Matthias de Groof

Le Glas, comment sonne-t-il ?

« Ils seront pendus.Nous sommes avec eux.Parce que de même chair, même sang, même sueur, même révolte.Parce que nous fûmes dans le même sac, communauté, œuvre de l’homme blanc, l’homme fusil, l’homme matraque, l’homme ordre, l’homme flic de l’univers.Oh oui, nous les connaissons, nous d’Egypte, de Guinée, de Congo, d’Algérie. De tous les coins du continent d’Afrique, nous les connaissons.A dates diverses, mais à même fusil, à même matraque, à même commandement.Par eux ceux-là sont nos frères qui s’appellent James Dhlamini, Victor Mlambo, Duly Shadreck.Et qui seront pendus.Comme nous, ils ont vécu sous l’Europe, le dos courbé vers la terre qui ne nous appartenait plus. Terre d’Egypte, de Guinée, de Congo, d’Algérie.Ils ont vécu le moment où le dos se redresse, simplement, comme le roseau après le vent.Nous le savons, le même redressement.Ils seront pendus.Ils ont connu l’arrivée des flics, et la recherche des meneurs, et les mains liées au dos.Nous sommes frères de même lien.Entrave, joug, garrot, sur Egypte, Guinée, Congo, Algérie.Et ils seront pendus.Nous connaissons la parodie.Le rite de la mort en justice.Comédie de la bonne conscience.Nous le savons, de même science.Bonté.Bonté lointaine.Race de la souveraine.Et puis ils sont pendus.Riez avant que le rire ne soit nègre et jaune et rouge.Ils sont pendus.Shaka, Shaka !La plainte de Rhodésie, Zimbabwe,Femmes, enfants, exode, fuite.Et les avions viendront.Et les explosions, rythmées, comme nous les avons connues en 100 lieues d’Afrique.Ils comprennent, comme nous avons compris, nous, d’Egypte, de Guinée, de Congo, d’Algérie.La seule grâce qui nous vient est celle du fusil, serré dans la main.Ils sont pendus.Ils sonnent le glas de ceux qui les pendent.Ils sonnent le glas des rires des maîtres.Pour deux milliards d’hommes, ils sonnent la mort des Oncles Tom.Il y aura, Zimbabwe, nous le savons, par notre sang, et par nos larmes.Il y aura, nous le savons, du sang, des larmes.Il y aura, Shaka, Shaka, à Salsbury des révoltés.Bientôt, la liberté. »(René Vautier)

Le 2 septembre 1967, John Martin écrit dans The Observer que l’exécution de trois Africains condamnés à mort par le gouvernement d’Ian Smith a été différée par la Cour suprême rhodésienne jusqu’au 21 septembre1. Duly Shadrach est accusé d’avoir battu à mort un chef africain avec une hache. James Dhlamini et Victor Mlambo ont été condamnés, le 4 décembre 1964, pour un attentat terroriste, commis en juillet 1964, au cocktail Molotov. Dhlamini et Mlambo avaient improvisé un barrage pour attirer dans une embuscade tout blanc qui viendrait à passer par là. Oberholzer fut ce blanc : poignardé à seize reprises, il trouva la mort. Sa femme et sa fille de trois ans furent grièvement blessées. Le Glas, film de René Vautier étrangement daté de 19642, est consacré à ces personnes, ainsi qu’à une centaine d’autres prisonniers et condamnés à mort, la plupart pour crimes politiques. Le jugement du 21 septembre scelle non seulement le sort de ces condamnés, mais aussi la validité de la nouvelle constitution que les colons rhodésiens ont unilatéralement proclamée en rébellion contre le royaume d’Angleterre, décision qui est alors encore débattue face à la Cour d’appel. Le 21 septembre, Monsieur Clifford Dupont, l’officier administrateur du gouvernement, refuse de signer l’autorisation de l’exécution. Ainsi, les pendaisons sont différées une nouvelle fois jusqu’au 4 mars 1968, sans possibilité de recours (auprès du Conseil privé).

Par la suite, afin de contrecarrer l’indépendance de la Rhodésie revendiquée par Smith, le gouvernement anglais soutient que ces pendaisons constitueraient un « meurtre » ; et le 2 mars, la reine d’Angleterre – dont l’autorité sur le Commonwealth est reconnue par le gouvernement de Smith – mobilise son droit de grâce pour empêcher la pendaison. Le gouvernement du Royaume-Uni lui a en fait vivement conseillé d’user de sa prérogative de grâce. Si elle se soumet à l’autorité de la reine qui agit sur demande expresse de Londres, la Rhodésie ne peut pas être considérée comme un Etat souverain. Pour marquer son indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni, le gouvernement de Smith contraint les juges à jurer fidélité à la nouvelle constitution. Dès lors, les juges qui n’ont pas démissionné s’opposent à la prérogative royale de commuer la peine des condamnés. Le 4 mars, quatre autres personnes sont condamnées à mort pour avoir pénétré dans le pays en possession d’armes de guerre, tandis que neufs autres sont accusées de terrorisme.

Suite au rejet de la demande de grâce par Ian Smith, René Vautier décide de tourner un reportage à Salisbury3 afin de mobiliser l’opinion publique contre la pendaison de ces trois Africains – ou, selon ses propres termes, « pour tourner un truc sur trois gars qui étaient en détention et pour lesquels la reine d’Angleterre avait demandé qu’ils ne soient pas exécutés »4. Dans un interview avec Oliver Barlet paru dans Africultures5, René Vautier rapporte que la police l’arrête immédiatement lorsqu’il arrive à l’aéroport de Salisbury, celle-ci étant en possession de rapports à son encontre livrés par la police française. « L’internationalisme colonialiste », dit-il en introduction du film, « continue à se serrer les coudes »6. Après sept heures passées sur le territoire rhodésien, Vautier est expulsé vers Alger avec deux autres personnes, dont un peintre noir sud-africain de nationalité anglaise.

Les trois Africains seront finalement pendus le 6 mars (les exécutants se rendant ainsi coupables d’assassinat devant la loi britannique). Une interdiction de visite est imposée aux parents des condamnés le jour de l’exécution. A 9h33, un geôlier fixe à la porte une pancarte notifiant sur un bout de papier non signé : « Par la présente on atteste que les sentences de mort prononcées contre Duly Shadrach, [James Dhlamini et Victor Mlambo] par la Haute Cour siégeant à Bulawayo ont été effectuées à la prison de Salisbury, ce 6 mars 1968 »7. Dans le Guardian du 7 mars, John Worrall écrit à ce propos :

« On s’est rapidement arrachés dans les rues de Salisbury l’édition spéciale lourdement censurée de la Rhodesia Herald qui annonçait les exécutions. Le journal a paru avec pas moins de neuf espaces vides sur sa seule une. Un titre secondaire précisant : ‹ Les femmes pleuraient aux portes de la prison ›, a été censuré. »8

L’interdiction d’entrée sur le territoire de la Rhodésie est encore plus radicale que le décret Laval9 auquel Vautier s’est heurté pendant le tournage d’Afrique 50 ; mais malgré cette expulsion, il décide de poursuivre son film. Non plus avec la participation des trois condamnés – puisque le glas a sonné pour eux – mais en se tenant à distance de ce qu’il voulait filmer, en pensant à la centaine d’autres inculpés détenus dans des cellules. C’est cette absence de prise sur le réel, cette inaccessibilité, et cette nécessité de recourir à des « images de substitution » qui vont faire du Glas un film atypique dans l’œuvre de Vautier, qui se caractérise le plus souvent par une approche directe, participative et une esthétique « réaliste », constituée d’images « arrachées au réel » comme le dit Nicole Brenez10. On pourrait se demander si Le Glas ne s’inscrit pas en dehors de la pratique du « cinéma d’intervention sociale »11 : d’une part, la réalité sociale reflétée par le film n’est plus intégrée au réel ; d’autre part, le film ne peut pas exercer d’influence sur l’évolution de la situation. Le constat sans appel : « ils seront pendus », tout comme le ton fataliste que l’on ressent au début du poème et, déjà, le titre même du film : « Le Glas », vont également dans cette direction.

En l’absence d’images

Mais quels sont donc ces éléments de substitution ? Un poème, des tableaux, une bande sonore, des masques et des statuettes… A partir de quelques bobines de pellicule 16mm, une collaboration se noue avec un peintre sud-africain12 et le cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty qui a réalisé Badou Boy (1970) trois ans plut tôt, film auquel Vautier a participé en prêtant sa voix sur une musique rock. Mambéty désirait apprendre de Vautier, et Vautier aimait la voix de Mambéty13. La bande sonore musicale, que lui ont donnée des membres des Black Panthers expulsés des Etats-Unis et en exil en Algérie14, avait à l’origine une fonction de musique d’enterrement : elle accompagnait un noir américain assassiné lors de la lutte pour les droits civiques, acquis en avril 196815.

« Film funèbre », Le Glas est un poème audiovisuel de cinq minutes, composé de tableaux filmés aux couleurs vives, le noir contrastant significativement avec le rouge, pour représenter la lutte anticoloniale et la pendaison ; diverses trouvailles et astuces caustiques, telles qu’une bulle comportant un reproche « banal » adressé à Smith (« Ian Smith is not a gentleman ») accolée à la photo de la reine, sont entrecoupées d’images de statuettes et de masques en ivoire, en cuivre ou en bois. Le film est réalisé sous le pseudonyme de Férid Dendeni, qui signifie « L’homme de Deden », prison tunisienne où Vautier a été séquestré de 1958 à 1960. Cette rencontre surprenante entre d’une part un poème écrit par un Français sous un pseudonyme algérien et lu par un Sénégalais (conférant une portée panafricaine aux propos tenus), d’autre part des images de peintures anglaises et sud-africaines exprimant des aspirations africaines à l’indépendance et filmées par l’opérateur algérien Ali Marock et, enfin, l’accompagnement d’une lente marche musicale noire-américaine, permet à Nicole Brenez d’envisager Le Glas comme un exemple d’internationalisme visuel16.

Sur internet et ailleurs, il est invariablement précisé que le film a pour but de dénoncer la pendaison de Mlambo, Shadrach et Dhlamini. Et en effet, Vautier lui-même introduit le film en déclarant : « Ian Smith, chef du gouvernement blanc de Rhodésie, a fait condamner à mort trois noirs, coupables de rébellion ». Mais qui sont Mlambo, Shadrach et Dhlamini ? Les trois condamnés étaient des pions sur un échiquier politico-juridique, manipulés par les gouvernements anglais et rhodésien dans leur tentative de saper l’autorité de l’autre. De plus – ce à quoi contribue Le Glas –, ils sont devenus malgré eux les symboles et les martyrs d’une lutte anticoloniale. Pourtant – ce que ne précisent ni The Guardian, ni Le Monde, ni The Observer –, Dhlamini et Mlambo opéraient au sein du « gang crocodile », un commando – peu préparé et mal géré – qui a été fondé par William Ndangana sous le drapeau du ZANU (Zimbabwe African National Union), un parti nationaliste africain du Zimbabwe ; et qui se reformera plus tard sous la bannière du ZAMLA (Zimbabwe African National Liberation Army). Les « crocodiles » avaient l’habitude de laisser des notes après leurs actions : « Confrontation avec Smith. Le gang Crocodile tuera bientôt tous les blancs. Méfiez-vous ! », ou encore : « Le groupe Crocodile en action. Nous tuerons tous les blancs s’ils ne veulent pas nous restituer notre pays. Confrontation ! »17 L’assassinat de Oberholzer n’était pas soutenu par la population locale. Ce n’est qu’après l’exécution des meurtriers que leur action a été considérée à la lumière de l’anticolonialisme. Duly Shadreck, quant à lui, était un braconnier et traficant d’ivoire qui ne faisait pas partie du ZANU. Pendant son procès, le ZANU ne l’a d’ailleurs pas défendu.

La poésie et les masques : intensification et nouvelles représentations du réel

Les éléments centraux du film et son contexte historique étant à présent identifiés, nous pouvons répondre à la question que nous avions initialement posée : comment Le Glas s’inscrit-il dans l’œuvre de Vautier ? Je défends la thèse suivante : Vautier, en dépit de l’inaccessibilité du sujet filmique, arrive malgré tout – par le biais d’une esthétique visuelle, sonore et discursive – à combler ces « absences d’images » ; de plus, il parvient – par le biais de cette inaccessibilité même – à transgresser ses propres conventions de langage cinématographique. Je retiendrai ici deux éléments : « le poème » et « les masques ».

Par le choix des mots qui constituent le poème, comme par exemple : « nous sommes avec eux », Vautier franchit la barrière que lui a imposée le gouvernement rhodésien, et affirme avec force sa position parmi les révolutionnaires, ce qui est cohérent avec sa praxis de cinéaste depuis son premier film d’étudiant à l’IDHEC, où il place sa caméra du côté des manifestants et non de celui du maintien de l’ordre : un point de vue qu’il maintiendra tout au long de son travail. Le « nous » avec qui Vautier s’identifie sont les « damnés de la terre » qui ont tous subis la même expérience coloniale et qui, à travers cette expérience et non par le biais de facteurs essentialistes comme la « race » ou l’« ethnie », participent à une lutte commune. Le Glas expose cette expérience coloniale du commandement, de la violence légale et de la désappropriation des terres, et offre en partage la solidarité qui est née de cette expérience. Vautier reconnaît dans la situation rhodésienne les schémas récurrents de la domination, et le film en appelle à une prise de conscience. La grâce de la souveraine est présentée comme une farce, comme une « comédie de la bonne conscience », puisque « la seule grâce qui nous vient est celle du fusil, serré dans la main ». Shadrach, Dhlamini et Mlambo opèrent dans le film uniquement en leur qualité symbolique, représentant des centaines d’autres condamnés qui, comme dit le poème au futur antérieur de l’indicatif : « seront pendus », jusqu’au moment de leur sacrifice (« ils sont pendus ») qui annonce un changement des rapports de force. En effet, comme le montre le cinéaste zimbabwéen Michal Raeburn (auteur de Triomf, Afrique du Sud, 2008) dans son livre Black Fire (1978)18, cette attaque contre Oberholzer inaugure le « Chimurenga », la guérilla de résistance et de libération contre l’apartheid rhodésien, qui rendait le régime de plus en plus nerveux. Ce dernier a dès lors réprimé impitoyablement toutes les organisations militantes (comme le ZANU) et les sympathisants nationalistes africains. Des centaines de personnes ont été arrêtées. Pendre Duly Shadrach, James Dhlamini et Victor Mlambo faisait comprendre aux adversaires africains et au gouvernement britannique que la lutte serait impitoyable. Le Glas ne s’en tient donc pas à une prise de conscience et à un partage de l’expérience coloniale, mais appelle encore – dans un nouveau chapitre – au « redressement », à la nouvelle étape de la lutte pour l’indépendance. Ce redressement signifie que le colonialisme ne constitue qu’une parenthèse, tel un vent qui passe ; mais les organisations militantes devront faire face aux forces antirévolutionnaires et à la prison. Ensuite, interviennent les sacrifices (« ils sont pendus », au passé composé de l’indicatif) qui font entrer le colonialisme en crise. La mort des martyrs annonce la victoire, et sonne donc le glas de cette situation d’inégalité. C’est la mort qui annonce la fin du colonialisme. C’est la mort qui annonce la liberté. Le poème audiovisuel n’est pas fataliste, mais au contraire utopique : il prévoit toutes les étapes de la lutte pour l’indépendance. Ici, le cinéaste ne reflète pas la réalité, mais la devance et la prévoit19. Le « réalisme » dans Le Glas ne repose pas sur des images qui tirent leur force argumentative ou descriptive de leur correspondance avec le pro-filmique ; c’est un réalisme qui – par le biais de la poésie – tranche dans le monde. Avec Joris Ivens, probablement la référence majeure de Vautier vis-à-vis du cinéma, on pourrait dire que la poésie que Vautier s’approprie lui permet de réaliser non pas un reportage d’actualité, mais « une œuvre d’art qui pénètre dans la vraie réalité, qui entre et découvre les relations entre les événements »20. L’usage que Vautier fait de la poésie ne déréalise pas, contrairement à ce qu’affirme Nicole Brenez, mais intensifie le rapport au réel par le biais de nouvelles représentations21. En effet, pour Vautier, au départ, la résistance était un acheminement poétique22.

C’est précisément dans le contexte de la résistance, de retour des derniers combats dans la presqu’île de Crozon pendant la Seconde Guerre mondiale, que ses camarades lui ont confié la tâche de « montrer de vraies images, plutôt que de colporter de fausses histoires »23 ; de tourner des images de la réalité afin de dénoncer les injustices ; des images qui participent au combat justement parce qu’elles provoquent, parce qu’elles dérangent et qu’elles sont non conformes à la vérité officielle, bref, parce qu’elles donnent une « perspective d’en bas » (a perspective from below), selon la définition du postcolonialisme par Robert Young24. Comment des images de masques peuvent-elles donc accomplir cette tâche et participer à la lutte, d’autant plus qu’on les associe sinon à une négritude démodée ou à leur esthétisation exotique par le surréalisme, du moins aux musées coloniaux ? Le Glas parvient à attribuer une signification aux masques qui est en tout point surprenante. Tout d’abord, il y a l’analogie avec les pendus. Les masques, eux aussi, ont été « pendus », « décapités » pour servir à la fois la propagande coloniale dans les métropoles et la politique d’aliénation culturelle dans les colonies. Ensuite, la dimension politique panafricaine que l’on retrouve dans le poème est incorporée par les masques : « parce que de même chair, même sang, même sueur, même révolte ». Ici, les masques acquièrent une nouvelle fonction : ni la modalité cultuelle ni celle d’exposition, pour reprendre le distinguo de Walter Benjamin25 – mais celle que le film fait sien, c’est-à-dire la fonction de la lutte. Comme dans Les Statues meurent aussi (Chris Marker et Alain Resnais, France, 1953), c’est leur silence – humble et muet – qui parle : le silence comme refus de se laisser approprier par le discours hégémonique qu’on trouvait à son comble d’intensité dans les musées ethnographiques. Le Glas inaugure un univers auxquels les masques sont rarement associés, pas même dans Les Statues meurent aussi, un film qui a été la cible de la censure et à propos duquel René Vautier a interviewé ses auteurs, Chris Marker et Alain Resnais26. Tandis que dans ce dernier film les statues expriment une conception de l’art-dans-le-monde et peuvent se métamorphoser en d’autres formes d’art qui acquièrent à leur tour une fonction politique (et universalisante), les masques dans Le Glas expriment soit l’iconographie coloniale pour l’exorciser, soit la dignité humaine qui se redresse pour hanter la domination blanche : qui sonne le glas sur cette époque. Ces images du masque se rapprochent peut-être plus de l’utilisation qu’en fait Sembene Ousmane dans La Noire de… (Sénégal/France, 1964). Dans ce film, un masque hante physiquement le (néo)colon qui est responsable de la mort de Diouana. Le masque, qui devient un symbole de l’Africanité de Diouana, est investi d’une connotation de protestation politique et de résistance culturelle27.

De retour en France, Le Glas est rejeté par la commission de censure française pour atteinte à la dignité d’un chef d’Etat étranger et n’obtient pas de visa du Centre National du Cinéma (CNC). En même temps, une version anglaise (The Bell Rang for the Dead) est envoyée au Royaume Uni. D’après la légende, nous raconte René Vautier, « la reine demande à voir le film et on dit qu’elle a pleuré »28. Du coup, Vautier trouve les responsables de la censure et leur dit que le film est visionné à la cour royale et qu’il sera à nouveau obligé de faire la grève de la faim si le film n’est pas montré en France. Vautier sort de la réunion avec le visa pour le film qui sera primé par la suite. Les recettes dépasseront le triple du coût de production. Avec cet argent, Vautier fait tirer des copies du film qu’il envoie au ZAPU (Revolutionary African Party for Unity), le parti avec lequel Vautier a réalisé le film29 et qui avait lutté pour l’indépendance. Le jour de l’indépendance, en 1981, le ZANU (en collaboration avec le ZAPU) diffuse le film sans la moindre modification à la télévision de la Rhodésie, qui est alors rebaptisée le Zimbabwe.

Pour un cinéma de « participation »

Nous pouvons affirmer que René Vautier pratique un cinéma de « participation ». Dès son premier film sur les manifestations antiracistes à la Sorbonne, sa méthode consiste à participer auprès de ceux dont il veut relayer la voix. Lorsqu’il manifeste avec les étudiants, la police casse sa caméra ; lorsqu’il tourne parmi les maquisard algériens, les soldats français mitraillent sa caméra, en conséquence de quoi Vautier se retrouve avec un morceau de caméra logé dans sa tête. Cette forme de cinéma militant – qui implique parfois la nécessité de s’engager dans la lutte violente muni d’une caméra – est bien plus extrême que la « caméra participative » qu’on attribue la plupart du temps à Jean Rouch30 – qui n’a jamais été confronté au décret Laval31, et qui n’est pas devenu, pour utiliser une fois encore les mots de Joris Ivens, « un combattant qui participe et qui lutte avec la population contre l’agresseur »32. Bien évidemment, la méthode de participation de Rouch et celle de Vautier sont très différentes et ne servent pas les mêmes buts. Néanmoins, si Rouch est un bâtisseur de ponts33, Vautier est celui qui construit ses fondements. C’est la participation – qui prend la forme de l’engagement et de l’urgence – qui en constitue l’armature. Dans Le Glas, l’impossibilité d’exercer cette praxis a conduit à des formes compensatrices et à une unicité esthétique, c’est-à-dire à une participation qui ne s’articule plus au niveau de la méthode de tournage, mais qui s’exprime à travers le souhait que le film participe à un partage, une prise de conscience, une lutte et un espoir : la fin du colonialisme et l’avènement de l’indépendance que le film nous propose poétiquement. Ainsi, Vautier aide le Chimurenga à sonner le glas de l’oppression et à renverser, avec une rare économie d’images et de mots, les rapports de force entre colonisateur et colonisé.

1 John Martin, « Execution of 3 Africans put off », The Observer (1901-2003), 3 septembre 1967, p. 2. Rappelons que la Rhodésie est renommée le Zimbabwe en 1980, suite à l’indépendance.

2 René Vautier date Le Glas de 1964 dans sa présentation du film sur le DVD René Vautier en Algérie. 15 films de René Vautier. 1954/1988, Les Mutins de Pangée, 2014.

3 Salisbury, aujourd’hui Harare, est la capitale du Zimbabwe.

4 René Vautier, in www.dailymotion.com/video/xahanf_rene-vautier-le-cinema-de-haute-lut_shortfilms. René Vautier répond aux questions de Claude Arnal après la projection du Glas, en septembre 2009, à l’INHA, à Paris, dans le cadre de la journée d’études « René Vautier, le cinéma de haute lutte », organisée par Nicole Brenez.

5 « René Vautier : ‹ Il faut vivre avant de raconter › », entretien avec Olivier Barlet, Africultures, 1er octobre 1998 (www.africultures.com/php/ ?nav =article&no =501).

6 Voir l’introduction au Glas sur le DVD René Vautier en Algérie, op. cit.

7 « This is to certify that the sentence of death passed on Duly Shadreck [and James Dhlamini and Victor Mlambo] by the High Court sitting in Bulaway was carried out at Salisbury Prison this 6th day of March, 1968. »

8 « The heavily censored special edition of the Rhodesia Herald announcing the executions was quickly snapped up in the Salisbury streets. The paper appeared with nine blank spaces on the front page alone. A secondary headline, ‹ Women weeping at the prison gates ›, was censored. » (John Worrall, The Guardian (1959-2003), 7 mars 1968, p. 1).

9 Le décret Pierre Laval, établi en 1934, stipule : « Toute prise de vue dans une colonie d’Afrique Occidentale française doit être soumise à l’autorisation du lieutenant-gouverneur de la colonie concernée. »

10 Nicole Brenez, entretien sur le DVD Afrique 50, Les Mutins de Pangée, 2013.

11 Dans ses mémoires, Vautier soutient qu’il a suscité cette nouvelle utilisation du cinéma qu’il définit comme « un cinéma qui, reflétant une réalité sociale est suffisamment intégré dans cette réalité pour influer sur son évolution » (René Vautier, Caméra citoyenne : Mémoires, Rennes, Apogée, 1998, p. 51).

12 Le peintre sud-africain mentionné par Vautier n’est pas crédité dans le film. Il pourrait s’agir de Gerard Sekoto, qui vit en France depuis 1947 ; cependant, Sekoto ne s’est jamais rendu au Zimbabwe, ni à Alger. Et le style des peintures filmées dans Le Glas renvoie plutôt aux toiles du début des années 1950 de Sekoto. Voir la correspondance électronique encore en cours de l’auteur avec Barbara Lindop, biographe de Sekoto et responsable de la Fondation Gerard Sekoto.

13 « René Vautier : ‹ Il faut vivre avant de raconter › », entretien avec Olivier Barlet, op. cit.

14 Voir les films de William Klein, Festival panafricain d’Alger (1969) et Eldridge Cleaver (1970).

15 http ://en.wikipedia.org/wiki/Civil_Rights_Act_of_1968.

16 Nicole Brenez, « Political Cinema Today – The New Exigencies: For a Republic of Images », Screening the Past, septembre 2013 (www.screeningthepast.com/2013/09/political-cinema-today-%E2%80%93-the-new-exigencies-for-a-republic-of-images/).

17 « Confrontation Smith. Crocodile Gang will soon kill all whites. Beware ! » ; « Crocodile Group in action. We shall kill all whites if they don’t want to give back our country. Confrontation! » Voir Baxter Tavuyanago, « The ‹ Crocodile Gang › Operation: A Critical Reflection on the Genesis of the Second Chimurenga in Zimbabwe », Global Journal of Human Social Science, vol. XXIII, no 4, 2013; Terence Ranger, « Violence Variously Remembered: The Killing of Pieter Oberholzer in July 1964 », ­African ­Studies Association, vol. 24, janvier 1997; J.R.T. Wood, A Matter of Weeks rather than Months. The Impasse between Harold Wilson and Ian Smith : Sanctions, Aborted Settlements and War : 1965-1969, Bloomington, Trafford Publishing, 2012; J.R.T. Wood, So Far and No Further ! : Rhodesia’s Bid For Independence During the Retreat From Empire 1959-1965, Bloomington, Trafford Publishing, 2012.

18 Michael Raeburn, Anthony R. Wilkinson, Black Fire : Accounf of the Guerrilla War in Rhodesia, Londres, Julian Friedmann Publishers, 1978.

19 Voir l’épilogue au film Le Glas dans le DVD René Vautier en Algérie, op. cit.

20 Joris Ivens, « Hommage à René Vautier », www.franceculture.fr/player/reecouter ?play =4384465 (www.franceculture.fr/emission-hors-champs-rene-vautier-2012-03-16).

21 Nicole Brenez soutient que la poésie que René Vautier s’approprie dans ses films ne s’oppose pas au réel ou à une forme de réalisme, mais permet justement d’accéder à un état plus intense du monde. Voir son entretien intégré dans le DVD Afrique 50, Les Mutins de Pangée, 2013.

22 Voir le film de René Vautier, Et le mot frère et le mot camarade (1995) ; René Vautier, Caméra citoyenne : Mémoires, op. cit., p. 8 ; hommage à René Vautier, www.franceculture.fr/player/reecouter ?play =4384465 (www.franceculture.fr/emission-hors-champs-rene-vautier-2012-03-16).

23 René Vautier. Caméra citoyenne : Mémoires, op. cit, p. 8. Voir aussi Emile Breton, « René Vautier, l’homme à la caméra rouge, tire sa casquette », L’Humanité, 6 janvier 2015, sur www.frantzfanoninternational.org/spip.php ?article386.

24 Robert Young, Postcolonialism. A Very Short Introduction, Oxford / New York, Oxford University Press, 2003.

25 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Payot, 2013 (cet essai connaît trois versions différentes entre 1935 et 1938).

26 René Vautier, Nicole Le Garrec, « Les Statues meurent aussi et les ciseaux d’Anastasie », Téléciné, vol. 175, no 560, 1972, pp. 32-36.

27 Voir René Prédal, « La Noire de... : premier long métrage africain », Cinémaction, no 34, 1985, p. 39, cité par Olivier Barlet, African Cinemas : Decolonizing the Gaze, Londres / New York, Zed Books, 2000, p. 156.

28 Conférence de René Vautier, « Le cinéma de haute lutte », www.dailymotion.com/video/xahanf_rene-vautier-le-cinema-de-haute-lut_shortfilms.

29 La nature de la collaboration avec le ZAPU n’est pas claire. S’agit-il d’un film de commande ou d’un film indépendant ? Est-ce un film militant, qui s’inscrit dans un cadre pratique bien défini ; ou au contraire un film engagé, qui est au service d’une cause sans s’inscrire dans un cadre institutionnel ou une plate­forme politique préexistante ? (Sur la distinction entre cinéma militant et cinéma engagé, voir l’intervention de Nicole Brenez, « Edouard De Laurot : l’engagement comme prolepse », dans le cadre de la journée d’études Les voies de la révolte : cinéma, images et révolutions dans les années 1960-1970, Musée du Quai Branly, Paris, le 17 juin 2011 ; https://archive.org/details/TheMilitantImage.ACine-geography.N.brenez.EdouardDeLaurot.) A plusieurs reprises, diverses sources affirment que le film a été réalisé « pour » ou « avec » le ZAPU. (Voir: « The film was made with the ZAPU (Revolutionary African Party for Unity) », www.africultures.com/php/index.php?nav=film&no=4709; « The film was made for the Zimbabwe African Party for Unity », www.iniva.org/events/2011/militant_image_ren_eacute_vautier, www.littlewhitelies.co.uk/features/articles/wide-angle-rene-vautier-18392; « Film réalisé avec le ZAPU (Zimbabwe African Party for Unity) », http://archivescinereel.bpi.fr/index.php?urlaction=doc&id_doc=3715; « The film was made with the ZAPU », www.spla.pro/en/file.film.bell-rang-for-the-dead-the.4709.html.) Dans le cadre d’une conversation informelle, Olivier Hadouchi m’a affirmé que Le Glas a été produit pour le ZAPU par l’Algérie, qui accueillait par ailleurs les mouvements de libération d’Afrique à cette époque.

30 Voir Jean Rouch, « La caméra et les hommes », dans Claudine de France (éd.), Pour une anthropologie visuelle, Paris / La Haye, Mouton, 1978, pp. 53-72.

31 Voir René Vautier, Caméra citoyenne : Mémoires, op. cit., p. 29.

32 Joris Ivens, op. cit.

33 Voir Joram ten Brink, Building Bridges, the Cinema of Jean Rouch, ­Londres / New York, Wallflower Press, 2007. Voir aussi Matthias De Groof, « Rouch’s Reflexive Turn, Indigenous Film as the Outcome of Reflexivity in Ethnographic Film », Visual Anthropology, no 26, 2013, pp. 1–23.