BIM 2014 : Des anciennes à la « nouvelle » Biennale de l’Image en Mouvement
La « nouvelle » Biennale de l’Image en Mouvement (BIM), organisée par le Centre d’Art Contemporain (CAC) de Genève, a eu lieu du 18 septembre au 23 novembre 2014. Cet événement s’est déployé dans différentes institutions culturelles de la Cité de Calvin. Ainsi, des expositions, projections et conférences en lien avec les images animées ont été présentées non seulement au CAC, mais aussi dans certaines autres structures regroupées dans le Bâtiment d’art contemporain (BAC)1 à la rue des Bains, comme la Médiathèque du Fonds municipal d’art contemporain (FMAC) et l’espace d’exposition « Le Commun ». En outre, la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD), le cinéma Spoutnik et l’auditoire Arditi ont également accueilli une programmation en relation avec le cinéma et la vidéo dans le cadre de cette Biennale.
Ce foisonnement de collaborations entre institutions culturelles genevoises, ayant des intérêts divers pour la diffusion de ce genre d’œuvres, appelle à ce que nous nous penchions sur cette manifestation afin d’en saisir les implications pour l’avenir des médias concernés. Rappelons que cette « nouvelle » BIM – c’est ainsi qu’elle est qualifiée dans le fascicule édité par le CAC qui présente le programme de l’événement – a été réactivée suite au démantèlement du Centre pour l’Image Contemporaine (CIC) de Saint-Gervais Genève (SGG), qui, jusqu’en 2008, a organisé cette Biennale. Afin de percevoir en quoi cette dernière mouture serait innovante, nous pensons qu’il est utile en un premier temps de revenir sur l’histoire de la BIM et son ancrage dans le paysage de l’art genevois depuis bientôt trente ans. Dans un second temps, nous nous intéresserons plus directement à la programmation de cette édition 2014.
Une histoire de la BIM, un retour sur le CIC
C’est du 18 au 24 novembre 1985 que se tient la première BIM, qui s’intitulait alors Semaine Internationale de Vidéo (SIV)2, dans les locaux de la Maison des jeunes et de la culture (MJC) de Saint-Gervais, à la rue du Temple. Son comité d’organisation était composé d’André Iten, Emmanuelle Mack, Alan Mc Cluskey et Guy Milliard3. Si les programmateurs artistiques changeront au fil des années, Iten restera à la tête de la direction administrative et responsable d’une large partie de la programmation de la SIV puis de la BIM jusqu’à son décès, subitement intervenu en juillet 2008. En effet, dès son arrivée à la MJC en 1984, Iten est « responsable des activités vidéo et informatiques »4 de cette structure. Il envisage sa fonction à travers « trois missions : la diffusion, la production et la formation »5. Son apprentissage d’électronicien et son parcours d’animateur socio-pédagogique6 ont certainement contribué à l’élaboration de ces objectifs. Dès lors, suite à dix-huit mois de travail à Saint-Gervais, après avoir fait préalablement ses gammes au Centre de Loisirs et de Rencontre de Marignac à Lancy7, Iten inaugure avec son équipe la première édition de la SIV. Notons d’emblée l’ambition de son programme, puisqu’il propose notamment un séminaire donné par l’artiste américain Bill Viola et une rétrospective de ses vidéos8. De plus, des théoriciens s’intéressant de près au domaine du cinéma et de la vidéo, tels que Raymond Bellour, René Berger et Anne-Marie Duguet9, contribuent à la rédaction du catalogue et proposent des interventions. La présence d’artistes et de théoriciens de renommée alors grandissante, et qui sont aujourd’hui des figures tutélaires, a permis de légitimer rapidement le festival auprès des professionnels de l’image en mouvement. Ainsi, si Iten n’est pas issu du sérail de l’art, il a su s’entourer intelligemment pour développer ce projet d’envergure10. En outre, en tant qu’éducateur, il apporte une dimension pédagogique à la programmation à travers l’organisation d’ateliers et en sollicitant pour les catalogues des interventions d’auteurs aux compétences diverses qui abordent des questions techniques, historiques ou qui portent sur les modes de diffusion de la vidéo. La note d’intention publiée au début du premier catalogue, signée par le Comité d’organisation de la première SIV, a une fonction de manifeste en soulignant ces deux axes (artistique et pédagogique), sur un plan régional et international :
« Pourquoi mettre sur pied un tel festival vidéo ? Pour créer un événement public qui aille dans le sens de l’ouverture, pour toucher un public plus large en montrant le meilleur de ce qui se fait en vidéo. Pour susciter un forum international de professionnels de la vidéo dans le but de favoriser l’échange et la réflexion au sujet de cet art électronique, dont ce catalogue se fait l’écho. A plus long terme, il s’agit de créer un terrain fertile à la création vidéo en Suisse à travers des efforts concertés d’hommes politiques, de gestionnaires, artistes, techniciens et du public. Après tout, la vidéo peut être un art convivial. »11
Parallèlement à cette synergie, l’atelier « médias mixtes » dirigé par Silvie et Chérif Defroui12 prenait son essor au sein de l’Ecole Supérieure d’Arts Visuels de Genève (ESAV, aujourd’hui la HEAD). La spécificité de ce cursus visait à décloisonner les pratiques, introduisant ainsi, à travers l’échange et la réflexion, des approches novatrices notamment en ce qui concerne les nouveaux médias comme la vidéo. Ce pôle de formation artistique, associé géographiquement à la dynamique des activités du Département des arts et médias électroniques de Saint-Gervais a trouvé écho chez les étudiants des beaux-arts qui s’intéressaient aux images de différentes natures. Parmi eux, Marie José Burki, Hervé Graumann, Simon Lamunière et Eric Lanz ont rapidement saisi les opportunités offertes par la MJC, en tant qu’acteur interne, artiste invité ou public averti. Dès lors, Iten permet de coproduire la première vidéo de Burki13 (artiste dont il suivra la carrière jusqu’à lui consacrer une exposition en 2008)14 ; en 1995, Graumann réalise le premier site internet de Saint-Gervais15 (auparavant, François-Yves Morin lui consacre un article dans le catalogue de la 5e SIV16 à propos de son installation Raoul Pictor cherche son style exposée durant cette Semaine internationale) ; Lanz commence par publier un article dans le catalogue de la SIV puis collabore à la programmation de certaines éditions de la Biennale et y présentera aussi ses vidéos17 ; quant à Lamunière, il participera sur mandat à l’organisation de la SIV dès 1987, jusqu’à en être le programmateur principal entre 1993 et le début des années 2000, Iten assurant la direction des événements18. En 1994, alternativement à la première Biennale, Lamunière en propose une seconde, intitulée « Version », dédiée principalement à l’art numérique. Il en organisera cinq sur sept19 puis s’éloignera de cette structure pour effectuer d’autres projets curatoriaux.
Au fil du temps, les manifestations de Saint-Gervais furent un cadre d’expérimentation pour des commissaires d’exposition comme Jean-Louis Boissier, Stéphanie Moisdon et Nicolas Trembley, mais aussi un outil de consultation essentiel pour des historiens de la vidéo comme Geneviève Loup. Par ailleurs, la liste des artistes nationaux et internationaux qui ont eu l’occasion de montrer leur travail durant les vingt-quatre ans d’existence du Département serait bien trop longue pour figurer intégralement ici, mais, en plus de ceux évoqués précédemment, nous pouvons citer pêle-mêle : Chantal Akerman, Emmanuelle Antille, John Baldessari, Matthew Barney, Samuel Bianchini, Stan Brakhage, Claude Closky, Collectif_fact, Guy Debord, Jeremy Deller, Yan Duyvendak, Harun Farocki, Robert Filliou, Gary Hill, Chris Marker, Matt Mullican, Jean Otth, Fiona Tan, William Wegman, etc. Comme nous l’avions mentionné plus haut, ces invitations ont permis de rassembler un grand nombre de vidéos et de films à travers leur production, leur acquisition ou suite à leur dépôt fait par les artistes. Par conséquent, au fur à mesure des années, un fonds important a pu être créé et alimenté, reflétant l’ampleur de la production artistique dans le domaine des images animées. Au sein du catalogue édité par la Médiathèque du Centre pour l’Image Contemporaine en 2003, il y est recensé mille deux cent titres d’« œuvres audiovisuelles (vidéos, cd-roms) d’artistes plasticiens, mais aussi de chorégraphes, de cinéastes ou d’auteurs. »20
Par ailleurs, les locaux de Saint-Gervais ne permettaient pas d’expérimenter au mieux tous les dispositifs propres aux nouveaux médias. Si le Département des arts et médias électroniques possédait un studio de production et de consultation ainsi qu’une salle de projection, il n’avait pas de véritable lieu d’exposition pour réaliser des installations vidéos d’envergure (même si cette situation changera quelque peu suite à la transformation des locaux durant les années 1990). Afin de pallier cette carence, des collaborations s’organisent, dès la deuxième SIV, avec différents lieux d’exposition dans la ville. Le Centre genevois de gravure contemporaine (aujourd’hui le Centre d’édition contemporaine [CEC]) est l’un des partenaires de l’événement pour l’exposition21 puis, au fil des Biennales, des coopérations se feront notamment avec Attitudes, le CAC, le CPG, Forde, le Mamco, Piano Nobile, la Salle Crosnier (Palais de l’Athénée) et le Spoutnik22. En dehors de la région, des liens ont été créés avec entre autres le Centre Pompidou, pointligneplan, Artangel et le Netherlands Media Art Institute 23. Malgré cette dynamique culturelle indéniable, selon Iten, la reconnaissance de l’art vidéo reste difficile presque dix ans après la création de la Biennale :
« Le chemin parcouru depuis 1985 paraît déjà important mais quel bilan pouvons-nous tirer de cette expérience ? Sur un plan institutionnel, la reconnaissance de notre manifestation s’est peu à peu imposée, mais surtout, il faut bien le dire, au niveau international. A Genève, curieusement, tant les journalistes que les autorités compétentes ne semblent pas considérer ce travail comme un potentiel culturel important pour la région. L’art vidéo, et plus généralement les arts électroniques, sont encore regardés comme un gadget culturel, à situer davantage comme un phénomène socio-technologique que comme la continuité d’une histoire de l’art et l’avènement de nouveaux ‹ langages ›. »24
Nonobstant, les événements proposés par Saint-Gervais durant les années 1990 furent riches en découvertes d’artistes travaillant dans le domaine de l’image en mouvement et confèrent une véritable place aux nouveaux médias électroniques, mais aussi, paradoxalement, annoncèrent le déclin interne de la structure.
Une période charnière...
Comme nous l’aurons remarqué, aussi bien le Département des arts et médias électroniques que la Biennale ont changé de nom dans le courant de leur histoire. En effet, « en 1997, le Conseil administratif de la Ville accepte le projet de M. Iten intitulé ‹ Saint-Gervais Genève – Un centre pour l’image contemporaine › qui consistait à institutionnaliser le centre »25. Cette même année, la 7e Semaine Internationale de Vidéo est sous-titrée « Biennale de l’Image en Mouvement ». En 1999, elle ne portera plus que cette dernière appellation. Ces changements de statut ont lieu parallèlement à des projets politiques de restructuration importante au niveau de la gestion du Centre pour l’Image Contemporaine (CIC) et, de manière plus générale, concernant l’ensemble des institutions en lien avec l’art contemporain à Genève. Les prémices de ces modifications structurelles remontent à 1989, année durant laquelle la Ville devient propriétaire du BAC26. Peu après cette acquisition, le futur CIC « entre en discussion avec le Mamco, le CAC, le CPG et le CEC dans la perspective de la création de BAC+3 »27. Durant cette même décennie un changement de direction de la Fondation de Saint-Gervais engendre, selon Iten, un climat conflictuel entre les différents protagonistes28 et qui trouvera son apogée durant les années 2000. Suite à ces tensions nocives dues à « des problèmes divers d’organisation, d’organigrammes ou de cahier des charges »29 le Conseil de fondation décide « le 14 mai 2005 »30 de donner son accord à Patrice Mugny (alors magistrat en charge du Département de la culture de la Ville de Genève) pour « que les activités du CIC [soient] transférées au BAC »31. Cette résolution engendre le démantèlement du Centre et son éclatement en trois entités réparties de la manière suivante : « la collection de la médiathèque irait au Mamco avec son directeur ; les expositions et biennales iraient au CAC ; la coproduction et l’assistance technique pour les artistes locaux iraient au CAC »32. Suite à cette proposition de fusion, il s’ensuit des mois d’âpres discussions et d’études de faisabilité pour trouver un consensus entre les directeurs respectifs des institutions culturelles et les responsables politiques afin de statuer sur l’avenir du CIC et plus largement sur celui du BAC33. Parallèlement à ces houleuses négociations, une partie des acteurs culturels de la région se mobilise pour la pérennité du CIC à Saint-Gervais. Le 7 novembre 2007, « une lettre pétition de Mmes Loup et Bernardi en faveur du maintien du CIC est adressée à M. Mugny, [devenu entre-temps] Maire, et Mme Cornu, Présidente du Conseil de Fondation de St-Gervais [aujourd’hui faisant partie du Comité de fondation du CAC] accompagnée d’une liste de signatures. »34 En dépit de ces démarches, le « 16 décembre 2008 »35, le « Conseil municipal de la Ville de Genève a voté le transfert de la part de la subvention dévolue au Centre pour l’image contemporaine (CIC) au Bâtiment d’art contemporain (BAC) »36. Cependant, « en février 2009, ce transfert a été bloqué par voie référendaire37, dont la votation populaire a eu lieu le 27 septembre 2009. Le référendum a été refusé. Dès lors, ce résultat a rendu effectif le transfert des activités du CIC »38 au BAC. Durant cette période de mutation structurelle difficile, le 22 juillet 2008 survient le décès prématuré d’André Iten. L’aventure du Centre pour l’Image Contemporaine à Saint-Gervais se termine donc dans un climat délétère. Les guerres des chefs successives ajoutées à la fatigue des acteurs du Centre due à une programmation intense ont malheureusement eu raison de la cohésion et de la dynamique du lieu. Ainsi, suite au rejet du référendum par les urnes, les activités et le catalogue des œuvres du CIC sont répartis au BAC entre :
« Le Centre d’Art Contemporain [qui] a désormais comme mission, outre les activités qu’il mène depuis des années, de mettre en valeur l’image en mouvement, les arts électroniques et les nouveaux médias, notamment en organisant annuellement, dès 2010, une exposition majeure pour poursuivre les Biennale de l’Image en Mouvement (BIM) et ‹ Version ›. […] L’ensemble des titres vidéos (constitué par le CIC), appelé ‹ Fonds André Iten ›, est désormais repris par le Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève (FMAC). Celui-ci procède actuellement à son identification dans la perspective d’en faire l’inventaire scientifique et de le rendre accessible au public dans la nouvelle Médiathèque du FMAC, qui a ouvert ses portes le 10 décembre 2009. »39
Le temps d’organiser administrativement cette passation et de mettre en place la nouvelle Médiathèque du FMAC au rez-de-chaussée du BAC à l’avenue des Bains, qui en plus du « Fonds André Iten » mettra à disposition pour consultation les vidéos issues de la collection de la Ville, la BIM 2009 n’aura pas lieu. En dépit de cela, le CAC, le FMAC et la Fondation du SGG invitent Simon Lamunière à proposer une exposition à partir des œuvres du « Fonds André Iten »40 qui s’intitulera Pourquoi Attendre ! Cet événement a lieu du 11 décembre 2009 au 7 février 2010 dans les locaux du « Commun » au BAC. Lamunière répond à cette commande en repartant d’un dispositif qui découlait des recherches qu’il a menées sur les modes de monstration de la vidéo au sein des différentes « Versions » et plus largement à travers ses projets curatoriaux autour de cette problématique41. A cette occasion, il investit le lieu spécifique qu’est la salle d’attente afin de mettre en tension ce moment charnière de l’histoire régionale des images animées, non seulement au niveau du contexte, mais aussi, plus largement, en interrogant les manières de les diffuser, à l’ère de la démocratisation des systèmes de projection comme le vidéoprojecteur. Dans ce sens, « l’exposition se décline en deux temps »42 : d’abord, on l’a dit, un espace d’attente central divisé en sept zones, dont chacune d’entre elles donne à voir sur un moniteur une vidéo sélectionnée dans le « Fonds André Iten »43 ; puis, une « partie déambulatoire de l’exposition, soit six salles […] accueillant des projections vidéo ou des installations d’artistes de renommée internationale. Toutes traitent du thème du vide. »44 Selon Lamunière :
« La salle d’attente est en tous points un entre-deux. Où qu’elle se trouve, cette salle à l’aménagement sommaire, mal éclairée et inconfortable ne laisse aucun doute : elle n’est pas un but en soi. Elle ne sert que d’espace-temps transitoire vers d’autres contrées. Aucune raison d’y passer plus de temps que nécessaire. Pourtant, on va y rester plus longtemps que prévu. Il faudra donc trouver une occupation pour passer le temps. Mais pourquoi attendre ? Qu’y a-t-il à voir au-delà ? »45
La proposition de Lamunière évite donc l’écueil de la nostalgie tout en nous conviant à poursuivre les réflexions menées sur les images en mouvement, leur évolution technologique et leurs systèmes de monstration. De plus, cette exposition croisait deux genres de dispositifs principalement utilisés dans le domaine de l’exposition de l’art vidéo : la diffusion sur moniteur et la projection dans l’espace. Le premier a souvent été exploité à Saint-Gervais, notamment en raison de la caractéristique des espaces et des pièces historiques présentées, mais aussi en écho à l’investissement pédagogique voire encyclopédique du CIC. Ce postulat est corroboré par les préoccupations artistiques et théoriques de cette époque qui portent largement sur l’image vidéo comme objet (support, cadre, surface, volume, etc.). Le second, qui, selon Raymond Bellour, a fait ressurgir au début des années 2000 des questions de définition entre le cinéma et les images en mouvement exposées46, sera au centre de la BIM 2014 – nous y reviendrons.
Ainsi, cette exposition tournait une page sur l’image en mouvement à Genève, tout en entendant ouvrir des perspectives d’avenir. Fort de ce passé de réflexions sur le sujet, qui ne demandent qu’à être prolongées, et de moyens financiers conséquents47, le CAC est pleinement outillé pour poursuivre d’audacieux projets dans le domaine.
Dès lors, dans la cadre de ces nouvelles missions, le Centre d’Art Contemporain, dirigé depuis 2002 par Katya García-Antón, organise du 9 septembre 2010 au 13 février 2011 une manifestation ayant pour enseigne « Image Mouvement (IM) » et dont le titre de l’exposition fut Atlas, Truths, Details, Intervals and the Afterlives of the Image. Articulée autour de la vaste notion d’atlas – thématique alors en vogue48 – l’IM présente les œuvres de dix-sept artistes dont Jan Peter Hammer, Angela Melitopoulos, Uriel Orlow, Marco Poloni et John Smith49. Pour élargir « la recherche amorcée dans l’exposition, afin d’explorer dans des cinémas genevois divers formats de présentation, tant physiques que temporels »50, des projections sont organisées au cinéma Spoutnik et à l’auditoire Arditi. En outre des activités sont proposées dans l’espace « Le Commun » au BAC, notamment en collaboration avec la formation TRANS de la HEAD orientée sur la médiation. Au niveau de l’histoire de la Biennale, la suppression du « B » de l’acronyme « BIM » marque la fin de l’organisation d’un événement bisannuel. L’éditorial publié dans la brochure du programme présente l’IM comme étant :
« […] une nouvelle plateforme de réflexion et d’expérimentation intégrée au cœur de la programmation du Centre d’Art Contemporain Genève ; son objectif est d’explorer le monde de l’image en mouvement et son impact sur la culture contemporaine. Pour son premier acte, IMAGE–MOUVEMENT parcourt l’image en mouvement sous ses multiples formes, le cinéma, la vidéo, l’installation et la performance […] »51
Néanmoins, la programmation qu’ambitionnait à long terme l’IM ne sera que de courte durée, car la directrice du Centre donne sa démission, après une crise de gestion interne teintée par d’obscures procédures de licenciements, au printemps 2011. S’ensuit plus d’une année d’imbroglio institutionnel durant laquelle le CAC fonctionne sans direction clairement définie.
Après cette tentative avortée, il faudra malgré tout « attendre » la nomination d’un nouveau directeur en été 2012, Andrea Bellini, pour que le CAC reprenne en main la tâche qui lui a été confiée au niveau de la BIM et, peut-être, de « Version ».
Une « nouvelle » BIM
C’est donc dans le sillage de cette généalogie riche et mouvementée que s’inscrit en automne 2014 la « nouvelle » BIM. Le défi ici consiste, selon nous, à trouver un équilibre pertinent entre le fait d’inscrire cet événement dans le prolongement d’une histoire contextualisée (en tentant toutefois de ne pas tomber dans ses travers) et de proposer un point de vue actuel, voire pertinent, sur des questions qui sous-tendent les images animées aujourd’hui. Tentons donc de saisir dans quelle mesure la BIM 2014 fait écho à cet enjeu complexe, mais enthousiasmant. Ainsi, cette édition a été réalisée sous la direction d’Andrea Bellini, qui s’est entouré d’Hans-Ulrich Obrist (curateur et codirecteur de la Serpentine Gallery, Londres) et de Yann Chateigné (directeur du Département d’Arts Visuels à la HEAD de Genève) pour faire la sélection des vingt-quatre artistes conviés à montrer leur travail coproduit par le CAC (nous reviendrons sur ce point). Obrist est un commissaire d’exposition d’envergure internationale et Chateigné un interlocuteur institutionnel de la scène genevoise. En outre, cette édition a fait l’objet de collaborations avec des structures locales dont certaines étaient déjà des partenaires plus ou moins réguliers lors des BIM précédentes. Comme par le passé, le Spoutnik a accueilli des projections et des rencontres avec les artistes durant toute la période de la manifestation ; au « Commun » était présentée l’archive de Luciano Giaccari regroupant des extraits vidéo de travaux d’artistes comme Joan Jonas, Vito Acconci, John Cage, Allan Kaprow, etc. ; et l’auditoire Arditi fut le théâtre de L’Exposition d’un film de Mathieu Copeland, projet se voulant à la croisée de la projection d’un film et de son exposition. En ce qui concerne les nouveaux espaces constellant le festival, la Médiathèque du FMAC, sous la houlette d’Emilie Bujès, Raphaël Cuomo et Maria Iorio, a proposé « Unfinished Histories52. Le réel et le possible », un cycle de projections en lien avec les œuvres du « Fonds André Iten ». Quant à l’espace d’exposition LiveInYourHead, affilié à l’école des Beaux-arts, les enseignants et étudiants y ont organisé un programme qui s’inspirait du Space Theater, « un lieu imaginé par un collectif [américain] de compositeurs et d’artistes de la fin des années 50, le ONCE Group, pour accueillir de nouvelles formes de musique électronique et de performances interdisciplinaires. »53 Parallèlement, des événements ont été proposés dans les différents lieux, notamment une discussion pour « évoquer le passé de la Biennale et son fondateur André Iten à travers les moments clés de ses 12 éditions »54, tandis qu’Obrist proposa « une série de conversations ‹ marathon › sur l’image en mouvement avec John M. Armleder et les artistes cinéastes de la BIM 2014 »55, protocole que le curateur affectionne particulièrement. En dehors de toutes ces activités, on notera que le champ de l’informatique et sa relation élargie avec les images, auquel était dévolue la biennale « Version », n’a fait l’objet d’aucune attention particulière au sein de la programmation.
Sur le plan des rapports internationaux, des partenariats ont été créés avec des institutions afin de faire circuler l’exposition au-delà de nos frontières. La BIM est donc promise à voyager au Museum of Old and New Art (MONA) en Australie (janvier 2015), à l’Arthub Asia en Chine (avril 2015) et au R4 à Paris (courant 2015)56. A une autre occasion, il serait intéressant d’interroger ce qu’apporte ce phénomène d’itinérance pour les artistes.
Le décor de cette édition ainsi posé, nous pouvons enfin aborder le contenu de cette programmation. Centre névralgique de cette BIM, nous nous focaliserons sur le Centre d’Art Contemporain dans lequel étaient exposés les vingt-quatre artistes invités (dont deux duos)57. Trois éléments prépondérants motivent cette attention : le premier réside dans le fait que l’exposition présente des artistes contemporains actifs dans les domaines de la vidéo et du cinéma, mais aussi de l’installation et de la performance ; le deuxième touche à l’hybridation entre les dispositifs de monstration mobilisés ; et le troisième a trait à la modalité d’aide à la production des œuvres présentées.
Cette exposition repose sur l’intervention de jeunes vidéastes et cinéastes venant de Suisse et de l’étranger, dont la formation ainsi que le travail ne se limitent pas à un médium. Peu d’entre eux ont été formés dans les écoles d’art ou les sections de cinéma de la région. Soulignons d’ailleurs que la collaboration avec la HEAD s’est faite principalement avec ses responsables plutôt qu’en synergie directe avec les étudiants, comme le mentionnait Andrea Bellini lors de notre rencontre en décembre 201458. Ce mode de fonctionnement entre les acteurs et les structures culturels diffère nettement de la situation qui prévalait dans les années 1980 et 1990. Nous laissons le soin aux sociologues d’analyser ces nouveaux rapports et leurs impacts sur le milieu de l’art genevois, et au-delà.
Ce constat émis, le fait que l’hétérogénéité des pratiques artistiques engendre des propositions esthétiques œuvrant dans différents registres formels ne devrait plus nous surprendre ; cette manifestation s’articulant autour des images en mouvement, on a forcément à faire à un phénomène d’interdisciplinarité, le système de diffusion des images évoluant et se diversifiant avec le temps. Nous pouvons faire observer que le moniteur n’a plus cours ici ; seule l’artiste chinoise Li Ran l’utilise pour présenter son projet intitulé Room Escape. Ces cinq vidéos s’inspirent de la série de jeux vidéo du même nom, populaires au Japon et en Chine, qui proposent au joueur de s’échapper de différents types de lieux publics ou privés en trouvant des clés cachées dans les images elles-mêmes. En regard de ce travail en lien avec l’espace et l’ambiguïté du registre des images, soulignons qu’aucun artiste n’a investi l’écran plat, pourtant largement présent aujourd’hui comme mode de diffusion. Par conséquent, la part belle était consacrée à la projection, que ce soit sous la forme d’installation ou dans une salle prévue à cet effet, le CAC ayant mis en place un tel espace, le « Cinéma Dynamo », en 2013. Ce lieu, pouvant accueillir environ trente personnes, est conçu comme l’outil qui permet de prolonger les réflexions du CAC sur l’image en mouvement à travers une programmation annuelle de films et de vidéos59. Dans le cadre de la BIM, nous pouvions y découvrir une programmation de cinq vidéos de durées variables de Benjamin Crotty, Pauline Julier, Basil da Cunha, Carlo Gabriele Tribbioli & Federico Lodoli et Donna Kukama, qui étaient projetées en boucle.
Deux étages du Centre sont dédiés aux installations. Selon Bellini, l’accrochage s’est fait en étroite collaboration avec les artistes et lui-même, les deux autres curateurs n’ayant participé qu’à la sélection des artistes60. Sur l’un des niveaux, Alexander Carver & Daniel Schmidt, Mark Boulos, James Richards et Ed Atkins présentent respectivement une installation par le biais d’un dispositif spécifique en lien avec leur travail. Si les projets traitent de problématiques différentes, tous révèlent au spectateur le dos des images projetées d’une manière ou d’une autre. Ainsi, les dispositifs de monstration ne se limitent pas à créer des surfaces de projection, mais prennent en compte la physicalité des images. Selon le directeur de la BIM, cette cohérence n’était pas induite par la ligne curatoriale ; toutefois, ce rapport au verso de l’image et à sa transparence n’est pas anodin, comme le démontrent les travaux d’Elie During et de Michel Boisse61, qui interrogent les types d’espace-temps et la multiplicité des points de vue que cet accès permet de construire. Sur le second niveau, les installations vidéo sont disposées dans un open space. A travers cette prolifération d’écrans, les artistes ont plus ou moins joué avec ce mode fragmentaire de projection dans l’espace. La proposition de Gabriel Abrantes est peut-être la plus appropriée sur cet étage. En effet, l’artiste a choisi de suspendre trois écrans sur lesquels était projeté l’épisode pilote de la fausse série télévisée Freud Und Friends. Trois séquences narratives de ce même épisode sont donc réparties dans l’espace. Ainsi, l’installation participe à la coexistence et au montage de l’épisode par le biais de sa spatialisation. Mais la question reste entière sur ce que constituerait une série dans laquelle il serait possible de procéder au montage narratif de chaque épisode à travers une mosaïque de scénarios répartis dans l’espace d’exposition.
Par ailleurs, parmi les vingt-quatre artistes invités, cinq ont réalisé une performance. Cependant, indépendamment du registre formel de ces performances, leur énoncé semble éloigné des préoccupations portant sur les images en mouvement. En effet, il ne suffit pas de convoquer l’éventuelle relation du cinéma et du corps pour que celle-ci opère62. Plus généralement, il va sans dire qu’il serait nécessaire d’analyser chaque œuvre de manière critique pour comprendre les enjeux qui l’animent ; toutefois, nous avons pris le parti dans ce compte rendu de nous intéresser prioritairement à l’histoire et au contexte politico-culturel de la BIM.
En outre, il faut encore préciser que si le terme « sélection », que nous avons repris, est utilisé dans le dossier de presse afin de désigner la procédure du choix des artistes, nous ne pouvons pas parler pour autant de concours, mais bien plutôt d’une invitation. En effet, Bellini a renoncé pour l’instant à la compétition internationale organisée dans les précédentes éditions. En revanche, il faut noter que l’aide à la production des œuvres, qui fut l’un des apanages du CIC, a heureusement perduré. Dès lors, le CAC aura soutenu financièrement la réalisation des vingt-deux travaux présentés. Bien qu’il soit difficile de connaître le montant qui a été distribué, il serait intéressant de savoir comment il a été réparti entre les différents artistes. En effet, la réalisation d’un long métrage, par exemple, n’engage pas forcément les mêmes frais que ceux d’une vidéo de quelques minutes. De plus, le fait que l’un ou l’autre soit agencé dans l’espace fera appel à d’autres investissements financiers. Nous pourrions ainsi poursuivre longuement cette liste de variations budgétaires en fonction de chaque projet. Dès lors, si l’interdisciplinarité pose la question du statut de l’image en mouvement, elle met aussi à l’épreuve l’économie, dans tous les sens du terme, de sa production. En outre, la direction du CAC a établi une convention avec les artistes afin que l’ensemble des œuvres qui ont reçu un soutien financier par l’institution soit déposé dans le « Fonds André Iten » pour consultation publique63.
En fin de compte, nous pouvons avancer que s’il est assez simple de pointer, par le biais de son histoire et du développement des technologies, en quoi la BIM 2014 est « nouvelle » ou plutôt en quoi elle a engendré des variations en regard des éditions précédentes, il est moins aisé de percevoir ce qui la singulariserait dans sa manière d’envisager les images en mouvement actuellement. Si la perspective est bien celle de proposer un format original de biennale par rapport à ce qui avait été mis en place dans le cadre du CIC, la question de la légitimité de sa migration d’une institution à l’autre reste par ailleurs en suspens. Nous ne nous risquerons pas à faire des pronostics sur le sens que prendra l’évolution de cette manifestation dans les années à venir à partir de cette dernière édition, étant donné la capacité de la BIM à rebondir tout au long de son histoire, comme nous avons tenté en partie de le montrer.