Souvenirs rouges et personnels de l’historien-géographe René Vautier
Le collège public de Plmeur (commune du Morbihan) a ouvert ses portes peu de temps avant le coup d’Etat de Pinochet, au Chili. Consultés, les enseignants proposèrent des noms de baptême pour l’édifice : les enseignants communistes penchaient pour Pablo Neruda, les enseignants socialistes pour Salvador Allende. Les élus (de droite) tranchèrent : ce fut Charles de Gaulle. Dans les couloirs du collège Charles-de-Gaulle, j’essayais de ne pas trop croiser mes parents qui y enseignaient en tant que profs d’Histoire-Géo (ma mère) ou Histoire-Géo-Français (mon père). Membres de la cellule des enseignants, ceux-ci étaient très actifs sur la section PCF de la ville – en fait un gros bourg en pleine expansion, accolé à la ville portuaire (et populaire) de Lorient. Ils avaient alors pour voisins et camarades un couple d’enseignants – les enseignants se fréquentent beaucoup entre eux –, les Bouvier, Jeannine et Claude. Claude Bouvier était par ailleurs peintre et connaissait Vautier depuis 1976, certainement via son beau-père, instituteur retraité, résidant à Audierne (Finistère). En octobre 1983, Bouvier Claude soutint sous la direction de Goimard Jacques, un mémoire de maîtrise à l’UER d’art et d’archéologie de Paris I, intitulé René Vautier, cinéaste. Pour écrire son mémoire, le peintre-chercheur avait auparavant emprunté au cinéaste plusieurs de ses films et il nous en projetait certains lors de petites séances de ciné-club à domicile. A son tour, mon frère aîné Erwan en emprunta quelques-uns pour des séances du club Droits de l’Homme de son lycée lorientais (le lycée Colbert). Ainsi essaime aussi le cinéma militant. Je n’ai quasiment pas de souvenir de ces premières projections, mais plutôt du petit appareil de projection, des tapis sur lesquels on s’asseyait et de la décoration venant d’« Afrique du Nord », cadre exotique que je reliais assez arbitrairement à une toute petite enfance, pour ma part pas si lointaine – fils de « pieds-rouges », naissance à Mascara (Algérie), en 1969. Je me souviens un peu plus de la première diffusion à la télévision d’Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) au début des années 1980… et de ma relative déception : amateur de western, je trouvais que la fiction de Vautier manquait de moyens pour les scènes d’action, jeune garçon, j’étais gêné par la scène de viol, sommairement communiste, certains personnages me semblaient ambivalents. Le cinéma (militant) et René Vautier, le communisme et l’Algérie (à la marge), le pli néanmoins était pris.
Premier paradoxe
Je n’ai aucun souvenir non plus de ma première rencontre avec René Vautier. Je me souviens par contre parfaitement que ce fut lui qui le premier me parla de ceux-là : Antoine Bonfanti, Mario Marret, Bruno Muel, Yann Le Masson, André Dumaître, les sœurs Neurisse, Théo Robichet, Pierre Clément, auxquels il ajoutait parfois les noms de Sylvie Blanc ou Henri Aisner. Autant de noms qui nous incitent à une approche prosopographique du cinéma militant et qui appelle déjà à une première remarque sur un « paradoxe Vautier ». Il n’était pas rare qu’à cette époque, déjà, ses détracteurs ou même certains de ses admirateurs le décrivissent comme quelque peu ou complètement mégalo. Mais si René pouvait volontairement oublier les noms de ses adversaires ou parfois omettre celui de ses anciens comparses devenus rivaux, il savait aussi se montrer généreux. Son goût pour la transmission a marqué nombre de spectateurs, de militants, de jeunes voulant entrer dans la profession. Il est toujours plus facile d’être des petits-enfants putatifs que des fils rebelles (René Vautier est né en 1928). Il semble néanmoins que cette génération née entre 1921 (date de naissance de Chris Marker) et 1935 (naissance de Bruno Muel), peut-être parce qu’elle fut profondément marquée par la question du communisme, des luttes collectives et, au moins dans un premier temps, de l’éducation populaire, fut aussi celle qui s’adonna avec le plus de passion et sur le plus long terme à toutes sortes d’activités cinéphiliques liées au partage et à la transmission – et parfois au prosélytisme. Pour la génération des cinéastes militants nés après la Seconde Guerre mondiale, celle de 1968, donc, cette question ne semble pas avoir été longtemps primordiale – sauf chez des cinéastes comme Jean-Pierre Thorn et Eric Pittard1 qui ont inlassablement essayé (et parfois réussi) de faire se croiser cultures ouvrières et cultures des quartiers populaires.
Je fis donc la connaissance de René Vautier et d’une partie de ses films dans les années 1980 et je le fréquentais très régulièrement, en Bretagne et à Montreuil (Seine-Saint-Denis), jusqu’ au milieu des années 1990 – sans doute l’époque où il était le plus isolé cinématographiquement et politiquement. Les socialistes l’évitaient ; le mouvement breton s’en méfiait ; l’extrême gauche des années 1970 qui, pour une large part, le détestait (mais avec laquelle il entretenait un certain dialogue et de nombreuses polémiques), avait quasiment disparu ; enfin, son parti – le Parti communiste français (PCF) – traversé par de multiples crises, s’affaiblissait considérablement. Jean Roy, excellent critique à L’Humanité, a sans doute raison d’affirmer que « le Passek » (le Larousse du cinéma) est le meilleur dictionnaire de cinéma au monde mais, dans sa première édition (1986), René Vautier n’y figure pas. Le cinéma militant est, à cette époque, mort de sa première mort et sa tribu, souvent en proie à de multiples divisions mais parfois capable de synergie lors de certaines luttes, s’est dispersée dans l’amertume. (Les divisions et déchirures nées dans l’après-1968 ont laissé de nombreuses traces ; les illusions nées de la victoire de François Mitterrand en 1981 ont émoussé bien des ardeurs.) Yann Le Masson, s’il n’a pas complètement renoncé au cinéma ni même à certaines utopies cinématographiques, a commencé une carrière de marinier en Europe – et, à cette époque, il n’a pas de téléphone sur sa péniche. (Fondateur des Films du Grain de sable avec Michel Le Carré, il s’est fâché avec ce dernier.) Bruno Muel, tout en continuant un travail intellectuel, se remet lentement d’une longue maladie et d’une dépression qu’il a évoquées dans Un charroi en profil d’espérance2. Mario Marret, quant à lui, a entrepris la construction d’un bateau dans le Luberon, alors qu’il est devenu psychanalyste. (Il fut le premier à arrêter définitivement le cinéma.) Arrêtons là cette litanie que l’on pourrait continuer longuement. Seul, à peu près, René Vautier continue le combat du cinéma militant, parcourant les routes de Bretagne en mobylette ou débarquant en train (il n’a pas de permis de conduire) ou développant des projets vidéo en sollicitant certains Comités d’entreprises (CE), des municipalités communistes de la banlieue parisienne ou des secteurs de la Confédération générale du travail (CGT). Isolé comme jamais au sein des milieux cinématographiques, René Vautier n’a toutefois pas perdu sa popularité dans ses « bases arrière », la Bretagne et l’Algérie (mais chez Vautier, c’est la périphérie qui est le centre). En nous promenant à Lorient ou même à Guémené-sur-Scorff (Morbihan), il n’était pas exceptionnel qu’un ancien spectateur interpelle René Vautier pour évoquer une séance de cinéma qui l’avait marqué de nombreuses années auparavant…
Mais peut-être faut-il tenter de cerner historiquement, avec un peu plus de précision, les positions politiques du cinéaste breton – pour aider à mieux cerner son œuvre, sa longue éclipse et ses tardifs retours en grâce. Le père de René Vautier a assez tôt quitté le foyer familial, après des périodes de chômage et de disputes conjugales. La mère de Bretagne a donc élevé seule ses deux garçons, tout en poursuivant son métier d’institutrice laïque – ce qui n’est pas sans importance dans une Bretagne fortement marquée (à différents degrés) par le cléricalisme. Sa grand-mère maternelle, également forte femme et contremaîtresse d’usine, aurait – selon une anecdote rapportée par Vautier – giflé le dirigeant communiste Charles Tillon venu faire de l’agit-prop dans une conserverie (pour mieux tenter d’organiser le prolétariat féminin). Si le bain matriciel de René Vautier est laïc, il n’est point rouge. Bon élève (boursier) au sein du lycée (bourgeois) de Quimper pendant la guerre, il rentre dans la résistance via son réseau scout. Son groupe fut décoré par le général De Gaulle, sur la grande place de Quimper, pour faits de résistance. Des décennies plus tard René Vautier racontait qu’un des responsables de son maquis, peu de temps avant la Libération, lui avait confié vouloir garder leurs armes au cas où il faudrait affronter ou se débarrasser des communistes – ce qui l’avait choqué. Le communisme, René Vautier y adhère à Paris, après avoir été brillamment reçu à l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC), au moment du basculement entre l’euphorie de la Libération (et le tripartisme) et les crispations et tensions de la Guerre froide. Aimant la joute verbale, ne craignant pas les risques physiques, René Vautier semble ainsi avoir été marqué par « une culture de Guerre froide ». En Europe de l’Ouest et dans ses colonies, cette période est aussi caractérisée par une forte conflictualité ouvrière et par un nouveau développement de l’anticolonialisme, thèmes déterminants dans ses premières collaborations filmiques et ses premiers courts métrages. A rebours, la censure cinématographique était comme le prolongement d’une répression politique et policière s’abattant sur une classe ouvrière assez largement structurée et dominée par le parti communiste. Après une brève période unitaire, imprescriptible, dont il saura se rappeler pour solliciter des organisations de jeunesse3, René Vautier se jeta ainsi avec courage et souvent avec délectation dans ces chocs frontaux4. Cette première période durant laquelle René Vautier passe d’une excellente formation professionnelle – l’IDHEC est par ailleurs une pépinière d’enseignants et d’élèves communistes – à ses premières activités de cinéaste (souvent militant), fournit donc au cinéaste de nombreuses références et schémas de pensées – ainsi que des amitiés, souvent indéfectibles, qui lui seront parfois reprochées5. Persuasif et séducteur, charismatique et bon rhéteur, René Vautier (revendiquant par ailleurs ses racines plébéiennes, provinciales et bretonnes) entraînait déjà, semble-t-il, de nombreux camarades dans son sillage6.
Dès cette époque, les activités politiques, syndicales et cinématographiques de René Vautier sont nombreuses et diverses7. Sa participation modeste (il est assistant stagiaire à tout faire) au film collectif La Grande Lutte des mineurs (film collectif, 1948) sera pour lui une expérience fondatrice, qu’il évoquera souvent dans ses témoignages ultérieurs (Afrique 50 s’achève par ailleurs par le plan final de cet excellent court métrage d’agit-prop). C’est avec le soutien de la CGT de Brest qu’il réalise et diffuse Un homme est mort (1950). En 1955, alors qu’il est secrétaire administratif de la Fédération CGT du spectacle, il défend à titre syndical un opérateur accusé à tort de manipulation par l’armée française gênée de voir se diffuser des images d’exécutions sommaires en Algérie. Là aussi, ses liens avec la confédération seront indéfectibles, même s’ils sont sous-estimés ou négligés par beaucoup de celles et ceux qui ont commencé à décrire – ce n’est pas aisé – son itinéraire. Après sa si importante période algérienne, dans les années 1970, René Vautier sera sans doute plus proche de bases ouvrières, cégétistes, que des directions de la confédération, que cela soit à Besançon et Sochaux, à Saint-Nazaire et en Bretagne – soit loin de Paris. Des liens d’amitié se sont cependant noués, durant les années 1980, entre René Vautier et Georges Séguy, ancien secrétaire général de la CGT, et, lui aussi, très jeune résistant durant la Seconde Guerre mondiale8. Durant cette période, les deux hommes vont d’ailleurs parfois militer côte à côte (par exemple dans le cadre du Mouvement de la paix) et René répondra en 1988 à une commande de l’Institut CGT d’Histoire Sociale, créée et dirigée par Georges Séguy.
Ajoutons quelques petites pièces à ce trop vaste et si incomplet puzzle syndical, à partir de souvenirs personnels – mais sans vouloir s’y enliser. En 1992, avec l’Union locale CGT de Lorient, nous avions créé une modeste association nommée « Mémoire ouvrière » et dont René Vautier était forcément un des parrains9. Nous organisions des expositions, projetions des films les veilles du premier Mai à Lorient et surtout à la Maison du Temps Libre de Lanester10, avant d’appeler rituellement à participer (en nombre) aux rassemblements de la Fête des travailleurs (et non du travail). Chose ô combien banale dans l’histoire de la cinéphilie populaire mais qui avait quasiment disparu durant les libérales années 1980. (Certaines mythologies et sociabilités politiques peuvent perdurer plus longtemps en province qu’à Paris.) René Vautier était un invité idéal pour une rencontre cinéphilique populaire : facile à loger, facile à nourrir ; il charmait un public nombreux majoritairement cégétiste. La seule inquiétude du programmateur animateur débutant était, qu’emporté par sa faconde, René ne lâcha son micro11. Le cinéaste avait aussi pour habitude de vouloir programmer des films au dernier moment, films qu’il apportait sous son bras et qu’il oubliait parfois derrière lui.
Il me souvient qu’une fois, lors d’une de nos innombrables discussions et après des projections majoritairement destinées aux dockers de Lorient, je fus surpris par une proposition de René12. Nous évoquions le démantèlement du statut des débardeurs fièrement conquis après la Libération et, alors que les dockers de Saint-Nazaire étaient les seuls à accepter une réforme rejetée dans tous les autres ports (ils avaient pour cela la faveur des médias), René, donc, eut cette idée hardie : « Et si j’allais sur le port de Saint-Nazaire et qu’ils me cassaient la gueule, cela ferait peut-être avancer notre combat ? »… Des maquis de 1944 à sa grève de la faim de 1973, du passage de la ligne Morice pendant la guerre d’Algérie (sur laquelle il fut blessé) aux affrontements avec les CRS à Brest en 1978, René Vautier, parfois christique et bravache, semble toujours avoir voulu faire de son corps, comme de sa caméra, une arme politique.
Deuxième paradoxe
Cette longue parenthèse syndicale, ces anecdotes biographico-politiques et ces synthèses hâtives nous amènent à tenter de mieux définir le type de communisme de René Vautier – un communisme particulier13. Par là nous abordons un deuxième « paradoxe Vautier » (qui constitue probablement un paradoxe au carré). Certes, on ne peut réduire – et c’est sans doute heureux – les positions du PCF quant à la guerre d’Algérie au vote des pouvoirs spéciaux en 1956 et il serait encore plus aberrant d’ignorer les positions et pratiques anticoloniales du PCF sur le long terme (ce qui le distingue nettement des socialistes français) ; néanmoins, on ne peut que constater que, sur la question algérienne, René Vautier se situe à la gauche du PCF. En 1957, quand le cinéaste se rend en Algérie pour filmer du côté du FLN, il prend d’ailleurs congé de son parti (une sorte d’épochè ?), après avoir prévenu ce dernier – qui n’eut ainsi ni à l’approuver ni à le désapprouver14. Cela n’empêcha pas une partie de la direction du FLN, peut-être aiguillée par les services français, de le considérer avec suspicion (et de l’emprisonner durant de nombreux mois) parce que communiste. A gauche du PCF, René Vautier adopta également, durant les années 1970, des positions assez proches, dans les propos et les méthodes, de celles de l’extrême gauche – qu’il n’hésitait pourtant pas à aller contredire au sein de ses propres assemblées… S’il rallie un nombre important de cinéastes (parisiens) et une grande part de la gauche lors de sa grève de la faim de 1973 contre la censure cinématographique15, on ne peut dire que ce type d’action puisant ses racines dans le jeûne catholique (et relancée par l’extrême gauche au début des années 1970), avait a priori les faveurs du PCF. De même, le cinéaste, que cela soit dans Quand tu disais Valéry (1975) ou Quand les femmes ont pris la colère (Soazig Chappedelaine, 1977), se fait l’apologue de la riposte ouvrière et de la séquestration des patrons, méthodes qui pouvaient effectivement avoir les faveurs d’une base ouvrière cégétiste et communiste, mais que la direction du PCF se gardait généralement de mettre en avant (quand elle ne les condamnait pas). Une sorte de « gauchisme culturel » imprègne ainsi les années 1970 et celui-ci n’est pas sans influence sur l’œuvre du cinéaste dont le goût pour la joute verbale et « la provo », la satire et l’action, est alors ravivé. L’écologie trouve également un écho cohérent dans sa filmographie (Marée noire, colère rouge), un « féminisme ouvrier » également – non sans certaines ambiguïtés16 –, tandis qu’avec La Folle de Toujane (1974), le cinéaste breton n’hésite pas à dresser un parallèle entre la situation coloniale en « Afrique du Nord » (Tunisie et Algérie) et celle de la Bretagne17… Au sein même de ses positions politiques, ce « gauchiste du PCF » paraît déployer un autre paradoxe : sans doute en « bon léniniste », cet individualiste généreux et ce casse-cou héroïque se garde généralement de contredire la direction de son parti. Cela va contribuer à accentuer son isolement, non seulement au sein du cinéma militant mais aussi au sein de la gauche, alors que les crises internes du PCF seront parfois violentes en Bretagne (surtout dans le Finistère, dès le début des années 1980)18. De manière symptomatique, la faste période du cinéma militant se clôt en Bretagne non par Marée noire, colère rouge (1978) mais par Plogoff, des pierres contre des fusils (1979) coréalisé par Félix et Nicole Le Garrec qui jusque-là avait été une des principales collaboratrices du cinéaste19. Le réalisateur d’Avoir 20 ans dans les Aurès ne participa donc pas à ce dernier grand succès du cinéma militant, dans et hors la Bretagne. Homme de conviction et d’impulsion, René Vautier se définit aussi par sa fidélité politique qui, selon les contextes, a pu se muer en handicap (même dans les réseaux politiques)20. Au-delà de ces vicissitudes, on peut aussi relever que René Vautier fut proche de Michel Mazéas (1928-2013), longtemps maire communiste de Douarnenez (Finistère) et figure charismatique qui souhaitait, lui aussi, concilier fidélité à son parti, engagement total et liberté d’agir21.
Cette première ébauche de contextualisation politique d’une période de la vie de René Vautier (dont les obsèques ont eu lieu le lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo), ne peut sans doute pas s’achever sans une tentative d’évaluation de son rapport à l’Histoire. Longtemps, sans doute à tort, nous considérâmes que celui-ci était ambigu, si ce n’est ténu22. Il n’y a pas d’écriture de l’Histoire sans archives et comme nous avions constaté que René pouvait égarer des bobines, laisser attribuer à sa seule personne des films collectifs23 ou changer les commentaires d’anciens films militants dont il estimait la ligne politique caduque24, on jaugeait avec inquiétude les efforts ultérieurs des historiens pour évaluer de manière précise la filmographie de René Vautier et retracer un parcours si riche. Toutefois, René a non seulement abondamment commenté mais aussi documenté son œuvre. Ayant été victime à plusieurs reprises de la censure d’Etat et ne bénéficiant pas du soutien des chaînes nationales de la télévision française, il n’est pas surprenant qu’avant même la création des archives régionales, il se soit méfié du système longtemps centralisé des archives audiovisuelles. Une casemate au Conquet, hermétiquement close, fut ainsi la caverne d’Ali Baba où le cinéaste entreposait ses films et ceux qu’il avait produits ou diffusés. En 1983, le saccage de ses archives, très vraisemblablement par un commando d’extrême droite, fut un choc pour le cinéaste. C’est à son vieux complice, souvent rival, Yann Le Masson, qu’il demanda de filmer l’ampleur du désastre25. L’image comme preuve de la destruction de l’image ; l’archive et la preuve : René Vautier se sert en fait du cinéma comme outil pour une écriture (ou une contre-écriture) de l’Histoire. Il est sans doute en partie inspiré par un contexte historiographique (national et anglo-saxon) en plein renouvellement depuis le début des années 1970. Ni théoricien ni esthéticien, le cinéaste breton – on pourrait autant dire le cinéaste algérien – a néanmoins sa propre conception du cinéma militant (il préfère d’ailleurs le terme de cinéma d’« intervention sociale »26). Bien avant la diffusion des lettres-vidéo, Vautier considère donc le cinéma comme un outil de dialogue entre les peuples ou entre différents groupes de la classe ouvrière et comme écriture à chaud, documentée, d’une Histoire en train de se faire. Pour le cinéaste marxiste, il ne fait de doute que le moteur de l’Histoire est la lutte des classes et la lutte des peuples ; dans son œuvre les références à l’Histoire (qui va trancher ou triompher) sont ainsi abondantes. Au sein de cette histoire écrite par René Vautier, un appendice prendra de plus en plus de place, au point de devenir parfois central : l’histoire du combat contre la censure qu’il rabattait souvent sur sa propre expérience – il est vrai, unique. Au final, l’historien-géographe27 communiste, qui a rarement respecté les règles académiques de la discipline historique – ce n’est sans doute pas ce qu’on lui demandait –, aura contribué à écrire les plus belles pages de l’anticolonialisme, à jeter les bases d’un cinéma en Bretagne et à donner des visages et des voix à une classe ouvrière hors région parisienne.
Troisième paradoxe
Finissons par un troisième (ou quatrième) paradoxe Vautier. Il est normal et même complètement banal qu’un cinéaste soit qualifié d’« homme d’images ». Mais René Vautier était également, et peut-être plus encore, un homme du Verbe. Un homme capable de trouver de fort beaux titres à ses films, à la voix assez haut perchée mais douce, avec des pointes d’accent finistérien, un bavard impénitent, parfois capable de mauvaise foi, un formidable raconteur d’histoires. Il n’y a pas de raison que ce qui avait marché à Lorient et Lanester ne marche pas à Albi (Tarn). Pour commémorer les 80 ans de la mort de Jean Jaurès, avec l’Institut CGT d’Histoire sociale du Tarn, nous organisions, en 1994, des projections, des rencontres et des expositions… En plus de Willy Ronis et de René Vautier, j’embarquais Paul Meyer dans l’affaire. Le cinéaste belge ne parlait pas (et ne voulait pas que l’on parle) de sa participation, très jeune, à la guerre d’Espagne (dans les rangs anarchistes). Willy Ronis acceptait d’évoquer sa vie de juif réfugié dans le sud de la France pendant la guerre seulement quand on lui posait des questions. Vautier pouvait parler abondamment de la Résistance dans le Finistère. Il pouvait parler quasiment de tout. Il nous raconta une fois une histoire de campagne de pêche au large de l’Irlande où il était question de pêcheur, de couteau, de filet, de congre et de merde. La chute de son histoire était fort drôle. Willy Ronis, dont la présence discrète, élégante et courtoise pouvait parfois détonner au sein d’une assemblée plébéienne, éclata d’un rire tonitruant. C’est cela – mais le pari est difficile – que l’on pourrait demander à nos chers vieux disparus : continuer à nous faire rire. En échange, nous continuerions plusieurs de leurs combats.