Premières images de l’Algérie indépendante : Un peuple en marche (1964) ou « l’épopée » du Centre audiovisuel d’Alger
Souvent cité en exemple comme le premier documentaire de l’Algérie indépendante, Un peuple en marche demeure un film pourtant méconnu. Sa réalisation a été entreprise en 1963, moins d’un an après le référendum d’autodétermination du peuple algérien, par l’équipe du Centre d’application des moyens audiovisuels – dit « Centre audiovisuel d’Alger » – créé et dirigé par René Vautier.
« Le problème que nous avions à résoudre dans cette Algérie maintenant indépendante, mais laissée exsangue par près de huit ans de guerre, était nouveau pour moi, écrit le cinéaste dans Caméra citoyenne : à quoi doit servir le cinéma dans un pays qui mobilise ses forces pour se retrouver et sortir du sous-développement, panser ses plaies, exister en tant qu’entité indépendante ? Le cinéma est-il une priorité ? Ou bien apparaît-il comme un superflu, comme une distraction qui pourra être envisagée lorsque l’on aura répondu aux exigences les plus criantes ? »1
Un peuple en marche appartient à la première génération de films du cinéma algérien, « voués dans leur projet et leurs intentions à réhabiliter une image de soi déconstruite et dévalorisée par l’occupant »2. Le titre choisi3 est à lui seul symptomatique : il met l’accent sur la dynamique enclenchée par la guerre de libération nationale autant que sur l’avenir que doit se construire le peuple algérien au lendemain de l’indépendance. Le cadre et les conditions de production du film sont aussi révélateurs des préoccupations d’un jeune Etat et d’une cinématographie naissante. Les années 1962 à 1965, note Younès Dadci, sont celles des « grandes courses », consacrées « aux grandes réorganisations et au rétablissement de l’ordre public »4. Sur le plan cinématographique, plusieurs structures de production et de diffusion, aux intérêts parfois concurrents, cohabitent avec le Centre audiovisuel d’Alger : la société privée Casbah-Films créée par Yacef Saâdi ; l’Office des actualités algériennes conduit par Mohammed Lakhdar-Hamina ; la Radio-Télévision algérienne dirigée par Aissa Messaoudi. En août 1964, un organisme unique et centralisé sera finalement institué, le Centre national de la Cinématographie algérienne (Cnca), placé sous l’autorité du ministère de l’Information et chargé de la gestion de la filière cinématographique et de la formation des futurs cinéastes.
Dans son livre de souvenirs, René Vautier avait évoqué l’idée de raconter un jour « l’épopée du Centre audiovisuel d’Alger », tant son « esprit » et ses « activités » avaient marqué une génération de cinéastes algériens5. Ce récit personnel n’a jamais vu le jour, et tout laisse à penser que les archives du Centre ont aujourd’hui disparu. On ne peut que le regretter. Ces sources croisées auraient sans doute permis d’approfondir les relations complexes et nécessairement ambiguës que René Vautier a entretenues, en tant que cinéaste communiste et responsable d’institutions culturelles, avec le pouvoir politique algérien. L’étude d’Un peuple en marche, film de montage réalisé de façon collective, offre un point de vue moins direct mais néanmoins complémentaire. Il fait en effet référence à un projet cinématographique global, à la fois outil de formation et de réalisation et instrument d’éducation populaire et politique, que le cinéaste a tenté de construire aux côtés de jeunes réalisateurs algériens entre 1962 et 19656.
Un lieu de formation et de réalisation : le Centre audiovisuel d’Alger
Le Centre audiovisuel d’Alger est l’organe principal de la Fédération algérienne du cinéma populaire (Facp). Placé sous la tutelle du ministère de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme, il prolonge « un engagement militant qui date de la première école de formation des cinéastes »7. En août 1956, dans sa Charte de la Révolution, le Congrès de la Soummam associe le film comme un « moyen d’action et de propagande » dans la « bataille de la communication »8 menée par le Fln. Il s’agit, d’une part, de sensibiliser l’opinion internationale à la cause algérienne, d’autre part, de constituer des archives en images de la révolution en cours. Au début de l’année 1957, une unité de tournage est formée dans la région des Aurès et des Monts Nementcha (zone 5, Wilaya I) sous le nom de « Groupe Farid » – du pseudonyme de René Vautier, Farid Dendani. Elle initie de jeunes combattants algériens aux techniques de la prise de vues tout en réalisant une série de reportages sur le quotidien et les actions des soldats de l’Armée de libération nationale (L’Attaque des mines d’El Ouenza, L’Ecole, Infirmières au maquis). Diffusé à l’étranger, grâce aux accords passés avec les pays du bloc socialiste, Algérie en flammes (1958) marque l’aboutissement de cette expérience cinématographique dans les maquis, mais aussi sa conclusion, la plupart de ses membres ayant été ensuite tués ou emprisonnés.
La création du Centre audiovisuel au printemps 1962 est un moyen de contribuer à l’émergence d’un cinéma national libre et populaire et d’entamer, selon une idée chère à René Vautier, un « dialogue en images » avec l’ancienne puissance coloniale. Sa devise, « Vers le socialisme par le cinéma, en dehors de toute censure », invite les cinéastes algériens à s’exprimer par eux-mêmes et à aborder sans contrainte les questions posées au pays dans sa marche vers le socialisme. Une telle initiative n’est pas si éloignée des « options démocratiques et populaires » définies par le Congrès du Fln à Tripoli en juin 1962 et complétées par la Charte d’Alger en avril 1964 :
« En tant que culture révolutionnaire, [la culture] contribue à l’œuvre d’émancipation du peuple. […] Populaire et militante, elle éclairera la lutte des masses dans le combat politique et social sous toutes ses formes. Par sa conception de culture active au service de la société, elle aidera au développement de la conscience révolutionnaire en reflétant sans cesse les aspirations du peuple, ses réalités et ses conquêtes nouvelles, ainsi que toutes les formes de ses traditions artistiques. »9
L’équipe du Centre audiovisuel s’est établie sur les hauteurs d’Alger, en un lieu éminemment symbolique, l’Ecole normale du Château royal Ben Aknoun, où six enseignants, européens et algériens, avaient été assassinés en mars 1962 par l’Oas10. Les moyens matériels et techniques dont elle dispose, hérités de la période coloniale, sont rudimentaires, et les « stagiaires », d’origine algérienne et française, inégalement expérimentés. Formés et encadrés par des cinéastes et des techniciens professionnels (le réalisateur Mario Marret, les opérateurs André Dumaître et Pierre Clément), ils réalisent une série de reportages sur la situation du pays dans les premiers mois de l’indépendance.
« Nous tournions à l’époque en 16mm inversible avec des bobines de trente mètres que nous envoyions à Kodak à Paris pour le développement, se souvient Ahmed Rachedi. Ceci pour dire qu’il n’y avait pas de négatif master et que les seuls éléments étaient ceux qui sortaient de la caméra ; après développement, [ils] servaient directement au montage. […] L’avantage était de tourner assez vite avec des petits moyens ; l’inconvénient, c’est qu’il n’y a[vait] qu’une copie. »11
Dans son édition du 10 mai 1963, le quotidien communiste Alger-Républicain annonce ainsi le tournage, par six équipes d’opérateurs, de « deux reportages, l’un en couleur, l’autre en noir et blanc » sur les manifestations du 1er mai à Alger :
« Pour la première fois, les jeunes formés au Centre audio-visuel appliqueront la méthode de travail préconisée par la Fédération algérienne du cinéma populaire, pour un cinéma vivant, à savoir : avant que le film ne soit définitivement monté, il est projeté devant des assemblées qui le critiquent et le commentent avec les réalisateurs. Et c’est en fonction des critiques reconnues valables que les réalisateurs terminent le montage et effectuent la sonorisation. […] Le titre du film résume parfaitement l’orientation qui doit être celle du cinéma algérien : ‹ Un seul acteur, le peuple ›. »12
L’activité du Centre audiovisuel s’interrompt autour de l’année 1965, avec la réorganisation des institutions du cinéma algérien et la création d’un éphémère Institut national du cinéma. Un peuple en marche demeure son projet cinématographique le plus abouti. Sa séquence d’ouverture présente un caractère programmatique. Deux caméras, embarquées à bord d’un hélicoptère, filment Alger vu du ciel avant de descendre dans les rues de la ville. La voix du commentaire affiche alors clairement ses intentions :
« Notre tâche à nous cinéastes algériens est de peindre les hommes plus que les maisons, prendre la caméra comme un scalpel et décortiquer la ville. […] Aujourd’hui, après l’An I de notre indépendance, il nous faut faire comprendre le mouvement d’un peuple, un peuple vivant, un peuple debout. C’est seulement en cela que nous sommes sûrs qu’une caméra a sa place au cœur du combat pour l’édification d’une société nouvelle. Mais il faut que chacun ait pour devise : ‹ Je dis ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai ›. »13
Cette séquence inaugurale reproduit les vues aériennes qui ouvrent nombre de films de propagande destinés à valoriser la présence française en Algérie. Elle en inverse pourtant le motif en inscrivant dans l’image l’équipe de tournage, algérienne en l’occurrence. Cet effet de mise en abyme traduit une double réappropriation symbolique : celle de l’opérateur filmant et celle de l’espace filmé.
Un instrument d’éducation populaire et politique : les « ciné-pops »
Parallèlement à ses activités de formation et de réalisation, la Facp supervise l’organisation d’un réseau national de diffusion dont René Vautier est le secrétaire général : les « Ciné-pops » ou « association populaire de culture citoyenne par le film ». Ce dispositif de projections-débats, calqué sur le modèle des ciné-clubs, vise à former les spectateurs au langage cinématographique et à débattre, films à l’appui, sur les problématiques sociales et politiques du moment.
« Il faut le dire et le répéter, écrit le jeune critique Guy Hennebelle dans Alger-Républicain : nous devons tous apprendre à lire un film comme nous apprenons à lire un livre. En attendant que les programmes scolaires fassent une place à l’instruction du cinéma, nous avons des moyens de lutter pour étendre la culture cinématographique populaire. Les ciné-pops sont un moyen de choix. A nous de savoir les utiliser et les mettre au service du peuple à travers toute l’Algérie. »14
Une séquence d’Un peuple en marche, tournée dans les locaux du Centre audiovisuel d’Alger, fait explicitement référence à l’expérience de diffusion des ciné-pops, voisine de celle du « Ciné-train » d’Alexandre Medvedkine dans l’Urss des années 1930. Sur des plans d’affiches annonçant les projections du Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï M. Eisenstein, de Deux hectares de terre (1953) de Bimal Roy et de Come Back Africa (1959) de Lionel Rogosin, la voix off insiste sur la place que ce dispositif occupe parmi d’autres formes artistiques (théâtre, peinture, sculpture) et sur le rôle qu’il peut jouer dans la transmission d’une culture nationale (accès au savoir et « droit de penser algérien »).
Itinérant et gratuit, le circuit des « ciné-pops » s’adresse en priorité aux classes populaires des campagnes et des grandes villes. Au plus fort de son activité, il aurait desservi entre 200 et 300 lieux de projection, des rives de la Méditerranée aux portes du désert, avec des contraintes matérielles et techniques évidentes. Dans sa rubrique « Sur les écrans des ciné-pops », le journal Alger-Républicain relaie les projections-débats de The Gold Rush (1925) de Charlie Chaplin, d’Alexandre Nevski (1938) de Sergueï M. Eisenstein ou de Till L’Espiègle (1956) de Gérard Philipe et Joris Ivens. C’est avec Le Sel de la Terre (1954) d’Herbert J. Biberman que la Facp connaît l’un de ses grands succès : programmé dans ses « ciné-pops » ambulants, le film aurait réuni à lui seul près de 35 000 spectateurs15. En mars 1963, un « ciné-pop d’essai » ouvre ses portes à Alger. Destiné à un public plus averti, voire cinéphile, il s’adresse en particulier aux organisations syndicales, aux mouvements de jeunesse et aux groupements de femmes. Son rôle est de former les futurs animateurs des « ciné-pops » mais surtout de susciter des vocations de cinéastes :
« Les arbres ne doivent pas nous cacher la forêt. […] Pour que le ciné-pop soit l’accoucheur du cinéma algérien en gestation, il faut qu’il réunisse à présent toutes les conditions nécessaires à son épanouissement. Des lacunes provoquées volontairement en ce domaine risqueraient de se payer très cher dans quelques années. »16
Organisé à Alger le 16 juin 1963, le Premier Congrès des « ciné-pops » est l’occasion de dresser un bilan des pratiques de diffusion et de questionner « l’efficacité du film dans la lutte pour l’édification de l’Algérie nouvelle »17. Les six premiers mois d’activités ont permis de comptabiliser 1200 projections publiques à travers le pays. Les contacts pris avec des fédérations de ciné-clubs, des services culturels d’ambassades et des distributeurs étrangers ont permis de constituer, plus ou moins légalement, un fonds de copies provenant de France, d’Union soviétique, d’Egypte, d’Inde, du Vietnam ou de Cuba. Malgré des résultats globalement positifs, des incertitudes demeurent quant aux méthodes à employer pour promouvoir la culture cinématographique et pour sensibiliser, voire mobiliser, les classes populaires.
« Il faut veiller continuellement à ne pas étouffer toute bonne volonté, à susciter et à encourager toute tentative, toute curiosité pour ce merveilleux moyen d’expression et d’éducation qu’est le cinéma, écrit Bouzid Benallegue. C’est au prix de tous les efforts de longue haleine que naîtra et se développera un cinéma algérien vivant, reflétant vraiment les aspirations révolutionnaires et les réalisations des masses laborieuses de notre pays. »18
Le manque de moyens, le difficile renouvellement des animateurs, la concurrence grandissante des réseaux de projections ambulantes mis en place par la Cinémathèque algérienne puis par le Cinéma populaire itinérant, ont raison du circuit des « ciné-pops » avant l’année 196519. Des pressions d’ordre politique ont aussi contribué à hâter son déclin. Pour Françoise Chevalier, l’expérience de diffusion cesse « essentiellement à cause de l’inquiétude des autorités devant une agitation qu’elles estiment ‹ gauchiste › (en fait, mobilisatrice ?) suscitée par ces interventions. Il faut relever tout de suite deux conséquences de cet échec : la première est que les milieux ruraux ne sont plus touchés que par la propagande gouvernementale, véhiculée par les ciné-bus mis en place récemment. La seconde est la méfiance des autorités à l’égard de la formule et du phénomène ciné-club – leur création et leur fonctionnement s’en trouveront par la suite plus ou moins freinés. »20
« La révolution par le peuple et pour le peuple »
Généralement associé au seul nom de René Vautier, Un peuple en marche n’en demeure pas moins un film porté par un « esprit collectif »21. A l’exception de son titre, il ne présente a priori aucune signature ni aucune mention de générique. Le nom des membres de l’équipe de réalisation n’apparaîtra que beaucoup plus tard, dans une série de cartons introductifs22. Le montage, réalisé au Centre Ben Aknoun par Sylvie Blanc23, se fonde sur un matériau filmique particulièrement dense, d’origines et de temporalités distinctes. Parmi les sources identifiées, un premier ensemble d’images a été tourné pendant la guerre par René Vautier et le « Groupe Farid » (Sakiet-Sidi-Youssef ; Algérie en flammes, 1958), puis par le service cinéma du ministère de l’Information du Gouvernement provisoire de la République algérienne (Yasmina de Djamel Chanderli et Mohammed Lakhdar-Hamina, 1961). Un deuxième ensemble a été filmé par l’équipe du Centre audiovisuel d’Alger, au moment de la proclamation de l’indépendance : remontée des soldats de l’Armée des frontières stationnée au Maroc et en Tunisie et des djounouds de la « Wilaya des sables », regroupés à la frontière malienne et nigérienne (Venant des sables, 1962) ; retour des dirigeants historiques du Fln (Cinq hommes et un peuple, 1962) ; célébration des festivités du 1er mai 1963 (Un seul acteur, le peuple, 1963). Un dernier corpus concerne l’immédiat après-guerre et associe des extraits de courts métrages documentaires réalisés sous la direction d’Ahmed Rachedi (Référendum, 1962 ; Comités de gestion, 1963 ; Tebessa, année zéro, 1963 ; Dimanches pour l’Algérie, 1963).
La structure d’Un peuple en marche fait apparaître deux parties, de durée presque égale, qui identifient à leur tour deux périodes de l’histoire algérienne, l’une achevée, l’autre en devenir. Passé le prologue, qui rend un hommage aux victimes de la guerre, la première partie opère un retour en arrière, jusqu’aux répressions sanglantes du 8 mai 1945, pour donner à comprendre les violences et injustices subies par le peuple algérien et les obstacles qu’il a eu à franchir afin d’imposer son « droit à la dignité ». Le commentaire en voix off dénonce les contre-vérités entretenues par l’ancienne puissance coloniale : aux images d’Epinal, aux « dessins bien agencés » de la province calme et prospère, il oppose les réalités de l’« Algérie concentrationnaire »24 ; face aux dénis de la propagande, il défend l’existence d’une armée régulière, l’Aln, « issue du peuple et au service du peuple ». Sur un plan formel, ce premier temps du film relève de la compilation et du remontage d’archives. Il présente une « manière de revoir l’histoire, au double sens de faire défiler et réinterpréter »25. Célébrant le courage du peuple et l’héroïsme de ses combattants, le récit remonte le cours des événements pour faire émerger une « contre-histoire » de l’Algérie et de sa lutte pour l’indépendance. A ce titre, il fait le lien avec les films de montage produits entre 1960 et 1962 par le service cinéma du Gpra (Djezaïrouna, notre Algérie de Djamal Chanderli, Pierre et Claudine Chaulet et Mohammed Lakhdar-Hamina, 1960)26.
La seconde partie du film est consacrée à la reconstruction du pays et aux défis à relever pour mener à bien la « bataille du développement ». La tonalité d’ensemble est résolument optimiste, destinée à prolonger l’enthousiasme de l’indépendance et à galvaniser les énergies. Sans les occulter totalement, la voix off minimise les difficultés éprouvées et les menaces encourues par la jeune République, préférant valoriser ses « richesses humaines et matérielles »27. Exclusive, omniprésente, elle impose un discours univoque, aux envolées volontiers lyriques, qui vise à susciter à la fois l’empathie et la persuasion. En multipliant les séquences de rassemblements, de défilés et de foules en liesse, le montage incarne l’idée d’un élan collectif et irrésistible. Porté par la musique et par les chants, le film cherche aussi à établir une connivence avec le spectateur à travers des adresses à la caméra, ainsi que des plans de regards complices et de visages souriants. En évoquant la réforme agraire, l’action des comités de gestion, les campagnes de santé et d’alphabétisation ou la « vocation africaine » de l’Algérie, le discours du film affiche une certaine proximité, sinon une conformité, avec la ligne politique et la conception du socialisme défendue par le gouvernement d’Ahmed Ben Bella, après son investiture en septembre 1962. En insistant sur le rôle de la classe ouvrière dans l’Algérie nouvelle, il manifeste d’autres sympathies, comme le note Olivier Bitoun :
« Le film voit ‹ l’avenir du pays dans les faisceaux d’expériences tentées dans toute l’Algérie ›. [Il] se place sous l’étendard d’un socialisme algérien défendant la liberté, l’éducation, le droit des femmes, luttant pour la dignité, contre l’ignorance, les exploiteurs et la misère du peuple. On comprend que cette vision, cette parole, c’est celle des auteurs du film et qu’elle n’est pas forcément partagée par le FLN […] de l’après indépendance qui en 1963 fait interdire le Parti communiste algérien. »28
Le point de vue adopté par Un peuple en marche est à rapprocher de celui d’Algérie année zéro (1964) de Marceline Loridan et Jean-Pierre Sergent. Tourné entre septembre et décembre 1962 par une équipe française, avec l’accord du Fln et l’appui technique de la Radio-Télévision algérienne, ce documentaire offre lui aussi une vision contemporaine de l’Algérie mais invite à davantage de circonspection, en dressant un état des lieux plus nuancé de la situation sociale et économique du pays. « Maintenant que la guerre est finie, il reste la faim, le froid et le souvenir de la terreur passée », fait entendre la voix de Maurice Garrel. Nulle glorification, nul triomphalisme dans ce portrait en noir en blanc, mais un regard « lucide »29, une place donnée à l’individu (vs une dynamique collective), une considération portée à la parole dite (vs l’exclusivité du commentaire) et un appel à la justice et à l’équité (« si la justice est fausse, quelle que soit la grandeur de l’Etat qui la fait, il en devient petit, quelle que soit sa force, il en devient faible, quelle que soit sa renommée, il en devient infâme » – derniers mots du texte déroulant final). Avec Algérie année zéro, Marceline Loridan et Jean-Pierre Sergent ont eu à cœur de livrer un témoignage au présent, bienveillant mais inquiet30. L’expression de leurs sentiments traduit une forme de mélancolie, un écart entre l’idéal de liberté pour lequel les réalisateurs ont combattu (tous deux étaient engagés dans les réseaux d’aide au Fln) et les incertitudes que laisse entrevoir un pays désormais maître de son destin.
Des images passées sous silence
Dans les années 2000, Un peuple en marche fait l’objet de trois éditions vidéo31. En mars 2003, le film sert de complément au Dvd d’Avoir 20 ans dans les Aurès (Doriane Films). En mars 2012, il accompagne un hors-série du journal L’Humanité, « Algérie, 50 ans d’indépendance », avant de figurer dans le coffret « René Vautier en Algérie », édité par Les Mutins de Pangée en novembre 201432. Ces éditions successives n’offrent qu’une image incomplète du montage initial conçu par l’équipe du Centre audiovisuel d’Alger. Dans son livre de souvenirs, René Vautier évoque les mesures arbitraires et les actes de malveillance dont le matériau d’origine a fait l’objet. Son récit permet de reconstituer la vie du film dans les contextes algériens et français des années 1960.
Une confusion subsiste quant à la date de présentation d’Un peuple en marche en Algérie. Certaines sources rapportent que les premières projections auraient eu lieu au début de l’été 1963, « pour marquer le premier anniversaire de l’indépendance »33. Pour René Vautier, le film aurait été diffusé un an plus tard, lors des assises du Front de libération nationale, organisées à Alger du 16 au 21 avril 1964, qui confirment l’engagement du pays dans la voie du socialisme et entérinent la transformation du Fln en un « parti révolutionnaire d’avant-garde ». Un article rétrospectif du quotidien Algérie-Actualité authentifie cette seconde version. Il indique qu’Un peuple en marche a tenu l’affiche, en 1964, du cinéma Djurdjura d’Alger durant une semaine, « quelques temps après son achèvement »34. Si sa diffusion a été ensuite relayée grâce au circuit des « ciné-pops », elle semble avoir été brusquement interrompue par le coup d’Etat du vice-premier ministre Houari Boumediene, le 19 juin 1965. Célébrant l’Algérie nouvelle, et à travers elle la vision d’un socialisme algérien incarné par Ahmed Ben Bella, le discours d’Un peuple en marche entre en décalage avec les orientations idéologiques et les choix politiques que le nouveau régime entend défendre35. Des sources éparses confirment l’interdiction du film et sa mise sous scellés36. Dans ses écrits, René Vautier a raconté par ailleurs comment, en 1966, un haut dignitaire algérien a prélevé plusieurs photogrammes sur l’unique copie 35mm du film pour les céder, moyennant finance, à une revue d’histoire qui souhaitait illustrer l’un de ses numéros37.
En France, l’existence du film passe quasiment inaperçue. Après l’indépendance, et jusqu’à la levée de sa condamnation en 1966 qui marque son retour à Paris et en Bretagne, René Vautier est toujours recherché « pour atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat et pour soutien actif au Fln ». En 1964, le montage original d’Un peuple en marche est envoyé au laboratoire Ltc de Saint-Cloud pour être « gonflé » en 35mm – une opération technique impossible à réaliser en Algérie par manque d’infrastructures. Saisi par la police française, le matériel est « malencontreusement »38 détruit. Cet incident atteste du statut d’indésirable que le film s’est vu attribuer et qui exclut de fait toute possibilité de diffusion sur le sol français. Il témoigne, plus largement, du peu de place accordée à l’Algérie sur les écrans français au lendemain des accords de paix : « après l’indépendance de 1962, note Benjamin Stora, faute de représentations et d’images, l’Algérie (comme pays réel) se volatilise dans la conscience française »39.
La reconnaissance attendue ne vient pas non plus de journaux ni de revues spécialisées – peu s’en font l’écho. Dans les derniers mois du conflit, la presse cinéphile de gauche s’était employée à offrir davantage de visibilité au cinéma dit « marginal », réalisé et projeté de manière clandestine. Production de nationalité algérienne, portée par la ferveur de l’indépendance, Un peuple en marche arrive sans doute trop tard, après la fin de la guerre et le retour du contingent, et son absence ne pèse guère. Citant l’exemple de René Vautier dans son ouvrage Questions au cinéma, le critique Jean-Louis Bory reviendra sur l’attitude ambiguë de la critique française à l’égard d’un certain cinéma engagé :
« Des films existent qui élèvent la voix. Produits en marge du système. […] Mais le système les coince au virage : à la distribution. Il les occulte. Où les voir ? La presse se tait. Et c’est là où la presse de gauche ne fait pas toujours son travail comme elle le devrait. Je plaide coupable. J’ai été coupable de ne pas prévenir en temps voulu, en 1955, que des Français, Jean Lods, Sylvie Blanc et René Vautier, avaient tourné Une nation, l’Algérie ; en 1958, qu’un film Algérie en flammes, était réalisé dans les maquis algériens, diffusé à travers le monde, hors la France, quatre cent soixante copies en quatorze langues, et dont on peut aujourd’hui retrouver des extraits dans dix-huit films de long et court métrage ; en 1961, le film J’ai 8 ans, toujours sur la guerre d’Algérie, et Peuple en marche, en 1963. Ces films ne pouvaient être vus en France, ils existaient cependant. »40
Une « vaste fresque » de l’Algérie en marche
Le silence qui s’est très tôt abattu sur Un peuple en marche est consubstantiel aux contextes algériens et français des années 1960, pris en tenaille entre la fin de la guerre de libération nationale et les enjeux idéologiques de l’indépendance. Cet oubli perdurera dans la décennie suivante. En France, en mars et avril 1973, le film ne fait pas partie de la rétrospective « Panorama du cinéma algérien », organisée conjointement par la Cinémathèque française et la Cinémathèque algérienne au Palais de Chaillot à Paris. Son titre n’apparaît pas non plus dans le catalogue qui accompagne la manifestation. Evoqué à de rares occasions (la sortie en salle d’Avoir 20 ans dans les Aurès en mai 1972, par exemple), il est aussi étonnamment absent des publications emblématiques consacrées au cinéma militant41 et ne semble pas avoir figuré dans le répertoire des films de l’Upcb, l’Unité de production cinéma Bretagne créée au début des années 1970 par René Vautier et Nicole et Félix Le Garrec. Il faut attendre 2012, et le cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, pour qu’il soit cité sous forme d’extraits dans des documentaires de montage diffusés sur les chaînes de télévision française42, ou qu’il soit programmé sur grand écran lors d’hommages ou de festivals43.
Voulu par ses auteurs comme une « vaste fresque »44, Un peuple en marche a acquis au fil des décennies un statut de document qu’il convient aujourd’hui de reconsidérer, autant pour apprécier le projet cinématographique d’ensemble dans lequel il s’insère que pour appréhender une période toujours sensible de l’histoire contemporaine. Ahmed Rachedi en faisait le constat, dès 1971, dans un entretien accordé au journal algérien Liberté :
« Au moment où je le faisais, je voulais faire cette fresque sur l’indépendance mais par la suite – je dis maintenant avec le recul, avec les huit ans qui nous séparent de notre réalisation du film – je dis que c’est plutôt un document, plus un document qu’une fresque. C’est un film qui marque, si vous voulez, l’histoire du cinéma algérien puisqu’il est le premier à avoir été fait pendant l’indépendance. »45