jean Rouch, « Le vrai et le faux (1989) », dans Jean-Paul Colleyn (éd.), Cinéma et anthropologie, Paris, Cahiers du cinéma / INA, 2009, pp. 119-120.

21 Nicole Brenez, « René Vautier : devoirs, droits et passion des images », op. cit.

22 En 1990, le ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas, et le secrétaire d’Etat chargé des relations culturelles internationales, Thierry de Beaucé, présentent Afrique 50 dans les ambassades d’Afrique pour témoigner de l’existence de luttes anticolonialiste en France. En 1997, c’est Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement Jospin, qui remet à René Vautier une copie restaurée du film tout en déclarant qu’il est depuis visible à l’étranger. Rappelons que ce film a été censuré en France pendant quarante ans.

23 Voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, Paris, La Découverte, 2008.

24 Patrick Jarreau, « La direction des opérations spéciales du Pentagone organise une projection de La Bataille d’Alger », Le Monde, 9 septembre 2003.

25 Gillo Pontecorvo, cité par Jean Roy, « La Bataille d’Alger apprend à faire du cinéma », L’Humanité, 22 mai 2004.

26 Dziga Vertov, cité par Jean Rouch, « Préface », dans Georges Sadoul, Dziga Vertov, Paris, Champ libre, 1971, p. 14.

27 Paul Audi, Créer. Introduction à l’esth/éthique, op. cit., p. 213.