Homo Faber, homo spectans et homo narrans : l’adaptation cinématographique selon Richard Dindo
Lors de sa présentation en première mondiale dans la sélection Fuori Concorso à Locarno en août 2014 et sa sortie en salles en Suisse romande au début de l’année 2015, le dernier long métrage de Richard Dindo n’a occupé qu’une place marginale dans le paysage médiatique. Cependant, et malgré son caractère clairsemé, la réception critique n’a pas tari d’éloges à son égard1. Basé sur le célèbre roman homonyme de Max Frisch2, Homo Faber (Trois Femmes) s’impose par l’originalité de sa forme et la radicalité de son organisation discursive, à savoir des éléments qui le distinguent nettement de la première adaptation cinématographique du livre, réalisé par Volker Schlöndorff en 19913. Bien que le film mériterait d’être analysé dans ses multiples facettes, le présent article se concentre sur les choix audacieux de Dindo, tant sur le plan de la bande image que sur celui de la bande son, permettant de porter un regard nouveau sur la problématique de la transsémiotisation et, plus précisément, du passage du langage scriptural à un signifiant audiovisuel. Il s’agira donc ici de s’interroger sur le statut particulier du film dans ce processus, même si la posture énonciative singulière de Homo Faber (Trois femmes), oscillant entre écriture fictionnelle et approche documentarisante, gagnerait à être replacée au sein de la filmographie du cinéaste suisse.
Entre littérature et cinéma, entre images et paroles
L’ensemble de l’œuvre de Richard Dindo témoigne d’une fascination pour la création artistique et sa transposition intermédiale. Plus particulièrement, sa filmographie4 répond à un mouvement d’aller-retour entre cinéma et littérature, et ce de manière tout à fait consciente. Selon les mots du réalisateur lui-même, « en réalité, je suis un cinéaste du livre, je suis un lecteur et un traducteur »5. La « traduction » doit être entendue ici comme un processus de transfert sémiotique d’un texte littéraire en un texte filmique ; cette pratique, communément appelée « adaptation », ainsi que son traitement théorique, sont le plus souvent focalisés sur la recherche d’« équivalences » entre les deux médias. C’est à partir de cette réflexion, certes peu originale, que nous analyserons Homo Faber (Trois Femmes), afin d’examiner les solutions singulières que Dindo a envisagées pour donner vie à l’univers littéraire de Frisch.
Précisons d’emblée que c’est la deuxième fois que le cinéaste s’attaque à l’œuvre du célèbre écrivain suisse, trente-quatre ans après Max Frisch, Journal I-III (CH/All./Aut., 1981). Toutefois, à la différence de ce film qui se présentait de manière frontale comme un documentaire biographique, le statut de Homo Faber (Trois Femmes) est ouvertement plus ambigu. Le roman qui sert de matériel de base se présente comme une œuvre fictionnelle aux allures autobiographiques, écrite à la première personne et adoptant une structure proche de celle du journal intime. Porter à l’écran un récit littéraire attribué à une instance subjective marquée, elle-même associée à l’acte d’écriture, relève de la gageure – non seulement à cause du penchant du cinéma pour l’action spectaculaire, peu propice à la représentation du processus d’écriture, mais également parce que, comme le souligne Valentine Robert, « [a]dapter un texte littéraire écrit au ‹ je › a toujours constitué une sorte de défi pour les cinéastes, étant donné leur dispositif de captation mécanique qui induit un type d’énonciation que Christian Metz a appelé ‹ impersonnelle › »6. Parfaitement conscient des particularités de ce passage intersémiotique, Dindo décide d’exhiber les modalités d’expression de son adaptation filmique par l’emploi combiné, systématique et exclusif, de l’ocularisation interne primaire7 et de la voix over.
Ainsi, le personnage principal, Walter Faber, n’apparaît jamais à l’écran. Dans la visualisation des interactions du héros avec les trois femmes qui ont marqué sa vie – Hanna, Ivy et Sabeth –, le film affirme la subjectivité de l’image à travers une abondance de déictiques8, dont le regard à la caméra est l’exemple le plus récurrent. Pourtant, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, on n’assiste pas à des plans subjectifs à strictement parler, soit à des plans vus par les yeux du héros. Faber est un voyageur qui parcourt le monde la caméra en bandoulière, en filmant ses aventures et ses rencontres. En effet, le film est composé d’images supposément enregistrées par l’objectif de l’appareil de prise de vue de Faber, auquel l’œil du spectateur est invité à s’identifier. Dindo a choisi de capitaliser sur cette caractéristique du personnage de Frisch dont le rôle d’« écrivain » est par conséquent supplanté par celui de « filmeur ». Même si le film débute sur l’image d’une machine à écrire, l’acte d’écriture est par la suite complètement évincé et la posture réflexive du film se dirige vers le médium cinématographique lui-même9. De cette manière, les plans du film renvoient à la fois à une instance diégétique (Faber en tant qu’opérateur des prises de vue) et au dispositif d’énonciation du film lui-même (et in extenso à Dindo, dans son double rôle de réalisateur et d’opérateur).
En s’appuyant sur un élément autobiographique du roman de Frisch – l’écrivain étant, comme Walter Faber, un fervent amateur de caméras 8mm –, Dindo emploie l’acte du filmage à la « première personne » comme l’équivalent du « je » romanesque. A cet égard, nous pourrions soutenir que l’anglicisme POV shot (point-of-view shot) est plus adéquat que l’expression francophone « plan subjectif » pour décrire le dispositif mis en place par Dindo. Tandis que la deuxième suggère une identification de la caméra aux yeux du personnage – renvoyant ainsi à une équivalence entre la réalité extra-filmique du tournage et l’univers diégétique –, le POV shot met davantage l’accent sur la place octroyée au spectateur comme sujet du regard et, par conséquent, sur le moment du visionnement du film. Cependant, l’objet de son regard, à savoir les images de Homo Faber (Trois Femmes), ne correspond pas moins à la perception visuelle d’un autre (en l’occurrence de Walter Faber) qui a déjà eu lieu avant. De surcroît, cette activité perceptive s’effectue (ou mieux encore s’est effectuée) par une médiation technologique (la caméra), exhibée tant sur le plan visuel (les mouvements saccadés de l’appareil ou l’ombre du filmeur)10 que sur celui du référent à travers le texte over du film (par exemple, Faber parle de l’« expression [de Sabeth] quand elle a aperçu que je filme au lieu de regarder »)11.
L’emploi de ce type de plans détermine de manière significative le contrat de lecture instauré entre le film et son spectateur. Avant de mettre à l’écart les interprétations psychologiques, voire psychologisantes, de ce contrat, nous aimerions rappeler d’une part la typologie établie par Metz, sous l’influence explicite de Lacan, distinguant l’identification « primaire » à la caméra de l’identification « secondaire » au personnage12, d’autre part les reproches adressés à Lady in the Lake (La Dame du lac, Robert Montgomery, E.-U., 1947)13, selon lesquels l’usage constant de la caméra subjective empêche l’identification du spectateur au personnage puisqu’il exclut de l’écran l’acteur et son jeu. Cependant, relevons d’emblée qu’à la différence de Walter Faber, le personnage principal du film de Montgomery, le détective privé Philip Marlowe, n’est pas censé filmer les images que le spectateur regarde14 ; mis à part d’autres raisons, liées à l’intrigue du film, cette différenciation relève également du contexte historique, technique et socioculturel des années 1940, à savoir une époque où les appareils de prise de vue destinés aux amateurs étaient beaucoup moins répandus qu’aujourd’hui15.
Forts de ce constat, nous aimerions maintenant concentrer notre analyse du niveau visuel de Homo Faber (Trois Femmes) sur les effets entraînés par la réflexivité propre au processus du filmage. Comme tout un courant de films d’horreur l’a démontré ces dernières années, et notamment depuis le succès impressionnant de The Blair Witch Project (Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999)16, le POV shot renvoie, parmi d’autres, aux documents vidéo amateurs et à l’esthétique home made. Ainsi, le film de Dindo instaure une complicité entre son héros et le spectateur grâce à la superposition des identifications « primaire » et « secondaire », en phase avec une problématique sur les usages contemporains des technologies de prise de vues. A l’instar de Walter Faber, la vaste majorité de spectateurs du xxie siècle ont l’habitude d’enregistrer des images animées dans leur environnement proche. Relevant forcément de l’ordre de l’intime, cette esthétique home made ne peut que renforcer l’impact affectif des déboires sentimentaux du héros sur le spectateur ; de la sorte, l’esthétique du film ainsi que sa réception sont soumises au dispositif de tournage employé par Dindo.
A l’intérieur de l’univers diégétique, la transposition de l’acte de l’écriture à l’acte du filmage se présente comme une modalité productive de l’adaptation audiovisuelle d’un roman caractérisé par sa focalisation interne. Néanmoins, le cas de Homo Faber (Trois Femmes) s’avère encore plus complexe. En effet, il arrive souvent que la caméra se libère des contraintes diégétiques : en dehors de l’intervention récurrente des images fixes et de leur statut ambigu17 (concrétisation instantanée du flux de mémoire de Faber ou affirmation du contrôle de l’énonciateur sur le déroulement temporel du récit visuel), l’exemple le plus saillant apparaît lorsque le héros embrasse Sabeth et que l’appareil de prise de vue, assimilé momentanément à la tête de Faber, se penche afin de toucher les lèvres de la jeune fille18. Par conséquent, même si la caméra du film se confond de manière systématique avec la caméra dans le film, l’une ne se substitue pas totalement à l’autre.
En outre, la condensation ou la réduction de l’origine du regard à un point unique n’évite pas complètement sa déréalisation. En dépit de la familiarisation du public contemporain avec l’acte du filmage, son identification au personnage aurait été tout de même problématique si Dindo s’en était tenu à la seule subjectivité de l’image – non seulement en raison de l’absence permanente de l’acteur (comme on l’a reproché à La Dame du lac), mais également parce que la coïncidence du regard du spectateur et du héros n’offre pas forcément une ouverture aux pensées et sentiments du second19. Réduire Walter Faber à sa subjectivité perceptive ne saurait produire les mêmes effets qu’un roman écrit à la première personne ; il nous faut de manière indispensable avoir également accès à sa subjectivité mentale. La solution proposée par Dindo est de procurer à la voix over du personnage un pouvoir exclusif sur la réalité sonore du film.
Effectivement, Homo Faber (Trois Femmes) évince toute trace acoustique provenant de l’univers diégétique20. Dans un retour aux modalités du cinéma muet, les actrices improvisent des rôles dénués de parole ; les mouvements labiaux sont visibles, mais le spectateur n’entend pas les mots proférés. En même temps, Faber fonctionne comme un bonimenteur invisible dont le commentaire profondément nostalgique médiatise notre accès aux événements réactualisés par l’image. Les implications de cet emploi systématique et exclusif de la voix over sont nodales. L’énonciation d’un texte over à la première personne favorise l’émergence de la conscience d’un personnage dont l’intériorité nous est offerte de manière privilégiée21. Nous n’avons toutefois pas affaire à un monologue intérieur : la voix désincarnée de Faber provient d’un moment postérieur aux images, leur assignant une place dans son propre passé. De cette manière, la voix over à la première personne entraîne l’identification physique du spectateur qui, interpellé, se reconnaît en tant que destinataire des paroles du héros. Cette voix acousmatique, qui « implique non seulement un espace virtuel […] mais aussi et surtout une certaine temporalité : la présence se perçoit au présent »22, parcourt l’ensemble du film. Par conséquent, le spectateur se trouve lié au narrateur grâce à sa contemporanéité (au « maintenant » de son émission vocale) contrairement aux images qui demeurent, elles, éloignées, cantonnées dans le passé par le langage verbal23.
Ainsi, la voix over de Faber réoriente notre lecture du caractère subjectif de l’image. A l’encontre des usages récurrents de POV shot dans les films d’horreur récents, le film de Dindo ne revendique pas une immédiateté perceptive entre le spectateur et le héros dans ses interactions avec les trois femmes. Tout de même une impression de simultanéité persiste, déplacée de l’acte du filmage à l’acte du visionnement : Faber a déjà vécu les événements décrits par le récit visuel – d’autant plus que c’était lui qui les a enregistrés avec sa caméra – et maintenant, assis à côté du spectateur, les regarde et les commente24. La voix over déplace la posture réflexive du film du processus du filmage à la situation spectatorielle. En problématisant le dispositif cinématographique à la fois dans le stade de la production et dans celui de la réception du discours filmique, Homo Faber (Trois Femmes) entraîne l’identification complète du spectateur avec le héros : en partageant la même fonction (spectatorielle), le public et Walter Faber partagent également le même sentiment d’enfermement spatiotemporel, cantonnés au hic et nunc de la projection, tandis que l’avant et l’ailleurs des images défilent devant leurs yeux25.
Entre documentaire et fiction
Afin de mieux saisir les modalités énonciatives de Homo Faber (Trois Femmes), il nous paraît nécessaire de revenir sur son statut filmique paradoxal. Dans ses entretiens et ses interventions publiques, Dindo ne cesse de revenir sur le métissage du film entre documentaire et fiction26. Notre analyse repose sur une approche sémio-pragmatique, à savoir l’examen d’éléments à la fois internes (le processus de production signifiante par les images et les sons) et externes (questions de réception en lien avec l’œuvre précédente du réalisateur, la place du spectateur et les conditions imposées par l’institution cinématographique elle-même) au film. Si la fictionalité dépend du statut imaginaire du référent, le cas d’un film se présentant comme l’adaptation d’une œuvre littéraire fictionnelle peut paraître à première vue simple – pourvu qu’on ne remette pas en doute le caractère imaginaire de l’univers construit par le roman en question. En l’occurrence, et malgré certains détails autobiographiques, le roman de Max Frisch se caractérise par un haut degré de fictionalité27, comme les emprunts à la tragédie grecque et, plus précisément, au mythe œdipien l’attestent de manière explicite. Le texte over du film de Dindo se compose exclusivement des passages tirés du livre, d’après un processus de sélection effectué par le réalisateur lui-même, conservant ainsi le caractère poétique et lyrique du roman.
Néanmoins, si Dindo est considéré comme un spécialiste du documentaire biographique (ce qui induit inévitablement un réglage préalable du savoir du spectateur avant même le visionnement de ses films), il propose cette fois une expérimentation à la limite de la fiction autobiographique : l’organisation narrative et discursive de son film s’appuie sur un personnage qu’une conjonction d’éléments textuels et paratextuels nous invite à interpréter comme le double à la fois du cinéaste lui-même et de l’écrivain dont le roman lui sert de matériel de base. Si on se penche plus particulièrement sur le discours du cinéaste lors de l’avant-première lausannoise du film, sa volonté de modaliser une dimension supplémentaire de l’usage de la caméra subjective, en phase avec les connotations autobiographiques de la source littéraire, devient évidente. Dindo a expliqué sa décision de ne pas tourner en caméra Super-8 (comme c’était sa première intention) afin de ne pas faire croire aux spectateurs que les images ont été enregistrées par Frisch lui-même ! En signalant que Max Frisch était amateur de caméras 8mm et en mettant en exergue le fait que Homo Faber (Trois Femmes) a été tourné sur les lieux décrits par le roman (New York, Paris, Avignon, Rome, Corinthe, Athènes, parmi d’autres), le réalisateur nous invite plus ou moins explicitement à interpréter son film comme un documentaire sur le processus d’écriture du livre28.
Au sein du monde fictionnel du film, le personnage principal, Walter Faber, se place lui-même en position de créateur d’un monde par le biais du langage verbal et de la visualisation médiatisée par la caméra. Par la mise en abyme de l’acte du filmage et du boniment des images muettes (par le biais de la voix over), Homo Faber (Trois Femmes) peut se lire comme un documentaire non seulement sur son propre tournage mais également sur son exhibition. Au croisement des procédés de la voix over et de l’ocularisation interne primaire, la présence de l’énonciateur est thématisée au point que le film dans son ensemble se présente comme la confession poignante d’un « méga-narrateur »29. Si, selon Alain Boillat, la voix over est un procédé qui donne l’impression au spectateur que le narrateur homodiégétique se rapproche du niveau premier de l’énonciation filmique30, l’approche de Dindo est plus radicale : le locuteur over est frontalement reconnu comme celui qui a filmé et monté les images projetées. Ce poids de « réel » exacerbe l’impact émotionnel d’un film dont l’intrigue se concentre sur la problématique de la mort et de la mémoire. Sa dimension autoréflexive, en questionnant le rôle du dispositif cinématographique dans la création et la conservation des souvenirs31, produit paradoxalement un effet fortement immersif.