Compte rendu
Thomas Perret, Roland Cosandey, Paillard Bolex Boolsky, Yverdon-les-Bains, La Thièle, 2013
La couverture de l’ouvrage de Thomas Perret et Roland Cosandey présente pour titre trois noms propres. Ou peut-être deux. Paillard et Bolex, en rouge ; Boolsky, dans les mêmes caractères mais en un rouge sombre tendant au marron. Les deux premiers noms pourraient donc n’en faire qu’un, ce que tendrait à confirmer la pastille reproduite plus bas sur la page cartonnée, où se retrouvent les deux premiers noms, sur un disque rouge entouré d’un cercle. Là, les noms sont en caractères différents, et se lisent dans l’ordre inverse : Bolex surmonte Paillard. Entre le titre à trois lignes et le logo circulaire, l’image présente l’objet principal faisant le lien de ces éléments : une caméra Paillard Bolex (le nom se lit une troisième fois sur le flanc de la machine), modèle H16. C’est en fait plus précisément le modèle H16 Suprême, introduit en 1954, juste avant le modèle H16 Reflex qui deux années plus tard sera la première version de la machine à disposer d’une visée reflex permettant de cadrer avec la plus grande précision possible – mais munie d’un prisme détournant vers l’œil de l’opérateur une partie de la lumière qui, donc, n’atteindra pas la pellicule. Munie d’un moteur à ressort se remontant à la manivelle, la Bolex H16 Suprême porte trois objectifs Yvar et Switar (de fabrication Kern-Paillard) rapidement interchangeables grâce à un levier assez large pour que l’opérateur le manipule tout en cadrant. A ce qu’on peut lire sur l’image, les objectifs sont de longueurs focales respectives 12.5, 25 et 36mm, couvrant pour le 16mm un spectre assez large, depuis un relativement grand angulaire jusqu’à une focale plutôt serrée. D’autres détails sont visibles, tel par exemple le petit cadran indiquant diverses cadences de tournage possibles, de 16 à 64 images par seconde, en passant par le « S » de l’image par image, qui permet de réaliser avec la Bolex des films d’animation.
Cette caméra est peut-être la plus emblématique de l’ère analogique en cinéma. Sa forme caractéristique rectangulaire surmontée d’un demi-cylindre doublé d’une lanière est familière à tous les cinéphiles, de l’avoir vue dans les vitrines de cinémathèques, sur les affiches de festivals, des publicités pour écoles de cinéma, des photographies de stars hollywoodiennes ou d’artistes et cinéastes expérimentaux (Andy Warhol, Maya Deren, Stan Brakhage, Jonas Mekas, etc.) ou non (Haroun Tazieff, David Lynch, etc.). Etrangement sur cette couverture, ou pour faire écho aux doublements des noms, l’image de la caméra est répétée, dans le disque blanc qui l’isole du fond verdâtre, d’une image fantôme.
L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage de Thomas Perret et Roland Cosandey est certainement d’avoir complexifié les relations entre ces trois noms : Paillard, Bolex, Boolsky. La version traditionnelle de l’histoire tendait à présenter la situation de manière plutôt simple : Bolex est le nom d’une marque produite par l’entreprise Paillard, marque représentée surtout par une caméra qui fut inventée par Jacques Boolsky. Perret et Cosandey contribuent de manière salutaire à complexifier cette version trop calme, d’une part en mêlant à ceux-ci d’autres noms (Hermès, Thorens, Precisa, Eumig, mais aussi Bogopolsky ou Bolsey, ou encore Bol…), et d’autre part en rendant incertaines quelques consécutions trop évidentes. L’une des conclusions, paradoxale peut-être, de ce premier ouvrage mettant en avant des recherches historiques sur la personne de Jacques Bogopolsky-Boolsky-Bolsey, consiste à reconnaître que cet inventeur prétendu de la Bolex n’inventa en fait rien de la caméra qui dès 1935 se fera connaître sous ce nom. Les brevets vendus par Boolsky s’avérant inutilisables et les machines défectueuses, Paillard dut en effet repartir de zéro pour inventer une Bolex qui n’avait gardé de « l’invention » de Boolsky que le nom. La Bolex telle qu’on la connaît est l’invention des ingénieurs de Paillard.
Cette scission historique correspond à un clivage à l’intérieur du volume, qui se trouve nettement divisé en deux parties assez hétérogènes dans la forme et les objets – ainsi que dans les méthodes, effet accentué par le caractère déjà intrinsèquement hétérogène de chacun des objets considérés. Ce clivage apparaît, après la couverture, sur la page de titre, où se découvrent deux sous-titres reprenant les couleurs des noms propres : en rouge, « La caméra de Paillard & Cie SA » ; et en marron, « Le cinéma de Jacques Boolsky ». En fait, l’ouvrage apparaît comme un montage de contributions produites à des occasions diverses.
Le cœur en est un travail réalisé pour une exposition intitulée Paillard-Bolex. Les aventures d’une caméra vaudoise, qui avait eu lieu au Musée d’Yverdon et à Sainte-Croix, soit sur les lieux mêmes de la production de l’objet, du 11 janvier au 30 mai 2004. Cette exposition est décrite par Roland Cosandey dans la première contribution du volume, « Vouloir hériter » ; elle alliait la présentation d’appareils (issus principalement de la collection réunie par Serge Oulevay), de documents issus de diverses archives, et la projection de films liés à Bolex. C’est donc comme un catalogue d’exposition rétrospectif que se présente le livre, et cette origine en marque la forme et certains des enjeux. Le premier sous-titre de l’ouvrage comme le titre de l’exposition montrent d’ailleurs la prégnance non réellement affirmée ni explicitée d’une perspective non neutre : l’accent mis sur la caméra Bolex comme objet emblématique. Or Bolex a produit bien d’autres objets techniques, notamment des projecteurs, qui furent stratégiquement très importants pour le développement de la marque. Les projecteurs apparaissent sporadiquement dans l’ouvrage, montrant chaque fois le caractère crucial pour la marque de ce champ de recherche et d’exploitation : par exemple, « elle lance en 1936 le premier projecteur triformat » (16, 9.5 et 8mm, § 9).
La part la plus volumineuse de l’ouvrage est occupée par la reprise de documents photographiques issus de l’exposition et accompagnés de leur commentaire par Thomas Perret. Intitulée « Paillard Bolex, une histoire en dix-huit tableaux », la section présente de jolis tirages de photographies des ateliers et usines Paillard, des dirigeants, ingénieurs ou ouvriers au travail, mais aussi des reproductions de publicités et couvertures de prospectus, et de quelques rares documents techniques. Ces documents proviennent de diverses archives précisément répertoriées (Collection Bolex-Oulevay, Musée des arts et sciences de Sainte-Croix et Archives cantonales vaudoises principalement). L’ensemble brosse à grands traits, entre anecdotes familiales et moments de ruptures technologiques ou sociales, le parcours d’une entreprise de plusieurs façons exemplaire : parfait exemple d’un certain moment des sociétés industrielles, le moment mécanique pourrait-on dire, qui couvre le xixe siècle et les deux premiers tiers du xxe, moment dont Bolex restera comme l’un des fleurons. Parfait exemple aussi d’une certaine histoire sociale pendant cette période, histoire à laquelle les recherches historiographiques récentes ont montré combien le cinéma n’y échappait pas (voir par exemple 1895. Revue d’histoire du cinéma, no 65, hiver 2011, « Histoire des métiers du cinéma en France avant 1945 », sous la direction de Laurent Le Forestier et Priska Morrissey). C’est certainement cet aspect d’histoire sociale qui transparaît le plus à travers les commentaires, souvent peu développés, de Thomas Perret, et qui en constitue le plus grand intérêt. On apprend comment Paillard employait et licenciait aisément femmes et étrangers, main-d’œuvre peu coûteuse et modulable ; mais aussi que des logements étaient construits spécialement par l’entreprise pour pallier aux manques locaux ; ou encore que le progressisme social n’était pas le fort de la maison, qui lutta à toute force contre la syndicalisation (§§ 12-13). Le caractère descriptif et parfois quelque peu sommaire de commentaires avant tout destinés au cadre vulgarisateur d’une exposition empêche parfois des connexions ou développements que le lecteur aimerait pouvoir faire. Lorsqu’il décrit dans une autre section les bureaux d’études de Bolex, Thomas Perret signale que « le roulement du personnel de recherche est élevé, ce qui est peu favorable à la poursuite de travaux de longue haleine » (§ 8), on doit se demander ce qui peut expliquer ce roulement élevé. Est-ce lié par exemple à un manque de considération général de Paillard pour ses employés, ouvriers mais aussi chercheurs, qui amènerait les cadres à chercher ailleurs quand ils le peuvent de meilleurs salaires ou conditions de travail ? Ou est-ce lié précisément à une politique de recherche de Paillard privilégiant le court terme ? N’est-ce pas contradictoire avec la « volonté d’innover » (p. 140) montrée clairement selon Thomas Perret par le nombre de brevets déposés par Bolex à partir des années 1930 et surtout dans l’après-guerre ?
La question de l’innovation reste d’ailleurs peu traitée dans l’ouvrage, notamment de par une volonté explicite quoique paradoxale étant donné l’objet de la recherche de ne pas entrer dans le domaine proprement technique. Dès son introduction, Thomas Perret propose un très rapide bilan des travaux déjà réalisés sur Bolex, qu’il résume aux contributions de Laurent Tissot, consacrées à l’histoire économique de l’entreprise, et de « quelques passionnés de Bolex [qui] ont couché sur papier leurs connaissances de l’évolution et des subtilités mécaniques de ces appareils » – contributions non mentionnées dans la bibliographie très sommaire présentée en fin de partie. Mais selon Perret « dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de textes scientifiques ou très techniques, souvent longs et relativement peu diffusés » (p. 26). On regrette d’ailleurs les importants manques de cette bibliographie quant aux recherches internationales sur Bolex (de Carlos Bustamante à Alan Kattelle pour n’en citer que deux), l’auteur semblant se limiter quasiment aux sources suisses francophones. Cherchant à s’éloigner de ces modèles scientifiques et techniques pour s’adresser « au plus grand nombre », Perret ne décrit rien des machines, de leur cohérence ou de leurs limites, des évolutions entre les modèles de la H16 ou des liens avec la concurrence. Ce désintérêt pour la technique est révélé notamment par le très faible nombre de documents techniques reproduits – un seul l’est en fait, un dessin de détermination de l’angle de l’obturateur par l’ingénieur Marc Renaud datant de 1933, document superbe et passionnant. Perret ne fait mention que de très rares innovations, isolées sans justifications quant à leur choix dans les transformations des caméras (§ 9). On ne sait ainsi rien des différences entre Bolex et ses concurrents, ni des usages possibles des caméras (ou projecteurs, etc.) à chaque moment de l’histoire, ni des éventuels écarts entre les discours de la marque et la réalité des appareils quant à la fiabilité, à l’ergonomie, à la facilité d’utilisation, etc. Les propos de Roland Cosandey sur la H16 (p. 148) restent sur ces points hagiographiques et proches du discours de la marque. De même, la structure technique de l’entreprise reste peu claire. Dans cette partie sur l’inventeur, Cosandey note que les H16 sont au départ munis « d’excellents objectifs de marque Hugo Meyer » (p. 148), puis à la fin des années 1930 « à une trentaine d’objectifs de marques diverses ». Or il apparaît dans les pages précédentes que Paillard a développé ses propres objectifs – les Yvar et Switar Kern-Paillard visibles sur la couverture –, et décida donc à un moment d’entrer dans un domaine industriel – l’optique – où l’entreprise n’avait a priori pas d’expertise. Comment cette entrée s’est-elle décidée et opérée ? Cela reste à explorer.
La partie de Thomas Perret est donc centrée sur les documents iconographiques, démarche tout à fait notable. Cela pose plusieurs questions. Tout d’abord, pourquoi les dirigeants de Bolex décident-ils « dans les années 1950 » de « fai[re] photographie[r] de façon assez systématique ses bâtiments, ses ateliers, ses bureaux, les différents travaux réalisés par ses ouvriers, etc. » (§ 10) ? Ensuite, et peut-être surtout, comment traiter ces sources iconographiques dans le travail historique ?
L’ouvrage montre sur ce point une tension intéressante. D’un côté, les documents iconographiques sont tous scrupuleusement sourcés, alors que dans les textes de Perret, les citations de documents écrits ne sont pas référencées, laissant parfois le lecteur dans l’impossibilité de savoir si les propos viennent de documents internes ou publicitaires (par exemple § 16). De l’autre côté, dans la partie « Paillard-Bolex au fil des archives », l’auteur donne de très intéressants exemples d’exploitations historiographiques possibles des archives de différents types, mais s’en tient là à des exemples discursifs, ne montrant pas comment il est possible et fécond, pour un historien, d’exploiter des sources iconographiques, photographies ou dessins.
Or la richesse des images présentées dans le livre suggère au lecteur des pistes de recherche parfois passionnantes, qui sont l’un des plaisirs de lecture de l’ouvrage. J’ai décrit déjà un peu, au début de cette recension, la machine Bolex H16 elle-même ; mais on pourrait imaginer de s’intéresser par exemple à la structure architecturale des ateliers, ou à l’évolution des répartitions hommes-femmes entre les différentes tâches de la production des appareils, ou dans la représentation de leurs usages dans le cadre publicitaire.
La seconde partie du livre, rédigée par Roland Cosandey, porte plus particulièrement sur la personne de Jacques Boolsky et sur son œuvre de réalisateur de films. Cette partie, plus courte, constitue un apport inédit dans l’historiographie du domaine, et ne figurait pas dans l’exposition de 2004. Elle permet de mieux comprendre cette figure au parcours aussi sinueux que passionnant, marqué par la passion du cinéma et de la mécanique autant que par les guerres qu’il traversa et les migrations qu’elles engendrèrent. Boolsky de ce point de vue est exemplairement de son temps, et met au jour un usage du cinéma jusqu’ici peu envisagé dans les études cinématographiques.
L’intérêt de la partie proposée par Cosandey tient également à la distinction qu’il établit dès le titre, celle entre « cinéma privé » et « cinéma public ». Cette distinction s’efforce de clarifier des catégories qui se sont jusqu’ici montrées parfois trop floues et problématiques à divers égards, depuis « film de famille » jusqu’à « cinéma amateur ». Le « cinéma privé », ce sont les films qui ne sont pas destinés à être montrés hors du cercle familial. On peut y montrer la famille, mais aussi des événements divers : fêtes locales, « passage du gigantesque Graf Zeppelin D-LZ 127 au-dessus de Genève » en 1929 (p. 156), etc. Le « cinéma public » peut alors recouvrir un ensemble très hétérogène de pratiques : films de fiction, « cinéma instructif » (p. 160), publicités, etc. Tous relèvent peut-être du « cinéma amateur », ou du « cinéma semi-professionnel » : pour le décider, il faudrait élaborer des critères précis de ce qu’est finalement « l’amateur » en cinéma.
C’est finalement l’une des dimensions qui ressort comme caractéristique du positionnement de Bolex dans l’univers technologique et culturel du cinéma. En page 115, Thomas Perret reproduit la couverture d’un prospectus Bolex pour des caméras 9.5mm, 16mm et « Double 8 ». Le slogan affirme : « BOLEX PAILLARD cine camera for the ‹ professional › amateur ». L’« amateur ‹ professionnel › » a été cette étrangeté – cette utopie ? – culturelle qui a fait le succès de Bolex pendant plusieurs décennies. La sortie, ces derniers mois, d’une « Digital Bolex » de conception américaine produit une sorte de raccourci historique : que peut être, ou qui peuvent être, aujourd’hui, les « amateurs ‹ professionnels › » des images animées ? Le sommes-nous tous ? Ou personne ?