René Vautier, l’arpenteur
Lycéen engagé dans la résistance, militant communiste, René Vautier entre à l’IDHEC en 1946, à 18 ans, pour apprendre une technique à même de montrer des réalités masquées par l’ordre social et politique établi. Il vise un art du « démenti violent »1 qui est la forme de la vérité, selon la formule de Georges Bataille, et qu’il définit ainsi : « Quand tu te dis, je vais simplement informer, ta façon d’informer fait que, obligatoirement, tu crées une forme en recherchant la manière la plus efficace de faire comprendre quelque chose. Et à mon sens, c’est ça l’art. »2 Ainsi, dans sa proximité avec l’information, ce travail orienté dans une perspective artistique ne se confond pas avec celui d’un reporter. S’il a souvent été lié à des commandes institutionnelles, provenant des réseaux culturels du Parti communiste français, ou des institutions cinématographiques nationales naissantes en Tunisie et en Algérie, s’il a vendu des images pour les actualités télévisées, notamment du bloc de l’Est, pendant sa présence sur le front algérien en 19573, Vautier se tient par rapport à l’information entendue comme système organisé de mots d’ordre, dans l’écart de la contre-information4. Depuis son premier film, Afrique 50 (1950), qui dénonce la domination coloniale en Afrique de l’Ouest, jusqu’en 1964, date à laquelle il revient s’installer en Bretagne après sept ans d’exil entre la Tunisie et l’Algérie, il est en France un cinéaste hors-la-loi. De même, dans l’Algérie qui se fédère, sa position est instable par rapport au pouvoir. Pendant toute cette période il prend le risque des images qu’il enregistre et diffuse en marge des réseaux constitués de la production cinématographique. Ses films, qui documentent des luttes politiques, sont eux-mêmes envisagés comme des actions de lutte contre le discours dominant, dont l’existence repose sur l’activation de réseaux parallèles et sur l’organisation efficace d’une culture contestataire.
Le film en tant que performance
Cette position de résistance au système des mots d’ordre, qui favorise l’interaction entre les films et leur contexte de création et de réception, se présente d’abord sous l’angle de la lutte politique. Mais elle doit aussi être placée dans la tradition esthétique des avant-gardes qui se caractérise notamment par la volonté d’abolir les limites entre l’art et la vie, d’investir dans le champ social la puissance de réalisation de l’œuvre. Ce que François Albera désigne dans le projet des avant-gardes artistiques comme « la perspective globale de disparition de l’art dans le social »5 découle de l’horizon politique dans lequel elles placent la recherche formelle depuis l’agit-prop des années 1920 jusqu’aux néo-avant-gardes qui naissent après la Seconde Guerre mondiale. Pour Vautier, outre une pratique engagée, basée sur les documents dont la diffusion bouscule les représentations établies, la proximité avec les avant-gardes artistiques contemporaines aux films peut être située du côté du geste et de l’événement. D’une part, la dimension du geste est importante parce que filmer est indissociable d’une volonté d’action sociale. D’autre part, pour s’accomplir en tant que geste cinématographique abolissant la frontière entre l’art et la vie, le croisement du temps réel et du temps de l’enregistrement s’organise autour de la notion d’événement. C’est ainsi que la pratique du cinéaste rejoint les recherches plastiques sur l’événement en tant que tel qui, dans les années 1960 et 1970, se développent à travers les formes du happening, de l’event et de la performance.
On peut associer le happening à la reconstitution historique dans le cas d’Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) qui établit une continuité entre la fiction et le documentaire par l’introduction de l’événement dans le tournage. Les acteurs n’incarnent pas des personnages clairement définis dans le scénario, ils « performent » le processus d’isolement du groupe sur le territoire occupé. Vautier fait jouer en premier lieu le cadre contraignant du désert avec lequel les acteurs composent en se basant sur l’expérience concrète qu’ils en font. Parallèlement à ce rapport élémentaire au sol, à la chaleur, à la sècheresse, le cinéaste capte la connivence du groupe composé d’amis de longue date et complété par trois acteurs professionnels qui mènent le jeu. Philippe Léotard, Jean-Michel Ribes, Alexandre Arcady, encore au début de leurs parcours, sont cependant presque inconnus du public en 1972, et homogènes avec l’ensemble du groupe. Tous sont en âge d’avoir participé aux événements de 1968 en France. Leur mise en situation dans le décor dont il font l’épreuve constitue l’essentiel du projet de mise en scène qui s’organise autour de trois lieux correspondants aux trois parties du film : une mechta détruite, un puits, le désert comme étendue illimitée. Ces espaces posent les conditions de l’action qui s’engage sur la base d’indications minimales quant à l’évolution dramatique des scènes. Les indications lacunaires du cinéaste qui manifeste la volonté de laisser le dénouement de chaque scène ouvert à l’interprétation des acteurs s’apparentent à des « partitions » d’event. Vautier cherche à démontrer que le processus psychologique d’adhésion aux valeurs du groupe qui conduit des jeunes hommes à mener sans conviction une guerre immorale par son atteinte cruelle aux populations civiles, son recours à la torture et aux exécutions sommaires de prisonniers, est immuable. Il utilise la performance comme puissance d’actualisation de cet « instinct » social sur lequel s’appuie l’organisation militaire, et aussi comme processus d’activation d’une mémoire collective qui prend langue et forme devant la caméra6. Placés dans des conditions physiques et mentales similaires à celles des rappelés, les copains libertaires réunis pour le tournage vont mener l’action vers les mêmes conclusions que celles visées par la reconstitution, dans une parfaite correspondance avec les témoignages recueillis par le cinéaste pour la préparation du film. Ainsi le tournage est-il organisé de façon à capter l’événement de cette actualisation du geste et de la mémoire. Il culmine en tant qu’enregistrement d’une performance, dans la course finale du déserteur et du prisonnier libéré.
La démarche de Peter Watkins est comparable dans Punishment Park (1970), où le cadre naturel du désert est également utilisé comme une contrainte physique constitutive de la performance des acteurs. Comme François Bovier et Hamid Taieb l’ont montré, on peut noter une correspondance entre la définition du happening proposée par Allan Kaprow dans sa publication Assemblage, Environments and Happenings (1966)7, et le mode de réalisation des reportages de « politique-fiction » de Watkins8. La relation des corps à la durée, à l’étendue de l’espace, l’expérience vécue par les acteurs durant le tournage sont les éléments fondamentaux de la mise en scène pour les deux films. Le regard porté diffère en revanche par le rapport au temps narratif dans lequel est insérée la performance. Dans Avoir 20 ans dans les Aurès, Vautier utilise le happening pour actualiser un épisode historique passé. Dans Punishment Park, le happening renvoie à la période contemporaine au film à travers une situation fictionnelle. De ce fait, le regard de Watkins est plus ouvert sur l’imprévisible, sur l’évolution des scènes vers des événements inattendus que celui de Vautier cherchant à reconstituer une situation réelle. Watkins place l’événement qu’il suscite du côté de l’expérimentation, Vautier du côté de la preuve. Mais, comme le suggèrent encore Bovier et Taieb en rapprochant leur analyse des théories et de la pratique du théâtre performatif de Richard Schechner, le happening est aussi pour les cinéastes un moyen d’intervenir dans le présent. L’événement qui traverse les films se poursuit dans l’agitation sociale qu’ils provoquent.
Ainsi, le modèle de la performance est-il également structurant pour appréhender les processus de diffusion des films dans les circuits militants. Il arrive par exemple, dans le travail de Vautier, qu’un film soit littéralement consumé par les projections effectuées avec le positif original, et que cette opération produise un événement poétique et politique. C’est le cas d’Un homme est mort (1951), réalisé sur le vif d’un mouvement de grève à Brest en 1951 et de la mort d’un ouvrier, tué par balle au cours d’affrontements avec la police. Le film tourné lors de l’enterrement d’Edouard Mazé est postproduit en quelques jours et projeté grâce à un dispositif mobile ad hoc dans tous les lieux d’occupation à Brest et dans les villes alentours. En commentaire over, le cinéaste lit le poème d’Eluard qui donne son titre au film. A mesure que les projections s’enchaînent, le poème récité sera modelé par l’interaction des images avec le public. Après l’épuisement de la pellicule, quand le film a disparu, il ne reste plus que l’enregistrement audio du commentaire. Soit, un poème nouveau, trace ou mémoire de la performance collective suscitée par les projections. L’objet film peut disparaître dans l’accomplissement de sa fonction d’agitation, néanmoins la question de la création garde toute sa force. Le lyrisme du cinéaste, qui peut être souligné à cet égard, ne s’oppose pas aux principes de l’agit-prop tels que reformulés par Jean-Luc Godard citant Che Guevara dans le Ciné-tract no 239 : « Permettez-moi de dire, au risque de paraître ridicule, que le vrai révolutionnaire est guidé par de grands sentiments d’amour. »10 Il prend sa source dans un rapport essentiel à la poésie qui s’incarne dans les images du réel.
Aujourd’hui Vautier n’est sans doute pas reconnu à sa juste valeur de cinéaste parce qu’il s’est toujours positionné comme militant dans une époque où les projets politiques d’émancipation, et notamment le modèle communiste, semblent disqualifiés par la réalité historique. La fonction de transformation sociale attribuée aux films détourne l’attention de leur forme cinématographique. Cependant c’est bien la qualité plastique des images, la distance et l’imaginaire qu’il parvient à faire entrer dans le champ du réel enregistré, l’écart poétique, qui font la force politique de son œuvre. Le cas des deux films tournés dans la région des Aurès, Algérie en flammes (1958) et Avoir 20 ans dans les Aurès, permet de porter l’attention sur la place accordée au paysage dans la réalisation. Le propos militant se construit sur un regard qui n’élude pas l’indifférence de la nature11 par rapport au travail du discours. Il est à la fois porté par le charme brut des images, et séparé d’elles, dans une logique autonome, pour mieux souligner leur indépendance et le flottement que leur rapport installe dans les films entre la structure du discours d’un côté, la présence du paysage et des hommes qui s’y tiennent de l’autre. Car cette distance pose aussi l’espace d’un dialogue possible, à la charge du spectateur, entre les images et leur commentaire dans Algérie en flammes, tourné en muet et sonorisé à la postproduction, entre l’expérience concrète du territoire vécue par les acteurs et le cadre narratif dans Avoir 20 ans dans les Aurès.
Entre documentaire et fiction, le diptyque des Aurès
Les deux films se déroulent dans la même région des Aurès-Nemencha bien qu’en deux zones éloignées l’une de l’autre. Le premier au sein d’un paysage de maquis boisés et de montagnes semi-arides, en 1957, aux côtés de l’armée de libération nationale algérienne (ALN). Le second en 1971, plus au sud, dans le prolongement tunisien du désert des Aurès, la production n’ayant pas réussi à obtenir les autorisations pour tourner dans sa partie algérienne. Ils fonctionnent ensemble comme un diptyque qui retrace une description globale des combats, avec champ et contrechamp sur les deux forces en présence. Le champ est constitué par le tournage documentaire d’Algérie en flammes, synchrone avec les événements représentés, qui adopte le point de vue des maquisards. Le contrechamp par le film de fiction Avoir 20 ans dans les Aurès qui restitue le point de vue de l’armée française représentée, à travers le récit de la désertion de Noël Favrelière12, par un groupe de rappelés réfractaires et un lieutenant, militaire de carrière. Malgré la coupure temporelle de quatorze ans qui sépare les deux films, la continuité territoriale permet d’approfondir l’analogie proposée avec la figure cinématographique du champ/contrechamp, et d’analyser leur rapport comme un échange de regards fondé sur le choix du cinéaste, pour décrire la guerre, de se concentrer sur la situation des hommes dans le paysage. Leur présence sur le territoire constituant l’enjeu dramatique commun, il peut faire l’économie des scènes de combat proprement dites, qui sont quasiment inexistantes. L’appartenance du peuple et de l’ALN à une terre qu’ils connaissent intimement, s’oppose à l’emprise technique de l’armée française, dont les soldats sont désorientés au sol, mais qui est puissante au plan de son équipement. Le choix du paysage permet donc de mettre en scène l’avantage et la légitimité algériennes dans cette guerre, sa connaissance du terrain et la continuité entre populations civiles et combattantes constituant la principale supériorité de l’ALN par rapport à l’armée française.
On peut d’abord remarquer, dans les deux films, l’équivalence des situations où sont placés les personnages. Vautier qui a appris à filmer la guerre dans ce paysage en 1957, reproduit dans la fiction et dans un paysage qui est le prolongement désertique du massif des Aurès, les mêmes situations, placées du côté français. Il règle la fiction sur le documentaire. Cet effet de miroir souligne la variation des postures et du point de vue porté sur l’espace environnant par les personnages, réels ou fictifs. Ainsi, la comparaison des deux films révèle une opposition significative entre un regard plutôt ouvert sur l’horizon et un regard plutôt ramené au sol. On peut parler d’une perception extensive de l’espace dans Algérie en flammes, et d’une perception centrifuge dans Avoir 20 ans dans les Aurès où, selon une sorte de lutte de la fiction contre son environnement, le film s’organise en scènes successives qui s’opposent spatialement à l’extension du désert, laquelle est finalement retrouvée dans la dernière partie, avec la course du déserteur et du fellaga vers la frontière tunisienne. Les soldats français, d’une façon logique par rapport au propos anticolonialiste, sont privés d’horizon. Les seuls plans larges du film sont attribués soit au point de vue de l’ennemi, soit à celui du déserteur. Dans la première séquence qui couvre l’étendue du désert, nous adoptons le point de vue de l’ennemi qui vise, depuis un surplomb montagneux, la colonne du commando français apparaissant dans le lointain (fig. 1). L’échange de tirs qui suit va immobiliser les personnages autour de l’un des membres du groupe blessé à la jambe. Alors qu’ils sont contraints de s’installer dans les ruines d’une mechta pour attendre l’arrivée d’un hélicoptère, un large panoramique découvre à nouveau, sur 90 degrés, l’étendue du paysage environnant (fig. 2). Ce regard enfonce en fait le commando dans son isolement, il le rive à son immobilité, la liaison radio avec la base qui doit permettre l’évacuation du blessé étant par ailleurs rompue. L’attente qui suit entraînant de la part des soldats la remémoration d’épisodes de la guerre, le regard sur le monde se retourne en une vision intérieure. A côté de courtes séquences de flashback commentées en monologue par les personnages, Vautier introduit des images documentaires, comme sorties de leur mémoire. Ce sont des images enregistrées au moment du tournage d’Algérie en flammes et qui parfois sont présentes dans les deux films. Elles montrent le sort des populations civiles déplacées, leurs villages détruits en représailles à l’aide apportée aux fellaghas, les morts de Sakiet Sidi Youssef. La narration d’Avoir 20 ans dans les Aurès se situe à la fin de la guerre, en 196113. La victoire de l’ALN projetée dans le documentaire de 1957 est alors presque réalisée et Vautier rapproche les rappelés français des femmes et enfants jetés sur les routes pour montrer la souffrance générée par cette guerre inutile.
Au contraire, l’horizon scruté par les maquisards dans le documentaire de 1957 est largement ouvert à l’image. Les plans se répartissent principalement entre des séquences sur l’organisation et la vie d’une formation de l’ALN installée dans les montagnes, et des séquences sur le territoire en tant qu’enjeu des combats et en tant que paysage. Dans la description de l’organisation du camp, le cadre est rapproché sur les hommes et les femmes au repos ou accomplissant les diverses activités liées à son fonctionnement. Il est aussi déterminé par des espaces restreints, encerclés d’arbres et au relief accidenté où les corps se « nichent ». La précarité des installations est contrebalancée par l’aisance d’adaptation dont elles témoignent. Dans les séquences d’action où les hommes sont en mouvement le cadre s’élargit aux dimensions de l’horizon et montre l’étendue de l’emprise des combattants sur le territoire. On remarque notamment l’insistance sur la liaison entre le proche et le lointain dans la séquence d’ouverture du film qui décrit le sabotage d’une ligne de chemin de fer. La chaîne de commandement aboutissant au déraillement du train se déploie sur une longue distance que nous remontons depuis les rails jusqu’au poste d’observation qui surplombe l’ensemble de la vallée et permet de déterminer le moment de l’explosion (fig. 3, 4 et 5). Dans le film, le mouvement des hommes et femmes de l’ALN, et même celui des civils sur le chemin de l’exil vers la Tunisie, est toujours un mouvement d’appropriation de cet horizon. Il vient cependant butter sur deux séquences qui marquent l’âpreté de la lutte. Dans l’unique séquence de combat du film, en montage alterné et plans rapprochés sur les soldats embusqués, on voit concrètement la limitation du territoire imposée par l’ennemi. L’horizon se dérobe avec la mobilité empêchée des combattants et de la caméra qui les accompagne. Symboliquement, c’est bien la négation du regard qu’elle signifie si on considère qu’après s’être approché au plus près des trois soldats français, Vautier qui est dans l’axe de leur tir est pris pour cible et blessé tandis que sa caméra est détruite. Il intègre au montage la brusque coupure du plan et l’image brûlée, inscrivant dans le film la dimension de performance du tournage et la volonté d’incarner les images pour souligner leur valeur de témoignage. L’autre séquence sur laquelle butte le regard, est tournée après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef, en février 1958. Elle montre uniquement les morts au moment de leur inhumation. Vautier filme les visages (fig. 6). Ce sont surtout des enfants, des femmes, des vieillards. Les victimes alignées sont privées de regard14.
Arpenter le territoire
Par métonymie, la circulation des corps dans le paysage représente un état du conflit dans sa globalité. De façon générale, les personnages sont vus en train de marcher : en longues files désordonnées de populations civiles chassées de leurs villages par la guerre, dans Algérie en flammes et dans les séquences documentaires d’Avoir 20 ans dans les Aurès ; en colonnes, courte et isolée du côté français, déployée comme une chaîne humaine sans fin qui quadrille l’ensemble du territoire du côté de l’ALN. Arpenteurs, les personnages le sont d’un espace qui s’organise autour des mêmes éléments de repérage : le campement, le puits, les habitations, la frontière tunisienne. D’une part, leur marche relie ces différents lieux ; d’autre part, elle permet de faire l’expérience de la distance qui les sépare, c’est-à-dire du temps associé à ce territoire. Le point de vue du cinéaste, de même, est fortement investi dans le paysage. Il s’agit non seulement pour lui d’être sur les lieux des événements au moment où ils se déroulent, mais aussi de se situer précisément dans la topographie de la lutte. Comme il le soutient, « [l]e rôle du cinéma consiste à dénoncer les choses quand elles se passent. Ensuite, on décide comment utiliser les images de façon citoyenne : elles ne sont plus du ressort du cinéaste mais des citoyens »15. Ce faisant, il active également un geste de liaison et de montage du temps historique. Car son positionnement radical pendant toute la période de la décolonisation, et de façon particulièrement impressionnante pendant la guerre d’Algérie, où il abandonne son identité française et entre en tant que cinéaste dans l’ALN, est issu de la Résistance à laquelle il a participé. Ainsi la performance de l’opérateur engagé dans les combats, des acteurs dans la fiction, est-elle comprise comme ce qui – en exaltant le présent de l’événement qu’elle constitue – actualise le passé, l’histoire sur laquelle elle se fonde.
La proposition de Vilém Flusser qui met en avant le montage contre la valeur de document de l’enregistrement cinématographique dans sa définition du geste filmique tendu vers la composition de l’histoire, permet de préciser ce point :
« Le geste filmique est un geste formellement transcendant par rapport à l’histoire au sens premier, il fait l’histoire de dehors comme le fait le matérialisme historique, le retour éternel comme volonté du pouvoir de Nietzsche, l’analyse positiviste ou structuraliste de l’histoire. Seulement il le fait avec des rubans, non pas avec des idées. »16
A cette conception, Vautier oppose une transcendance du montage envisagé à l’échelle plus large de l’interaction entre l’art et la vie, et prise en charge par l’histoire elle même. Le mouvement qui relie la Résistance aux images d’Algérie en flammes opère, d’une autre façon, un raccord similaire à celui de Pier Paolo Pasolini dans son film de montage La Rabbia (1963), quand le commentaire de la partie sur la guerre d’Algérie attribue à la nation française, interpellée plusieurs fois : « Ah Francia ! », la responsabilité du mot « liberté ». Le poète et cinéaste italien reprend et transforme le poème d’Eluard « Liberté », pour l’accorder aux images des déportations et tortures en Algérie, et faire retentir sur elles ce mot qui fut écrit en soutien aux résistants français dans leur combat contre l’occupant allemand. De même, quand Jean-Marie Straub réalise La Guerre d’Algérie !, en 2014, c’est aussi sur le fond de la Seconde Guerre mondiale qu’il place le geste relaté du soldat se révoltant contre la violence qu’il lui est ordonné d’exercer, en tuant son supérieur. Kommunisten17, dans lequel s’intègre cet épisode, repose sur un montage de temps historiques traversés par la question du communisme. Pour Vautier, comme pour Straub, dans cette relation à l’histoire qui les préoccupe, le temps de l’enregistrement cinématographique n’est pas déployé par le montage, mais par le temps réel de la prise de vue, mis en correspondance avec celui de l’action sociale, dont ils interrogent la possibilité.