René Vautier et le cinéma ouvrier : l’UPCB, une structure de production au service des « colonisés de l’intérieur »
Le cinéma militant est le plus souvent marqué au sceau de l’internationalisme, le cinéaste intervenant au sein de luttes armées pour l’indépendance ou s’engageant dans des conflits sociaux ancrés dans des situations géopolitiques déterminées. C’est exemplairement le cas de Joris Ivens, que René Vautier considère comme un modèle et un point de repère : le cinéaste prend activement part aux luttes d’indépendance et aux mouvements de grève, en s’impliquant concrètement sur le terrain. Ivens peut ainsi exalter la lutte des Républicains et dénoncer les exactions des franquistes dans Terre d’Espagne (1937), filmer la grève des dockers et des marins indonésiens s’insurgeant contre la colonisation dans Indonesia Calling (1946), ou encore le processus de décolonisation des Maliens dans Demain à Nanguila (1960)1. Quant à René Vautier, il stigmatise la situation coloniale en Afrique-Occidentale française dans Afrique 50 (1950) et l’apartheid en Afrique du Sud dans Frontline (réalisé avec Oliver Tambo, 1976), ou encore tourne auprès des militants indépendantistes pendant la guerre d’Algérie (notamment Une nation, l’Algérie, 1954, Algérie en flammes, 1957-1958, et Un peuple en marche, 1963) tout en formant les opérateurs du Centre audiovisuel d’Alger, qu’il dirige de 1962 à 19652. Il s’agit là de films « insérés » dans une lutte3, ou de « cinéma d’intervention sociale » pour reprendre l’expression revendiquée par René Vautier4.
De l’usage du film militant comme porte-voix
Dans la France des années 1968, plusieurs prises de position s’affrontent sur la fonction des films militants, leurs modalités de production, leurs formes d’écriture, leur circulation et leur destination. René Vautier se situe sans aucune ambiguïté au sein de ces débats, sa participation au cinéma militant remontant par ailleurs à la fin des années 1940 déjà. Dans une perspective diamétralement opposée à la logique auteuriste et à l’affirmation d’un cinéma de la « distanciation » qui constituent l’un des modèles de référence dans les années 1960, Vautier s’oppose aux pratiques qui visent à déconstruire les modes de représentation dominants, et que l’on pourrait décrire rétrospectivement comme répondant à une « idéologie de la forme ». Si l’on admet, à la suite de David Faroult5, qu’il faut opérer une distinction entre les films pensés comme le reflet d’une lutte sociale et les films développant une forme révolutionnaire ou, si l’on préfère, les démarches non marquées stylistiquement qui accordent le primat au message à véhiculer – à l’image du collectif Cinélutte – et les gestes de déconstruction du caractère idéologique du langage cinématographique – à l’instar du groupe Dziga Vertov –, force est de constater que René Vautier, et avec lui l’Union de Production Cinéma Bretagne (l’UPCB), prennent résolument parti pour le premier modèle : à savoir un cinéma de la « contre-information », dans le but de toucher le public le plus large possible. Explicitons ces politiques de production et diffusion divergentes. Godard, grâce à la valeur d’échange symbolique de sa signature, obtient le soutien de la télévision pour produire les films du groupe Dziga Vertov, mais ne se préoccupe guère de leur diffusion, ceux-ci étant par ailleurs systématiquement interdits d’antennes sur les chaînes qui en sont pourtant les commanditaires (conformément à la logique de la commande détournée)6. Vautier, faisant appel à des souscriptions ouvrières et au soutien de structures syndicales pour produire ses films, ne se limite pas aux réseaux militants (comités d’entreprise, comités d’action, associations syndicales, lycées, universités, maisons des jeunes), mais vise à obtenir une distribution commerciale, une reconnaissance dans les festivals et une diffusion à la télévision.
Ces débats ne se limitent pas à Mai 68 et aux Etats généraux du cinéma en France7, mais se posent encore avec vivacité des décennies plus tard, comme une table ronde entre Godard et Vautier, organisée par « Les écrans citoyens », s’en fait le lointain écho en 20028. Pour s’en tenir à la période qui retient ici notre attention, en lien avec les activités de l’UPCB, un épisode nous paraît crucial quant à ce qui se joue dans le cinéma militant des années 1970, en l’occurrence une rencontre (connue sous le nom de « colloque de Saint-Charles ») qui a pour enjeu de définir les « cinémas de rupture »9, organisée à Paris par les collectifs du cinéma militant et du cinéma différent en novembre 1977 – l’opposition entre diffusion et écriture militantes se déclinant, quelque dix ans après le renoncement à la réalisation d’un « film de synthèse », entre partisans du cinéma militant et tenants du cinéma expérimental (en l’occurrence, l’Association des cinéastes indépendants, différents et expérimentaux). Si René Vautier n’a pas pris part à cette table ronde, il a par contre exprimé sans équivoque son point de vue sur le sujet, dans le numéro de février 1978 de la revue Ecran. A la question : « quoi mettre au poste de commandement de nos films, la forme ou le contenu, c’est-à-dire l’esthétique ou la ‹ politique › », qu’il dénonce d’emblée comme « aberrante » et « dépassée », il substitue l’interrogation suivante, portant sur l’acte d’énonciation d’un film militant : « qui mettre au poste de commandement de nos films, qui doit les inspirer, qui doit les contrôler, qui doit s’y exprimer ? »10 Rejetant la « télévision française » et la « classe dominante » (passons sur l’amalgame par trop facile qu’il opère entre l’ORTF et le groupe Dziga Vertov), il y répond en affirmant une confusion ou, pour le dire plus positivement, une homologie entre les places du destinataire, du commanditaire et du réalisateur de films militants :
« […] ceux qui doivent s’exprimer dans nos films, ce sont ceux à qui l’on prétend interdire l’expression – les exploités. […] Et c’est avec eux que nous déterminons comment utiliser tout cela – pour utiliser le mot, sous quelle ‹ forme › nous allons présenter leur vision des choses. »
Le mot d’ordre, le credo, ici, est celui du cinéma « mis au service de la révolution »11, le cinéaste endossant le point de vue de l’ouvrier. Vautier poursuit son argumentaire à travers une critique virulente du « phénomène Nouvelle Vague », dénoncé comme une simple « chapelle bourgeoise » :
« Les petits jeunes mal à l’aise, mal dans leur peau, ont cherché – sans se couper radicalement du cinéma de papa – à faire bande à part, à aménager un coin pour eux, une ‹ expression › qui leur soit propre. […] Je vois venir ceux d’ici qui savent que je suis communiste : ah, ah, disent-ils en se frottant les mains, mais c’est Aragon qui a encensé Godard et a clamé son génie. Hé oui, il est peut-être temps de le dire : Aragon a la même origine que Jean-Luc Godard, c’est tout. Il est peut-être plus capable de reconnaître du génie à un Jean-Luc Godard que de comprendre pleinement un ouvrier parlant de ses problèmes à l’usine. Et je pense aujourd’hui qu’il est important que, grâce à l’image et au son, l’ouvrier d’usine (ou le paysan) puisse parler de lui-même et de ses problèmes sans passer par scribe interposé. Et c’est ce que nous entendons faire : leur donner les moyens de parler eux-mêmes de la réalité de leur vie, les donner à tous ceux qui vivent l’histoire d’aujourd’hui et à qui le pouvoir met un bâillon. »12
La charge est polémique. Mais Vautier réaffirme là sa profession de foi, à savoir l’expression d’un point de vue populaire, qu’il présente comme antagoniste avec « l’invention d’une ‹ forme révolutionnaire › à imposer […] à l’expression ouvrière ». Le but de l’UPCB, c’est de se faire le porte-parole des opprimés et des révoltés qui n’ont pas accès aux moyens de communication de masse :
« Tout bêtement se mettre à la disposition de ceux qui luttent, leur faire savoir qu’il y a là, dans nos mains, mais prêtes à être utilisées par eux, des armes d’expression. Et puis aussi, leur apprendre à s’en servir, pour qu’ensuite ils puissent le faire sans nous. C’est là toute la ‹ conception UPCB › du cinéma militant, pour l’instant. […] Et s’il faut résumer notre position : une esthétique neuve naîtra de la nécessité d’expression de classe, c’est-à-dire de la mise à la disposition d’une classe opprimée des moyens d’expression monopolisés jusqu’ici par la classe dominante. »13
On voit ici à nouveau affleurer l’opposition entre le primat accordé à la diffusion des films militants et l’affirmation d’une écriture révolutionnaire (« faire politiquement des films politiques », selon la formule choc de Godard). Soutenir que le cinéma militant est un porte-voix, un haut-parleur des masses populaires et ouvrières, c’est se situer en porte-à-faux avec la conception du film comme tableau noir, revendiquée par Godard en 1969 :
« Pendant la projection d’un film impérialiste, l’écran vend la voix du patron au spectateur : la voix flatte, réprime ou matraque. Pendant la projection d’un film révisionniste, l’écran est seulement le haut-parleur d’une voix déléguée par le peuple mais qui n’est plus la voix du peuple, car le peuple regarde en silence son visage défiguré. Pendant la projection d’un film militant, l’écran est simplement un tableau noir ou un mur d’école qui offre l’analyse concrète d’une situation concrète… »14
Contre la conception didactique (« tableau noir ») ou « formaliste » (déconstruction de « l’appareil idéologique de base »15) du cinéma militant, l’UPCB entend littéralement mettre sa caméra au service des « colonisés de l’intérieur », de leur point de vue, sans pour autant renoncer à tourner et à assumer eux-mêmes des prises de vues orientées. Dans cette perspective collectiviste, la notion d’auteur devient elle-même suspecte, comme le soutient Vautier :
« Le film d’auteur est une parcelle de liberté à l’intérieur du cinéma commercial, mais ça reste dans le cadre d’un système bourgeois. […] A l’UPCB, nous élargissons la notion d’auteur, vers une responsabilité collective de création. Nous sommes un haut-parleur, un instrument technique pour que la base puisse s’exprimer dans ses luttes. »16
L’UPCB, « du colonialisme au socialisme »
L’UPCB est une société à responsabilité limitée (SARL), fondée en 1969 par Vautier, Nicole et Félix Le Garrec, près de Quimper. La vente d’un scénario de Vautier à un cinéaste argentin, qui donnera lieu à Des goûts et des couleurs (Juan Battle Planas, 1970)17, permet de financer la société, qui se consacrera à la production, à la réalisation et à la diffusion de films militants tant sur un plan régional (avec et pour les « colonisés de l’intérieur ») qu’international (Yves Billon, par exemple, réalise un film sur l’opposition des paysans d’Amazonie à la construction d’une route transamazonienne)18. A défaut de les analyser et de les commenter, contentons-nous de citer les principales productions de l’UPCB. René Vautier réalise à travers cette structure les films suivants : Les Ajoncs (avec Mohamed Ziné, 1970), Les Trois Cousins (avec Mohamed Ziné, 1970), La Caravelle (1970), Techniquement si simple (1971), Mourir pour des images (1971), Avoir 20 ans dans les Aurès (1972), Transmission d’expérience ouvrière (1973), La Folle de Toujane (avec Nicole Le Garrec, 1974), Quand tu disais Valéry (avec Nicole Le Garrec, 1975), Alan Stivell (1976), Frontline (avec Oliver Tambo, 1976), Quand les femmes ont pris la colère (Soazig Chappedelaine, 1977), Le Poisson commande (1978), Marée noire, colère rouge (1978), Vacances en Giscardie (1980), Le Scorpion de Saint-Nazaire (1980), Déjà le sang de mai ensemençait novembre (1982). Serge Poljinsky réalise Liberté au féminin (1974) et Le Funambule (1974) ; Maria Koleva La Fête aujourd’hui, la fête demain (1974) ; Philippe Cassard Terra Corsa (1974) ; Dominique Bloch, Philippe Haudiquet et Isabelle Lévy Gardarem lon Larzac (1974) ; Yves Billon De sol à sol (1977). Cette articulation entre le national et l’international est définitoire des tâches de l’UPCB :
« […] l’UPCB se veut d’abord au service de la Bretagne et par extension au service de ceux qu’elle appelle ‹ les colonisés de l’intérieur ›. […] Son catalogue porte en sous-titre : ‹ Du colonialisme au socialisme ›. L’UPCB s’efforce, non sans succès, de faire pénétrer le cinéma militant dans les structures de diffusion commerciale. »19
Le primat de la diffusion sur la production se signale ici à travers la recherche d’une distribution commerciale, ambition qui ne sera que partiellement atteinte – le propos proche du brûlot politique mais aussi la forme brute de ces films contrevenant à leur commercialisation, à l’exception d’Avoir 20 ans dans les Aurès (1972, prix de la critique internationale au festival de Cannes) et de La Folle de Toujane (1974) qui ne connaît pourtant pas un succès critique et public comparable. Nous pouvons par ailleurs soutenir que la diffusion non commerciale peut avoir autant d’impact et d’échos que la distribution en salle – c’était par ailleurs déjà là la conclusion à laquelle arrivait John Grierson à la fin des années 1920, alors à la tête du GPO Film Unit20.
En un sens, ce rôle prépondérant accordé à la diffusion se matérialise à travers Transmission d’expérience ouvrière (1973) : si ce film est pris en charge par les militants, il est lui-même conçu comme un objet d’échange et de relais, un pur acte de transmission destiné à l’espace public ouvrier. Comme le précise Vautier, ce film « a été financé par les ouvriers des forges d’Hennebont qui souhaitaient expliquer aux grévistes de Lip comment éviter les erreurs dans lesquelles pour leur part ils étaient tombés. C’est à cette fin qu’ils nous ont donné trois mille nouveaux francs pour faire ce court métrage strictement militant. »21 Comme le laisse entendre Guy Hennebelle, la matérialité du film est déniée ou dépassée à travers sa mise en circulation dans une ère d’échange de paroles, comme si les ouvriers d’Hennebont s’adressaient directement, sans médiation, à ceux de Lip :
« Dans ce court métrage d’un quart d’heure, René Vautier a donné la parole aux ouvriers des forges d’Hennebont, en Bretagne, qui expliquent à l’intention des ouvriers de Lip (alors en occupation de leurs locaux) comment ils ont été floués par les promesses patronales et autres. […] Aussi engagent-ils, au travers de ce film, les Lip à ne pas se laisser ‹ avoir › par les belles paroles que l’on ne manquerait pas de leur prodiguer. C’est donc une expérience tout à fait inédite dans le cinéma, au moins français, que René Vautier a tentée (et semble-t-il réussie) avec ce film-avertissement. »22
« Film-avertissement », Transmission d’expérience ouvrière se substitue à l’acte de médiation et à la prise de parole : il fait le relais entre deux luttes ouvrières, véhiculant directement des directives et un plan d’action. Tout se passe ici comme si c’était la lutte qui était « insérée » dans le film, celui-ci se substituant à la discussion, devenant ainsi le lieu même du débat.
Dans tous les cas, le « cinéma ouvrier » constitue l’un des fers de lance de l’action de l’UPCB, comme nous allons nous attacher à l’exposer à travers l’analyse de deux longs métrages.
« Quand tu disais Valéry », ou comment « filmer de l’intérieur »
Quand tu disais Valéry (Nicole Le Garrec et René Vautier, 1975, 140 min) est composé de cinq courts métrages, de 25 à 30 minutes, qui ont également été présentés de façon autonome : « Vivre à Trignac », « Il n’y a pas de bon patron », « La vie d’ouvrier », « Le changement et la continuité », « Nos libertés et leur justice ». Produit à travers le Centre de Culture populaire de Saint-Nazaire et la souscription des ouvriers de Trignac23, ce long métrage connaît une diffusion militante – chaque épisode étant projeté « pendant la pause de midi dans les usines »24, Hennebelle estimant en mai 1976 le public à quarante mille spectateurs25 – mais également commerciale26. Les bénéfices des entrées permettront de financer Quand les femmes ont pris la colère.
René Vautier est on ne peut plus explicite quant à la fonction de ce film, qui émane littéralement d’une commande sociale :
« Nous nous sommes contentés de suivre les événements en étant seulement un outil technique entre les mains des ouvriers de Trignac. Ce que nous avons essayé de faire, c’est laisser les ouvriers créer leurs images, les habiller de leurs propres mots. […] Jamais l’expression ‹ filmer de l’intérieur › ne fut si justifiée. […] »27
Le film combine des images et des sons produits directement par les ouvriers28 – conformément au programme des groupes Medvedkine29 – à des séquences tournées majoritairement par Pierre Clément lors de manifestations, dans l’usine ou dans l’intimité des travailleurs. Le dossier de presse de l’UPCB confirme cette vocation à « filmer de l’intérieur » ou à « investir » l’espace public ouvrier :
« L’histoire de la SEMM-SOTRIMEC n’est pas unique. Mais la possibilité existe de faire un film unitaire CGT et CFDT tendant à rassembler les travailleurs dans la lutte. Il s’agit de faire non pas un film de propagande, mais un film d’analyse sur la situation de luttes ouvrières et syndicales d’aujourd’hui, donner une image actuelle d’un combat, pour que cette image enrichisse ceux qui en mèneront demain. […] Les cinéastes de l’UPCB ont vécu parmi les travailleurs et leur famille. Le résultat : des kilomètres de pellicule, de bandes sonores à visionner, écouter, choisir, ordonner. Quatre mois de dialogues, de discussions, de heurts, de joies, de la salle de montage parisienne à l’usine de Trignac pour raconter ensemble une histoire. »30
Suite au générique, qui alterne entre la chanson « Quand tu disais, Valéry, que ça changerait, Valéry, nous on savait, Valéry, que c’était de la blague », interprétée par les Gallouest, et des caricatures ou des interventions télévisées de Giscard d’Estaing, René Vautier présente la situation de crise que traverse la ville de Trignac. Ces séquences d’exposition, enchaînant les panoramiques en cadrage large sur la ville de Trignac en l’absence de toute activité humaine, s’ouvrent sur un symbole de la lutte des ouvriers de Trignac : une caravane construite autour d’un arbre, pour marquer l’ancrage de l’usine dans ce territoire. En contre-plongée, l’opérateur filme caméra à l’épaule le haut d’un arbre dépourvu de feuilles, avant de descendre sur la caravane, où est inscrit en lettres rouges « Vivre à Trignac », pour finalement opérer un zoom arrière réinscrivant la caravane dans l’espace urbain. En voix over, René Vautier déclare : « Ici aujourd’hui, même les arbres ont l’air de serrer les poings ». L’incipit du film est ainsi construit autour de la trace d’un geste militant de la part des ouvriers, résistance qui semble vouée à l’échec mais qui perdure, à l’image du platane, dont les branches élaguées peuvent évoquer des poings levés. Le commentaire de René Vautier, dans les plans descriptifs qui suivent, présente avec une distance sarcastique le vide et l’inactivité qui ont gagné la ville de Trignac, après la fermeture de l’usine (ainsi, par exemple, de « Mademoiselle le facteur » dont le principal rôle aujourd’hui semble se réduire à distribuer des lettres de licenciement). Vautier en voix over revient sur l’essor industriel de Trignac et la fermeture des usines de fonderie au xixe siècle et au début du xxe siècle, soulignant la conscience ouvrière de la population et les exactions auxquelles elle a dû faire face. Dans cette première partie, les manifestations sont également saisies sur le vif, Vautier soulignant sur la bande son la continuité des luttes ouvrières, de génération en génération. Recourant par la suite à la pratique de l’interview filmée (dans un tabac qui a dû renoncer à la plupart de ses employés, dans une boulangerie, sur la place du marché), il prend la mesure des conséquences de la fermeture de l’usine sur les commerçants et les habitants de la bourgade.
La deuxième partie, directement supervisée par René Vautier, s’ouvre sur la lecture d’un rapport intitulé Pour un nouveau management de l’entreprise (Cycle de conférences à l’usage des chefs d’entreprise), exposant les stratégies du patronat. Cette partie est centrée sur un long entretien avec un délégué de la CGT et un délégué de la CFDT qui reviennent sur les stratégies du patron qui a repris l’entreprise Caravalair – ce qui a conduit Guy Hennebelle31 à critiquer la dimension unilatéralement propagandiste du film, celui-ci se faisant directement le porte-parole du discours syndical (au point même, cela mérite d’être relevé, que les propos du cégétiste semblent par instants se substituer à la voix over de Vautier – ou du moins, sa prise de parole occupe une fonction et une position analogues). Cette partie, qui se penche sur les manœuvres du patron Trigano, propose, à travers une analyse historique et politique des faits, un décryptage de la situation (direction participative de l’usine par l’objectif suscitant des divisions, répression syndicale, restructuration des activités de l’usine, et enfin licenciement des travailleurs avec la délocalisation de l’entreprise dans l’Ardèche), tout en soulignant l’organisation de la lutte syndicale. Vautier donne également la parole à plusieurs ouvriers et ouvrières, tout en filmant les activités à l’intérieur de l’usine occupée.
La troisième partie, « La vie d’ouvrier », supervisée par Nicole Le Garrec, recueille les réactions d’ouvriers et d’ouvrières dans la région de la Brière, sans que ceux-ci ne fassent allégeance à un parti ou un syndicat déterminé, et tente de restituer au plus près leurs conditions de vie. A la différence du point de vue analytique et vindicatif des autres parties, le film se recentre sur le quotidien des familles ouvrières, à travers des témoignages recueillis le plus souvent à leur domicile (portant sur les conditions de logement, le faible pouvoir d’achat, etc.). Cette partie se recentre par la suite sur l’occupation de l’usine, se concluant par un gala de solidarité organisé par les ouvriers de Trignac.
Les deux dernières parties, que l’on peut imputer à Vautier, articulent luttes ouvrières (manifestations, occupation de l’usine et séquestration du patron, répression des CRS) et analyse des rapports de force politique, impliquant également et très directement l’équipe de réalisation du film. Des plans d’une manifestation à Saint-Nazaire et de sa répression violente par les CRS constituent l’une des séquences les plus prégnantes du film, incarnant la logique du « manifestant filmant », l’urgence de la prise de paroles et le débordement de véritables scènes de guérilla urbaine. L’interaction entre l’acte d’insurrection et l’équipe de tournage concourt à la performativité de ce témoignage politique, qui constitue un véritable tour de force (la caméra « participante »32 de l’opérateur s’oppose aux forces de l’ordre, fait face à la matraque et aux grenades lacrymogènes). Lors du premier affrontement filmé, l’opérateur se tient au centre de la manifestation et filme, du point de vue des opposants, le déploiement policier, les CRS qui chargent et attaquent les manifestants à coup de lacrymogènes. La caméra est sans cesse en mouvement, les plans sont brefs et discontinus, l’opérateur filmant notamment en gros plan une grenade lacrymogène qui tombe à ses pieds. L’effet induit sur le spectateur est celui d’une immersion dans la manifestation.
Le film a une fonction de popularisation de la lutte. Parmi les actions publiques spectaculaires menées par les ouvriers pour médiatiser leurs revendications, une quinzaine de caravanes est tirée à la main sur l’autoroute qui conduit à Saint-Nazaire ; l’incongruité de la séquence est saisissante. L’équipe de tournage s’immisce également dans les lieux occupés, usine comme préfecture. Une centaine d’ouvriers de Trignac se rendent à la Direction de l’aménagement du territoire de Nantes pour faire valoir leur point de vue. Les ouvriers et l’équipe de tournage occupent pacifiquement les locaux, retenant quatre policiers et deux commissaires dans les bureaux ; 150 ouvriers sont bloqués au rez-de-chaussée et tout autour, des cars de CRS encerclent le bâtiment et les rues attenantes. A cette occasion, René Vautier s’adresse au commissaire en chef, précisant qu’il tourne avec l’UPCB un film sur les problèmes de l’emploi dans la région ; il lui demande pourquoi les délégués des ouvriers ne peuvent pas s’entretenir comme convenu avec le responsable de l’aménagement du territoire. Les deux dernières parties du film multiplient les scènes d’affrontement entre les manifestants et les forces de l’ordre.
Ainsi, les ouvriers de la SEMM-SOTRIMEC de Trignac se rendent à une réunion du Conseil général de Loire-Atlantique, où l’on doit aborder la question de l’emploi dans la région ; l’accès à la salle est interdite par les CRS, ce qui est contraire à l’esprit de la loi, comme ne manque pas de le souligner René Vautier en voix over33. L’opérateur alterne entre des plans sur les policiers et les manifestants, filmant notamment les forces de l’ordre qui photographient les ouvriers. La tension monte d’un cran. L’équipe de tournage se tient au centre, l’opérateur filmant à travers des panoramiques de 360 degrés d’une part les CRS, se rapprochant des casques, captant le regard de certains d’entre eux, d’autres masquant de leur main l’objectif de la caméra, et d’autre part les manifestants qui entonnent l’Internationale. La caméra est intrusive : elle scrute jusque dans les moindres détails les attitudes et les mimiques des CRS, devenant provocante. Parallèlement, Vautier interpelle le commissaire34, cherchant la confrontation.
La séquence suivante dans le film est dévolue à la « séquestration » du patron. L’arrivée du patron « liquidateur », accompagné de deux huissiers, est introduite par un ouvrier qui joue du clairon, annonçant la charge. Les ouvriers empêchent le patron de mettre fin à la réunion, en lui posant des questions pendant deux heures – ce qui sera interprété par la justice comme une séquestration. Dans une salle de conférence, le patron, l’air renfrogné et dénégateur, est assis les bras croisés, les deux huissiers se tenant à ses côtés ; les ouvriers, se tenant tous debout, exigent, certains sur un ton enjoué, des explications. Des cartons marquent l’intervention de la censure, deux plans du film ayant été coupés : ils désignent et accentuent au lieu d’effacer ce qui devait être masqué, dissimulé à l’attention du public. Deux cartons se succèdent : « Ici se trouvait un plan de 5 secondes de tête de patron dépeigné. Il fut censuré par le tribunal de Saint-Nazaire. » « C’est la première fois qu’un tribunal fait couper une tête de patron. » Les cartons proposent une verbalisation du plan interdit, tournant en dérision la décision de justice, en jouant sur les mots (et en introduisant une référence à la décapitation). Après un contre-champ sur les ouvriers et le délégué de la CGT, un troisième carton intervient : « Ici se trouvait un plan de 9 secondes de patron dépeigné maintenu sur sa table par ses ouvriers. Il fut censuré par le tribunal de Saint-Nazaire. » Les plans qui suivent prennent la mesure des conséquences de cette « séquestration » : à savoir l’inculpation de neuf militants de la CGT (et non de la CFDT), comme le précise René Vautier face aux secrétaires de la CGT et de la CFDT qui dénoncent d’une voix unie cette politique de la division. L’opérateur zoome ensuite dans un article sur le jugement paru dans la Vendée Pays de Loire Bretagne, et cadre, sous le titre : « Pour ‹ séquestrations et violences légères › », les lignes suivantes :
« A la fin de son réquisitoire, il signala que Me Chénard avait été, à tort, considéré comme responsable de l’échec, mais que le vrai motif de cette scène était de permettre à un ‹ gâcheur de pellicule › (ce terme provoque de très vives réactions dans la salle) de faire un film sur cette affaire. Il précisa que seule une infime partie du personnel avait eu une attitude ‹ contraire à la dignité humaine ›. »
A travers cette dimension réflexive ou métadiscursive, le film met en parallèle deux modes de médiatisation opposés : le discours journalistique et un film de popularisation d’une grève. Suivant une rhétorique plus convenue dans le cinéma militant, le film se referme sur le commentaire de Vautier en voix over en relation de contrepoint avec des images télévisées de Giscard d’Estaing :
« Voici l’automne et revoici Giscard tout bronzé. Il parle cette fois de relance ; l’argent qu’il n’avait pas pour éviter le chômage de centaines de milliers de travailleurs, il l’a trouvé, c’est le nôtre, et il en donne royalement 80 % aux patrons. ‹ Le changement dans la continuité ›. Quinze mois de pouvoir giscardien, après quinze ans de pouvoir UDR, et une nouvelle fois sur les petits écrans, dans chaque foyer, on susurre des promesses et les mensonges. En face, nos images… »
Suivent des plans de manifestations…
Quand les femmes ont pris la colère, ou le cinéma d’intervention sociale au prisme des luttes des femmes
Quand les femmes ont pris la colère (Soazig Chappedelaine, avec René Vautier, 1977, 67 min) aborde, d’un point de vue féminin, les luttes ouvrières, en dressant le portrait de femmes d’ouvriers. René Vautier, qui a été sollicité à l’UPCB pour filmer la grève à l’usine de Tréfimétaux, à Couëron, ne tarde pas à faire appel à Soazig Chappedelaine, ce film ne pouvant être réalisé que par une femme. René Vautier décrit en ces termes la genèse de Quand les femmes ont pris la colère, à l’occasion d’un entretien :
« Ce sont des ouvriers de Saint-Nazaire qui nous ont signalé qu’il y avait des femmes qui avaient besoin de nous. […] Il s’agissait d’une grève de huit semaines, rien d’exceptionnel en soi. La seule chose nouvelle, c’était que les femmes avaient pris la lutte en main, sans bien s’en rendre compte, les premiers temps. On a donc écouté, observé, avec patience ; on a fait un constat. Le film s’est fait en dix-huit mois, on a suivi le cours des événements. […] Dans les événements qui s’imprimaient sur la pellicule, il y avait quelque chose qui me dépassait : le problème des femmes. »35
La situation politique particulière traversée par les ouvriers et les ouvrières de Tréfimétaux appelle donc une autre analyse que celle d’un mouvement social global, les femmes constituant elles-mêmes une minorité au sein des organisations ouvrières (en l’occurrence, la CGT, voire même l’Union des femmes françaises, qui est en quête d’une reconnaissance auprès des organisations syndicales). Soazig Chappedelaine ne manque pas de préciser que le film, s’il avait été dirigé par Vautier, ne se serait pas centré sur le témoignage des douze femmes inculpées à Tréfimétaux suite à leur action de solidarité avec les grévistes de l’usine :
« Si René Vautier avait poursuivi lui-même le film, il aurait montré la lutte, avec ses différentes composantes. J’ai préféré m’en tenir à l’action des femmes, et à ce qu’elles avaient à dire sur leur lutte. »36
Le film est donc centré sur des entretiens, en interrogeant l’articulation entre l’intime et le collectif, la vie privée et le militantisme social. Vautier prend en charge la conduite des entretiens37, tandis que Bruno Muel, Théo Robichet et Pierre Clément signent l’image. Le film, en multipliant les entretiens, donne à voir et à entendre une série de prises de paroles de femmes sur leur condition d’ouvrière, leur vie de couple, leurs activités familiales et leurs tâches quotidiennes. Il ne s’agit pas là seulement d’un témoignage exceptionnel sur la liaison entre lutte sociale et conditions des femmes – ce qui a pu conduire Claire Couzot à affirmer : « nous avons notre Harlan County français »38 –, mais encore d’un appel à l’action et à la mobilisation, comme le souligne bien Vautier :
« Et, à partir d’un certain moment, en montrant un prémontage du film en cours, c’est devenu du cinéma d’agitation. Pas du ‹ ciné-prop ›, ce qui aurait été négatif, mais bien du ‹ cinagit ›… Le procès qui se préparait nous a permis de mobiliser les gens sur la lutte des femmes. »39
En donnant la parole aux protagonistes visées par le procès intenté par le patronat, Quand les femmes ont pris la colère permet de faire valoir leurs doléances, malgré le conflit d’intérêts latent entre structures syndicales et revendications féministes40.
Les premières séquences du film, filmées par Bruno Muel, posent le contexte dans lequel intervient la grève, suivie du mouvement de solidarisation des femmes. A travers deux plans-séquences extrêmement mobiles, les gestes des ouvriers à la chaîne sont filmés, la pénibilité du travail étant soulignée par une musique aux consonances industrielles qui amplifie le vacarme assourdissant des machines ; suite à une nouvelle coupe, une ouvrière est filmée derrière sa machine, à travers un cadrage resserré ; le plan suivant se concentre sur ses mains en action ; autre coupe, son visage est cadré en très gros plan. A travers un nouvel angle de prise de vue, le visage d’une autre ouvrière, dont le regard est rivé sur ses gestes, est cadré en très gros plan, à travers la découpe d’une machine qui produit un effet de surcadrage, comme si la scène était vue à travers un trou de serrure. Les plans alternent alors entre son visage en gros plan et ses mains. Intervient, après une coupe sèche, un plan large sur une manifestation d’ouvriers de Tréfiméteaux, à Couëron. Cette entrée en matière, in medias res, reposant sur des gestes itératifs, signifie très exactement l’aliénation et la dureté du travail à la chaîne, à travers des plans descriptifs dépourvus de tout commentaire : le corps est mécanisé, les gestes sont réifiés, ce qui ne peut qu’induire de lourdes conséquences sur la vie en dehors de l’usine. Le saut brusque de la chaîne dans l’usine aux plans de la manifestation répond à la logique du champ-contrechamp, illustrant le sursaut de la rébellion et l’action des organisations syndicales. Suit alors, ce qui peut surprendre dans la dynamique unanimiste, généralisante, du tournage de ces plans de manifestation, un recentrement, un mouvement de personnalisation, sur trois femmes, arborant une banderole avec le mot « liberté », qui prennent la parole : le film change d’inflexion, rompt pour ainsi dire avec l’exaltation de la mobilisation ouvrière collective. Ces trois femmes, qui font partie des douze inculpées pour avoir « occupé » le bureau du directeur de l’usine qui refusait de les recevoir41 – le titre du film fait-il allusion à Douze hommes en colère (Sidney Lumet, 1957) ? –, affirment qu’elles ont remporté une première partie. Autre cadrage, elles poursuivent leur propos, tout en évoquant leur camarade et co-inculpée Jocelyne, qui vient d’accoucher ; Vautier intervient alors, pour leur demander ce qu’elles pensent du vacarme que font les hommes derrière elles, les empêchant de parler (ceux-ci entonnant l’Internationale avec un porte-voix) ; elles répondent que ce sont là des mâles, très ambitieux, précisant que le gouvernement fait tout son possible pour que la femme ne soit pas l’égale de l’homme. Si ce plan a été placé en début de film, c’est probablement pour marquer la divergence entre tradition syndicaliste et lutte des femmes ; si la question de Vautier peut en un premier temps être reçue sur le ton de la plaisanterie, elle marque discrètement un clivage plus profond. Surgit alors un raccord sur le « propos » : Marilène, qui répondait à Vautier, est filmée chez elle, en très gros plan, en situation d’entretien.
Quand les femmes ont pris la colère est centré sur une série de portraits féminins, avec Marilène comme principale protagoniste, dont le discours est très construit42. Marilène oriente le film du côté du féminisme, en tenant un discours ancré dans sa propre expérience. On peut résumer ainsi ses propos : l’ouvrier OS est oppressé toute la journée à l’usine, subissant les bruits, les cadences et un climat social délétère ; sa frustration est palpable – le discours de Marilène se poursuit sur fond d’images de travail à la chaîne. Et quand il rentre à son domicile, retrouve sa femme, qui connaît beaucoup de problèmes (dont ne parle pas Françoise Giroud43), il voit un mur face à lui, et la frappe ; sa rage explose ; il y a beaucoup de femmes battues en milieu ouvrier (suit un passage au noir, avant que le plan ne reprenne suivant un cadrage identique) – ce qui n’est pas le cas d’une femme d’ingénieur ou de médecin. Comme le dénonce Marilène, personne n’aborde l’intimité des femmes d’ouvriers – Chabrol s’étend sur les problèmes du couple bourgeois, mais n’envisage jamais le contexte ouvrier –, car cela reviendrait à remettre en cause la société (nouveau passage au noir). L’entretien se poursuit, sans que nous n’entendions jamais les questions posées44. Le dispositif de captation filmique n’est pas celui du confessionnal, mais celui du recueil attentif d’une parole vindicative qui est adressée à l’autre (ce n’est pas tant l’opérateur ou le preneur de son mais bien d’autres ouvriers et ouvrières qui sont visés comme principaux interlocuteurs de ce cette déposition ; le discours est de part en part traversé par une dynamique dialogique). Et du reste, le film ne tarde pas à élargir son propos, en s’émancipant de l’ancrage corporel de la voix : suivant une logique proche tantôt de l’illustration, tantôt du contrepoint, les plans sont cette fois tournés majoritairement en extérieur, en s’approchant du lieu du conflit. Lorsque Marilène évoque la situation des ouvriers en vacances, à la mer, c’est la réalité de l’usine qui est montrée : un mur surmonté de barbelés, avec l’inscription Tréfimétaux-Berylco SA ; des rails qui conduisent à l’usine et évoquent un camp de concentration. Retour sur Marilène qui poursuit son explication : en vacances, l’homme participe aux travaux ménagers, le couple connaît une sexualité plus épanouie, et les enfants sont heureux. On revient ensuite sur la cour de l’usine, avec les barbelés à l’avant-plan, et un feu qui brûle sur le parking (signe de l’occupation du lieu de travail). Suit alors un travelling latéral, depuis une voiture, qui longe le mur de l’usine. Le montage a une fonction authentiquement discursive, il prolonge et infléchit les propos de Marilène, explicitant l’une de ses revendications implicites : à savoir l’appropriation de l’outil de travail. La séquence se clôt sur ce long travelling, où alternent deux voix over : pastichant le ton suave d’une annonce publicitaire, une première voix vante la stabilité des emplois dans l’entreprise Péchiney, dont dépend Tréfimétaux ; une seconde voix, qui s’ancrera rétrospectivement dans la séquence qui suit, fait le point sur la situation des femmes inculpées par l’entreprise Tréchimétaux. En effet le plan suivant cadre le rassemblement des ouvriers et des ouvrières solidaires avec les « douze » de Tréchimétaux ; après plusieurs coupes, on découvre une femme lisant une lettre qui résume les événements. Cette alternance ou cette déliaison entre la voix et l’image est beaucoup moins présente dans la suite du film45 ; elle signale ici la prise de position de l’UPCB qui ne se limite pas au « constat », mais qui articule le social au familial, et cette lutte à un contexte plus large d’oppression de classe. Quand les femmes ont pris la colère parvient étonnamment à proposer une synthèse entre féminisme et mouvement syndical, alors que tout les sépare dans les faits à cette période ; ceci est d’autant plus remarquable, quand on connaît l’attachement de Vautier au PCF (il est par ailleurs secrétaire du Syndicat des techniciens du film CGT).
Par instants, le film renoue avec l’implication active de l’équipe de tournage dans la lutte, procédé caractéristique du cinéma de Vautier. C’est le cas lorsque les ouvriers se regroupent devant le tribunal et sont empêchés d’assister au procès des « douze ». Des policiers ouvrent la grille à un représentant de la justice ; René Vautier en profite pour lui emboîter le pas, malgré l’hésitation des policiers. Le plan suivant est tourné de l’autre côté de la grille : les forces de l’ordre laissent entrer quelques personnes, avant de refermer les grilles à clef. En contre-plongée, la caméra cadre les dix inculpées46 (avec deux représentants de la CGT), se tenant les bras croisés, au sommet des escaliers menant au tribunal, et portant une banderole arborant le mot « liberté ». Retour sur la porte grillagée qui conduit au tribunal : deux syndicalistes insistent auprès d’un fonctionnaire de la justice pour franchir les grilles qui les séparent du tribunal, la foule étant massée derrière eux ; Vautier, de l’autre côté de la grille, témoigne du fait que la salle du tribunal n’est pas pleine. Une fois les syndicalistes entrés, les ouvriers forcent la porte, tandis que des policiers cherchent en vain à les repousser. Ici, l’équipe de tournage participe au grippage du fonctionnement de la machine judiciaire et policière, par sa présence, sa fonction et son action.
Mais le film ne propose pas pour autant un portrait enthousiaste, sans nuances, de la lutte, prenant également la mesure des répercussions du conflit (malgré le non-lieu prononcé quelque dix-huit mois après les inculpations). Certaines inculpées se sont séparées de leur mari, ont perdu leur travail. Lors du dernier entretien avec Marilène, monté en alternance avec deux autres inculpées – l’une avec son mari et ses enfants, l’autre séparée et restée longtemps sans travail –, celle-ci revient sur sa situation. En instance de divorce, Marilène dénonce la situation des femmes ouvrières qui vont accoucher, qui n’est pas comparable à celle d’une bourgeoise ; comme elle le précise, aucune précaution n’est prise avec la femme ouvrière, ce qui génère des troubles psychologiques et entrave sa sexualité ; ainsi, lors de son accouchement, le médecin a oublié de retirer une partie du placenta, ce qui a nécessité un curetage, et a finalement causé son infertilité et une santé déficiente, précipitant la rupture avec son mari. Le film se termine alors, comme il s’était ouvert, sur des plans d’ouvrières à la chaîne.
Marée noire, colère rouge ; « les pollueurs sont les payeurs »
René Vautier s’engage également avec l’UPCB dans le militantisme écologique. Lorsque le pétrolier Amoco-Cadiz coule au large de Porstall, dans le Finistère, le 16 mars 1978, et que 230 tonnes de mazout se déversent dans la mer, la population bretonne fait appel à Vautier et à l’UPCB pour témoigner de la réalité du naufrage, minimisée par la presse et les actualités télévisées. Commande sociale, Marée noire, colère rouge (1978, 65 min) incite à la mobilisation les riverains, les pêcheurs, les agriculteurs et plus largement les citoyens du Finistère, dénonçant la corruption politique des médias qui dissimulent l’étendue de la pollution et les mesures dérisoires mises en œuvre par le gouvernement – ce qui conduit les manifestants à scander dans la rue : « radio, télé, informations bidons ». Marée noire, colère rouge est présenté quelques semaines après le naufrage, en Bretagne47. Rapidement, le film est mis au service d’une campagne de revendication internationale : il est projeté auprès des populations concernées par la marée noire, notamment en Espagne et en Alaska, auprès des Inuits du Nord-Canada. Le film, dans sa fonction de popularisation, concourt au mouvement de mobilisation populaire qui a pour but d’instituer le principe « les pollueurs sont les payeurs », qui sera reconnu des années plus tard par les tribunaux.
Marée noire, colère rouge s’ouvre et se clôt sur des vues aériennes, des mouettes volant au-dessus de la mer, évoquant une nature qui n’est pas encore souillée par les grandes compagnies pétrolières. S’ensuit une série d’entretiens, avec le secrétaire du Comité local des pêches maritimes, avec un scientifique, ou encore avec un maître de conférence en écologie à l’Université de Bretagne occidentale (UBO). Le film expose les mécanismes scandaleusement spéculatifs du sauvetage en mer. La caméra filme, depuis le poste de pilotage, le pont d’un bateau balayé par les vagues ; le plan est semi-subjectif, pouvant renvoyer à la situation de l’Amoco-Cadiz pris dans la tempête. En voix over, Vautier explique le principe des « charognards de la mer » : conformément au libéralisme de la loi de l’offre et de la demande, la somme exigée pour le remorquage fait l’objet de négociations. Les plans suivants, filmés à travers un hublot, cadrent la mer, le soleil et les mouettes. Vautier rapporte les échanges qui se nouent entre Chicago et Hambourg au sujet de l’Amoco-Cadiz ; l’accord est finalement conclu, mais le vent est trop fort, le pétrolier s’écrase contre des rochers et commence à « saigner son pétrole ». Suivent des vues aériennes qui montrent l’étendue de la pollution48, tandis que Vautier prend à parti les mass media qui minimisent l’événement, trahissent leur mission, en se prêtant à une déformation et à une manipulation de l’information. Le cinéma a littéralement une fonction de révélateur dans Marée noire, colère rouge : Pierre Clément et René Vautier attestent, avec l’objectivité imparable de la caméra, la présence concrète du mazout, l’étendue de la marée noire, les images pathétiques d’oiseaux englués, etc. ; Vautier précise, en voix over, que les accidents et les suicides se multiplient dans le Finistère – ainsi, un mécanicien se suicide dans l’eau polluée du port avec sa voiture ; « la télévision », comme le précise Vautier, « montre dix fois l’oiseau, jamais l’homme ». Le film est structuré suivant l’opposition, sur la bande son, entre les informations télévisées reproduites avec leur jingle et la voix de Vautier qui constate et dénonce. Aux dégâts causés par le pétrolier répondent les images de manifestations, avec des slogans entonnés tels que « Marée noire, gâchis capitaliste, grève générale », « Ras le bol du pétrole », « Nous sommes tous des pingouins mazoutés ».
La prise en charge de Marée noire, colère rouge à travers le réseau de l’UPCB présente l’incontestable avantage par rapport à une diffusion commerciale de circuler en fonction de l’urgence des luttes contre la pollution par le pétrole ; le film de Vautier non seulement rencontre un public qu’il participe à mobiliser, mais appelle également le tournage d’autres images, le recueil d’autres témoignages, la réalisation d’autres films.
Prendre en charge la popularisation des luttes
L’UPCB constitue, on l’aura compris, une plateforme de production ouverte et plurielle, qui repose sur un vaste réseau de collaborations. La logique est collectiviste : un groupe à géométrie variable travaille conjointement. L’ancrage en Bretagne permet également de recentrer les activités cinématographiques de Vautier, qui se déployaient auparavant et continuent néanmoins à s’exercer sur un plan international.
L’utopie du groupe Medvedkine : donner directement la caméra aux militants, impulsée par Chris Marker – mais n’était-ce pas là également le projet de Rouch et de son atelier Super-8 à l’université de Maputo, voire de Godard (employé par la société Sonimage) et de sa volonté avortée de créer une chaîne de télévision, au Mozambique, en 197849 ? –, trouve un point de résolution dans cette structure de production. En effet, ce n’est plus tant les cinéastes qui vont sur les lieux de lutte, proposant de les documenter ou de donner la possibilité aux activistes de le faire eux-mêmes, qu’un processus inverse qui opère ici : c’est l’ouvrier, le militant, mais aussi le citoyen qui sollicitent l’UPCB en vue de la réalisation d’un film et de la prise en charge de sa diffusion. Un film militant, rappelons-le, s’apparente à un tract diffusé à une échelle de masse (grâce au caractère reproductible du cinéma, qui n’est pas limité par la présence effective des porte-parole d’une revendication sociale ou d’une lutte politique). Suivant ce même idéal d’« objectivité » de la forme (ce que critiquent précisément les tenants de la déconstruction et des pratiques oppositionnelles – encore que nous pourrions faire remarquer, sur ce point, que le caractère brut, non apprêté, des documents militants se situent aux antipodes de la fausse transparence des actualités télévisées et des codes institutionnalisés du cinéma dit dominant), c’est la masse qui prend la parole et exprime son point de vue par le biais de l’UPCB. La distinction peut paraître spécieuse, mais elle est selon nous fondamentale – en ce sens que les images orientées (et, précisons-le, impulsées) par les militants sont prises en charge par l’outil de production cinématographique, suivant une écriture filmique « objectiviste », ce qui n’est pas synonyme d’absence de style (Bruno Muel, Pierre Clément, René Vautier, pour ne citer qu’eux, sont de remarquables opérateurs, dont le « style » est immédiatement reconnaissable ; ils ne visent en aucun cas une « impersonnalité » de l’acte de filmage, un effacement de l’énonciateur, mais bien plutôt une focalisation multiple, décentrée, démocratique – si l’on peut encore recourir à ce terme quelque peu galvaudé : demos kratia, soit le pouvoir du peuple).