Achilleas Papakonstantis

Homo Faber, homo spectans et homo narrans : l’adaptation cinématographique selon Richard Dindo

Lors de sa présentation en première mondiale dans la sélection Fuori Concorso à Locarno en août 2014 et sa sortie en salles en Suisse romande au début de l’année 2015, le dernier long métrage de Richard Dindo n’a occupé qu’une place marginale dans le paysage médiatique. Cependant, et malgré son caractère clairsemé, la réception critique n’a pas tari d’éloges à son égard1. Basé sur le célèbre roman homonyme de Max Frisch2, Homo Faber (Trois Femmes) s’impose par l’originalité de sa forme et la radicalité de son organisation discursive, à savoir des éléments qui le distinguent nettement de la première adaptation cinématographique du livre, réalisé par Volker Schlöndorff en 19913. Bien que le film mériterait d’être analysé dans ses multiples facettes, le présent article se concentre sur les choix audacieux de Dindo, tant sur le plan de la bande image que sur celui de la bande son, permettant de porter un regard nouveau sur la problématique de la transsémiotisation et, plus précisément, du passage du langage scriptural à un signifiant audiovisuel. Il s’agira donc ici de s’interroger sur le statut particulier du film dans ce processus, même si la posture énonciative singulière de Homo Faber (Trois femmes), oscillant entre écriture fictionnelle et approche documentarisante, gagnerait à être replacée au sein de la filmographie du cinéaste suisse.

Entre littérature et cinéma, entre images et paroles

L’ensemble de l’œuvre de Richard Dindo témoigne d’une fascination pour la création artistique et sa transposition intermédiale. Plus particulièrement, sa filmographie4 répond à un mouvement d’aller-retour entre cinéma et littérature, et ce de manière tout à fait consciente. Selon les mots du réalisateur lui-même, « en réalité, je suis un cinéaste du livre, je suis un lecteur et un traducteur »5. La « traduction » doit être entendue ici comme un processus de transfert sémiotique d’un texte littéraire en un texte filmique ; cette pratique, communément appelée « adaptation », ainsi que son traitement théorique, sont le plus souvent focalisés sur la recherche d’« équivalences » entre les deux médias. C’est à partir de cette réflexion, certes peu originale, que nous analyserons Homo Faber (Trois Femmes), afin d’examiner les solutions singulières que Dindo a envisagées pour donner vie à l’univers littéraire de Frisch.

Précisons d’emblée que c’est la deuxième fois que le cinéaste s’attaque à l’œuvre du célèbre écrivain suisse, trente-quatre ans après Max Frisch, Journal I-III (CH/All./Aut., 1981). Toutefois, à la différence de ce film qui se présentait de manière frontale comme un documentaire biographique, le statut de Homo Faber (Trois Femmes) est ouvertement plus ambigu. Le roman qui sert de matériel de base se présente comme une œuvre fictionnelle aux allures autobiographiques, écrite à la première personne et adoptant une structure proche de celle du journal intime. Porter à l’écran un récit littéraire attribué à une instance subjective marquée, elle-même associée à l’acte d’écriture, relève de la gageure – non seulement à cause du penchant du cinéma pour l’action spectaculaire, peu propice à la représentation du processus d’écriture, mais également parce que, comme le souligne Valentine Robert, « [a]dapter un texte littéraire écrit au ‹ je › a toujours constitué une sorte de défi pour les cinéastes, étant donné leur dispositif de captation mécanique qui induit un type d’énonciation que Christian Metz a appelé ‹ impersonnelle › »6. Parfaitement conscient des particularités de ce passage intersémiotique, Dindo décide d’exhiber les modalités d’expression de son adaptation filmique par l’emploi combiné, systématique et exclusif, de l’ocularisation interne primaire7 et de la voix over.

Ainsi, le personnage principal, Walter Faber, n’apparaît jamais à l’écran. Dans la visualisation des interactions du héros avec les trois femmes qui ont marqué sa vie – Hanna, Ivy et Sabeth –, le film affirme la subjectivité de l’image à travers une abondance de déictiques8, dont le regard à la caméra est l’exemple le plus récurrent. Pourtant, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, on n’assiste pas à des plans subjectifs à strictement parler, soit à des plans vus par les yeux du héros. Faber est un voyageur qui parcourt le monde la caméra en bandoulière, en filmant ses aventures et ses rencontres. En effet, le film est composé d’images supposément enregistrées par l’objectif de l’appareil de prise de vue de Faber, auquel l’œil du spectateur est invité à s’identifier. Dindo a choisi de capitaliser sur cette caractéristique du personnage de Frisch dont le rôle d’« écrivain » est par conséquent supplanté par celui de « filmeur ». Même si le film débute sur l’image d’une machine à écrire, l’acte d’écriture est par la suite complètement évincé et la posture réflexive du film se dirige vers le médium cinématographique lui-même9. De cette manière, les plans du film renvoient à la fois à une instance diégétique (Faber en tant qu’opérateur des prises de vue) et au dispositif d’énonciation du film lui-même (et in extenso à Dindo, dans son double rôle de réalisateur et d’opérateur).

En s’appuyant sur un élément autobiographique du roman de Frisch – l’écrivain étant, comme Walter Faber, un fervent amateur de caméras 8mm –, Dindo emploie l’acte du filmage à la « première personne » comme l’équivalent du « je » romanesque. A cet égard, nous pourrions soutenir que l’anglicisme POV shot (point-of-view shot) est plus adéquat que l’expression francophone « plan subjectif » pour décrire le dispositif mis en place par Dindo. Tandis que la deuxième suggère une identification de la caméra aux yeux du personnage – renvoyant ainsi à une équivalence entre la réalité extra-filmique du tournage et l’univers diégétique –, le POV shot met davantage l’accent sur la place octroyée au spectateur comme sujet du regard et, par conséquent, sur le moment du visionnement du film. Cependant, l’objet de son regard, à savoir les images de Homo Faber (Trois Femmes), ne correspond pas moins à la perception visuelle d’un autre (en l’occurrence de Walter Faber) qui a déjà eu lieu avant. De surcroît, cette activité perceptive s’effectue (ou mieux encore s’est effectuée) par une médiation technologique (la caméra), exhibée tant sur le plan visuel (les mouvements saccadés de l’appareil ou l’ombre du filmeur)10 que sur celui du référent à travers le texte over du film (par exemple, Faber parle de l’« expression [de Sabeth] quand elle a aperçu que je filme au lieu de regarder »)11.

L’emploi de ce type de plans détermine de manière significative le contrat de lecture instauré entre le film et son spectateur. Avant de mettre à l’écart les interprétations psychologiques, voire psychologisantes, de ce contrat, nous aimerions rappeler d’une part la typologie établie par Metz, sous l’influence explicite de Lacan, distinguant l’identification « primaire » à la caméra de l’identification « secondaire » au personnage12, d’autre part les reproches adressés à Lady in the Lake (La Dame du lac, Robert Montgomery, E.-U., 1947)13, selon lesquels l’usage constant de la caméra subjective empêche l’identification du spectateur au personnage puisqu’il exclut de l’écran l’acteur et son jeu. Cependant, relevons d’emblée qu’à la différence de Walter Faber, le personnage principal du film de Montgomery, le détective privé Philip Marlowe, n’est pas censé filmer les images que le spectateur regarde14 ; mis à part d’autres raisons, liées à l’intrigue du film, cette différenciation relève également du contexte historique, technique et socioculturel des années 1940, à savoir une époque où les appareils de prise de vue destinés aux amateurs étaient beaucoup moins répandus qu’aujourd’hui15.

Forts de ce constat, nous aimerions maintenant concentrer notre analyse du niveau visuel de Homo Faber (Trois Femmes) sur les effets entraînés par la réflexivité propre au processus du filmage. Comme tout un courant de films d’horreur l’a démontré ces dernières années, et notamment depuis le succès impressionnant de The Blair Witch Project (Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999)16, le POV shot renvoie, parmi d’autres, aux documents vidéo amateurs et à l’esthétique home made. Ainsi, le film de Dindo instaure une complicité entre son héros et le spectateur grâce à la superposition des identifications « primaire » et « secondaire », en phase avec une problématique sur les usages contemporains des technologies de prise de vues. A l’instar de Walter Faber, la vaste majorité de spectateurs du xxie siècle ont l’habitude d’enregistrer des images animées dans leur environnement proche. Relevant forcément de l’ordre de l’intime, cette esthétique home made ne peut que renforcer l’impact affectif des déboires sentimentaux du héros sur le spectateur ; de la sorte, l’esthétique du film ainsi que sa réception sont soumises au dispositif de tournage employé par Dindo.

A l’intérieur de l’univers diégétique, la transposition de l’acte de l’écriture à l’acte du filmage se présente comme une modalité productive de l’adaptation audiovisuelle d’un roman caractérisé par sa focalisation interne. Néanmoins, le cas de Homo Faber (Trois Femmes) s’avère encore plus complexe. En effet, il arrive souvent que la caméra se libère des contraintes diégétiques : en dehors de l’intervention récurrente des images fixes et de leur statut ambigu17 (concrétisation instantanée du flux de mémoire de Faber ou affirmation du contrôle de l’énonciateur sur le déroulement temporel du récit visuel), l’exemple le plus saillant apparaît lorsque le héros embrasse Sabeth et que l’appareil de prise de vue, assimilé momentanément à la tête de Faber, se penche afin de toucher les lèvres de la jeune fille18. Par conséquent, même si la caméra du film se confond de manière systématique avec la caméra dans le film, l’une ne se substitue pas totalement à l’autre.

En outre, la condensation ou la réduction de l’origine du regard à un point unique n’évite pas complètement sa déréalisation. En dépit de la familiarisation du public contemporain avec l’acte du filmage, son identification au personnage aurait été tout de même problématique si Dindo s’en était tenu à la seule subjectivité de l’image – non seulement en raison de l’absence permanente de l’acteur (comme on l’a reproché à La Dame du lac), mais également parce que la coïncidence du regard du spectateur et du héros n’offre pas forcément une ouverture aux pensées et sentiments du second19. Réduire Walter Faber à sa subjectivité perceptive ne saurait produire les mêmes effets qu’un roman écrit à la première personne ; il nous faut de manière indispensable avoir également accès à sa subjectivité mentale. La solution proposée par Dindo est de procurer à la voix over du personnage un pouvoir exclusif sur la réalité sonore du film.

Effectivement, Homo Faber (Trois Femmes) évince toute trace acoustique provenant de l’univers diégétique20. Dans un retour aux modalités du cinéma muet, les actrices improvisent des rôles dénués de parole ; les mouvements labiaux sont visibles, mais le spectateur n’entend pas les mots proférés. En même temps, Faber fonctionne comme un bonimenteur invisible dont le commentaire profondément nostalgique médiatise notre accès aux événements réactualisés par l’image. Les implications de cet emploi systématique et exclusif de la voix over sont nodales. L’énonciation d’un texte over à la première personne favorise l’émergence de la conscience d’un personnage dont l’intériorité nous est offerte de manière privilégiée21. Nous n’avons toutefois pas affaire à un monologue intérieur : la voix désincarnée de Faber provient d’un moment postérieur aux images, leur assignant une place dans son propre passé. De cette manière, la voix over à la première personne entraîne l’identification physique du spectateur qui, interpellé, se reconnaît en tant que destinataire des paroles du héros. Cette voix acousmatique, qui « implique non seulement un espace virtuel […] mais aussi et surtout une certaine temporalité : la présence se perçoit au présent »22, parcourt l’ensemble du film. Par conséquent, le spectateur se trouve lié au narrateur grâce à sa contemporanéité (au « maintenant » de son émission vocale) contrairement aux images qui demeurent, elles, éloignées, cantonnées dans le passé par le langage verbal23.

Ainsi, la voix over de Faber réoriente notre lecture du caractère subjectif de l’image. A l’encontre des usages récurrents de POV shot dans les films d’horreur récents, le film de Dindo ne revendique pas une immédiateté perceptive entre le spectateur et le héros dans ses interactions avec les trois femmes. Tout de même une impression de simultanéité persiste, déplacée de l’acte du filmage à l’acte du visionnement : Faber a déjà vécu les événements décrits par le récit visuel – d’autant plus que c’était lui qui les a enregistrés avec sa caméra – et maintenant, assis à côté du spectateur, les regarde et les commente24. La voix over déplace la posture réflexive du film du processus du filmage à la situation spectatorielle. En problématisant le dispositif cinématographique à la fois dans le stade de la production et dans celui de la réception du discours filmique, Homo Faber (Trois Femmes) entraîne l’identification complète du spectateur avec le héros : en partageant la même fonction (spectatorielle), le public et Walter Faber partagent également le même sentiment d’enfermement spatiotemporel, cantonnés au hic et nunc de la projection, tandis que l’avant et l’ailleurs des images défilent devant leurs yeux25.

Entre documentaire et fiction

Afin de mieux saisir les modalités énonciatives de Homo Faber (Trois Femmes), il nous paraît nécessaire de revenir sur son statut filmique paradoxal. Dans ses entretiens et ses interventions publiques, Dindo ne cesse de revenir sur le métissage du film entre documentaire et fiction26. Notre analyse repose sur une approche sémio-pragmatique, à savoir l’examen d’éléments à la fois internes (le processus de production signifiante par les images et les sons) et externes (questions de réception en lien avec l’œuvre précédente du réalisateur, la place du spectateur et les conditions imposées par l’institution cinématographique elle-même) au film. Si la fictionalité dépend du statut imaginaire du référent, le cas d’un film se présentant comme l’adaptation d’une œuvre littéraire fictionnelle peut paraître à première vue simple – pourvu qu’on ne remette pas en doute le caractère imaginaire de l’univers construit par le roman en question. En l’occurrence, et malgré certains détails autobiographiques, le roman de Max Frisch se caractérise par un haut degré de fictionalité27, comme les emprunts à la tragédie grecque et, plus précisément, au mythe œdipien l’attestent de manière explicite. Le texte over du film de Dindo se compose exclusivement des passages tirés du livre, d’après un processus de sélection effectué par le réalisateur lui-même, conservant ainsi le caractère poétique et lyrique du roman.

Néanmoins, si Dindo est considéré comme un spécialiste du documentaire biographique (ce qui induit inévitablement un réglage préalable du savoir du spectateur avant même le visionnement de ses films), il propose cette fois une expérimentation à la limite de la fiction autobiographique : l’organisation narrative et discursive de son film s’appuie sur un personnage qu’une conjonction d’éléments textuels et paratextuels nous invite à interpréter comme le double à la fois du cinéaste lui-même et de l’écrivain dont le roman lui sert de matériel de base. Si on se penche plus particulièrement sur le discours du cinéaste lors de l’avant-première lausannoise du film, sa volonté de modaliser une dimension supplémentaire de l’usage de la caméra subjective, en phase avec les connotations autobiographiques de la source littéraire, devient évidente. Dindo a expliqué sa décision de ne pas tourner en caméra Super-8 (comme c’était sa première intention) afin de ne pas faire croire aux spectateurs que les images ont été enregistrées par Frisch lui-même ! En signalant que Max Frisch était amateur de caméras 8mm et en mettant en exergue le fait que Homo Faber (Trois Femmes) a été tourné sur les lieux décrits par le roman (New York, Paris, Avignon, Rome, Corinthe, Athènes, parmi d’autres), le réalisateur nous invite plus ou moins explicitement à interpréter son film comme un documentaire sur le processus d’écriture du livre28.

Au sein du monde fictionnel du film, le personnage principal, Walter Faber, se place lui-même en position de créateur d’un monde par le biais du langage verbal et de la visualisation médiatisée par la caméra. Par la mise en abyme de l’acte du filmage et du boniment des images muettes (par le biais de la voix over), Homo Faber (Trois Femmes) peut se lire comme un documentaire non seulement sur son propre tournage mais également sur son exhibition. Au croisement des procédés de la voix over et de l’ocularisation interne primaire, la présence de l’énonciateur est thématisée au point que le film dans son ensemble se présente comme la confession poignante d’un « méga-narrateur »29. Si, selon Alain Boillat, la voix over est un procédé qui donne l’impression au spectateur que le narrateur homodiégétique se rapproche du niveau premier de l’énonciation filmique30, l’approche de Dindo est plus radicale : le locuteur over est frontalement reconnu comme celui qui a filmé et monté les images projetées. Ce poids de « réel » exacerbe l’impact émotionnel d’un film dont l’intrigue se concentre sur la problématique de la mort et de la mémoire. Sa dimension autoréflexive, en questionnant le rôle du dispositif cinématographique dans la création et la conservation des souvenirs31, produit paradoxalement un effet fortement immersif.

1 Pour ne citer qu’un exemple : « L’approche de Richard Dindo […] est autrement radicale et passionnante. […] Cette ‹ lecture cinématographique › embrasse plus passionnément que jamais les champs littéraire et pictural. », Antoine Duplan, « Richard Dindo signe une lettre d’amour aux femmes », Le Temps, 16.08.2014, [en ligne], https://www.letemps.ch/culture/2014/08/15/richard-dindo-signe-une-lettre-amour-aux-femmes, dernière consultation le 24 avril 2015.

2 Max Frisch, Homo Faber, Paris, Gallimard, 1961 [1957].

3 Même si la version de Schlöndorff, scénarisée par Rudy Wurlitzer, opte pour un mode de narration assez conventionnel, répondant ostensiblement au canon du cinéma hollywoodien, Frisch lui-même était supposément très satisfait du résultat final et notamment de la performance de la jeune Julie Delpy dans le rôle de Sabeth – à suivre les propos de Dindo lors de l’avant-première lausannoise de son film au cinéma Capitole, le 9 mars 2015. Par ailleurs, lors de cette soirée, Dindo a fait part au public de sa décision d’engager pour ce rôle une actrice ressemblant physiquement à Delpy (en l’occurrence Daphné Baiwir) afin de respecter – à titre posthume – le goût de l’écrivain.

4 A titre indicatif, nous pouvons citer les exemples suivants : Max Frisch, Journal I-III (1981), Arthur Rimbaud, une biographie (1991), Genet à Chatila (1999), Aragon : le roman de Matisse (2003) et Wer war Kaflka ? (2006). Dindo décrit ses films comme « une rencontre entre la littérature et le cinéma, entre les images et les paroles » (Dominique Villain, Le Travail du cinéma III. Entretiens sur la création, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2014, p. 88).

5 Id., p. 116.

6 Valentine Robert, « Le Scaphandre et le papillon et l’adaptation filmique du ‹ je › littéraire : l’œil qui écrit », Décadrages, no 16-17, hiver 2010, p. 107.

7 François Jost, L’Œil-caméra : entre film et roman, Lyon, PUL, 1987, pp. 27-28. Pour des raisons discutées dans la suite de notre texte, nous avons opté pour la terminologie introduite par Jost afin de décrire un procédé plus connu sous le nom de « caméra subjective » ou, en anglais, de POV shot (point-of-view shot).

8 Parler d’une déixis vis-à-vis de l’énonciation filmique, en conservant son acception linguistique, est loin d’être évident. Néanmoins, nous employons cette terminologie afin de souligner le parallèle entre verbal et filmique qui parcourt le film de Dindo, tout en renvoyant le lecteur à l’ouvrage de Francesco Casetti, D’un regard l’autre. Le film et son spectateur (Lyon, PUL, 1990, pp. 42-47), pour un approfondissement sur les concepts concernés.

9 Ainsi, on assiste ici à une exception à la règle, plus ou moins explicite, établie par les films consacrés à des figures d’écrivains et repérée par Alain Boillat : « c’est à l’œuvre écrite préexistante que l’on tend un miroir, rarement au film lui-même, qui s’efface d’autant plus sous le régime de la ‹ transparence › dès lors qu’il exacerbe une origine discursive secondarisée, reportée sur un acte d’écriture et non rapportée à sa propre fabrication. » (Alain Boillat, « Le déni de l’écrit à l’écran. L’écrivain, son œuvre et l’univers filmique », Décadrages, no 16-17, hiver 2010, pp. 9-10).

10 Pour François Jost, une image ne devient subjective que « lorsque se marque dans le signifiant la matérialité d’un corps » identifié comme le sujet du regard (François Jost, op. cit., p. 26). Ainsi, il propose une liste non exhaustive de cinq critères permettant d’identifier des images comme subjectives, dont le quatrième est « l’ombre du photographe » (id., p. 24). Effectivement, dans les toutes premières minutes du film de Dindo, on peut repérer l’ombre de Faber (qui n’est en fait que l’ombre de Dindo lui-même) portant sa caméra, projetée sur le sable. Par contre, l’application dans notre cas d’étude du troisième critère selon la typologie de Jost, soit « [l]a représentation d’une partie d’un corps en premier plan, supposant l’ancrage dans un regard » (ibid.) s’avère plus problématique. En fait, le corps de Faber n’entre dans le champ visuel qu’à la fin du film, au moment où le bras du héros tient Sabeth évanouie ; supposer que sa caméra filme en même temps ne va pas de soi. Nous reviendrons dans la suite de l’article sur l’émancipation de la caméra du film des contraintes diégétiques. Pour l’instant, retenons la définition de l’« ocularisation interne primaire » par Jost qui, selon nous, convient parfaitement au régime visuel de Homo Faber (Trois Femmes) : « Ocularisation interne primaire : dans le cas où se marque dans le signifiant la matérialité d’un corps ou la présence d’un œil qui permet immédiatement, sans le secours du contexte, d’identifier un personnage absent de l’image. » (id., pp. 27-28, l’italique est dans la citation originale). Dans le film de Dindo, ce personnage est effectivement absent de l’image.

11 On trouve la même phrase dans le roman de Frisch qui comprend plusieurs références à l’acte de filmer. Par exemple : « Quand la lune se leva (ce que j’ai également filmé) entre les agaves noirs à l’horizon » (Max Frisch, op. cit., p. 28) ou « Il n’y avait absolument rien à filmer » (id., p. 32) ou « Même pour filmer, j’étais trop paresseux » (id., p. 49) ou encore « Je filmai (avec mon nouveau téléobjectif) Ivy en train de faire des signes » (id., p. 84).

12 Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois, 1993 [1977], chapitre 3.

13 Il s’agit du premier long métrage de fiction tourné entièrement en caméra subjective, malgré certaines expérimentations sur ce procédé réalisées par l’avant-garde française dans les années 1920. Voir Valentine Robert, op. cit., p. 111.

14 Il nous faut souligner que Marlowe est interprété par le réalisateur du film, Robert Montgomery. Cette identification de la caméra à l’œil du cinéaste suggère toutefois l’existence latente d’une dimension autoréflexive du film, renvoyant au processus de son propre tournage.

15 Néanmoins, n’oublions pas que l’acte du filmage est déjà inscrit dans le roman de Max Frisch, publié pour la première fois en 1957. A cet égard, on ne peut s’empêcher de se demander quel accueil les spectateurs et les critiques auraient réservé à une adaptation cinématographique tournée en caméra subjective, si un tel film avait été tourné à l’époque.

16 Pour une analyse théorique de cette tendance du cinéma horrifique, nous aimerions renvoyer le lecteur à l’article d’Alain Boillat, « L’inquiétante étrangeté du found footage horrifique : une approche théorique du programme ‹ P.O.V. › de l’édition 2012 du NIFF », Décadrages, no 21-22, hiver 2012, pp. 146-165.

17 Dans sa discussion avec le public lors de l’avant-première lausannoise du film, Dindo a précisé que c’était la longueur du texte over, exigeant un ralentissement du récit visuel, qui avait dicté les arrêts sur image. Cependant, on peut facilement constater une correspondance entre l’emploi des images fixes et la visualisation du personnage de Hanna. Par ailleurs, la seule fois qu’on assiste à des images fixes de Sabeth, la voix over commente la ressemblance physique de la jeune fille avec Hanna. Précisons que l’histoire romantique entre Faber et Hanna se situe à un moment antérieur de la diégèse, ce qui nous permet de caractériser ses apparitions comme des analepses attribuées au personnage masculin. Ainsi, quand vers la fin de l’histoire et de manière complètement inattendue Faber rencontre à nouveau Hanna, le film n’a plus recours à des images fixes, signe qu’on n’assiste pas à un récit enchâssé.

18 Il y a également d’autres moments dans le film où le principe d’un filmage diégétisé s’avère problématique. Par exemple, lors du dîner entre Faber et Ivy, situé dans les premières minutes du film, il est peu probable que le héros filme alors qu’il mange ; le cadrage en forte plongée rend l’identification de la caméra du film aux yeux de Faber encore moins vraisemblable.

19 A cet égard, ce n’est pas un hasard si plusieurs films ayant recours à un emploi systématique de la caméra subjective en mettant en scène un filmeur diégétique, incluent des plans où le personnage tourne la caméra vers lui-même : sur un mode confessionnel, son visage apparaît sur l’écran et l’intériorité du personnage devient paradoxalement plus accessible grâce à sa manifestation extérieure.

20 L’irruption du son diégétique n’advient qu’à trois moments dans le film et pour quelques secondes seulement. Dans les premières minutes, on écoute la porte de la voiture d’Ivy qui se ferme – irruption symbolique qui, à première vue, ne joue aucun rôle dramaturgique et passe facilement inaperçue. En revanche, les incursions les plus importantes arrivent lorsqu’on écoute Sabeth pleurer (47’) ou rire (80’), suggérant qu’à ces deux moments le souvenir est trop fort pour rester emprisonné dans le passé.

21 Ce n’est pas un hasard si la voix over est traditionnellement employée dans les adaptations filmiques des romans écrits à la première personne. Comme le souligne Valentine Robert, « [l]’un des procédés cinématographiques élaborés pour traduire la focalisation littéraire en ‹ je › fut la voix off, ou plus précisément la voix over ‹ homodiégétique ›, c’est-à-dire la voix d’un personnage devenu narrateur […]. » (Valentine Robert, op. cit., p. 107).

22 Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over, Lausanne, Antipodes, 2007, p. 326.

23 La double temporalité du récit audiovisuel (le présent de la voix over et le passé des images) devient saillante lorsque Faber commente l’accident de Sabeth présenté sur la bande image : « D’ailleurs, aujourd’hui encore, je ne peux y croire. »

24 Précisons que l’absence complète des voix in ainsi que le rejet du personnage de Faber hors champ ont facilité la réalisation des versions linguistiques différentes du film, une pour les pays francophones et une pour les pays germanophones avec deux acteurs différents proférant le texte over (Arnaud Bedouet en français et Christian Kohlund en allemand).

25 Notre analyse des effets induits par la coprésence permanente de la caméra subjective et de la voix over est loin d’être exhaustive. Ajoutons encore par exemple que l’aliénation du spectateur face au caractère mécanique et impersonnel du filmage à la « première personne » est remédiée par la fonction « humanisante » de la voix : suivant Alain Boillat, la voix over scelle « l’intervention d’un facteur emblématique de l’humain dans un moyen d’expression caractérisé par sa nature mécanique. » (Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over, op. cit., pp. 17-18). Quant à la complémentarité des organisations visuelle et sonore dans le film de Dindo, rappelons que Boillat ajoute par la suite que « la position surplombante des énonciateurs over confère à l’audiospectateur un pouvoir ubiquitaire dont se nourrit également sa pulsion scopique » (id., pp. 22-23).

26 Le cinéaste a ouvert son dialogue avec le public lausannois, lors de l’avant-première au Capitole déjà évoquée (voir notes 3 et 17), avec la question suivante : « est-ce que Homo Faber (Trois Femmes) est un documentaire ou un film de fiction ? », avant de répondre lui-même que son film pouvait être interprété comme un documentaire sur le travail de ses actrices. En outre, il revient sur ce sujet dans la présentation de Homo Faber sur son site personnel : « Il s’agit d’un film assez radical et purement poétique avec lequel je vais au cœur et au sommet de ce que j’entends par ‹ déborder › les limites du cinéma documentaire là où on se trouve devant l’impossibilité objective de filmer simplement la réalité telle qu’elle se présente. » (http://www.richarddindo.ch/homo-faber-trois-femmes, dernière consultation le 29 avril 2015).

27 Suivant Alain Boillat (La Fiction au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2001), nous adoptons une conception graduelle de la fictionalité qui va de la non-fiction pure (degré zéro) aux films totalement irréalistes (degré maximal).

28 A cet égard, il serait envisageable de faire le lien avec un entretien de Dindo, publié presque simultanément à la première présentation du film à Locarno : « Il y a trois manières de travailler sur le passé avec un film documentaire : filmer les lieux du passé comme trace de mémoire, faire parler les témoins oculaires, et se servir des documents existants. » (Richard Dindo, dans Dominique Villain, Le Travail du cinéma III. Entretiens sur la création, op. cit., p. 106).

29 « Le monstrateur-narrateur filmique, véritable méga-narrateur […] réaliserait donc en syncrétisme l’union, la fusion des deux modes fondamentaux de la communication narrative : la monstration et la narration. » (André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris, Nota Bene, 1999, p. 107).

30 Voir notamment Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over, op. cit., pp. 381-402.

31 L’idée du cinéma comme arme contre l’omnipotence de la mort, rendue célèbre par la théorie ontologique bazinienne de l’image photographique (voir notamment André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », dans Gaston Diehl [éd.], Les Problèmes de la peinture, Lyon, Confluences, 1945), est d’ailleurs très ancienne. Une des premières présentations du cinématographe des frères Lumière dans la presse quotidienne de l’époque décrit très bien l’idée centrale de Homo Faber (Trois Femmes) : « […] lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers non plus dans leur forme immobile mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers […] la mort cessera d’être absolue. » (La Poste, 30 décembre 1895, cité dans Daniel Banda, José Moure [éd.], Le Cinéma : naissance d’un art, 1895-1920, Paris, Flammarion, 2008, p. 41).