Editorial
René Vautier (1928-2015) est une figure exemplaire du cinéma militant. Son œuvre, sans compromis, s’ancre dans la lutte contre le colonialisme. Afrique 50 (1950), court métrage dont il signe la réalisation à la sortie de l’IDHEC et qui subit les affres de la censure, est considéré comme le premier film anticolonialiste français ; certaines séquences sont reprises par Paulin Soumanou Vieyra dans Afrique-sur-Seine (1955), film investi à son tour comme une œuvre pionnière du cinéma africain. Revendiquant l’héritage politique et cinématographique de Joris Ivens (qui lui remet un prix pour Afrique 50 au Festival mondial de la jeunesse à Varsovie), Vautier ne cessera de s’engager à travers sa pratique filmique dans les revendications d’indépendance et d’identité politique et culturelle : tout d’abord en Algérie où il forme des opérateurs-réalisateurs au sein du Centre audiovisuel d’Alger, par la suite en Bretagne à travers la structure Union Production Cinéma Bretagne (UPCB), mais aussi sur un plan international suivant l’urgence de la situation géopolitique. Considérant le cinéma comme un outil de combat et de communication, il fait porter prioritairement l’accent sur le discours et les propos à véhiculer. Réalisant un nombre impressionnant de films de commande sociale, à travers des structures militantes comme la CGT ou des Comités d’action ouvriers mais aussi à l’appel de la population ou d’associations moins institutionnalisées, Vautier n’a pas bénéficié d’une large couverture médiatique, ses films étant le plus souvent réduits à des œuvres à thème, d’une facture amateure, qui souffriraient d’un manque de travail formel. Nous pourrions soutenir, rétrospectivement, que son œuvre a été instrumentalisée au sein de l’opposition entre films qui déconstruisent leur mode de représentation et d’énonciation, gage d’une qualité d’écriture cinématographique (par exemple, Godard et le groupe Dziga-Vertov), et films qui se font le porte-voix de revendications sans diriger l’attention sur le travail de mise en forme (par exemple, Cinélutte ou l’UPCB). Précisons notre point de vue dans ce débat qui demeure aujourd’hui encore ouvert. D’une part, les films « porte-parole » ne sont pas tous dénués d’intentions formelles, et ils participent le plus souvent d’une « esthétique » de la spontanéité (ce qui constitue bien une forme, dont le marquage énonciatif et stylistique tend à un effacement de l’instance auctoriale). D’autre part, certains films de Vautier font preuve d’un travail de mise en forme qui excède l’effet d’urgence et de « spontanéité » évoqué : en premier lieu, les films-pamphlets (Afrique 50 ; Le Glas, 1968) qui reposent sur un montage discontinu et dynamique, l’interpellation du spectateur et des figures rhétoriques telles que la métaphore, la comparaison et l’hyperbole ; en second lieu, les films également destinés à une circulation commerciale (Avoir 20 ans dans les Aurès, 1972 ; La Folle de Toujane, 1974 ; Quand les femmes ont pris la colère, 1977) qui sont tournés par des opérateurs au style reconnaissable, tels que Pierre Clément, Bruno Muel et René Vautier lui-même.
La prise en compte des films de Vautier par la critique, nous l’avons dit, est réduite ; la littérature secondaire qui porte sur son œuvre n’est guère plus prolixe. Nous pouvons signaler un numéro en ligne de la Furia Umana (no 14, octobre 2012), dirigé par Nicole Brenez, ainsi que l’ouvrage qui accompagne l’édition DVD d’Afrique 50 par Les Mutins de Pangée (Afrique 50 ; De sable et de sang : des massacres de la colonisation aux naufragés des temps modernes, 2013). Saluons par la même occasion l’édition DVD, systématique et on l’espère « intégrale » (dans la mesure du possible, plusieurs films de Vautier ayant été perdus ou détruits), entreprise par Les Mutins de Pangée, qui prend la relève d’initiatives plus ponctuelles de la Cinémathèque de Bretagne et de Doriane Films. Si une large part de l’œuvre filmique de Vautier est désormais aisément disponible, son analyse historique, critique et – pourquoi pas ? – formelle reste encore largement à faire. Le présent dossier s’y emploie, tout en analysant des films non édités en DVD, qui sont déposés à la Cinémathèque de Bretagne.
Les deux premières contributions du dossier sont centrées sur l’Afrique subsaharienne, Vautier s’impliquant activement dans la lutte contre l’apartheid. Claire Nicolas, Thomas Riot et Nicolas Bancel réinscrivent Afrique 50 dans le contexte historique de la colonisation en Afrique-Occidentale française (AOF). Ils soutiennent ainsi que Vautier déconstruit dans son pamphlet filmique la représentation positive du colonialisme en Afrique, en opposant aux codes du film ethnographique et à la représentation exotique de l’autre les corps en sueur des travailleurs exploités ou ceux en insurrection des manifestants. Matthias de Groof propose une analyse détaillée du Glas, en reconstituant sa genèse et sa destination (le film est tourné pour mobiliser l’opinion contre la pendaison de trois Africains par Ian Smith, chef du gouvernement blanc de Rhodésie, aujourd’hui le Zimbabwe). Il envisage ce bref poème audiovisuel comme une alternative à l’esthétique « réaliste » du cinéma d’intervention sociale, en ce sens que Le Glas repose sur une absence d’images (suite à l’expulsion de Vautier hors de Rhodésie) qui est comblée par un poème écrit par le cinéaste et des tableaux peints par un peintre sud-africain, montés en alternance avec des masques et des statuettes.
Le dossier, dans sa large majorité, est consacré aux activités filmiques de Vautier en Afrique du Nord. Valentin Schaepelynck retrace le parcours de Vautier, sa lutte contre la censure et ses films d’intervention sociale, qu’il différencie de la démarche plus auteuriste et formelle de Godard. Vautier, comme le montre bien Schaepelynck, soumet l’écriture cinématographique au militantisme politique : donnant la parole aux sans-voix, il documente sur un ton polémique les mécanismes de la domination et les luttes réprimées par le pouvoir occidental et passées sous silence par les mass media. Sébastien Layerle reconstitue l’aventure du Centre audiovisuel d’Alger, fondé et dirigé par Vautier en 1963, un an après l’indépendance. Il décrit ainsi la mise en place du circuit des « ciné-pops » (dispositif itinérant de projections-débats) et explicite les enjeux et la réception du film collectif Un peuple en marche (1963), vaste fresque de l’Algérie en reconstruction. Hélène Raymond interroge le rapport au territoire et à l’espace dans Algérie en flammes (1957) et Avoir 20 ans dans les Aurès, le premier film s’inscrivant dans un mode documentaire tandis que le second se construit avec des acteurs à partir de témoignages de rappelés de la guerre d’Algérie que le cinéaste a recueillis. Hélène Raymond rattache la démarche de Vautier à l’art de la performance et au happening, dans la postérité des avant-gardes et de leur entreprise de dissolution de l’art dans le politique. Sylvain Dreyer envisage La Folle de Toujane comme un « document fictif », brouillant les frontières génériques entre les modes de la fiction et du documentaire, et comme un film de synthèse, qui relie la guerre d’Algérie aux luttes politiques en Bretagne. Il interroge la question de l’engagement politique à partir du court métrage allégorique et ironique Le Remords, dont le scénario remonte à 1956, que Vautier a tourné en 1974 pour l’intégrer à La Folle de Toujane. Thomas Voltzenlogel propose un parcours des principaux films anticolonialistes de Vautier, pour ressaisir leur point de vue militant tel qu’il s’articule sur le plan du discours éthique mais aussi sur celui d’une « écriture réaliste ».
Les deux contributions suivantes sont centrées sur le cinéma ouvrier et « écologiste » de Vautier. François Bovier et Cédric Fluckiger reviennent sur l’UPCB, structure de production fondée en 1969 par Vautier, Felix et Nicole Le Garrec pour exprimer le point de vue des « colonisés de l’intérieur ». Après avoir retracé le positionnement de Vautier au sein du cinéma militant, ils analysent plus précisément la structure de trois films et leur circulation militante : Quand tu disais Valéry (avec Nicole Le Garrec, 1975), produit à travers une souscription des ouvriers de Trignac, Quand les femmes ont pris la colère (Soazig Chappedelaine, 1977), documentant la lutte de sept femmes d’ouvriers inculpées par la société Tréfiméteaux, et Marée noire, colère rouge (1978), exposant la catastrophe écologique de l’Amoco-Cadiz au large des côtes bretonnes. Sylvain Portmann analyse trois films, de facture plus télévisuelle, qui s’opposent à l’utilisation du nucléaire : Paris pour la paix (avec Gérard Binse, 1986), Mission Pacifique (avec Michel Le Thomas, 1988) et Hirochirac 1995 (1996). Alternant entre témoignages, plans de manifestations, images d’actualité et plus étrangement simulations d’attaque nucléaire (dans le cas de Paris pour la paix), cette série de films appellent à l’action citoyenne du spectateur.
Dans un registre plus personnel, Tangui Perron revient sur la biographie de Vautier, son entrée dans la résistance, son inscription au Parti communiste, son parcours syndicaliste et son inlassable implication dans et pour le cinéma militant. A travers cette lecture politico-biographique, Perron éclaire sous un jour critique plusieurs films de Vautier. Le dossier se clôt sur un entretien avec Vautier conduit à Cancale en 2009, et sur un scénario inédit de Vautier, présenté par Olivier Hadouchi. Nous publions également une filmographie commentée de Vautier, établie par Oriane Brun-Moschetti et vérifiée par Moïra Chappedelaine-Vautier. Signalons encore l’édition de suppléments en ligne sur le site de la revue (www.decadrages.ch) : un entretien filmé avec Vautier sur Afrique 50 (tourné à Genève, en 2007) et un entretien avec Olivier Barlet publié initialement dans Africultures.
La rubrique suisse revient sur deux films évoqués dans le numéro précédent de Décadrages à l’occasion d’un compte rendu de l’édition 2014 du festival de Locarno, à savoir les derniers opus de Godard et de Dindo, figures incontournables du nouveau cinéma suisse et de l’essai documentaire. Stefan Kristensen poursuit la réflexion menée dans Jean-Luc Godard philosophe (L’Age d’Homme, 2014), interrogeant Adieu au langage à l’aune de la phénoménologie et des relations pour le moins informelles de Godard à la philosophie. Oscillant entre lecture iconographique (pointant les nombreuses allusions de plans à des peintures célèbres) et herméneutique (dépliant les jeux de mots à l’œuvre dans le film), Kristensen met au jour la critique du langage intentée par Godard dans ce film « testamentaire ». Achilleas Papakonstantis aborde la problématique de l’adaptation à l’œuvre dans Homo Faber (Trois Femmes) sur les plans visuel et sonore. Il porte un regard attentif sur les processus mis en œuvre par Dindo, dans cette nouvelle reprise du best-seller de Max Frisch, qui porte à l’écran un roman écrit à la première personne par le biais notamment de la caméra subjective et de la voix over.
Benoît Turquety rend compte de l’ouvrage coécrit par Thomas Perret et Roland Cosandey, intitulé Paillard Bolex Boolsky (La Thièle, 2013), en questionnant la façon dont les auteurs ont traité l’histoire de cette fameuse famille de caméras légères. On apprend ainsi les véritables rôles des personnes à qui l’on doit tel progrès ou telle invention dans la fabrication de ces machines de précision suisses destinées au grand public. La nouvelle mouture de la Biennale de l’Image en Mouvement (BIM) qui a eu lieu en 2014 au Centre d’art contemporain permet à Jean-Michel Baconnier de recenser l’histoire de cette manifestation genevoise. Rassemblant des sources variées, Baconnier retrace les origines de la Semaine internationale de la vidéo (SIV), son redéploiement à travers la BIM, en s’attachant aux figures centrales (avant tout, son fondateur André Iten) qui l’ont mise en place puis remodelée depuis sa création en 1985. Claus Gunti décrit l’installation proposée par les artistes Taiyo Onorato et Nico Krebs, The Great Unreal, Eurasia, à Art|Basel en 2014, et revient sur les différents types de photographies exposées. Tissant des liens avec d’autres figures incontournables de la scène contemporaine, Gunti pointe les questions soulevées par l’approche atypique des deux Suisses, tant par les lieux qu’ils photographient que par les effets donnés aux prises de vues. (fb, cf, sp)